La lettre juridique n°501 du 11 octobre 2012

La lettre juridique - Édition n°501

Éditorial

Tectonique judiciaire et musique d'occas'

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


A l'heure où le budget d'Hadopi est amputé de huit millions d'euros, et où Deezer, le site d'écoute musicale en streaming, vient de lever la somme record de cent millions d'euros sur un marché d'investissement pourtant morose, l'issue du procès opposant Capitol Records, une filiale d'EMI, à ReDigi, un site de revente en ligne de fichiers musicaux dit "d'occasion", aux Etats-Unis, pourrait bien fermer le ban du protectionnisme des maisons d'édition musicale.

La question posée, cette semaine, auprès d'un tribunal new-yorkais n'est pas des plus simples : un fichier mp3 peut-il être considéré comme un bien d'occasion et, par là même, peut-il faire l'objet d'une commercialisation tout ce qu'il y a de plus légale ?

Deezer a, dès l'origine, résolu le problème ou plutôt l'a contourné : en ne permettant que l'écoute d'un titre musical sans pouvoir le télécharger et donc se l'approprier ; sauf à l'acheter régulièrement, auquel cas des accords prévus avec les majors de l'édition musicale permettent de ne pas attenter aux droits d'auteur et aux droits pécuniaires des producteurs. Et, pour montrer sa bonne foi, depuis juin 2011, le site limite l'écoute gratuite à cinq heures par mois.

L'argument invoqué par l'émule américain est très simple et, peut-être, des plus percutants : "ReDigi transpose le processus habituel de la vente d'un objet physique (un CD, un livre, une Cadillac, etc.) à l'ère numérique". Autrement dit, cette société considère que le fichier musical est un bien comme un autre, voire qu'il n'est pas immatériel mais matérialisé par un fichier dont on peut se dessaisir.

Mais, c'est bien là que le bât blesse : comment s'assurer que le revendeur se dessaisit bien du fichier musical en cause, étant donné qu'une ou plusieurs copies privées sont facilement réalisables et que, même à installer un système de détection du fichier musical revendu sur l'ordinateur du cédant, comme évoqué par ReDigi, la multiplicité des supports empêche tout contrôle efficient et efficace. Pour autant, le problème était déjà prégnant, effectivement, avec la revente des CD, mais le bien était pour le coup matérialisé et la vente en ligne plus difficile à réaliser.

L'affaire montre, une nouvelle fois, que les biens culturels immatériels sont décidément des biens à part. Ce qui pose problème, ce n'est pas que ce sont des biens : l'échange gratuit ou payant de biens matériels neufs ou d'occasion est monnaie courante. Ce n'est pas non plus qu'ils soient immatériels : la transmission gratuite ou payante de savoirs, d'informations et leur réutilisations à des fins professionnelles font les choux gras des maisons de formation, de documentation et, bien entendu, de la presse. Ce serait donc leur nature culturelle qui en ferait des biens singuliers.

A l'inverse des savoirs et de l'information immatériels, l'intégrité des biens culturels est respectée, qu'ils soient régulièrement vendus ou piratés : leur absence d'altération représente justement leur valeur intrinsèque. Aussi, peut-on vraiment parler de "bien immatériel d'occasion" ? L'expression a-t-elle un sens, puisque la notion d'occasion est contradictoire à celle de bien culturel ? Tout juste concèderons-nous que la valeur d'un bien culturel puisse varier avec le temps, encore que la notion d'obsolescence ne veuille pas dire grand-chose en la matière. Et, c'est finalement le bon vieux jeu de l'offre et de la demande qui détermine le prix du bien culturel, titre musical compris.

En France, on sait, depuis janvier 2004, qu'un internaute qui propose d'envoyer gravés sur CD-Rom des films et de fichiers mp3 téléchargés illicitement sur internet contre rémunération, peut être condamné à six mois de prison ferme et au paiement de 1 000 euros à titre de dommages-intérêts (tribunal correctionnel de Paris, 31ème chambre, 28 janvier 2004).

Pour ce qui est des fichiers musicaux régulièrement acquis, la France a, d'abord, choisi l'exception de copie privée, règle qui autorise la reproduction et la copie d'oeuvres, strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective. Mais, comme pour mieux signifier que les pouvoirs publics ne sont pas dupes de l'utilisation extra privée de ces oeuvres, l'article L. 311-1 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que les auteurs et auteurs-interprètes ainsi que les producteurs des oeuvres fixées sur phonogrammes ou vidéogrammes ont droit à une rémunération au titre de la reproduction de ces oeuvres. Cette rémunération vise à compenser le manque à gagner qu'occasionnent les copies privées pour les créateurs, interprètes et producteurs. Et, cette compensation s'effectue à travers le paiement d'une rémunération par les fabricants ou importateurs de supports sur lesquels il est possible de réaliser des copies d'oeuvres de l'esprit, tels que les CD-ROM, les cassettes vidéos ou encore les lecteurs mp3. Le système est généralisé à l'ensemble de l'Union européenne par une Directive de 2001.

Mais, il ne permet toujours pas de palier l'effondrement du marché musical physique, notamment en France, celui-ci (205,7 millions d'euros) enregistrant une baisse de 16,7 % sur un an ; une baisse faiblement compensée par le développement insuffisant (+ 16,3 %) de l'offre numérique en ligne (61,8 millions d'euros). Et, l'arrêt du 17 juin 2011 par lequel le Conseil d'Etat a censuré l'application de la rémunération pour copie privée aux produits acquis dans un but professionnel, afin de se conformer à une décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne le 21 octobre 2010, n'est pas pour améliorer le sort des majors.

Aussi, la réponse apportée par le tribunal de Manhattan sera des plus importantes non seulement pour les maisons d'édition musicale, mais aussi pour les Etats, eux-mêmes. En effet, si la qualification de "bien d'occasion" pour un fichier mp3 est retenue, l'Etat français, notamment, serait également à la peine puisque faut-il le rappeler, la vente d'un bien d'occasion entre particuliers ne constitue pas une activité économique passible de la TVA, au sens de l'article 256-1 du CGI, si l'acquisition n'a été faite que dans le cadre de la gestion d'un patrimoine privé et non en vue de la revente. Et, la définition fiscal du bien d'occasion n'est pas des plus secourables : selon l'article 98 A de l'Annexe III au CGI, sont considérés comme biens d'occasion les biens meubles corporels susceptibles de remploi, en l'état ou après réparation, autres que des oeuvres d'art et des objets de collection ou d'antiquité et autres que des métaux précieux ou des pierres précieuses. Et, étrangement, les oeuvres musicales ne sont pas, fiscalement, considérées comme des oeuvres d'art...

Par conséquent, le droit fiscal n'excluant pas un fichier musical de la liste de bien d'occasion, la jurisprudence civile s'attachant plus à l'application de la théorie des vices cachés aux biens d'occasion, qu'à la définition de ces mêmes biens elle-même, le Code de commerce faisant l'impasse en la matière, et, surtout, la matérialité du fichier étant acquise, la décision new-yorkaise aura toute notre attention et appellera rapidement une réponse légale ou judiciaire française, sinon européenne.

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Avocats/Accès à la profession

[Le point sur...] Les passerelles dérogatoires pour l'accès à la profession

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction

Le 11 Octobre 2012

Pour pouvoir prétendre au titre d'avocat il faut être inscrit au tableau d'un barreau français. C'est le décret du 27 novembre 1991 (décret n° 91-1197 N° Lexbase : L8168AID) qui prévoit les qualités requises pour demander cette inscription. Si la règle de droit commun exige que les demandeurs soient titulaires du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, il existe de nombreuses dispenses du respect des conditions de diplôme, de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat et du stage. Ces dérogations, ou "passerelles", sont revenues récemment sur le devant de la scène avec la publication en avril 2012 du décret permettant à ceux qui ont participé à l'élaboration de la loi d'intégrer la profession ; et l'arrivée au barreau de Nancy du premier bénéficiaire de ce dispositif a ravivé la discussion. Afin de faire la différence entre toutes ces dispositions dérogatoires prévues aux articles 97, 97-1, 98 et 98-1 du décret de 1991, Lexbase Hebdo - édition professions vous propose cette semaine de revenir sur ces passerelles et la jurisprudence afférente.
  • Dérogation de l'article 97

Aux termes de l'article 97 du décret du 27 novembre 1991 sont dispensés de diplôme, du certificat d'aptitude à la profession d'avocat et de formation pratique et théorique :

- les membres et anciens membres du Conseil d'Etat et les membres et anciens membres du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;

- les magistrats et anciens magistrats de la Cour des comptes, des chambres régionales des comptes et des chambres territoriales des comptes de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ;

- les magistrats et anciens magistrats de l'ordre judiciaire régis par l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 (N° Lexbase : L5336AGQ) ;

- les professeurs d'Université chargés d'un enseignement juridique ;

- les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ;

- les anciens avoués près les cours d'appel ;

- les anciens avocats inscrits à un barreau français et les anciens conseils juridiques.

  • Dérogation de l'article 97-1

Créé par le décret n° 2012-441 du 3 avril 2012 (N° Lexbase : L7131ISW), l'article 97-1 autorise une dispense de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat pour toutes les personnes justifiant de huit ans au moins d'exercice de responsabilités publiques les faisant directement participer à l'élaboration de la loi. Publié dans un contexte électoral significatif, ce texte a provoqué un tollé dans la profession. Et de nombreux recours au fond ont été déposés par le Conseil national des barreaux, l'Ordre de Paris et la FNUJA, toujours pendant devant le Conseil d'Etat.

Dans l'un des mémoires ampliatifs de l'avocat aux conseils du CNB et de l'Ordre, trois moyens avaient été soulevés. Le premier tiré de l'irrégularité de la procédure -le texte n'ayant pas été signé par le ministère de l'Enseignement supérieur-, le second tiré de la violation du principe d'intelligibilité de la norme -imprécision du texte- et, enfin, le troisième tiré de la violation du principe d'égalité.

Lors de l'examen du projet de texte, le CNB avait proposé de désigner nommément dans le décret ceux qui bénéficieraient le cas échéant de cet accès parallèle : les députés, les sénateurs et les ministres titulaires d'au moins une maîtrise en droit et ayant pendant huit années travaillé effectivement, en raison de leurs qualités de juristes, à l'élaboration de textes législatifs. S'y ajoutait la condition d'une formation d'au moins vingt heures en déontologie préalable à l'admission au barreau. Rien n'en a été...

Et la profession attend que le candidat élu à la présidence de la République qui avait, pendant sa campagne, annoncé que ce texte serait abrogé s'il était élu, honore sa promesse.

A ce jour, seul un ancien député a bénéficié de cette passerelle, dans le ressort du barreau de Nancy, provoquant la protestations des sections locales de deux syndicats d'avocats, le SAF et l'UJA.

  • Dérogation de l'article 98

Si l'article 98 prévoit une dispense de formation théorique et pratique et du CAPA pour certaines professions, le décret du 3 avril 2012, précité, a néanmoins soumis cette dispense à un examen de contrôle des connaissances en déontologie et réglementation professionnelle, disposition insérée dans un nouvel article 98-1.

"1° Les notaires, les huissiers de justice, les greffiers des tribunaux de commerce, les administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires au redressement et à la liquidation des entreprises, les anciens syndics et administrateurs judiciaires, les conseils en propriété industrielle et les anciens conseils en brevet d'invention ayant exercé leurs fonctions pendant cinq ans au moins ;"

"2° les maîtres de conférences, les maîtres assistants et les chargés de cours, s'ils sont titulaires du diplôme de docteur en droit, en sciences économiques ou en gestion, justifiant de cinq ans d'enseignement juridique en cette qualité dans les unités de formation et de recherche ;"

La Cour de cassation a précisé dans un arrêt rendu le 12 février 2002, que tant la nécessité d'avoir exercer pendant cinq ans au moins que celle d'avoir le grade de docteur en droit, sont deux conditions cumulatives, permettant la mise en oeuvre de la dérogation (Cass. civ. 1, 12 février 2002, n° 00-15.741, FS-P N° Lexbase : A0023AYI).

"3° les juristes d'entreprise justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle au sein du service juridique d'une ou plusieurs entreprises ;"

C'est sur l'article 98, 3° que la jurisprudence a été la plus abondante tant quant à la condition du diplôme, qu'à l'exercice effectif de l'activité de juriste en prenant en compte le service dans lequel le juriste était affecté.

Le respect de la condition de diplôme

Le juriste d'entreprise qui souhaite être inscrit au tableau de l'Ordre doit être titulaire d'une maîtrise en droit (actuel master I) ou de titres ou diplômes reconnus comme équivalents pour l'exercice de la profession d'avocat (Cass. civ. 1, 17 janvier 1984, n° 83-11.434 N° Lexbase : A0789AAH). Sont reconnus comme équivalents au master les diplômes d'études supérieures spécialisées des disciplines juridiques (CA Saint-Denis de la Réunion, 25 juillet 2011, n° 11/00604 N° Lexbase : A2677HXG).

L'exigence du diplôme n'est requise qu'au moment de l'inscription au barreau, peu importe que l'activité juridique ait été effectuée avant l'obtention de ce dernier (Cass. civ. 1, 31 mars 1998, n° 95-18.398 N° Lexbase : A6384CKN).

L'exercice de l'activité de juriste

Dans un arrêt du 6 février 2004 (Cass. mixte, 6 février 2004, n° 00-19.107 N° Lexbase : A2248DBU), la Cour de cassation a rappelé que ne peuvent bénéficier de cette dispense, que les juristes spécialisés chargés, dans l'entreprise, uniquement de l'étude et de la résolution des problèmes juridiques posés par les activités de celle-ci.

Si l'activité de juriste doit être exercée à titre exclusif, le juriste d'entreprise ne doit pas nécessairement être en activité au jour de sa demande (Cass. civ. 1, 15 décembre 1998, n° 96-18.407 N° Lexbase : A8692AHE).

La jurisprudence a énoncé que ne remplissait pas la condition de juriste d'entreprise :

- un employé qui, au titre de certaines de ses activités, conseille les clients de son employeur ou remplit des missions de formation ou d'information (Cass. civ. 1, 16 mai 2012, n° 11-10.059 N° Lexbase : A6943ILQ) ;

- la personne investie d'importantes responsabilités dans l'entreprise avec pouvoir de décision dans l'organisation et le fonctionnement de la vie commerciale, juridique et fiscale de la société (Cass. civ. 1, 14 novembre 1995, n° 94-10.002 N° Lexbase : A6181ABK) ;

- l'assistante qui n'a qu'une activité de proposition, les décisions étant prises par son père, dirigeant, et les dossiers contentieux relevant de la responsabilité des conseils de l'entreprise, avoués et avocats (CA Poitiers, 1ère ch., 23 avril 2010, n° 10/00202 N° Lexbase : A4034EXP) ;

- les clercs de notaire (Cass. civ. 1, 17 novembre 1987, n° 86-16.457 N° Lexbase : A2088AHS).

Enfin, il a été précisé que ces huit années de pratique devaient avoir été pratiquées sur le territoire français (Cass. civ. 1, 28 mars 2008, n° 06-21.051, FS-P+B N° Lexbase : A6034D7M).

La qualité d'entreprise

Outre les sociétés classiques, la jurisprudence a retenu que la qualité d'entreprise pouvait être accordée à une caisse de Sécurité sociale (Cass. civ. 1, 16 mars 1994, n° 92-13.108 N° Lexbase : A6137AHR), à une caisse d'allocations familiales (Cass. civ. 1, 26 mai 1994, n° 93-10.858 N° Lexbase : A3261AYG), ou encore aux fédérations sportives (CA Lyon, 20 octobre 2011, n° 11/03097 N° Lexbase : A9426H7A).

Le service juridique au sein duquel le juriste d'entreprise exerce ses fonctions

Le service juridique au sein duquel le juriste d'entreprise exerce ses fonctions doit être un service spécialisé chargé, dans l'entreprise, de l'étude des problèmes juridiques posés par l'activité de celle-ci (Cass. civ. 1, 18 juin 2002, n° 00-19.599, F-D N° Lexbase : A0126AZP). N'a pas été considéré par la jurisprudence comme étant un "service juridique", l'activité de gestion des contrats et de résolution amiable ou non des contentieux émanant de la clientèle d'une compagnie d'assurances (Cass. civ. 1, 4 janvier 2005, n° 03-16.733, F-D N° Lexbase : A8752DEU).

"4° les fonctionnaires et anciens fonctionnaires de catégorie A, ou les personnes assimilées aux fonctionnaires de cette catégorie, ayant exercé en cette qualité des activités juridiques pendant huit ans au moins, dans une administration ou un service public ou une organisation internationale" ;

La jurisprudence a précisé, en 2012, d'une part, que la condition d'expérience de l'article 98, 4°, doit être remplie à la date à laquelle le postulant sollicite son admission au barreau et, d'autre part, que les activités juridiques en cause doivent être exercées à titre principal (prépondérante) et non pas exclusif (Cass. civ. 1, 16 mai 2012, n° 11-10.059, F-D N° Lexbase : A6943ILQ). Ces activités juridiques doivent avoir été accomplies dans une administration, ou un service public, ou une organisation internationale.

Par ailleurs, la qualité de fonctionnaire d'une catégorie, quel que soit le travail effectivement fourni, l'empêche d'être assimilé à un fonctionnaire d'une autre catégorie. Dès lors, une ancienne greffière et fonctionnaire de catégorie B, qui estime pourtant que fournir un travail juridique de fonctionnaire de catégorie A, ne peut pas bénéficier de la dispense (Cass. civ. 1, 29 octobre 2002, n° 00-13.289, FS-P N° Lexbase : A4050A3E).

"5° les juristes attachés pendant huit ans au moins à l'activité juridique d'une organisation syndicale" ;

L'article 98, 5° n'exige pas une activité juridique exclusive, exercée à temps complet, avec une rémunération à temps plein et résultant d'un contrat de travail. Il exige seulement que celui qui demande le bénéfice de cette disposition démontre qu'il est juriste et qu'il a été attaché pendant huit ans au moins à l'activité juridique de l'organisation syndicale (CA Lyon, 26 janvier 2012, n° 11/06976 N° Lexbase : A4958IBA).

Aux termes d'un arrêt rendu le 14 janvier 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation rappelle que les juges du fond apprécient souverainement si un candidat démontre suffisamment avoir exercé une activité juridique principale ou prépondérante au sein d'une organisation syndicale aux fins d'admission au barreau (Cass. civ. 1, 14 janvier 2010, n° 08-21.478, FS-D N° Lexbase : A3016EQR).

Enfin, le 16 mai 2012, la Cour de cassation a jugé qu'une association ayant pour objet d'oeuvrer pour l'amélioration du sort des accidentés de la vie, des invalides et des handicapés et non pour la défense d'intérêts proprement professionnels ne constituait pas une organisation syndicale (Cass. civ. 1, 16 mai 2012, n° 11-14.865, F-D N° Lexbase : A7023ILP).

"6° les juristes salariés d'un avocat, d'une association ou d'une société d'avocats, d'un office d'avoué ou d'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle en cette qualité postérieurement à l'obtention du titre ou diplôme mentionné au 2° de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971" ;

La Cour de cassation a précisé, dans un arrêt rendu le 5 février 2009, que la condition d'expérience requise pour l'inscription dérogatoire en dispense de formation à l'Ordre des avocats pour les juristes salariés d'avocats ne saurait être remplie par un employé ne justifiant que d'un emploi à temps partiel (Cass. civ. 1, 5 février 2009, n° 08-10.036 N° Lexbase : A9602ECM). Par ailleurs, la qualité de juriste salarié d'un avocat ne peut être appliquée à la personne qui organise son travail librement en l'absence de toute sujétion, qui est rémunérée au dossier par rétrocession d'honoraires, et qui est affiliée à l'URSSAF en qualité de travailleur indépendant (Cass. civ. 1, 3 juillet 2008, n° 07-15.551, F-D N° Lexbase : A4901D9E).

"7° les personnes ayant travaillé en qualité de collaborateur d'avoué postérieurement au 31 décembre 2008 et justifiant, au plus tard au 1er janvier 2012, de la réussite à l'examen d'aptitude à la profession d'avoué".

Bénéficient de cette dispense les collaborateurs d'avoué qui justifient d'un nombre d'années de pratique professionnelle fixé par décret en Conseil d'Etat en fonction du niveau de diplôme obtenu. Les années de pratique professionnelle comptabilisées sont celles exercées en qualité de collaborateur d'avoué ou, postérieurement à la date d'entrée en vigueur la loi du 27 janvier 2011 (loi n° 2011-94 [LXB= L2387IP4]), en qualité de collaborateur d'avocat.

Bénéficient des dispenses prévues au second alinéa de l'article 22 de la loi du 25 janvier 2011 susvisée les collaborateurs d'avoué qui justifient :

- de deux années de pratique professionnelle, s'ils sont titulaires d'un doctorat en droit, d'un diplôme d'études approfondies ou d'études supérieures spécialisées en droit ou d'un master en droit ;

- de trois années de pratique professionnelle, s'ils sont titulaires d'une maîtrise en droit ou d'un diplôme reconnu comme équivalent pour l'accès à la profession d'avocat ou s'ils justifient de la validation des soixante premiers crédits d'un master en droit ;

- de quatre années de pratique professionnelle, s'ils sont titulaires d'une licence en droit.

Aux termes de deux arrêt rendus le 13 septembre 2012, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a jugé que la "passerelle" permettant l'accès à la profession d'avocat au bénéfice des collaborateurs d'avoués était légale et qu'elle ne créait pas une rupture d'égalité entre les collaborateurs d'avoués et les collaborateurs d'avocats (CA Aix-en-Provence, 13 septembre 2012, n° 11/22039 N° Lexbase : A6351ISZ et n° 11/20672 N° Lexbase : A6353IS4).

  • Examen de l'article 98-1

Toute personne qui entend bénéficier des dispositions de l'article 98 du décret du 27 novembre 1991 saisit, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ou par tout autre moyen équivalent, le président du centre régional de formation professionnelle d'avocat de son choix d'un dossier qui comprend :

- une requête individuelle comprenant, le cas échéant, une déclaration sur l'honneur relative au nombre de sessions d'examen de contrôle des connaissances déjà subies auprès d'un ou de plusieurs autres centres régionaux de formation professionnelle ;

- la copie de la décision définitive statuant sur sa demande d'inscription au tableau de l'ordre d'un barreau, sous réserve d'avoir satisfait à l'examen de contrôle des connaissances ;

- la copie des documents justifiant de son identité et de son domicile.

L'organisation matérielle de l'examen, qui a lieu au moins une fois par an, est confiée au centre régional de formation professionnelle. Le candidat peut passer l'examen du centre régional de formation professionnelle de son choix indépendamment du ressort du barreau qui a statué sur sa demande d'inscription au tableau. Les date et lieu de l'épreuve sont fixés par le président du conseil d'administration du centre régional de formation professionnelle. Les convocations individuelles sont adressées au candidat par le président du centre régional de formation professionnelle, au moins un mois avant la date de l'épreuve, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ou par tout autre moyen équivalent. L'examen de contrôle des connaissances dans la matière de déontologie et réglementation professionnelle consiste en un exposé-discussion de trente minutes avec le jury prévu à l'article 69 du décret du 27 novembre 1991.

Le jury arrête les sujets de l'épreuve. L'admission est prononcée par le jury au vu de la note obtenue par le candidat à l'épreuve orale qu'il a subie, à condition que cette note soit au moins égale à 12 sur 20.

Le président du centre régional de formation professionnelle délivre à chaque candidat admis une attestation de réussite à l'examen. Dans le mois qui suit chaque session d'examen, le centre régional de formation professionnelle communique les résultats de celle-ci au Conseil national des barreaux.

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Européen

[Textes] Règlement (UE) n° 650/2012 du 4 juillet 2012 : un nouvel instrument européen régissant les successions transfrontières

Réf. : Règlement (UE) n° 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 (N° Lexbase : L8525ITW)

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N3857BTZ

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par Guillaume Payan, Maître de conférences à l'Université du Maine, Membre du Thémis-Um (e.a. 4333)

Le 11 Octobre 2012

Dès l'an 2000, le Conseil de l'Union européenne et la Commission européenne ont programmé l'élaboration d'un instrument européen en matière de successions transfrontières (1). Cette volonté d'étendre l'action de l'Union européenne dans ce domaine (2) vient récemment de se concrétiser avec l'adoption du Règlement (UE) n° 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions, et l'acceptation et l'exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d'un certificat successoral européen (3). Avant de présenter le contenu de ce nouveau Règlement européen, dont l'entrée en application a été fixée le 17 août 2015 (4), deux remarques liminaires peuvent être faites concernant respectivement le domaine d'application de ce Règlement et la procédure législative européenne mise en oeuvre pour en permettre l'adoption. Le domaine d'application du règlement : les successions transfrontières. Le Règlement (UE) n° 650/2012 trouve application dans l'un des domaines exclus du champ d'application du Règlement (CE) n° 44/2001 dit "Bruxelles I" (N° Lexbase : L7541A8S) (5), à savoir : les successions à cause de mort ayant des incidences transfrontières. Aux termes du considérant n° 9 du Règlement, "tous les aspects de droit civil d'une succession à cause de mort" sont concernés, en cela compris "toute forme de transfert de biens, de droits et d'obligations [...] qu'il s'agisse d'un acte volontaire de transfert en vertu d'une disposition à cause de mort ou d'un transfert dans le cadre d'une succession ab intestat" (6). Des restrictions sont néanmoins prévues. Celles-ci sont énumérées à l'article 1er du Règlement et détaillées dans les considérants (7). De façon classique, ce nouveau Règlement ne s'applique pas aux matières fiscales, douanières et administratives. A cela s'ajoutent de nombreuses exclusions, telles que : l'état des personnes physiques ainsi que les relations de famille, les questions ayant trait à l'absence et à la disparition, celles relatives aux régimes matrimoniaux et aux régimes patrimoniaux ou encore celles concernant les obligations alimentaires autres que celles qui résultent d'un décès. De plus, un renvoi est opéré aux droits nationaux des Etats membres (8) en ce qui concerne le "Règlement [proprement dit] des successions", le nouvel instrument européen ne portant pas atteinte aux compétences des autorités des Etats membres en cette matière (9).

La procédure d'adoption du Règlement : la procédure législative ordinaire. En principe, dans le domaine de la coopération judiciaire civile, les instruments européens -principalement, les Règlements et les Directives- sont élaborés en application de la procédure législative ordinaire décrite à l'article 294 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Toutefois, par dérogation, le troisième paragraphe de l'article 81 de ce même Traité prévoit que les "mesures relatives au droit de la famille ayant une incidence transfrontière" sont, quant à elles, adoptées à l'issue d'une procédure législative spéciale. La différence est importante. En effet, alors que la procédure législative ordinaire se caractérise par un vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil de l'Union européenne ainsi que par la fonction de "co-législateur" du Parlement européen, lorsque la procédure législative spéciale s'applique, en revanche, seul le Conseil -statuant pour l'occasion à l'unanimité- endosse le rôle de législateur européen. Le Parlement européen est seulement consulté (10).

Toute la question est donc de savoir si l'on se situe -ou non- dans le domaine du "droit de la famille", tel qu'entendu dans le TFUE. Dans le sillage de la proposition de Règlement de la Commission européenne d'octobre 2009 (11), il a donc été convenu de répondre par la négative à cette interrogation et de dissocier le droit successoral du droit de la famille. A titre de comparaison, en 2008, il avait été décidé que le recouvrement des obligations alimentaires s'inscrivait dans le domaine du droit de la famille et il s'en était suivi l'adoption du Règlement (CE) n° 4/2009 (N° Lexbase : L5102ICX) en application de la procédure législative spéciale.

La solution finalement retenue -d'appliquer la procédure législative ordinaire pour adopter le règlement sur les successions transfrontières- doit être saluée, non seulement en ce qu'elle accroît le caractère démocratique de la procédure législative utilisée du fait du rôle plus étendu accordé au Parlement européen, mais également en ce qu'elle limite les éventuels blocages liés à l'utilisation de la règle du vote à l'unanimité au sein du Conseil.

A la lumière de ces observations liminaires, l'examen du Règlement (UE) n° 650/2012 révèle l'existence de similitudes entre ce nouveau texte et certains instruments en vigueur dans le domaine de la coopération judiciaire civile. Ces similitudes apparaissent dans certaines règles contenues dans ce Règlement ou, plus généralement, dans sa structure classique fondée sur le triptyque traditionnel : compétence, loi applicable ainsi que reconnaissance et exécution (I). Il n'en demeure pas moins que le législateur européen a innové en enrichissant la coopération judiciaire civile d'un nouvel "outil" : le certificat successoral européen (II).

I - Le triptyque traditionnel de la coopération judiciaire civile : compétence, loi applicable, reconnaissance et exécution

Alors que le législateur européen consacre le lieu de résidence habituelle du défunt comme critère devant être pris en compte pour établir la compétence et la législation applicables à la succession (A), il s'inspire très nettement des instruments européens en vigueur -et, particulièrement du Règlement "Bruxelles I"- s'agissant des règles relatives à la reconnaissance et à l'exécution des titres exécutoires (B).

A - Compétence et loi applicable : le critère du lieu de résidence habituelle du défunt

Si le législateur retient le critère du lieu de résidence habituelle du défunt, il assortit néanmoins ce principe de quelques aménagements.

Le principe. En matière de compétence internationale des juridictions, le principe est consacré à l'article 4 du Règlement. Il ressort de cette disposition que les juridictions de l'Etat membre dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment de son décès sont en principe compétentes pour statuer sur l'ensemble de la succession. Il en va de même de la loi applicable (14) qui est également celle de l'Etat dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment du décès, sauf dispositions contraires du Règlement (15).

S'il est vrai que la notion de "résidence habituelle du défunt" n'est pas définie dans le corps du Règlement (16), des précisions sont néanmoins apportées dans les considérants 23 et 24. On peut notamment y lire que, pour déterminer la résidence habituelle du défunt au moment du décès, l'"autorité chargée de la succession devrait procéder à une évaluation d'ensemble des circonstances de la vie du défunt au cours des années précédant son décès et au moment de son décès, prenant en compte tous les éléments de fait pertinents, notamment la durée et la régularité de la présence du défunt dans l'Etat concerné ainsi que les conditions et les raisons de cette présence. La résidence habituelle ainsi déterminée devrait révéler un lien étroit et stable avec l'Etat concerné, compte tenu des objectifs spécifiques du présent Règlement".

Les aménagements. Qu'il s'agisse de la loi applicable en matière de successions transfrontières ou de la compétence internationale des juridictions, des exceptions sont prévues.

S'agissant de la loi applicable à la succession, il est par exemple prévu que la loi de l'Etat dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment du décès soit écartée au profit de la loi d'un autre Etat, lorsque, "à titre exceptionnel, il résulte de l'ensemble des circonstances de la cause que, au moment de son décès, le défunt présentait des liens manifestement plus étroits" avec cet autre Etat (17). De même, l'article 22 du Règlement prévoit la possibilité, pour une personne, de choisir, comme loi régissant sa succession, la loi de l'Etat dont elle possède la nationalité au moment où ce choix est réalisé ou au moment du décès.

S'agissant de la compétence internationale des juridictions, il est notamment précisé que, dans le cas précité où la loi choisie par le défunt en application de l'article 22 du Règlement est une loi d'un Etat membre, les parties concernées peuvent s'accorder pour conférer la compétence exclusive, pour statuer sur la succession, aux juridictions de cet Etat (18). Par ailleurs, sont également envisagés la compétence éventuelle de juridictions d'Etats tiers et son contournement au profit d'une juridiction d'un Etat membre. Par exemple (19), il est prévu que, dans l'hypothèse où la résidence habituelle du défunt au moment du décès ne se situe pas dans un Etat membre, les juridictions de l'Etat membre dans lequel sont situés les biens successoraux soient néanmoins compétentes pour statuer sur l'ensemble de la succession. Pour ce faire, il est néanmoins exigé que la personne décédée possède la nationalité de cet Etat ou, à défaut, qu'elle ait eu sa résidence habituelle antérieure dans cet Etat membre. Dans ce dernier cas, le changement de résidence habituelle ne doit pas avoir eu lieu plus de cinq ans avant la saisine de la juridiction (20).

B - Reconnaissance et exécution : l'inspiration des instruments européens en vigueur

Les règles relatives à la reconnaissance et à l'exécution des titres exécutoires, contenues dans ce Règlement, sont semblables à celles que l'on retrouve dans d'autres instruments actuellement en vigueur dans le domaine de la coopération judiciaire civile et, particulièrement dans le Règlement "Bruxelles I". Ainsi en est-il notamment (21) des catégories de titres exécutoires concernés par l'action de l'Union européenne ou de la procédure de "déclaration constatant la force exécutoire" (22) de ces titres.

Notons que cette identité de règles est mise en avant, par le législateur européen, dans les considérants qui précédent les articles du Règlement (23). De prime abord, l'on pourrait se demander quel est l'intérêt de prévoir, dans ce nouveau Règlement, un volet consacré à la reconnaissance et l'exécution des titres exécutoires, si ce dernier contient des règles identiques au Règlement "Bruxelles I". On aurait pu opter pour un renvoi aux dispositions pertinentes dudit Règlement. Pour autant, la solution finalement retenue ne manque pas de justifications. Il est d'une bonne politique législative de réunir l'ensemble des règles relatives aux successions transfrontières dans un même Règlement. A vrai dire, la répétition des dispositions identiques régissant la reconnaissance et l'exécution des titres exécutoires n'est pas très problématique. Plus critiquable aurait sans doute été l'adoption de règles différentes sans que ces différences ne soient pleinement justifiées.

Les catégories de titres exécutoires concernés. Les décisions de justice (24) forment, avec les actes authentiques (25) et les transactions judiciaires (26), les trois catégories de titres exécutoires visées dans le Règlement (UE) n° 650/2012. On relève, avec intérêt, que les définitions (27) retenues de ces termes sont semblables à celles privilégiées dans d'autres Règlements européens en vigueur, tel que le Règlement (CE) n° 4/2009 sur le recouvrement des obligations alimentaires (28). Cela participe de la création d'une véritable culture judiciaire européenne et doit être approuvé. Il est en effet souhaitable que les définitions données à ce type de termes -que l'on retrouve dans plusieurs instruments européens- soient identiques (29).

La procédure de déclaration de force exécutoire. Les dispositions relatives à la reconnaissance et l'exécution des titres exécutoires, regroupées dans le chapitre IV du Règlement (UE) n° 650/2012 (30), n'appellent pas de longs commentaires. On peut, en effet, renvoyer aux très nombreuses analyses des articles 32 et suivants du Règlement "Bruxelles I", eu égard à l'identité (31) des dispositions de ces deux Règlements. Cette identité concerne tant les motifs de non-reconnaissance (violation manifeste de l'ordre public de l'Etat requis, violation des droits de la défense au stade de l'introduction de l'instance, inconciliabilité de décisions), que la procédure proprement dite de déclaration de force exécutoire (procédure contradictoire seulement dans un second temps).

A la vérité, c'est le principe même de l'identité de règles avec le Règlement "Bruxelles I" qui appelle une observation. On l'a dit, le fait de reprendre, dans un nouvel instrument européen, la substance de certaines dispositions d'un instrument européen préexistant, n'est pas critiquable en soi. Au contraire, on peut même considérer que cela favorise la cohérence de l'action de l'Union européenne. Toutefois, il est surprenant que le législateur de l'Union européenne ait souhaité s'inspirer du Règlement "Bruxelles I", alors même que ce Règlement est sur le point d'être réformé et que la réforme annoncée devrait aller dans le sens d'une suppression des mesures intermédiaires de reconnaissance et d'exécution. Face à ce choix, deux types d'analyses semblent pouvoir être avancés. Dans une première tentative d'explication, on pourrait voir dans ce choix la volonté de tenir compte de la spécificité de la matière du droit successoral par rapport aux autres aspects de la matière civile et commerciale. Gardons à l'esprit que ce domaine était jusque-là abandonné, pour l'essentiel, aux droits des Etats membres. Dans une seconde tentative d'explication, on pourrait en revanche déduire de ce choix la traduction du fait que le législateur de l'Union européenne -Conseil de l'Union européenne et Parlement européen- se situe finalement plus en retrait, que la Commission européenne, dans la poursuite de l'objectif de la suppression généralisée de l'exequatur au sein de l'Union européenne. Dans ce cas, il y a tout lieu de penser que le (futur) règlement portant refonte du Règlement "Bruxelles I" sera finalement moins ambitieux que ne l'est la proposition de la Commission européenne de décembre 2010 (32).

II - Un nouvel outil de la coopération judiciaire civile : le "certificat successoral européen"

Si le nouveau Règlement européen transpose, dans le domaine des successions transfrontières, certaines règles figurant dans d'autres Règlements actuellement en vigueur, il innove, en revanche, en créant le "certificat successoral européen".

La finalité du certificat. Le certificat successoral européen a pour finalité de faciliter les démarches des héritiers, des légataires, des exécuteurs testamentaires ou encore des administrateurs d'une succession ayant des incidences transfrontières, en leur permettant de prouver leurs statuts respectifs et d'exercer leurs droits et/ou pouvoirs dans un autre Etat membre (33). Toutefois, la rédaction de ce certificat n'est pas conçue comme une obligation et ce nouvel acte juridique européen ne se substitue pas aux actes juridiques internes ayant des objets et finalités similaires (34).

Le contenu du certificat. Les mentions devant être inscrites dans le certificat successoral européen sont précisées à l'article 68 du Règlement. Parmi les 15 catégories d'informations énumérées dans cet article, on peut par exemple signaler : les coordonnées et les éléments de nature à justifier la compétence de l'autorité émettrice ; la date de délivrance du certificat ; les renseignements concernant le demandeur, le défunt ou encore les bénéficiaires ; la loi applicable à la succession ; la part revenant à chaque héritier ou encore la liste des droits et/ou biens qui reviennent à un légataire déterminé.

Plus généralement, le Règlement apporte des précisions sur la procédure conduisant à la délivrance du certificat successoral européen (A) ainsi que sur les effets du certificat ainsi délivré (B).

A - La délivrance du certificat successoral européen

Il est imposé aux Etats membres de communiquer, avant le 16 janvier 2014, toutes les informations utiles concernant la désignation des autorités compétentes pour délivrer le certificat successoral européen (35). A ce sujet, le règlement confère une certaine latitude aux Etats membres en indiquant que l'autorité émettrice peut être une "juridiction" (36) ou "une autorité qui, en vertu du droit national, est compétente pour régler les successions" (37) (par ex., les notaires). S'agissant de la compétence internationale de ces autorités, un renvoi est opéré aux dispositions précitées figurant dans le chapitre 2 du Règlement et l'on retrouve donc, à titre principal, une compétence établie en tenant compte du lieu de résidence habituelle du défunt au moment du décès.

Le Règlement apporte des précisions sur la formulation et l'examen de la demande de certificat.

La formulation de la demande. Il est ici permis aux demandeurs -les héritiers et légataires ayant des droits directs sur la succession ainsi que les exécuteurs testamentaires et les administrateurs de la succession- de faire usage de formulaires types. Le contenu de la demande est précisé dans l'article 65 du Règlement. On y retrouve, notamment, des renseignements relatifs au défunt, aux demandeurs et à leurs représentants éventuels ; des renseignements concernant le conjoint ou partenaire éventuel du défunt ; une précision portant sur la finalité à laquelle est destinée la rédaction du certificat ; les coordonnées de l'autorité compétente pour régler la succession ; des éléments de nature à justifier les droits dont l'existence est évoquée par les demandeurs...

L'examen de la demande. Il est prévu que l'autorité émettrice du certificat opère -"dès la réception de la demande"- des vérifications quant aux renseignements et aux éventuels documents communiqués par les demandeurs. Sous réserve de dispositions contraires des droits nationaux, le Règlement lui reconnaît également la possibilité d'effectuer différentes investigations (enquêtes, demandes de déclarations sous serment...) (38).

Dans le cas où les éléments devant faire l'objet d'une certification ont été établis en vertu de la loi applicable à la succession, l'autorité émettrice remet "sans délai" le certificat au demandeur. Là encore, l'usage d'un formulaire type est prévu (39). Plus exactement, il résulte de l'article 70 du Règlement que l'autorité émettrice conserve l'original dudit certificat et adresse une ou plusieurs copies certifiées conformes au demandeur ainsi d'ailleurs qu'à "toute personne justifiant d'un intérêt légitime". Ces copies ont en principe une durée de validité de 6 mois et une liste des personnes à qui un certificat a été délivré est établie.

B - Les effets du certificat successoral européen

Une fois délivré, le certificat successoral européen produit différents effets. Ceux-ci sont présentés à l'article 69 du Règlement. Les articles 71 à 73 complètent cette disposition, en prévoyant les cas où ces effets sont suspendus.

L'étendue des effets du certificat. Le principe est celui d'une libre circulation des certificats successoraux européens. Du moins, c'est ce que l'on peut déduire du premier paragraphe de l'article 69 du Règlement, selon lequel ce certificat "produit ses effets dans tous les Etats membres, sans qu'il soit nécessaire de recourir à aucune procédure".

Cet article se poursuit notamment, dans un deuxième paragraphe, en précisant que le certificat est "présumé attester fidèlement l'existence d'éléments qui ont été établis en vertu de la loi applicable à la succession ou en vertu de toute autre loi applicable à des éléments spécifiques". De même, les personnes visées dans le certificat sont réputées avoir le statut -héritiers, légataires...- qui leur y est attribué.

La suspension des effets du certificat. Le certificat successoral européen peut faire l'objet d'une rectification (en cas d'erreur matérielle), d'une modification (lorsqu'il contient des informations inexactes) ou d'un retrait par l'autorité émettrice (40). De même, toute personne intéressée peut effectuer un recours -devant l'autorité judiciaire compétente de l'Etat dont relève l'autorité émettrice- contre la décision de ladite autorité émettrice de délivrer, rectifier, modifier ou retirer le certificat (41). Dans ces deux hypothèses, les effets du certificat successoral européen peuvent être suspendus respectivement par l'autorité émettrice du certificat ou par l'autorité judiciaire compétente pour connaitre des recours, dans l'attente du traitement de la demande. Les personnes à qui une copie certifiée conforme de ce certificat a été délivrée sont alors informées "sans délais", par l'autorité compétente, de la suspension des effets dudit certificat.


(1) Programme des mesures sur la mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle des décisions en matière civile et commerciale du 30 novembre 2000, JOCE n° C 12, 15 janvier 2001, p. 1.
(2) Cette volonté a notamment été réaffirmée, par le Conseil européen, dans le programme pluriannuel de La Haye en 2004 (JOUE n° C 53, 3 mars 2005, p. 1), puis dans celui de Stockholm en 2009 (JOUE n° C 115, 4 mai 2010, p. 1).
(3) JOUE, n° L 201, 27 juillet 2012, p. 107.
(4) Ainsi, ce Règlement va s'appliquer aux successions de personnes dont le décès a lieu à compter du 17 août 2015 (Règlement (UE) n° 650/2012, art. 83, §1). Notons que certaines dispositions du Règlement entrent en application avant cette date (Ibid., art. 84). Les articles 77 et 78 du Règlement sont applicables à partir du 16 janvier 2014 et les articles 79 à 81, le sont depuis le 5 juillet 2012. Ces dispositions prévoient principalement la communication d'informations, par les Etats membres à l'attention de la Commission européenne, pour permettre la mise en application du Règlement.
On peut remarquer que le réexamen de ce Règlement a été prévu pour intervenir avant le 18 août 2025, soit 10 ans après son entrée en application (Règlement (UE) n° 650/2012, art. 82), alors que dans les autres Règlements européens, adoptés en matière de coopération judiciaire civile, un délai de 5 ans -seulement- est généralement privilégié.
(5) JOCE, n° L 12, 16 janvier 2001, p. 1.
(6) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 3, §1., a).
(7) Spéc. considérants nos 10 et s..
(8) Les "Etats membres" sont ici entendus à l'exclusion du Royaume-Uni, de l'Irlande et du Danemark. Sauf décisions ultérieures contraires de leur part, ces Etats ne sont pas liés par ce Règlement (Règl. (UE), n° 650/2012, considérants n° 82 et 83).
(9) Règlement (UE), n° 650/2012, art. 2.
(10) Voir néanmoins les précisions apportées dans les alinéas 2 et 3 du troisième paragraphe de l'article 81 du TFUE (N° Lexbase : L2733IPW). Ces dispositions prévoient une "passerelle" permettant -sous certaines conditions strictement encadrées- l'adoption de mesures relevant du "droit de la famille" au moyen de la procédure législative ordinaire.
(11) Dans sa proposition de Règlement, la Commission européenne suggérait l'application de la procédure législative ordinaire en matière de successions, en justifiant cette solution par l'existence d'une "autonomie suffisante entre ces deux branches du droit civil [droit de la famille et droit successoral] pour que ces matières puissent être traitées séparément l'une de l'autre". La Commission européenne estimait également qu'en raison de son caractère dérogatoire, la procédure législative spéciale -applicable en droit de la famille- devait faire l'objet d'une interprétation stricte (Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions et des actes authentiques en matière de successions et à la création d'un certificat successoral européen, COM(2009) 154 final, 14 octobre 2009, spéc. point 3.1).
(12) Conformément à ce qui a été précisé précédemment, c'est au Conseil de l'Union européenne et au Parlement européen qu'il sera fait référence avec l'emploi des termes "législateur européen".
(13) Plus précisément, le législateur européen fait référence aux règles relatives à "la reconnaissance, à la force exécutoire et à l'exécution" (voir par ex. l'intitulé du chapitre IV du Règlement (CE) n° 650/2012).
(14) Là encore, il s'agit de la loi applicable à l'"ensemble de la succession". Sur ce point, voir les précisions apportées par l'article 23 du Règlement.
(15) Règlement (UE), n° 650/2012, art. 21, §1.
(16) On aurait très bien pu imaginer une telle définition au sein de l'article 3 du Règlement.
(17) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 21, §2.
(18) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 5, §1.
(19) Voir également l'article 11 du Règlement qui prévoit, dans des cas exceptionnels, un forum necessitatis permettant à une juridiction d'un Etat membre de statuer sur une succession alors même qu'aucune juridiction située dans un Etat membre n'est compétente en application du Règlement. L'objectif est ici d'éviter une situation de déni de justice (en ce sens, voir le considérant n° 31). Il faut, pour cela, que l'affaire présente "un lien suffisant avec l'Etat membre dont relève la juridiction saisie" et que la procédure ne puisse "raisonnablement être introduite ou conduite" ou qu'elle "se révèle impossible dans un Etat tiers avec lequel l'affaire a un lien étroit" (Règlement (UE) n° 650/2012, art. 11).
(20) Règlement (UE) n°650/2012, art. 10, §1.
(21) On relève également des similitudes avec les dispositions du Règlement "Bruxelles I", en ce qui concerne les règles applicables en matière de litispendance et de connexité (voir Règlement (UE) n° 650/2012, art. 17 et 18).
(22) Ainsi que l'on peut le constater, le vocable utilisé est d'ailleurs le même que dans le Règlement "Bruxelles I".
(23) Voir, en particulier, le considérant n° 59. Adde le considérant n° 34, en ce qui concerne les règles applicables en matière d'"inconciliabilité" des décisions de justice.
(24) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 39 à 58.
(25) Ibid., art. 59 et 60.
(26) Ibid., art. 61.
(27) Ibid., art. 3.
(28) JOUE n° L 7, 10 janvier 2009, p. 1 (spéc. art. 2).
(29) Pour un exemple de notion faisant l'objet de définitions différentes dans les instruments européens en vigueur dans le domaine de la coopération judiciaire civile, voir par ex. les "litiges transfrontières".
(30) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 39 à 61.
(31) Voir cependant l'article 46, §2 du Règlement (UE) n° 650/2012 qui prévoit que, dans la procédure de déclaration constatant la force exécutoire, le "demandeur n'est pas tenu d'avoir, dans l'Etat membre d'exécution, une adresse postale ni un représentant autorisé". A comparer avec Règlement (CE) n° 44/2001 (N° Lexbase : L7541A8S), art. 40, §2.
Il est à noter également, qu'au sein de ce chapitre IV du Règlement (UE) n° 650/2012, figure une disposition -en l'occurrence, l'article 59- relative à la force probante des actes authentiques et, plus généralement, à "l'acceptation" de ce type d'actes. Cette disposition consacre le principe selon lequel les actes authentiques, rédigés dans un Etat membre, doivent avoir, dans les autres Etats membres, une force probante identique à celle dont ils bénéficient dans l'Etat d'origine ou doivent y produire "les effets les plus comparables", sous réserve d'une contrariété manifeste à l'ordre public de ces autres Etats.
(32) Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Refonte), COM(2010) 748 final, 14 décembre 2010.
(33) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 63.
(34) Ibid., art. 62.
(35) Ibid., art. 78, §1, c).
(36) Ce terme est largement défini à l'article 3 du Règlement.
(37) Règlement (UE) n° 650/2012, art. 64.
(38) Ibid., art. 66.
(39) Ibid., art. 67.
(40) Ibid., art. 71. Cette demande peut être formulée par "toute personne justifiant d'un intérêt légitime". Sous certaines conditions précisées à l'article 71, la décision de l'autorité émettrice peut également être prise d'office.
(41) Ibid., art. 72.

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Octobre 2012

Réf. : Loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L9357ITQ)

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par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la Cour, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 11 Octobre 2012

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la Cour, Docteur en droit et Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique est entièrement consacrée aux dispositions les plus remarquables de la seconde loi de finances rectificative pour 2012 adoptée par la nouvelle majorité parlementaire (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 N° Lexbase : L9357ITQ) et validée par le Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012 N° Lexbase : A4218IRN). Cette loi de finances rectificative s'inscrit dans le cadre du rétablissement de la "justice fiscale", non sans certaines interrogations lorsque l'on apprend que les textes légaux proposés par l'actuelle majorité ont été préparés par l'administration française avant le verdict des Français appelés aux urnes au printemps dernier... (1) Résumons notre sentiment quant à cette "justice fiscale" en quelques mots : un nouveau départ pour une fiscalité punitive visant les entreprises alors qu'un grand quotidien du soir constatait que "la richesse et l'emploi ne viendront que des entreprises, [et qu']il convient donc de les aider" (Le Monde, 16 septembre 2012, éditorial). Souhaitons qu'il soit entendu lors de ce quinquennat. Notre corpus juridique, malmené depuis l'accélération du nombre de textes fiscaux introduits en droit français (en moyenne quatre par an !), témoigne de cette insécurité juridique sans cesse renouvelée dont il faut comprendre, au cas présent, le fil rouge : la fin des montages "optimisants", le législateur mettant un terme aux choix de bonne gestion des contribuables. En attendant la discussion et le vote du projet de loi de finances pour 2013, nous vous proposons une revue des principales modifications législatives intervenues cet été intéressant la vie des entreprises, en attendant le véritable big bang fiscal de cet automne : la taxation des plus-values lors de la cession des titres de société au barème progressif de l'impôt sur le revenu, sauf à ce que les autorités publiques décident d'assouplir le projet de loi initial.
  • Extraterritorialité de l'impôt sur les sociétés : sociétés françaises établies dans un Etat ou un territoire à fiscalité privilégié (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012, art. 14 ; CGI, art. 209 B N° Lexbase : L9422IT7)

Dans le cadre du renforcement du régime prévu par les dispositions de l'article 209 B du CGI, relatives à l'imposition, en France, des bénéfices d'entreprises situées dans des territoires à fiscalité privilégiée ou non coopératifs et contrôlées par des entreprises françaises, les dispositions fiscales précitées prévoient une modification, pour les exercices clos au 31 décembre 2012, quant au régime de la preuve supprimant la distinction opérée jusqu'alors entre les structures implantées dans un Etat à fiscalité privilégiée hors de l'Union européenne et celles situées dans un Etat ou territoire non coopératif (ETNC). L'entreprise française devait alors apporter la preuve que le but essentiellement poursuivi était autre que celui de localiser les bénéfices dans un tel Etat : elle pouvait ainsi se prévaloir, notamment, de la situation où l'entité juridique établie ou constituée hors de France avait principalement une activité industrielle ou commerciale effective exercée sur le territoire ou l'Etat d'accueil (v. également : BOI-ANNX-000362-20120912). Cette notion d'activité effective était évidemment incompatible avec une implantation virtuelle. On rappelle que, s'agissant de l'implantation dans un Etat de l'Union européenne, les dispositions de l'article 209 B ne s'appliquent pas, sauf à ce que l'administration apporte la preuve d'un montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française.

  • Aides à caractère financier : fin de la déductibilité (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012, art. 17 ; CGI art. 39, 13 N° Lexbase : L3894IAH)

La jurisprudence a joué un rôle très important en matière de déductibilité des aides à caractère financier entre les entreprises. Trop peut-être aux yeux de Bercy... Rappelons en quelques lignes qu'il s'agit d'autoriser une entreprise à déduire de sa base imposable les aides, directes ou indirectes, versées à une autre entreprise française ou étrangère, à condition qu'elles ne soient pas qualifiées d'acte anormal de gestion. La théorie de l'acte anormal de gestion est une borne au principe de liberté de gestion des contribuables en matière d'imposition des bénéfices : elle vise les dépenses injustifiées ou exagérées ainsi que les renonciations à recette qui peuvent, notamment, prendre la forme de cautionnement fourni à titre gratuit (CE 9° et 7° s-s-r., 17 février 1992, n° 74272, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5069AR8), de prêts et d'avances sans intérêt (CE 9° et 10° s-s-r., 28 mars 2008, n° 277522, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5917D7B) ou d'abandons de loyers (CE 7° et 9° s-s-r., 9 octobre 1991, n° 71413, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9123AQX). Dans toutes ces hypothèses, se pose la question de l'existence et de la preuve d'une contrepartie propre à l'entreprise qui a consenti l'aide en question. Le régime fiscal diffère alors selon la qualification retenue d'aide commerciale (entièrement déductible) ou financière (déductible à hauteur de la quote-part des minoritaires). L'article 17 de la loi de finances rectificative pour 2012 y met un terme : seules sont désormais déductibles les aides à caractère commercial et les aides au profit des entreprises en difficulté faisant l'objet d'une procédure de conciliation avec homologation judiciaire ou d'une procédure collective, c'est-à-dire, dans l'Hexagone, la sauvegarde, le redressement ou la liquidation judiciaire. En effet, les travaux parlementaires démontrent que les autorités publiques se sont émues de l'existence d'une optimisation fiscale consistant à accorder des aides plutôt que de les recapitaliser et, ainsi, permettre de substantielles imputations de pertes de filiales étrangères en France. En outre, les abandons de créance à caractère financier viennent s'ajouter au calcul du chiffre d'affaires pour la détermination de la valeur ajoutée de l'entreprise, qui sert au plafonnement de la CVAE (CGI, art. 1586 sexies N° Lexbase : L9423IT8). Les commentaires de l'administration fiscale sont attendus notamment quant à la portée territoriale des procédures collectives subies par les entreprises. Enfin, ces dispositions s'appliquent aux exercices clos à compter du 4 juillet 2012, date de présentation du projet de loi de finances rectificative en conseil des ministres, ce qui interdit toute échappatoire entre l'annonce du projet de loi et sa promulgation.

  • Elimination des distorsions entre le régime fiscal des subventions et celui des apports (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012, art. 18 ; CGI, art. 39 quaterdecies 2 bis N° Lexbase : L9424IT9)

L'article 18 de la deuxième loi de finances rectificative pour 2012 vise, à compter du 19 juillet 2012, à imposer une neutralité fiscale quant au financement d'une filiale en difficulté. En effet, jusqu'alors, une société mère pouvait, dans le cadre d'une aide octroyée à une filiale en difficulté sous la forme d'un apport, constater une moins-value déductible de sa base imposable. Il est désormais prévu que la moins-value résultant de la cession, moins de deux ans après leur émission, de titres de participation acquis en contrepartie d'un apport réalisé et dont la valeur réelle à la date de leur émission est inférieure à leur valeur d'inscription en comptabilité ne sera plus déductible, dans la limite du montant résultant de la différence entre la valeur d'inscription en comptabilité desdits titres et leur valeur réelle à la date de leur émission. On fera un parallèle entre ces dispositions et celles relatives à l'impossibilité de déduire les aides à caractère financier mentionnées supra.

A - Conséquences fiscales de la cessation d'entreprise

Lorsqu'une entreprise cesse son activité, le droit fiscal en tire un certain nombre de conséquences, sauf exceptions, dont la perte des déficits antérieurs, la taxation des plus-values latentes, des bénéfices en sursis d'imposition et des profits non encore imposés sur les stocks, ainsi que la reprise des provisions. C'est ainsi que le changement de l'objet social ou de l'activité réelle d'une société emporte cessation d'entreprise. Il en est dorénavant de même en cas de disparition des moyens de production nécessaires à la poursuite de l'exploitation pendant une durée de plus de douze mois, sauf en cas de force majeure, notion toujours entendue restrictivement, tant par la doctrine administrative que par la jurisprudence (v. pour des exemples : nos obs., Chronique de droit fiscal des entreprises - mai 2008, Lexbase Hebdo n° 303 du 7 mai 2008 - édition fiscale N° Lexbase : N8897BEA), ou lorsque cette disparition est suivie d'une cession de la majorité des droits sociaux : l'interruption d'activité des sociétés est désormais proscrite et la jurisprudence favorable aux contribuables sur ce point est contrariée (CE 8° et 3° s-s-r., 18 mai 2005, n° 259275, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3450DIM ; CE 3° et 8° s-s-r., 25 février 2008, n° 287726, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3698D74 ; nos obs., Chronique de droit fiscal des entreprises - avril 2008, Lexbase Hebdo n° 299 du 2 avril 2008 - édition fiscale N° Lexbase : N6232BEK). Les contribuables pourront toutefois solliciter un agrément lorsque la disparition temporaire des moyens de production pendant une durée de plus de douze mois est justifiée par des motivations principales autres que fiscales -condition régulièrement reprise dans les textes fiscaux depuis plusieurs années-, ainsi que l'adjonction, l'abandon ou le transfert d'une ou de plusieurs activités, lorsque cela est indispensable à la poursuite de l'activité à l'origine des déficits et à la pérennité des emplois. Un tel agrément permet à l'administration fiscale d'apprécier in concreto chaque situation de fait. Il est alors précisé ce qu'il faut comprendre par changement d'activité réelle d'une société. Il s'agit "notamment", selon le texte de loi, ce qui offre une latitude d'interprétation particulièrement importante pour l'administration fiscale :
- de l'adjonction d'une activité entraînant, au titre de l'exercice de sa survenance ou de l'exercice suivant, une augmentation de plus de 50 % par rapport à l'exercice précédant celui de l'adjonction soit du chiffre d'affaires de la société, soit de l'effectif moyen du personnel et du montant brut des éléments de l'actif immobilisé de la société ;
- de l'abandon ou du transfert, même partiel, d'une ou de plusieurs activités entraînant, au titre de l'exercice de sa survenance ou de l'exercice suivant, une diminution de plus de 50 % par rapport à l'exercice précédant celui de l'abandon ou du transfert, soit du chiffre d'affaires de la société ; soit de l'effectif moyen du personnel et du montant brut des éléments de l'actif immobilisé de la société.

B - Restructuration d'entreprise : transfert de déficits et agrément

S'agissant du transfert, sur agrément, des déficits en cas de restructuration (fusions, scission, apport partiel d'actif), les dispositions de l'article 209 II du CGI (N° Lexbase : L9518ITP) apportent de nouvelles restrictions qui concernent également les groupes intégrés (CGI, art. 223 A N° Lexbase : L5189IRM ; CGI, art. 223, I, 6 N° Lexbase : L9516ITM) : les déficits et intérêts susceptibles d'être transférés ne doivent provenir ni de la gestion d'un patrimoine mobilier par des sociétés dont l'actif est principalement composé de participations financières dans d'autres sociétés ou groupements assimilés, ni de la gestion d'un patrimoine immobilier. De plus, visiblement inspirée par les observations de terrain, l'administration fiscale a obtenu du législateur qu'il subordonne l'agrément au fait que le transfert des déficits n'a pas fait l'objet par la société absorbée ou apporteuse, pendant la période au titre de laquelle ces déficits et ces intérêts ont été constatés, de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité. Puis, l'activité transférée doit être poursuivie par les structures absorbantes ou en bénéficiant, avec une contrainte peu compatible, nous semble-t-il, avec les exigences économiques d'un marché concurrentiel, pendant trois ans -une éternité à l'échelle de la vie des affaires !- : il ne doit pas y avoir de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité ! Cette condition a-t-elle toute sa place dans une économie ouverte et de marché ?

Certains montages profitent de la législation applicable aux groupes de sociétés permettant la remontée en franchise d'impôt de dividendes de filiales en fin d'activité et dont les liquidités sont importantes : le régime mère-fille supprime la double imposition économique et l'intégration fiscale annule l'imposition résiduelle due à la quote-part de frais et charges. Puis, les titres de participation sont cédés et la moins-value résultant de cette cession après distribution de dividendes est alors imputée sur le résultat imposable de la société mère. L'administration fiscale n'est pas restée insensible puisque le Comité de l'abus de droit fiscal a été saisi d'un certain nombre d'affaires. A compter des exercices clos au 4 juillet 2012, plusieurs aménagements sont applicables visant à y mettre un terme : c'est ainsi que le régime mère-fille est neutralisé, entraînant par conséquent une double taxation économique des dividendes, pour les produits des parts de sociétés immobilières inscrites en stock à l'actif de sociétés qui exercent une activité de marchand de biens. S'agissant des fusions, l'article 210 A est modifié en ce sens que, lorsque la société absorbante a acquis les titres de la société absorbée moins de deux ans avant la fusion, l'éventuelle moins-value à court terme réalisée à l'occasion de l'annulation de ces titres de participation n'est pas déductible à hauteur du montant des produits de ces titres qui a ouvert droit à l'application du régime mère-fille depuis leur acquisition. Enfin, quant aux plus ou moins-values constatées à la suite de la cession de titres de filiale, la solution imposée par le législateur est radicale : la moins-value est qualifiée de moins-value à long terme imputable sur une plus-value à long terme, qui ne relève pas du taux de taxation de droit commun, à hauteur du montant des produits de ces titres qui a ouvert droit à l'application du régime mère-fille au cours de l'exercice au titre duquel ces moins-values ont été constatées et des cinq exercices précédents.


(1) "De toute façon, les administrations ont commencé à travailler sur la transcription des mesures proposées par François Hollande bien avant le 6 mai [NDLR : date du second tour de l'élection présidentielle de 2012], explique Michel Sapin [NDLR : membre du parti socialiste, Michel Sapin a été ministre de l'Economie et des Finances en 1992-1993]. Elles ont préparé un brouillon. Le 16, elles seront opérationnelles", G. Ottenheimer, Les 100 premiers jours de François Hollande, Challenges n° 300, 10 mai 2012, p. 18.

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Libertés publiques

[Le point sur...] La liberté d'expression : quel droit de parler, écrire, mettre en scène ou représenter ?

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N3839BTD

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par Lauréline Fontaine, Professeur de droit public, Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III

Le 11 Octobre 2012

Dans une société démocratique réglée par le droit, la liberté consiste à agir dans les limites préalablement définies en droit. La mesure de la liberté n'est donc pas tant l'étendue de ce qu'il est possible de faire et de ne pas faire, mais la connaissance par chaque sujet de droit de ce qu'il est possible de faire et de ne pas faire. Comme les autres, la liberté d'expression est donc assurée par la sécurité juridique. Cela dit, le choix d'une société peut être plus ou moins libéral : il peut y avoir plus ou moins de limites légales à la liberté et des limites plus ou moins identifiables. S'agissant de la liberté d'expression, le choix de la France, sous le contrôle de la Cour Européenne des droits de l'Homme, est à la fois clair et ambigu. Clair parce que le choix n'est pas celui du "tout liberté", et ambigu, parce que le champ des possibles est constamment à définir, car constamment discuté et surtout, disputé. La liberté d'expression, formellement consacrée à travers la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen est bien en France un droit "disputé". En une année, deux événements ont encore alimenté la dispute : l'adoption, tout d'abord, de la loi punissant la négation du génocide arménien, censurée par le Conseil constitutionnel au mois de février (Cons. const., 28 février 2012, décision n° 2012-647 DC N° Lexbase : A5562IDD) ; puis, très récemment, l'affaire des dessins en une de l'hebdomadaire Charlie Hebdo, publiés dans la foulée de la diffusion sur internet d'une production cinématographique amateur en provenance des Etats-Unis et qui a provoqué plusieurs débordements, mortels, dans quelques pays du monde arabe. L'expression étant la manifestation extérieure d'un sentiment intérieur, il apparaît que l'état du droit est relativement clair s'agissant des sentiments qui, en tout état de cause et sauf exception, ne peuvent pas être exprimés (I). Mais ce sont les manifestations de tous les autres propos qui peuvent poser difficulté, car leur caractère fautif ou illégal est presque toujours question de circonstances, liées aux auteurs, aux personnes ou groupes visés, ou encore aux buts poursuivis : la liberté d'expression ne consiste pas seulement à savoir ce qu'il est possible, dans une société démocratique réglée par le droit comme l'est la République française, de dire, écrire ou même représenter, mais surtout comment, à quel moment ou dans quel but il est possible de le dire, de l'écrire ou de le représenter. Certaines informations, analyses ou représentations sont ainsi proscrites, au regard de l'exercice d'autres droits fondamentaux (II), tandis que le principe de la dignité et de l'honneur peut, dans certains cas, s'opposer à l'expression d'une opinion négative à l'égard des personnes (III).

I - Les manifestations de sentiments intrinsèquement illégales au regard du ciment social et républicain

Ce n'est pas le cas dans tous les pays, singulièrement aux Etats-Unis, mais la France a choisi de pénaliser l'expression publique d'un certain nombre de sentiments, qui, en eux-mêmes, et, en principe, indépendamment des circonstances, sont illégaux. Il faut bien insister sur le fait que ce sont bien les "sentiments" qui sont visés, tels qu'ils peuvent ressortir de la manière dont ils sont exprimés, et non, finalement, les propos en eux-mêmes, qui pourraient simplement être rapportés par des tiers ou mis en scène. Les sentiments visés sont, dans l'ensemble, liés à des valeurs considérées comme étant au fondement, de la société d'abord (la sûreté), de la République ensuite (les valeurs). Mais il faut distinguer entre ce qui est constitutif d'une provocation, et qui doit être suivi au moins d'une tentative de réalisation d'un crime ou délit pour être punissable, et ce qui est en soi punissable en tant qu'expression.

S'exprimer pour provoquer

Pour l'essentiel, il faut se référer à la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW), qui a posé dans son article 23 (modifié par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique N° Lexbase : L2600DZC) que, "seront punis comme complices d'une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d'effet".

Ce qui est ainsi qualifié de "provocation aux crimes et délits" est puni selon les modalités fixées aux articles 24 et 24 bis de la loi de cinq ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. La raison d'être de cette pénalisation de la provocation aux crimes et délits l'est du fait que, dans une société réglée par le droit, ils sont institués pour préserver la paix et la sécurité, et que les encourager est, par là même, volonté de saper l'un des fondements essentiels de l'ordre social. Ce sont donc les provocations aux "atteintes volontaires à la vie", aux "atteintes volontaires à l'intégrité de la personne" et aux "agressions sexuelles", telles que définies par le livre II du Code pénal (loi du 29 juillet 1881, art. 24, al. 1er, 1°) et aussi les provocations aux "vols", "extorsions" et "destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes", tels que définis dans le livre III du Code pénal (loi du 29 juillet 1881, art. 24, al. 1er, 2°). Mais l'article 24 prévoit aussi l'hypothèse de la provocation à l'un des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation (C. pén., art. 410-1 N° Lexbase : L1980AMB et l'ensemble des dispositions du Titre 1er du livre IV du Code pénal), et de la provocation à un acte de terrorisme.

A côté de la provocation aux crimes et délits, de droit commun ou spécifique, l'article 24 instaure aussi la provocation "à la discrimination, à la haine ou à la violence" qui remettraient en cause des valeurs considérées comme au fondement de la République, constamment réaffirmées depuis la DDHC. Il en va de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard "d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", punie d'un an d'emprisonnement et/ou de 45 000 euros d'amende. On touche bien là aux valeurs proprement républicaines. Il s'agit, en instituant cette infraction de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, de réaffirmer le nécessaire lien social qui doit exister entre des individus, nécessairement différents. Peuvent, enfin, être punis des mêmes peines ceux qui auront "provoqué à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ou auront provoqué, à l'égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 (N° Lexbase : L8808ITE) et 432-7 (N° Lexbase : L8809ITG) du Code pénal".

Le caractère "public" de la provocation est ce qui fait basculer du terrain de la contravention vers le terrain délictuel. En effet, la provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence est constitutive d'une contravention de cinquième classe, assortie de possibles peines complémentaires listées à l'article R. 625-7 du Code pénal (N° Lexbase : L5971IM4) (travail d'intérêt général pour une durée de vingt à cent vingt heures par exemple ou interdiction de détenir ou de porter, pour une durée de trois ans au plus, une arme soumise à autorisation).

Si ce qui fait l'objet de la provocation, et donc ce qui est punissable, n'est pas véritablement difficile à identifier, la provocation elle-même et son lien avec la réalisation d'un crime ou délit punissable est plus délicat à établir, car il suppose à la fois et nécessairement d'établir un lien a priori (l'intention d'influencer) et a posteriori (l'effectivité de l'influence, qui doit être directe). A propos de l'affaire des caricatures de Mahomet, il manque de toute évidence le lien a priori et il faudrait même encore établir qu'il y a un lien direct avec la commission ou la tentative de commission de l'infraction visée pour établir le lien a posteriori. De ce point de vue, les caricatures relèvent purement et simplement de l'usage légal de la liberté d'expression. Encore faut-il que celles-ci ne tombent pas sous le coup d'une autre infraction, constituée par la seule expression d'un sentiment en lui-même considéré comme condamnable.

S'exprimer pour "dire" un sentiment

Au surplus de la provocation, "l'apologie" de l'un des crimes et délits visés par la provocation, est également susceptible d'être puni des mêmes peines. Il faut réserver le cas particulier de l'apologie "des crimes contre l'Humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi", soumise au même régime que la provocation, en sachant que l'article 24 bis apporte une restriction supplémentaire à la liberté d'expression concernant les crimes contre l'Humanité : le fait de "contester par un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'Humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale", peut être puni d'un an d'emprisonnement et d'une amende de 45 000 euros. La pénalisation du propos consistant à contester l'existence de tels crimes est liée à la reconnaissance législative de ce que ces crimes ont été effectivement commis. C'est la même philosophie qui avait présidé le 23 janvier 2012 à l'adoption du texte de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, et qui créait un article 24 ter dans la loi de 1881 visant à réprimer la contestation du génocide arménien, par ailleurs reconnu par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 (N° Lexbase : L8543H3S), dont l'article unique dispose que "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915". Mais le Conseil constitutionnel a censuré le dispositif en considérant qu'en pénalisant "la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication" (Cons. const., 28 février 2012, décision n° 2012-647 DC , précitée), ce qui laisse apparaître la possible inconstitutionnalité de l'article 24 bis de la loi de 1881, même si la Cour de cassation a jugé non sérieuse la QPC posée à son propos (Cass. QPC, 7 mai 2010, n° 09-80.774, P+B N° Lexbase : A1974EXE).

Notons le cas particulier des "cris ou chants séditieux" qui ont un caractère contraventionnel (contravention de cinquième classe) dans la loi du 29 juillet 1881, s'ils sont "proférés dans les lieux ou réunions publics", tout comme est susceptible d'être puni d'une amende de 1 500 euros, de faire l'objet d'une saisie et confiscation, ou d'une condamnation à une peine de travail d'intérêt général "le fait, sauf pour les besoins d'un film, d'un spectacle ou d'une exposition comportant une évocation historique, de porter ou d'exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème rappelant les uniformes, les insignes ou les emblèmes qui ont été portés ou exhibés soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle [...] soit par une personne reconnue coupable par une juridiction française ou internationale d'un ou plusieurs crimes contre l'Humanité [...]". Apparaît dans ces dispositions le but poursuivi par les auteurs, qui peut être, bien qu'artistique, historique surtout, et qui donc laverait du caractère infractionnel.

Dans un tout autre registre, celui de la protection des mineurs, registre lié lui aussi aux valeurs que s'est données le système juridique français, il faut mentionner les dispositions de l'article 227-23 du Code pénal (N° Lexbase : L8751HWZ) qui prévoient que "le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. La tentative est punie des mêmes peines". De même, "le fait d'offrir ou de diffuser une telle image ou représentation, par quelque moyen que ce soit, de l'importer ou de l'exporter, de la faire importer ou de la faire exporter, est puni des mêmes peines". L'article ajoute que "les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende lorsqu'il a été utilisé, pour la diffusion de l'image ou de la représentation du mineur à destination d'un public non déterminé, un réseau de télécommunications". Ici, l'importance du champ de l'espace atteint détermine un renforcement de la répression, dans le cas de l'article 227-23, la spécificité du champ étant la cause déterminante dans le cas de l'article 227-24 du Code pénal (N° Lexbase : L7476IPL). Ce dernier indique, en effet, que "le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d'un tel message, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur".

II - L'expression injustifiée d'informations, d'analyses ou de représentations au regard de l'exercice d'autres droits fondamentaux

Mis à part les cas que l'on vient de voir, somme toute peu nombreux et dont on peut comprendre la raison d'être, de restrictions quasi absolues de la liberté d'expression, celle-ci est éminemment une question de contexte : les informations obtenues à l'occasion d'une activité reposant sur la confiance ou la confidence ne peuvent, ainsi, être aisément divulguées auprès des tiers, non plus que l'utilisation d'une "oeuvre", de l'image ou des biens d'une personne sans autorisation n'est légalement possible. Ce sont d'autres droits fondamentaux qui sont en jeu, et dont l'exercice doit être concilié avec celui de la liberté d'expression. D'une manière plus spécifique s'agissant des médias et nouvelles technologies, l'article 1er de la loi n° 2004-575, sur l'économie numérique, dispose que l'exercice de la "communication au public" "ne peut être limité que dans la mesure requise, d'une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d'autrui, du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion et, d'autre part, par la sauvegarde de l'ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité, pour les services audiovisuels, de développer la production audiovisuelle".

Dévoiler des secrets légaux

On pense bien sûr aux secrets liés à l'exercice d'une profession particulière, soit à raison de l'exercice d'une mission particulière. Le secret est considéré comme la clé de voûte d'un certain nombre d'activités, au nombre desquelles il faut compter celle de Gouvernement. Il empêche, ainsi, la libre divulgation et diffusion de certaines informations. La liberté d'expression, s'en trouve, apparemment, limitée d'autant. Le secret concerne donc l'exercice de certaines activités, libérales la plupart du temps (avocats, notaires, médecins), l'implication dans une activité (l'appartenance à une entreprise, la détention de données à caractère personnel) ou une mission (l'instruction judiciaire, par exemple ou la presse informative), ou encore l'exercice d'une mission de service public, au premier rang desquelles la Défense nationale (C. pén., art. 413-9 N° Lexbase : L5955IEB). L'article 226-13 du Code pénal (N° Lexbase : L5524AIG) dispose que "la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende". Il apparaît, toutefois, que certains impératifs permettent de redonner un champ à la liberté d'expression. La loi peut elle-même prévoir la révélation d'un secret, éventuellement même de manière obligatoire (voir les cas par exemple prévus à l'article 226-14 du même code N° Lexbase : L8743HWQ). En dehors de la loi, c'est la considération de certains impératifs ou des circonstances qui permet d'assouplir la règle du secret au profit de la liberté d'expression. S'agissant des avocats, par exemple, la CEDH estime que les ingérences prévues par la loi et destinées à limiter la liberté d'expression de l'avocat doivent être exceptionnelles et justifiées par des circonstances très particulières (CEDH, 15 décembre 2011, Req. 28198/09 N° Lexbase : A6142IAQ), ce qui implique, par exemple, que l'exercice des droits de la défense puisse justifier la violation du secret professionnel.

Au sein d'une entreprise, les salariés sont eux-mêmes tenus à la confidentialité mais cette obligation peut être assouplie dans un certain nombre de cas, notamment lorsqu'il s'agit de s'exprimer sur ses conditions de travail, la protection des travailleurs étant dans cette hypothèse une justification à l'exercice de la liberté d'expression, considérée comme un droit fondamental du salarié fondé sur l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P) qui dispose que, "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". L'abus de l'usage de la liberté d'expression ne pourra être sanctionné, par un licenciement par exemple, que dans le cas d'une faute lourde du salarié. Les journalistes ont eux aussi leur secret, celui des sources, pierre angulaire de la liberté de la presse selon la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH, 27 mars 1996, Req. 16/1994/463/544 N° Lexbase : A8390AWN) et qui occasionne de temps à autres des condamnations de la France pour violation de l'article 10 de la Convention (N° Lexbase : L4743AQQ) (CEDH, 28 juin 2012, Req. 15054/07 N° Lexbase : A2135IQ7), mais l'article 1er de la loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 (N° Lexbase : L1938IGU) indique un assouplissement du secret "si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi", à la condition que cette atteinte ne consiste pas "en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources".

Utiliser l'image et les oeuvres d'autrui

Les articles 226-1 (N° Lexbase : L2092AMG) et 226-2 (N° Lexbase : L2241AMX) du Code pénal protègent l'image des personnes en prévoyant des peines d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Le droit à l'image met aux prises la liberté d'expression, le droit à l'information et le respect de la dignité et de la vie privée. C'est la raison pour laquelle il fait toujours l'objet d'une appréciation délicate quant aux atteintes qui peuvent lui être portées. C'est ainsi que, dans certaines circonstances, le droit à l'image peut se muer en une liberté de l'image, et le champ de la liberté d'expression de ce fait plutôt élargi. Il apparaît que, si le principe demeure qu'il n'est pas possible de saisir, reproduire ou faire usage de l'image d'une personne ou de ses biens sans autorisation préalable, il existe des cas où c'est un autre droit qui prévaut, à l'instar du droit à l'information du public, qui peut supposer d'illustrer légalement un événement d'actualité sans requérir le consentement de la personne concernée, dès lors que l'image a un lien direct avec le sujet d'actualité qui est traité. Tel est le cas, par exemple, de la diffusion de la photographie d'un policier qui accompagnait, dans l'exercice de ses fonctions, un groupe de personnes placées en garde à vue (Cass. civ. 1, 25 janvier 2000, n° 98-10671 N° Lexbase : A3575AUX). Mais tel n'est pas le cas de la diffusion de la photographie d'un journaliste qui assistait à une manifestation sportive sans lien avec sa profession et qui ne saurait ainsi être justifiée par un motif d'actualité (Cass. civ. 2, 18 mars 2004, n° 02-12.743, F-P+B N° Lexbase : A5979DB3). Mais on peut tout de même penser que la liberté d'expression est assez vaste si l'on sait d'une part, que l'illustration d'un débat de société suppose de pouvoir recourir légitimement à tout type d'image (Cass. civ. 2, 4 novembre 2004, n° 03-15.397, FS-P+B N° Lexbase : A7712DDY) et, d'autre part, que, par exemple, la reproduction de l'image d'un artiste-interprète pour commercialiser un album musical relève de la liberté de l'information (CA Paris, 1ère ch., 6 juin 2007, n° 05/21809 N° Lexbase : A7437DXQ).

Il faut évidemment faire un cas particulier des personnages "publics" pour lesquels la question de la vie privée est une source permanente de conflit entre la liberté de l'information et le respect légal qui lui est dû. Toute atteinte à la vie privée n'est, dans ces circonstances, pas automatiquement illégale, même s'il est clair que la fréquentation des lieux publics ne fait pas perdre le droit au respect de la vie privée (Cass. civ. 2, 5 janvier 1983, n° 81-13.374 N° Lexbase : A1330CGD). La diffusion légale de l'image ou d'une information dépend de l'intérêt légitime que le public peut avoir à être informé, et cela dans des conditions "honorables". Ainsi par exemple, de l'union d'une célèbre présentatrice de journal télévisé, dont on admet qu'il s'agit d'un fait d'actualité, dès lors que les commentaires sur cette union restaient anodins (Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n° 02-17.458, FS-P+B N° Lexbase : A0291DD7), mais pas la révélation de l'existence d'un enfant illégitime à propos du prince Albert de Monaco (Cass. civ. 1, 27 février 2007, n° 06-10.393, FS-P+B+I N° Lexbase : A4173DU4). La ligne de partage reste difficile à parfaitement déterminer et l'appréciation reste particulièrement casuistique.

III - L'abus de l'usage de la liberté d'expression : les expressions d'opinions dégradantes et erronées dans un but non reconnu

Lorsque ce qui est exprimé traduit une opinion dégradante et erronée, portant atteinte à l'honneur d'une personne ou d'un groupe de personnes, il peut y avoir injure ou diffamation punissables. C'est à nouveau et, notamment, la loi de 1881 qui détermine ces cas, à son article 29 : "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés". L'article 29 ajoute que, "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure". Les articles suivants précisent des cas spécifiques de diffamation, tel l'article 32 l'envisageant à l'égard d'"une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". Des sanctions pénales sont encourues, de nature contraventionnelle ou délictuelle. Comme pour la provocation et l'apologie, il existe une distinction entre le caractère public et le caractère privé de l'expression, même si l'infraction peut être constituée "en privé". Lorsqu'elle est publique, on note le statut spécifique accordé notamment par le juge, à certaines activités, pour lesquelles la liberté d'expression est plus largement admise.

Dénigrer et déshonorer

Même si elles apparaissent proches, les deux idées sont assez nettement distinctes : le déshonneur n'étant pas la simple réputation, seul le fait de rapporter des faits erronés ou dont la preuve ne peut pas être apportée constituera une diffamation punissable, tandis que leur véracité pourra être présentée comme une excuse. Par exemple, un blogueur poursuivi pour diffamation publique à l'égard du maire de sa commune peut produire des pièces servant à la preuve de la véracité de ses affirmations et de sa bonne foi, même si, par ailleurs, il a obtenu ces pièces de manière déloyale. Ces pièces valident alors l'usage de sa liberté d'expression (Cass. crim, 19 janvier 2010, n° 09-84.408, F-P+F N° Lexbase : A6212ERI), dès lors qu'elles sont rapportées rapidement (une dizaine de jours à compter de la signification de la citation) et qu'elles illustrent la bonne foi de leur détenteur qui a pu légitimement croire aux faits allégués. Dans tous les cas, il faut, pour qu'il y ait diffamation, que les faits imputés soient précis, qu'ils visent une personne ou un groupe de personnes identifiable, et que les allégations soient proportionnées aux faits imputés, ce qui signifie que les commentaires qui pourraient être ajoutés ne doivent pas être excessifs : la forme prise par les allégations n'est pas très importante, car même sous forme interrogative il peut y avoir diffamation.

S'agissant de l'injure, en revanche, la véracité des faits éventuellement allégués ne fait pas tomber l'infraction, puisqu'elle est constituée par "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure" (article 29 précité de la loi de 1881). Mais il peut être montré que l'injure a été "provoqué", ce qui peut constituer une excuse : "l'injure n'est excusable pour cause de provocation que lorsque celui qui a proféré ladite injure peut être raisonnablement considéré comme se trouvant encore sous le coup de l'émotion que cette provocation a pu lui causer" (Cass. crim., 13 janvier 1966, n° 65-90.156 N° Lexbase : A2450CH9).

Le caractère public ou privé de l'expression constitutive d'une injure ou d'une diffamation est une question assez souvent discutée, dans la mesure où il implique la qualification délictuelle ou contraventionnelle de l'infraction. La question s'est souvent posée ces dernières années à propos des courriels. Lorsqu'elles sont commises envers les particuliers, notamment par tout moyen de communication au public par voie électronique, et dès lors qu'elles ne sont pas précédées de provocations, l'injure et la diffamation sont punissables d'une amende de 12 000 euros (article 33 de la loi de 1881 résultant de la loi du 21 juin 2004, sur la confiance dans l'économie numérique). Si elles ont un caractère discriminatoire, c'est-à-dire dirigé vers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une Nation, une race ou une religion déterminée, elles sont punissables de six mois d'emprisonnement et de 22 500 euros d'amende. En revanche, l'injure privée envers une personne, lorsqu'elle n'est pas discriminatoire et lorsqu'elle n'a pas été précédée de provocation, est punie de l'amende prévue pour les contraventions de la première classe, soit 38 euros (C., pén., art. R. 621-1 N° Lexbase : L0962ABA et R. 621-2 N° Lexbase : L0963ABB), l'amende étant portée à 750 euros si elle présente un caractère discriminatoire (contravention de quatrième classe 4, C. pén., art. R. 624-3 N° Lexbase : L3189G9Y et R. 624-4 N° Lexbase : L3190G9Z). Il ressort d'un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation que les imputations diffamatoires contenues dans un courrier électronique qui était adressé à une seule personne et qui concernait une autre personne ne sont susceptibles d'être qualifiées de diffamation non publique que s'il est établi que ce courrier a été adressé au tiers dans des "conditions exclusives de tout caractère confidentiel", indépendamment de la mention formelle figurant sur le courriel (Cass. crim., 24 mai 2011, n° 10-85.184, F-D N° Lexbase : A6378HUR).

La liberté d'expression au bénéfice de certaines activités

S'il est des lieux où il existe très certainement une propension aux expressions de toutes sortes, à l'instar d'internet et des réseaux sociaux, à propos desquels le contentieux est déjà important, il existe surtout des activités dont l'une des raisons d'être est précisément l'expression et qui, de ce fait, en renforce la possibilité : ainsi de la presse, de l'art ou de la recherche. Dans son arrêt "Müller c/ Suisse", la Cour européenne des droits de l'Homme a indiqué que, "ceux qui créent, interprètent diffusent ou exposent une oeuvre d'art, contribuent à l'échange d'idées et d'opinion, indispensable à une société démocratique" (CEDH, 24 mai 1998, Req. 10737/84 N° Lexbase : A8192ITL). On peut mettre cet arrêt en parallèle avec celui de la cour d'appel de Paris qui a jugé non coupable un rappeur ayant traité un célèbre chroniqueur de télévision de "con", en considérant que les propos poursuivis "n'excédaient pas les limites admissibles en matière de liberté d'expression artistique". Après avoir dressé la personnalité du chroniqueur, personnage public lui-même invitant souvent à la polémique (il avait estime publiquement que le rap est une sous-culture d'analphabètes), la cour a relevé que le rap est "un style artistique permettant un recours possible à une certaine dose d'exagération" (CA Paris, 28 juin 2012). A bien des égards, la liberté de création constitue un élément de la liberté d'expression. Elle peut comprendre l'expression de la plupart des opinions, la caricature allant jusqu'à ridiculiser des personnes ou groupes de personnes. Si la liberté d'expression n'est pas celle de porter atteinte au fondement de la société, aux valeurs républicaines, aux droits fondamentaux des personnes et des biens, ou encore à l'honneur des personnes, la frontière est parfois délicate à tracer, mais il est important de considérer que la liberté d'expression reste bien celle de pouvoir dire et exprimer tout le reste.

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Sociétés

[Jurisprudence] Opposabilité d'une cession de parts sociales : prescription de l'obligation et recevabilité de l'action en inopposabilité

Réf. : Cass. com . 25 septembre 2012, n° 11-30.018, F-P+B (N° Lexbase : A6271ITG)

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N3860BT7

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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur de l'Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine - IRDAP

Le 11 Octobre 2012

Les exigences légales liées à l'opposabilité d'une cession de parts sociales, souvent présentées comme étant de simples formalités, prennent toute leur importance avec l'arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, en date du 25 septembre 2012. Selon la position adoptée dans l'arrêt, il ressort qu'à défaut d'avoir effectué les démarches requises par les textes, le cédant, pour tenter de faire tout de même produire l'effet d'opposabilité, ne peut invoquer la prescription de ces obligations. En outre, le mandataire liquidateur de la société concernée est recevable à invoquer, au nom des créanciers de la société, l'inopposabilité de la cession des parts sociales.
A titre liminaire, il convient de bien relever la portée de la décision ici examinée car si, en l'espèce il s'agissait d'une société en commandite simple, son impact touche un bien plus grand nombre de sociétés. En effet, les dispositions de l'article L. 221-14 du Code de commerce (N° Lexbase : L5810AIZ) régissent les cessions de parts sociales de société en nom collectif et en commandite simple mais également des SARL, compte tenu du renvoi à ce texte opéré par l'article L. 223-17 du Code de commerce (N° Lexbase : L5842AI9). En outre, par l'identité de solution retenue par l'article 1865 du Code civil (N° Lexbase : L2062ABY), les sociétés civiles sont également concernées par la position adoptée dans la présente affaire par la Cour de cassation.
Pour aller à l'essentiel, on peut retenir que les textes conditionnent l'opposabilité aux tiers d'une cession de parts sociales à l'accomplissement des formalités d'opposabilité de la cession à la société (formalités de l'article 1690 du Code civil N° Lexbase : L1800ABB ou dépôt d'un original de l'acte contre récépissé) ainsi qu'à la publicité au registre du commerce et des sociétés. En l'espèce, le mandataire liquidateur, agissant dans le cadre de la liquidation judiciaire prononcée à l'encontre de la société dont les parts avaient fait l'objet de la cession litigieuse, avait obtenu devant les juges du fond que cette cession soit déclarée inopposable, pour défaut d'accomplissement des formalités requises. Le pourvoi formé est ici rejeté mais mérite de retenir l'attention en ce qu'il mettait en jeu deux intéressantes questions.

I - La question de la prescription de l'obligation d'accomplissement des formalités requises aux fins d'opposabilité de la cession

Pour tenter d'échapper aux effets dévastateurs de l'inopposabilité de diverses cessions de parts sociales, les demandeurs au pourvoi (cédants des parts sociales) tentaient de faire juger que l'obligation d'accomplir les formalités aux fins d'opposabilité, contenues à l'article L. 221-14 du Code de commerce (N° Lexbase : L5810AIZ), étaient prescrites. Cette approche du régime juridique de l'opposabilité d'une cession de parts sociales nous apparaît bien comme étant inédite. Elle pose une intéressante question et obtient, en l'espèce, une réponse de la Cour de cassation qui nous paraît tout à fait fondée et qui présente l'avantage d'attirer l'attention sur l'impérieuse nécessité de respecter les modalités par lesquelles la cession réalisée sera opposable tant à la société qu'aux tiers.

Il n'est pas douteux que l'article L. 221-14 du Code de commerce, comme l'article 1865 du Code civil, édictent des obligations qui doivent, comme toute règle de droit, être respectées par les personnes qui sont visées. Le pourvoi laissait entendre que ces obligations pourraient disparaître par l'effet de l'écoulement du temps, ou plus précisément que les tiers ne pourraient plus invoquer leur non-respect par l'effet d'une prescription.

On peut, d'abord, évoquer le point particulier qui fondait le pourvoi et qui tenait à l'application, en l'espèce, des dispositions de l'article L. 110-4 du Code de commerce (N° Lexbase : L7242IAH) relatif à la prescription des "obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants et non-commerçants". Avant la réforme réalisée sur ce point par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 (N° Lexbase : L9102H3I), ce texte retenait une prescription abrégée de dix ans, dérogatoire au regard de la prescription trentenaire de droit commun. En admettant, pour les besoins du raisonnement, que les obligations de notification et de publicité imposées par les textes précités puissent relever d'une quelconque prescription, l'arrêt ici commenté permet de faire litière de l'argument qui visait à faire entrer ces obligations dans le champ d'application du texte spécial du Code de commerce. En premier lieu, on peut certes tenir compte du fait que l'associé commandité, comme l'associé en nom collectif, se voit attribuer la qualité de commerçant par le seul effet de sa qualité d'associé (C. com., art. L. 221-1 N° Lexbase : L5797AIK et L. 222-1 N° Lexbase : L5814AI8). Pour autant, comme le relève à juste titre la Chambre commerciale, cette prescription abrégée (à l'époque des faits), ne s'applique qu'aux obligations "nées à l'occasion de leur commerce". Or, l'obligation de réaliser les diverses formalités destinées à rendre la cession opposable à la société et aux tiers ne saurait être considérée comme née à l'occasion d'un quelconque commerce. Le cédant, pas plus que le cessionnaire n'agissent dans le cadre de leur commerce en procédant à la cession de parts sociales. C'est la société qui fait le commerce, pas ses associés.

Si, comme le juge la Haute juridiction, et que l'on admet bien volontiers, les obligations destinées à rendre opposable aux tiers une cession de parts sociales ne relèvent pas de la règle spéciale de prescription de l'article L. 110-4 du Code de commerce, il reste à savoir si elles sont justiciables de la prescription de droit commun ou d'aucune prescription. Ce point n'est pas jugé par la Cour de cassation, le moyen tiré de la prescription trentenaire est en effet déclaré irrecevable car nouveau et mélangé de fait et de droit. On ne sait donc pas si, aux yeux de la Cour de cassation, l'obligation d'accomplir les formalités d'opposabilité d'une cession de parts sociales doit s'insérer dans la prescription de droit commun. Pour autant, il s'agit à notre avis d'une interrogation induite de la position adoptée. L'interférence d'une quelconque prescription avec le mécanisme de l'opposabilité à la société ou aux tiers d'une cession de parts sociales laisserait entendre qu'à l'issue de l'écoulement d'un délai, l'opposabilité de la cession serait acquise alors même que les formalités n'auraient pas été effectuées. Plus précisément, ni la société, ni les tiers, ne pourraient invoquer l'inopposabilité de la cession à l'expiration du délai de prescription. A notre avis, le simple énoncé d'une telle hypothèse suffit à déclencher sa réfutation. Ici, comme dans d'autres domaines le temps ne fait rien à l'affaire. L'opposabilité de la cession est sous la dépendance de l'accomplissement de formalités visées par les textes. Certes, la jurisprudence a pu admettre des assouplissements pour faire produire l'opposabilité d'une cession de parts sociales en considération d'autres évènements que ceux figurant aux textes (voir not. retenant l'effet d'opposabilité en cas de publication des statuts mis à jour constatant la cession des parts, Cass. com., 18 décembre 2007, n° 06-20.111, F-P+B N° Lexbase : A1240D3C, Bull. Joly, 2008, p. 287, note P. Le Cannu), mais en dehors de ces hypothèses, il n'a jamais, à notre connaissance, été jugé que l'opposabilité pouvait se trouver acquise mécaniquement par l'effet d'une prescription. L'écoulement du temps n'est pas un mode d'opposabilité d'une cession de parts sociales.

Le présent arrêt devrait être médité par les parties à la cession comme par leurs conseils. On rappellera d'ailleurs que la jurisprudence porte trace de la mise en cause de responsabilité de professionnels, rédacteurs d'actes, qui ont négligé d'assurer les suites requises par les textes pour assurer l'opposabilité à la société et aux tiers de l'opération réalisée (V. not. CA Paris, 1ère ch., sect. A, 20 février 1996, n° 95/8577 N° Lexbase : A7529EPK, Dr. Sociétés, 1996, n° 147 ; Cass. civ. 1, 25 juin 1996, n° 94-14.506 N° Lexbase : A4448AGT, Bull. Joly, 1996, p. 1030, note P. Le Cannu).

II - La question de la recevabilité de l'action en inopposabilité de la cession exercée par un mandataire liquidateur

De manière certes complémentaire et moins spectaculaire, la Cour de cassation juge dans le présent arrêt que le mandataire liquidateur est recevable à agir au nom des créanciers de la société concernée par les cessions de parts sociales litigieuses et qui se trouvait faire l'objet d'une liquidation judiciaire. Dès lors que n'ont pas été réalisées les formalités requises aux fins d'opposabilité, le mandataire liquidateur peut, comme en l'espèce, avoir intérêt à se prévaloir de l'inopposabilité d'une cession de parts sociales afin de poursuivre en paiement, le cas échéant, l'associé cédant en lieu et place du cessionnaire, pour peu que son patrimoine s'avère mieux fourni.

Pour fonder la recevabilité de l'action visant à faire établir l'inopposabilité de la cession des parts sociales, la Cour de cassation expose que le liquidateur, s'il représente le débiteur, "est également investi de la mission de défense de l'intérêt collectif des créanciers et que cette dualité de fonctions lui confère en tant qu'organe de défense de cet intérêt collectif la qualité de tiers par rapport au débiteur". Par une telle position, la Haute juridiction réaffirme la diversité des rôles qui sont dévolus au liquidateur par le Code de commerce. Il est en effet tout à la fois le représentant des créanciers, le représentant du débiteur et aussi un organe de la procédure collective (pour une telle présentation, voir not. C. Saint-Alary-Houin, Droit des entreprises en difficulté, Montchrestien, 7ème éd., n° 1088 et s.). Il peut ainsi non seulement poursuivre les actions en justice en cours qui intéressent les créanciers et qui auraient été introduites avant le jugement de liquidation, mais aussi introduire des actions nouvelles qui relèvent de la compétence du mandataire judiciaire, ainsi que l'énonce l'article L. 641-4 du Code de commerce (N° Lexbase : L8861INI).

S'il a pu être jugé que le liquidateur ne peut légalement agir que dans l'intérêt de tous les créanciers et non dans l'intérêt personnel d'un créancier ou d'un groupe de créancier (Cass. com., 13 mars 2012, n° 11-15.438, FS-P+B N° Lexbase : A8907IEM ; P.-M. Le Corre, in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Avril 2012 -1ère esp.-, Lexbase Hebdo n° 293 du 19 avril 2012 - édition affaires N° Lexbase : N1549BTK ; JCP éd. E, 1325, note P.-M. Le Corre), cette restriction n'a pas lieu d'être dans le litige ici en cause. En effet, en obtenant l'inopposabilité de la cession de parts sociales, le liquidateur agit bien dans l'intérêt collectif de tous les créanciers de la société en liquidation, dont les titres sont l'objet de la cession contestée. L'effet produit, à savoir la possibilité de poursuivre le cédant, en lieu et place du cessionnaire des parts, au titre de l'obligation solidaire et indéfinie aux dettes sociales profite évidemment à l'ensemble des créanciers de la société en liquidation.

Cet aspect complémentaire de l'arrêt, certes procédural, confirme l'impérieuse nécessité pour le cédant d'effectuer les formalités requises aux fins d'opposabilité à la société et aux tiers de la cession de parts sociales s'il entend être libéré, au moins pour l'avenir, du risque de devoir répondre des dettes sociales.

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Temps de travail

[Jurisprudence] Nouveau tour de vis concernant l'encadrement conventionnel des conventions de forfait en jours

Réf. : Cass. soc., 26 septembre 2012, n° 11-14.540, FS-P+B (N° Lexbase : A6248ITL)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 11 Octobre 2012

Depuis 2011, la Cour de cassation, s'inscrivant dans le prolongement des décisions prises par le comité européen des droits sociaux, fait la chasse aux accords collectifs qui permettent le recours aux conventions de forfait en jours sur l'année sans assurer concrètement, par des mesures concrètes suffisantes, la protection de la sécurité et de la santé des salariés soumis à des durées de travail potentiellement déraisonnables. Après la Convention de la chimie (N° Lexbase : X0653AEW), c'est celle du commerce de gros (N° Lexbase : X0604AE4) qui est mise en cause dans un nouvel arrêt en date du 26 septembre 2012 (I). Cette nouvelle décision permet de mieux cerner le niveau d'exigences de la Cour de cassation en la matière (II).
Résumé

Doivent être annulées des dispositions conventionnelles qui, dans le cas de forfait en jours, se limitent à prévoir, s'agissant de la charge et de l'amplitude de travail du salarié concerné, un entretien annuel avec son supérieur hiérarchique, ou qui, s'agissant de l'amplitude des journées de travail et la charge de travail qui en résulte, ne prévoient qu'un examen trimestriel par la direction des informations communiquées sur ces points par la hiérarchie, dans la mesure où elles ne sont de nature à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié.

Commentaire

I - Haro sur les accords mettant en place les conventions de forfaits en jours sur l'année

Le revirement de 2011. Après un vrai-faux suspens savamment entretenu par certains, la Chambre sociale de la Cour de cassation a, dans un arrêt rendu le 29 juin 2011 (1), défini les conditions dans lesquelles les accords collectifs, qui servent de base à la mise en oeuvre des conventions de forfaits en jours sur l'année (2), doivent concilier la nécessaire prise en compte de l'autonomie de certains salariés, notamment cadres (3), et la préservation de leur santé car, faut-il le rappeler, le salarié qui "bénéficie" de ce régime échappe aux durées de travail maximales journalières et hebdomadaires (4).

Cet arrêt, qui a validé la disposition conventionnelle litigieuse (accord du 28 juillet 1998 étendu sur l'organisation du travail dans la métallurgie, article 14), a ainsi fourni un (premier) modèle de convention "de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié soumis au régime du forfait en jours", pour reprendre l'expression employée par la Haute juridiction depuis 2001.

Les conditions de validité de ces conventions. La lecture de ces dispositions conventionnelles montre que ces mesures sont au nombre de trois : un dispositif de contrôle des demi-journées travaillées (5), le suivi par le supérieur hiérarchique du travailleur concerné (6), et enfin une évaluation annuelle du caractère raisonnable des durées réelles pratiquées (7).

Les quelques décisions rendues depuis mettent en évidence deux éléments.

En premier lieu, l'accord collectif autorisant le recours aux conventions de forfait en jours sur l'année doit prévoir lui-même ces dispositifs et ne peut pas se contenter d'en renvoyer la détermination aux parties à la convention individuelle de forfait (8).

En second lieu, la convention qui ne prévoit aucun dispositif n'est pas opposable au salarié, comme cela a été jugé à propos de la Convention collective nationale de la chimie (9).

C'est dire tout l'intérêt de cette nouvelle décision.

II - L'insuffisance d'un suivi trimestriel de la charge de travail

L'accord mis en cause. Cette nouvelle affaire concernait l'article 2.3 de l'accord ARTT du 14 décembre 2001 pris en application de la Convention collective nationale de commerces de gros du 23 juin 1970.

Ce texte prévoit un "décompte annuel en jours ou demi-journées de travail effectif" et précise qu'"une note d'information mettant en oeuvre une convention de forfait en jours doit également préciser les modalités de décompte des journées et demi-journées travaillées, les conditions de contrôle de son application, ainsi que les modalités de suivi de l'organisation du travail des salariés concernés et de l'amplitude de leurs journées d'activité".

Le texte ajoute que "le forfait en jours s'accompagne d'un contrôle du nombre de jours travaillés". L'employeur est ainsi "tenu d'établir un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées travaillées, ainsi que la qualification des jours de repos au titre de la réduction du temps de travail", précise que "ce document peut être tenu par le salarié sous la responsabilité de l'employeur". En outre, "le salarié ayant conclu une convention de forfait défini en jours bénéficie, chaque année, d'un entretien avec son supérieur hiérarchique au cours duquel seront évoquées l'organisation et la charge de travail de l'intéressé ainsi que l'amplitude de ses journées d'activité".

L'affaire. Un salarié, après avoir pris sa retraite, avait saisi la juridiction prud'homale d'un certain nombre de demandes indemnitaires fondées notamment sur la contestation de la convention de forfait en jours à laquelle il avait été soumis à la fin de sa carrière, en sa qualité de directeur comptable. Il reprochait à son employeur, devant la cour d'appel de Lyon, "de n'avoir pas, lors de l'instauration pour les cadres des conventions de forfait jour annuel, mis en place les mécanismes de contrôle permettant seuls d'assurer le respect de la réduction effective du temps de travail ce qui, corrélativement, permettait d'éluder le paiement d'heures supplémentaires" (10), mais n'avait pas été suivi.

Devant la Cour de cassation, le salarié se situait clairement dans le sillage des arrêts rendus sur le contrôle de la charge de travail en juin 2011, arrêts rendus après celui de la cour d'appel de Lyon qui remontait au mois de janvier de la même année.

Pour la Cour de cassation, les garanties conventionnelles en cause ne sont pas suffisantes, et singulièrement la fréquence trimestrielle des dispositifs de contrôle puisque la Haute juridiction souligne que les dispositions conventionnelles litigieuses se contentaient, "s'agissant de la charge et de l'amplitude de travail du salarié concerné", d'un "entretien annuel avec son supérieur hiérarchique", et "s'agissant de l'amplitude des journées de travail et la charge de travail qui en résulte [...] qu'un examen trimestriel".

Une solution sévère. Le moins que l'on puisse dire est que la cassation ne semblait pas s'imposer avec la force de l'évidence si on veut bien comparer les dispositions de la Convention collective nationale de la métallurgie (N° Lexbase : X0590AEL), qui avait été "validée" par la Cour en janvier 2001, et celle de la Convention collective nationale du commerce de gros mise en cause dans cette affaire.

Faut-il le rappeler, la CCN de la métallurgie, qui faisait figure jusque là de modèle, prévoyait en premier lieu l'établissement d'un "document de contrôle" détaillant les demi-journées travaillées ou de congé du salarié, sans autre précision concernant la fréquence de l'exploitation de ces informations ; le document de contrôle prévu par la CCN du commerce de gros prévoyait un dispositif équivalent.

S'agissant du contrôle de la charge de travail, la Convention de la métallurgie prévoit un "suivi régulier" alors que la CCN du commerce de gros uniquement un suivi annuel, et l'accord d'entreprise un suivi trimestriel.

Pour la Haute juridiction, un suivi trimestriel ne serait donc pas "de nature à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié", alors qu'un suivi "régulier" le serait... et ce, alors même que cette notion de suivi "régulier" est dépourvue de toute précision et, pour ainsi dire, de toute normativité.

On le comprend aussitôt, l'arrêt, rendu en janvier 2011, n'était que le premier pas vers un contrôle plus strict encore des stipulations conventionnelles garantissant le respect du droit à la santé des salariés soumis à un forfait en jours sur l'année, comme le montre ce nouvel arrêt qui semble incontestablement plus sévère en imposant un suivi certainement mensuel de la charge de travail, même si la Haute juridiction n'a pas voulu le dire plus nettement.

Une intervention législative désormais indispensable. Deux remarques méritent alors d'être faites.

La première, qui n'est pas nouvelle, sonne comme une mise en garde pour les entreprises. Il n'est en effet pas possible de "sauver", par de vertueuses pratiques de surveillance étroite de la charge de travail des salariés en forfaits en jours sur l'année, les conventions de forfait "mal fondées" ; les garanties doivent, en effet, figurer dans l'accord habilitant les entreprises à recourir aux conventions de forfait. En revanche, si l'accord collectif prévoit ces garanties et que l'employeur ne les respecte pas, on sait désormais qu'il perdra le bénéfice du régime des forfaits en jours (11) et en paiera, au sens propre et figuré, toutes les conséquences !

Il est toutefois toujours possible, lorsque les dispositions de l'accord de branche applicable ne garantissent pas suffisamment le droit à la santé des salariés, de conclure un accord d'entreprise, ou d'établissement, qui s'appliquera alors en lieu et place de l'accord de branche, conformément aux dispositions de l'article L. 3121-39 du Code du travail, et qui comportera des mesures de suivi et de contrôle plus efficientes.

La seconde, qui résulte directement de ce nouveau "tour de vis", concerne le régime légal des conventions de forfaits en jours sur l'année, dont les insuffisances sont dénoncées depuis longtemps déjà par le Comité européen des droits sociaux (12). Il serait plus que temps qu'une intervention législative vienne préciser ces garanties car il n'est pas certain que l'intervention de la chambre sociale de la Cour de cassation, par hypothèse dépendante des contentieux qui lui sont soumis, permette d'y voir plus clair pour l'ensemble des conventions concernées, créant ainsi une très fâcheuse insécurité juridique...


(1) Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71.107, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5499HU9) et les obs. de S. Tournaux., Forfaits-jours : compromis à la française !, Lexbase Hebdo n° 447 du 7 juillet 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N6810BSZ) ; D. act., 19 juillet 2011, obs. L. Perrin ; RDT, 2011, p. 474, B. Van Craeynest et P. Masson ; ibid., p. 481, chr. M.-F. Mazars, S. Laulom et C. Dejours ; JCP éd. S, 2011, 1332, J.-F. Akandji-Kombé ; ibid., 1333, note M. Morand ; RJS, 2011, p. 587, chron. F. Favennec-Héry ; SSL, 2011, n° 1499, p. 11, note M.-F. Mazars et Ph. Flores.
(2) C. trav., art. L. 3121-39 (N° Lexbase : L3942IBM).
(3) Ceux "dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l'horaire collectif applicable au sein de l'atelier, su service ou de l'équipe auxquels ils sont intégrés" (C. trav., art. L. 3121-42 N° Lexbase : L3963IBE).
(4) C. trav., art. L. 3121-48 (N° Lexbase : L3955IB4).
(5) "Le forfait en jours s'accompagne d'un contrôle du nombre de jours travaillés. Afin de décompter le nombre de journées ou de demi-journées travaillées, ainsi que celui des journées ou demi-journées de repos prises, l'employeur est tenu d'établir un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées, ainsi que le positionnement et la qualification des jours de repos en repos hebdomadaires, congés payés, congés conventionnels ou jours de repos au titre de la réduction du temps de travail auxquels le salarié n'a pas renoncé dans le cadre de l'avenant à son contrat de travail visé au 2ème alinéa ci-dessus. Ce document peut être tenu par le salarié sous la responsabilité de l'employeur".
(6) "Le supérieur hiérarchique du salarié ayant conclu une convention de forfait défini en jours assure le suivi régulier de l'organisation du travail de l'intéressé et de sa charge de travail".
(7) "En outre, le salarié ayant conclu une convention de forfait défini en jours bénéficie, chaque année, d'un entretien avec son supérieur hiérarchique au cours duquel seront évoquées l'organisation et la charge de travail de l'intéressé et l'amplitude de ses journées d'activité. Cette amplitude et cette charge de travail devront rester raisonnables et assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail des intéressés. A cet effet, l'employeur affichera dans l'entreprise le début et la fin de la période quotidienne du temps de repos minimal obligatoire visé à l'alinéa 7 ci-dessus. Un accord d'entreprise ou d'établissement peut prévoir d'autres modalités pour assurer le respect de cette obligation".
(8) Cass. soc., 26 octobre 2010, n° 09-41.002, F-D (N° Lexbase : A0334GDQ) : "les modalités exigées par les articles L. 3121-45 (N° Lexbase : L3952IBY) et L. 3121-48 du Code du travail n'avaient pas été prévues par la convention collective et avaient été laissées à l'initiative des parties ou de employeur" ; Cass. soc., 13 juin 2012, n° 11-10.854, FS-D (N° Lexbase : A8949INR), "l'accord de branche, sur lequel se fondait exclusivement l'employeur pour justifier le recours à un forfait en jours, ne prévoyait pas les modalités de suivi et d'application des conventions de forfait en jours, et qu'il n'est pas justifié de l'existence d'un accord d'entreprise conclu à cet effet" ; Cass. soc., 19 septembre 2012, n° 11-19.016, F-D (N° Lexbase : A2518ITG), la cour d'appel ne peut valider le recours aux conventions "sans constater l'existence d'un accord d'entreprise ou d'établissement organisant les modalités de mise en place de la convention de forfait en jours".
(9) Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-19.807, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8942IBS), v. les obs. de S. Tournaux, Conventions de forfait en jours : de l'importance du contenu des accords collectifs, Lexbase Hebdo édition sociale n° 473 du 16 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0230BTP).
(10) CA Lyon, ch. soc., 27 janvier 2011, n° 10/02721 (N° Lexbase : A7099GSQ).
(11) Depuis Cass. soc., 29 juin 2011, préc..
(12) Décision sur le bien-fondé du 16 novembre 2001, §§ 28 à 38, et CFE-CGC c. France, réclamation n° 16/2003, , §§ 31 à 4 ; Décision sur le bien-fondé du 12 octobre 2004, CFE-CGC c. France, réclamation n° 9/2000 ; Décision du 14 janvier 2011, n° 55/2009, n° 54.

Décision

Cass. soc., 26 septembre 2012, n° 11-14.540, FS-P+B (N° Lexbase : A6248ITL)

Cassation, CA Lyon, ch. soc., 27 janvier 2011, n° 10/02721 (N° Lexbase : A7099GSQ)

Textes visés : Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, art. 151 (N° Lexbase : L2453IPK) ; C. trav., ancien art. L. 212-15-3 (N° Lexbase : L7755HBT), dans sa rédaction applicable au litige, interprété à la lumière de l'article 17, paragraphes 1 et 4 de la Directive 1993/104 CE du Conseil du 23 novembre 1993 (N° Lexbase : L7793AU8) ; Directive 2003/88 CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 (N° Lexbase : L5806DLM), art. 17, paragraphe 1, et 19 ; Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX), art. 31

Mots-clés : durée du travail, forfaits en jours, santé, garanties

Liens base : (N° Lexbase : E0542ETA)

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