La lettre juridique n°488 du 7 juin 2012

La lettre juridique - Édition n°488

Éditorial

Boycott israélien : cui bono ?

Lecture: 6 min

N2217BTB

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Ouf ! Au comptoir du bistro de la gare, Dodo et Frédo sont rassurés : l'appel à boycott de produits provenant d'un seul Etat est constitutif d'une provocation à la discrimination raciale ! Ce n'est pas Platini qui le dit, c'est la Chambre criminelle de la Cour de cassation, ce 22 mai 2012. Deux semaines avant le coup d'envoi de l'Euro 2012, en Ukraine, la solution jurisprudentielle est de bon augure : on n'entendra plus parler de boycott du championnat d'Europe des Nations pendant quelques temps ! C'est qu'après les propos tenus par le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et la commissaire européenne à la justice, Viviane Reding, suivis par la Chancelière allemande, on aurait pu craindre que les chaînes de télévision décident de ne pas retransmettre les matches joués dans un pays dans lequel "une justice sélective, partiale, ne doit pas être acceptée", d'après la commissaire luxembourgeoise (à propos du traitement réservé à l'ex-première ministre ukrainienne, Ioula Timochenko, égérie de la "Révolution orange" de 2004 et emprisonnée, depuis août 2011, pour "abus de pouvoir" lorsqu'elle était Premier ministre).

Bien entendu, le contexte de l'arrêt rendu le 22 mai 2012 est tout autre : la Chambre criminelle de la Cour de cassation confirme, ainsi, la condamnation d'une prévenue pour provocation à la discrimination raciale en invitant les clients d'un magasin à boycotter tous les produits provenant d'Israël. Plus précisément, elle avait été interpellée à la sortie d'un magasin de la grande distribution alors qu'elle venait d'apposer, sur une caisse enregistreuse de cet établissement et sur une bouteille de jus de fruit proposée à la vente, des étiquettes autocollantes portant les mentions "Campagne boycott... Boycott Apartheid Israël... Boycott de tous les produits israéliens... Principales marques : Carmel, Jaffa, Top, Or, Teva... tant qu'Israël ne respectera pas le droit international". Pour la Haute juridiction, elle a incité à entraver l'exercice normal d'une activité économique et visé de façon discriminatoire les producteurs et fournisseurs de ces produits en raison de leur appartenance à une nation déterminée, en l'espèce Israël.

La décision n'est pas nouvelle en soi. Le 28 septembre 2004, la même formation avait condamné un maire qui avait, lors d'une réunion du conseil municipal, indiqué qu'il avait demandé aux services de restauration de la commune de boycotter les produits en provenance d'Israël pour protester contre la politique du Gouvernement Sharon à l'encontre du peuple palestinien. La Cour avait estimé que la diffusion sur le site internet de la commune de la décision prise par le maire de boycotter les produits israéliens, accompagnée d'un commentaire militant, était, en multipliant les destinataires du message, de nature à provoquer des comportements discriminatoires et contrevenait à l'article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881. Mais l'arrêt en cause était un arrêt inédit au Bulletin. Tout au plus, le 18 décembre 2007, la Haute juridiction rappelait, sous l'égide F-P+F, qu'une discrimination en matière économique ne peut être justifiée par l'existence d'un boycott irrégulier, et fondait sa condamnation sur l'article 225-2, 2°, du Code pénal.

Mais, cette décision du 22 mai 2012 fera bien entendu grand bruit, tant sur le web où officient de nombreuses associations pro-palestiniennes, qu'auprès des juges du fond. Pour mémoire, la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris avait relaxé, le 8 juillet 2011, une personne accusée de discrimination contre la Nation israélienne, et d'incitation à la haine raciale, estimant que, "dès lors que l'appel au boycott des produits israéliens est formulé par un citoyen pour des motifs politiques et qu'il s'inscrit dans le cadre d'un débat politique relatif au conflit israélo-palestinien, débat qui porte sur un sujet d'intérêt général de portée internationale, l'infraction de provocation à la discrimination fondée sur l'appartenance à une Nation n'est pas constituée". Et s'appuyant sur une jurisprudence constante suprême et européenne, le juge parisien rappelait que "la critique d'un Etat ou de sa politique ne saurait être regardée, de principe, comme portant atteinte aux droits ou à la dignité de ses ressortissants sans affecter gravement le liberté d'expression dans un monde désormais globalisé dont la société civile est devenue un acteur majeur, et alors qu'aucun 'délit d'offense à Etat étranger' n'a jamais été consacré par le droit positif ni par le droit coutumier international, tant il serait contraire aux standards communément admis de la liberté d'exprimer des opinions".

La décision du tribunal s'explique sans doute par le fait que la circulaire du 12 février 2010, par laquelle la Chancellerie demandait aux procureurs de la République de s'assurer que tout appel au boycott des produits d'un pays déterminé soit incriminé au titre de "provocation publique à la discrimination envers une Nation", punie d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende, n'avait pas encore traversé la Seine... Alors que le 7 mars 2011, le Conseil d'Etat concluait, déjà, que le refus de mettre une salle d'un établissement d'enseignement à disposition d'une association appelant au boycott d'un Etat ne nuit pas à la liberté de réunion.

Plus sérieusement, l'Histoire du boycott d'Israël ne prête guère à la tolérance. Rappelons que ce sont les nazis qui, dès leur arrivée au pouvoir en Allemagne en 1933, boycottèrent, les premiers, les "produits juifs". Et, le principe fut adopté par la Ligue arabe, le 2 décembre 1945, à l'encontre des marchandises "sionistes" ou "juives". En 1948, c'est l'interdiction de toute relation commerciale ou financière entre les Etats arabes et l'Etat d'Israël qui fût décidée. Cette "arme économique" visant à soutenir le combat mené par les populations palestiniennes n'est donc pas nouvelle. Elle a même conduit à plusieurs contentieux en France, à l'image de cet arrêt du 21 novembre 1994 qui rappelait qu'il était demandé aux entreprises exportant vers les pays arabes de signer une déclaration de boycott, qui était obligatoirement remise lors du visa des factures commerciales...

Toutefois, les actions menées en France, si elles se parent des vertus "citoyennes", vont à contresens des derniers soubresauts de l'Histoire. Depuis 1994, les pays du Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe n'applique que le "boycott primaire" -l'interdiction à ses seuls membres tout commerce avec Israël-. Même la Jordanie et l'Autorité palestinienne l'ont abandonné en 1995. Et, depuis 2005, l'Arabie saoudite et le Bahreïn suivent la même démarche. Aujourd'hui, seuls le Liban et la Syrie l'appliquent !

Mais, à la décharge des associations prônant le boycott contre les produits israéliens, on admettra que les positions de personnalités comme Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, ou Stéphane Hessel, résistant rescapé de Buchenwald et co-rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, jettent la confusion et provoquant la circonspection. Sous l'égide de telles "autorités", il est difficile de croire que l'action de cette militante étiqueteuse s'apparente à une provocation à la discrimination raciale...

Alors, certes la Révolution américaine a commencé par le boycott du thé anglais par les Fils de la Liberté pendant le Boston Tea Party ; mieux, en 1930, Mahatma Gandhi, lui-même, décréta un boycott des produits de l'Empire britannique, demandant à ce que le khadi soit porté par tous les Indiens ; et Martin Luther King de réclamer celui des bus de Montgomery, en réaction à la ségrégation raciale dont fût victime Rosa Parks, le 1er décembre 1955.

Mais, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Le taux de croissance israélienne est un modèle du genre, au point de parler de "miracle économique", qui bien qu'entamé, depuis le début de l'année, par la crise économique européenne, est envié par les pays frontaliers de l'Etat hébreu.

Et, singulièrement, si le chômage israélien, quoique en légère hausse, est relativement "faible" (6,9 % de la population active en mars 2012), il ne faut pas oublier que la majorité des salariés du secteur agricole ou des usines israéliennes sont les arabes cisjordaniens, les travailleurs temporaires provenant d'Asie, et... les palestiniens qui franchissent chaque jour les check points de l'Etat d'Israël. Avec un taux de chômage de 34 % à Gaza et de 26 % en Cisjordanie, il n'est pas certain que les premières victimes du boycott soient justement les palestiniens et les cisjordaniens eux-mêmes !

Et, l'affaire n'est pas uniquement symbolique : 21 % des exportateurs israéliens auraient baissé leurs prix à cause du boycott, après avoir perdu des parts de marché significatives, notamment, en Europe...

L'arme économique que constitue le boycott ou la "consom'action" est bien réelle, au point que le Conseil d'Etat comme la Cour de cassation la considèrent anti-concurrentielle et rappellent que la mission d'informer le public et, par là même, de dénoncer les abus et les tromperies dont il peut être victime, ne saurait cependant excéder la mesure qu'impose une information prudente et avisée, ni recourir à une injuste agression. C'est donc une arme à double tranchant : d'abord, parce qu'elle contrevient aux dispositions pénales et est, de ce fait, sanctionnée ; ensuite, parce que les premières victimes économiques sont toujours les populations les plus fragiles et, dans le cas qui nous occupe, il s'agit vraisemblablement de ces mêmes populations dont les associations appelant au boycott entendent défendre les intérêts.

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Divorce

[Chronique] Chronique de droit patrimonial du divorce - juin 2012

Lecture: 10 min

N2250BTI

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par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var

Le 08 Juin 2012

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualités en droit patrimonial du divorce réalisée par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var. Dans deux arrêts, rendus les 12 avril et 11 mai 2012 (Cass. civ. 1, 12 avril 2012, n° 11-13.456, F-P+B+I et Cass. civ. 1, 11 mai 2012, n° 11-11.064, F-D), la Cour de cassation a dû répondre aux questions suivantes : un partage de communauté, effectué dans le cadre d'une convention définitive homologuée par le jugement de divorce, est-il opposable aux tiers, en l'absence de publicité foncière ? Et une convention prévoyant que l'époux s'engage à verser à l'épouse une prestation compensatoire, sous forme de rente mensuelle, "toute sa vie durant", vise-t-elle la vie de l'époux débiteur ou celle de l'épouse créancière ? Dans les deux cas, la solution n'était pas évidente et les magistrats auraient pu opter pour la position inverse.
  • Opposabilité aux tiers d'une convention homologuée, certes, mais en l'absence de publicité foncière (Cass. civ. 1, 12 avril 2012, n° 11-13.456, F-P+B+I N° Lexbase : A5953IIC)

Le jugement de divorce est opposable aux tiers, en ce qui concerne les biens des époux, à partir du jour où les formalités de mention en marge, prescrites par les règles de l'état civil, ont été accomplies. Le défaut de publicité foncière des actes déclaratifs portant sur des immeubles n'a pas pour sanction leur inopposabilité aux tiers. Telle fut la solution adoptée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 12 avril 2012. Si elle peut se comprendre, cette position peut aussi être critiquée.

En avril 2004, un époux a effectué une déclaration d'insaisissabilité, laquelle a été publiée, à propos d'une maison d'habitation dépendant de la communauté qu'il formait avec son épouse. En mai suivant, l'époux a été condamné à payer à sa banque une certaine somme, en exécution de contrats de prêts, souscrits en 1989, et d'une convention de compte courant dont le solde a été arrêté en avril 1996, pour lesquels il avait accordé une garantie de passif en avril 2000. En février 2007, le couple a divorcé par requête conjointe et l'immeuble a été attribué au mari. En mars suivant, la banque a assigné les deux membres du couple en liquidation et partage de ce bien.

Pour ordonner l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de l'immeuble et sa licitation, la cour d'appel a retenu que l'état liquidatif homologué par le jugement de divorce n'était opposable aux tiers qu'une fois effectuées les formalités de publicité foncière et, l'acte de partage invoqué par l'époux n'ayant jamais été publié, celui-ci n'était pas opposable à la banque.

En avril 2012, la Cour de cassation a cassé cet arrêt, en visant l'article 262 du Code civil (N° Lexbase : L2643ABI) et les articles 28 (N° Lexbase : L4343A4M) et 30 (N° Lexbase : L2085ATE) du décret n° 55-22 du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière. Selon le premier de ces textes, "Le jugement de divorce est opposable aux tiers, en ce qui concerne les biens des époux, à partir du jour où les formalités de mention en marge prescrites par les règles de l'état civil ont été accomplies". Les articles 28 et 30 du décret du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière disposent, quant à eux :

- "Sont obligatoirement publiés au bureau des hypothèques de la situation des immeubles :
1° Tous actes, même assortis d'une condition suspensive, et toutes décisions judiciaires, portant ou constatant entre vifs :
a) Mutation ou constitution de droits réels immobiliers autres que les privilèges et hypothèques, qui sont conservés suivant les modalités prévues au Code civil ;
[...]" (art. 28)

- "1. Les actes et décisions judiciaires soumis à publicité par application du 1° de l'article 28 sont, s'ils n'ont pas été publiés, inopposables aux tiers qui, sur le même immeuble, ont acquis, du même auteur, des droits concurrents en vertu d'actes ou de décisions soumis à la même obligation de publicité et publiés, ou ont fait inscrire des privilèges ou des hypothèques. Ils sont également inopposables, s'ils ont été publiés, lorsque les actes, décisions, privilèges ou hypothèques, invoqués par ces tiers, ont été antérieurement publiés. [...]" (art. 30).

Pour la Haute juridiction, il résulte de ces deux derniers textes que le défaut de publicité des actes déclaratifs portant sur des immeubles n'a pas pour sanction leur inopposabilité aux tiers. Les formalités de mention en marge prescrites par les règles de l'état civil ayant été accomplies, la convention, et donc l'attribution de l'immeuble au mari, était par conséquent opposable à la banque. L'absence de publicité foncière importait peu.

Cette solution constitue un compromis, tant en théorie qu'en pratique, et peut être critiquée.

En théorie, cette solution trouve en effet un compromis entre les règles du Code civil et celle de la publicité foncière.

D'un côté, les articles 28 et 30 du décret du 4 janvier 1955, parfaitement en vigueur, soumettent certains actes à publicité, à peine d'inopposabilité. La Cour de cassation aurait pu admettre leur application, et la solution inverse, en visant l'article 262 du Code civil et, par exemple, la règle specialia generalibus derogant.

D'un autre côté, l'article 262 du Code civil contient des termes généraux et ne distinguent pas selon le type de meubles. Conclure que l'opposabilité aux tiers suppose une publicité selon les règles de l'état civil et, lorsqu'il s'agit d'immeubles, une publicité foncière, reviendrait à atténuer considérablement la porter de ce texte. De plus, d'un point de vue "grammatical", le décret de 1955 vise "seulement" les tiers "qui, sur le même immeuble, ont acquis, du même auteur, des droits concurrents en vertu d'actes ou de décisions soumis à la même obligation de publicité et publiés, ou ont fait inscrire des privilèges ou des hypothèques".

En pratique, aussi, cette solution constitue un compromis.

D'un côté, considérer que les tiers sont censés être informés par la seule publicité à l'état civil, alors qu'il existe en matière d'immeuble une publicité spécifique, est favorable au débiteur et sévère pour le créancier. Quel est l'intérêt de la publicité foncière, pour les tiers, si son absence n'a pas d'incidence sur l'opposabilité d'une convention à leur égard ? La publicité à l'état civil permet seulement d'apprendre qu'une personne est divorcé. Pour savoir ce qu'elle a obtenu lors du partage, il faut s'en remettre à la publicité foncière.

D'un autre côté, et c'est en cela que la décision peut être vue comme un compromis, la publicité du jugement du divorce, qu'il s'agisse de la publicité foncière ou de la publicité à l'état civil d'ailleurs, ne relève pas du ressort des époux. S'il est évidemment sévère d'avoir "sanctionné" la banque pour ne pas avoir été assez méfiante, et s'être contenté des informations obtenues auprès des services des hypothèques, au lieu d'avoir demandé à l'époux copie du jugement de divorce, il aurait été difficile de reprocher au couple une faute, le défaut de publicité, qu'il n'avait pas commise.

  • Attribution d'une prestation compensatoire "toute sa vie durant", certes, mais la vie de qui ? (Cass. civ. 1, 11 mai 2012, n° 11-11.064, F-D N° Lexbase : A1282IL3)

Une convention prévoyant que l'époux s'engage à verser à l'épouse une prestation compensatoire, sous forme de rente mensuelle, "toute sa vie durant", vise la vie de l'époux débiteur et non celle de l'épouse créancière. Telle fut la solution adoptée dans une affaire soumise à la Cour de cassation, le 11 mai 2012. Cela mérite d'être souligné car la question n'est pas rare, en pratique, et les juges auraient pu adopter la solution opposée.

En 1984, un couple a divorcé sur requête conjointe. Leur convention prévoyait que l'époux s'engageait à verser à l'épouse "une prestation compensatoire, sous forme de rente mensuelle de 6 000 francs (six mille francs), toute sa vie durant" (soit environ 915 euros). En 1998, l'ex-époux est décédé en laissant pour lui succéder les enfants de son premier lit, sa seconde épouse et les enfants née de cette seconde union. En 2006, l'ex-épouse a fait assigner les héritiers de son ex-époux... afin qu'ils fussent condamnés solidairement au paiement d'une somme de 152 922, 84 euros au titre de la prestation compensatoire fixée par la convention de divorce

La cour d'appel a refusé de faire droit cette demande, estimant que la prestation compensatoire avait pris fin au décès du débiteur, en 1998.

Devant la Cour de cassation, l'épouse avançait deux arguments. D'une part, elle estimait que le juge ne pouvait méconnaître les termes clairs et précis des stipulations d'une convention de divorce. Or, en énonçant que l'époux s'engageait à verser à l'épouse une prestation compensatoire sous forme de rente mensuelle de 6 000 francs (six mille francs), toute sa vie durant, la convention visait clairement et précisément la vie de l'épouse, la créancière, et non celle de l'époux, le débiteur. Par conséquent, en concluant, au contraire, que les époux avaient convenu que l'obligation du mari devait s'éteindre à son décès, la cour d'appel avait dénaturé cette clause et violé l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC). D'autre part, l'épouse avançait qu'il résultait des dispositions de l'article 276-1 du Code civil (N° Lexbase : L2670ABI) (dans sa version en vigueur jusqu'au 1er juillet 2000) applicables à la convention de divorce, que la rente était attribuée pour une durée égale ou inférieure à la vie de l'époux créancier. En conséquence, en déclarant le contraire, la cour d'appel avait violé par refus d'application cette disposition.

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi. Elle a estimé que c'était par une interprétation nécessaire et exclusive de dénaturation des stipulations de la convention que la cour d'appel avait estimé que les époux avaient entendu limiter la durée du versement de la rente à celle de la vie du débiteur.

Avant la réforme de 2004 (loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 N° Lexbase : L2150DYB), les époux devaient, lorsqu'ils divorçaient par consentement mutuel, fixer le montant et les modalités (en capital, rente ou mixte, pour un certain nombre d'années, jusqu'à un événement précis, à vie...) de leur prestation compensatoire. Leur convention était homologuée par le juge qui contrôlait le respect des intérêts de chacun. Les conjoints pouvaient prévoir une clause autorisant la révision par le juge, en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de chacun. Ils pouvaient aussi introduire une clause dérogeant au principe de la transmissibilité de la prestation aux héritiers du débiteur. Lors la réforme du 26 mai 2004, ces dispositions ont été maintenues pour les divorces par consentement mutuel et étendues, lorsque les époux s'entendent sur ce point, aux autres cas de divorce. La question de l'interprétation des termes litigieux d'une clause de la convention est donc importante, que celle-ci ait été conclue avant ou après le 1er janvier 2005, date d'entrée en vigueur de la réforme.

Dans un tel cas, les magistrats ont recours au droit des contrats, et notamment aux articles 1156 et suivants du Code civil (N° Lexbase : L1258AB9), relatifs à l'interprétation des conventions.

D'abord, selon le premier de ces textes, "On doit dans les conventions rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plutôt que de s'arrêter au sens littéral des termes". En l'espèce, en plus, le sens littéral des termes prêtait à confusion. Dans la phrase "l'époux s'engage à verser à l'épouse une prestation compensatoire sous forme de rente mensuelle de 6 000 francs (six mille francs), toute sa vie durant", le complément circonstanciel "toute sa vie durant" peut être rapproché du sujet "l'époux" ou du complément d'objet "l'épouse". Les magistrats ont donc, effectivement, dû rechercher quelle avait été la commune intention des parties.

Ensuite, selon l'article 1158 du Code civil (N° Lexbase : L1260ABB), "Les termes susceptibles de deux sens doivent être pris dans le sens qui convient le plus à la matière du contrat". Les magistrats ont pu retenir, en l'espèce, le fait que l'époux avait, au moment du divorce, des enfants de deux lits différents et vivait maritalement, depuis plusieurs années, avec celle qui est devenu sa seconde épouse.

Enfin, les juges se sont probablement fondés, aussi, sur l'article 1159 du Code civil (N° Lexbase : L1261ABC) selon lequel "Ce qui est ambigu s'interprète par ce qui est d'usage dans le pays où le contrat est passé". En effet, avant la réforme de 2004, l'ancien article 276-2 du Code civil (N° Lexbase : L2671ABK) prévoyait que, au décès du débiteur de la prestation compensatoire, la charge de la rente viagère (ou du solde du capital) était transmise à ses héritiers. Les enfants d'un vieil homme, défunt, pouvaient être tenus de payer, sur leurs deniers propres, la prestation compensatoire de la seconde épouse de leur père, parfois plus jeune qu'eux ! Or, depuis le 1er janvier 2005, lorsque la prestation compensatoire est fixée par le juge, c'est-à-dire dans un divorce autre que par consentement mutuel et à défaut de convention des époux sur ce point, l'article 280 du Code civil (N° Lexbase : L2849DZK) prévoit que, à la mort de l'époux débiteur, le paiement de la prestation compensatoire, quelle que soit sa forme, est prélevé sur la succession. Ce paiement est supporté par tous les héritiers, qui n'y sont pas tenus personnellement, dans la limite de l'actif successoral et, en cas d'insuffisance, par tous les légataires particuliers, proportionnellement à leur émolument. Il s'agit d'un des principaux changements de la réforme du 26 mai 2004. C'est probablement à la lumière de ce texte, qui certes n'était pas applicable lors de la signature de la convention en 1984, que les magistrats ont interprété la clause litigieuse. Il en ressort ainsi une certaine cohérence dans la matière, ce qui doit être approuvée. S'ils entendent déroger aux principes de la limitation de la transmissibilité de la prestation compensatoire à l'actif successoral, les époux doivent l'exprimer clairement.

Dans l'affaire commentée, les enfants du premier lit et, surtout, la seconde épouse et les enfants nés de cette seconde union n'auront pas à payer la somme de 152 922, 84 euros et, plus généralement, une prestation compensatoire de 6 000 francs par mois (environ 900 euros) à l'ex-épouse qui l'avait déjà reçue pendant 14 ans et avait attendu 8 ans, après le décès du débiteur, pour la réclamer aux héritiers !

De manière générale, cette affaire démontre que, même consentie par les époux et homologuée par le juge, une convention peut être source de contentieux... 28 ans après sa conclusion. Cela apporte de l'eau au moulin de ceux qui pensent qu'il est prudent que le divorce, même par consentement mutuel, ne soit pas "déjudiciarisé".

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Domaine public

[Jurisprudence] Chronique de droit du domaine public - Juin 2012

Lecture: 13 min

N2222BTH

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 06 Juin 2012

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit du domaine public de Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz, laquelle traitera de trois décisions rendues par le Conseil d'Etat. Le premier arrêt précise les conséquences de la jurisprudence "Béziers II" sur l'examen d'un référé "mesures utiles" tendant à l'expulsion d'un occupant sans titre du domaine public. Pour apprécier si la demande d'expulsion en référé se heurte à une contestation sérieuse, le juge des référés doit estimer les chances de succès du recours contestant la validité de la résiliation de la convention d'occupation du domaine public. Tel n'est pas le cas si ce recours n'a pas été exercé dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle le cocontractant a été informé de la mesure de résiliation (CE 3° et 8° s-s-r., 11 avril 2012, n° 355356, mentionné aux tables du recueil Lebon). Le deuxième arrêt concerne la situation du concessionnaire habilité à délivrer des autorisations d'occupation du domaine public. Le concessionnaire peut arrêter le montant des redevances même si aucune décision ne l'y autorise. Il n'en irait autrement que dans l'hypothèse où une stipulation contractuelle réserverait au concédant la détermination de ce montant (CE 3° et 8° s-s-r., 7 mai 2012, n° 343697, mentionné aux tables du recueil Lebon). Le troisième et dernier arrêt commenté est relatif à la question de l'appartenance d'un bien au domaine public. Des logements de gendarme sont, ainsi, déclarés faisant partie du domaine public sans qu'ils reçoivent l'aménagement spécial requis. C'est un critère de rattachement matériel qui est retenu, critère jurisprudentiel antérieur à l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques, eu égard au fait que l'appartenance du bien au domaine public s'apprécie à la date à laquelle le rattachement pose question (CE 3° et 8° s-s-r., 7 mai 2012, n° 342107, publié au recueil Lebon).
  • Appréciation des chances de succès d'une demande d'expulsion du domaine public en référé (CE 3° et 8° s-s-r., 11 avril 2012, n° 355356, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6185IIW)

Depuis une dizaine d'années, le droit des contrats administratifs a vu considérablement se moderniser la conception même qu'a le juge des contrats de son office et de ses pouvoirs. A la faveur de ce mouvement de rénovation, les pouvoirs des différents juges ayant à connaître du contrat se sont à la fois diversifiés et raffinés. Abandonnant une jurisprudence aussi ancienne que contestée, la Section du contentieux du Conseil d'Etat a, notamment, ouvert aux cocontractants de l'administration la possibilité, en cas de résiliation unilatérale du contrat, de demander au juge, et en urgence au juge des référés, d'ordonner la reprise des relations contractuelles. C'est la décision que nous appellerons par commodité "Béziers II" (1). La décision d'espèce s'inscrit dans ce mouvement et vient préciser les conséquences de cette jurisprudence "Béziers II" sur l'examen d'un référé "mesures utiles" tendant à l'expulsion d'un occupant sans titre du domaine public.

La société requérante a signé avec la chambre de commerce et d'industrie de Clermont-Ferrand une convention d'occupation du domaine public en vue de l'exploitation d'un bar hôtel restaurant dans une zone aéroportuaire. Constatant divers manquements à ses obligations contractuelles, mais aussi aux règles d'hygiène et de sécurité applicables aux établissements recevant du public, la société d'exploitation de l'aéroport, à laquelle avait été déléguée entre-temps l'exploitation de l'aéroport, a mis fin unilatéralement à la convention et a donc demandé à la société requérante de bien vouloir quitter les lieux. Cette dernière ayant refusé, la société d'exploitation a saisi le tribunal administratif d'un référé conservatoire ou référé "mesures utiles" en application de l'article L. 521-3 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3059ALU), et a demandé à ce qu'il soit enjoint sous astreinte à l'occupant de quitter le domaine public. Le juge des référés a fait droit à la demande et la société requérante s'est alors pourvue en cassation et demandé à ce qu'il soit prononcé un sursis à exécution de l'ordonnance prise par les premiers juges.

Le Conseil d'Etat confirme, sans aucune réserve, l'ordonnance attaquée et rappelle, ce faisant, les conditions de l'office du juge des référés conservatoires. Celui-ci doit statuer sur l'urgence et confirmer qu'aucune contestation sérieuse ne s'oppose à la demande qui lui est faite. Et, pour le Conseil d'Etat, il n'existe pas en l'espèce de contestation sérieuse, même si le juge de plein contentieux avait été saisi au fond d'une requête contestant précisément la validité de la résiliation contractuelle. Le juge suprême relève même que c'est à bon droit que le juge des référés a estimé que la mesure de résiliation contractuelle "constituait une mesure d'exécution du contrat et non une décision administrative au sens de l'article R. 421-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8421GQX)". En conséquence, il apparaît "que les dispositions de l'article R. 421-5 du même code (N° Lexbase : L3025ALM), qui subordonnent l'opposabilité des délais de recours ouverts à l'encontre d'une décision à la notification des voies et délais de recours, ne pouvaient être utilement invoquées". Dès lors, "la mesure de résiliation, faute d'avoir fait l'objet d'un recours dans le délai de deux mois à compter de la date à laquelle elle a été portée à la connaissance du cocontractant, était devenue définitive".

Le Conseil d'Etat suit en cela les modalités du recours fixées dans la décision "Béziers II" où le Rapporteur public estimait, dans ses conclusions, impossible d'assimiler la mesure de résiliation à une décision au sens des dispositions de l'article R. 421-1 du Code de justice administrative. Cette non-assimilation peut, néanmoins, faire l'objet de critiques dans la mesure où la mesure de résiliation est d'abord nécessairement regardée comme une décision pour l'application de l'article L. 521-3 du même code. Ensuite, elle constitue bien formellement une décision distincte du contrat prise unilatéralement par l'administration. Et même si on assimile la mesure de résiliation au contrat, c'est plutôt l'absence de délai qui aurait dû prévaloir. Il faut noter aussi que le Conseil d'Etat adopte une position différente lorsque le requérant est un tiers au contrat. Dans l'arrêt "Commune de Saint-Pol-sur-Ternoise" (2), le juge administratif a déclaré qu'un tiers au contrat pouvait attaquer la décision de résiliation au-delà du délai de deux mois, dès lors que les formalités de l'article R. 421-5 du Code de justice administrative n'avaient pas été respectées (il s'agissait d'un recours pour excès de pouvoir).

En l'état de l'instruction, le juge des référés procède, en l'espèce, à une sorte de pré-bilan et un certain parallélisme est forcément assuré entre le raisonnement du juge des référés et celui du juge du contrat ou, à tout le moins, dans les considérations que l'un et l'autre doivent prendre en compte. La reprise des relations contractuelles est subordonnée à la condition que celle-ci ne porte pas une atteinte excessive à l'intérêt général et aux droits d'un éventuel cocontractant qui aurait succédé au requérant. Il est probable que, dans la grande majorité des cas, la désignation d'un nouveau cocontractant fera à elle seule échec à la tentative de reprise. Pour qualifier l'atteinte d'excessive ou non, le juge doit, notamment, tenir compte de la gravité des vices constatés. Dans ce cas, l'absence de tout motif d'intérêt général ou de toute faute du cocontractant conduira plus facilement à la reprise des relations qu'un vice de procédure bénin, ce qui n'est pas le cas en l'espèce puisqu'il y a clairement une faute du cocontractant. Le juge doit aussi tenir compte des motifs de la résiliation et, lorsqu'il s'agit d'une résiliation aux torts du requérant, des manquements à ses obligations contractuelles. C'est à une analyse globale que les juges sont, ainsi, invités à procéder et la reprise des relations contractuelles ne sera prononcée qu'en présence de résiliations gravement illégales.

En définitive, on peut dire que le juge du référé "mesures utiles" s'ajoute à la longue liste des juges du contrat, mais derrière toutes les figures des juges se dessine forcément un juge unique du contrat, dont l'office reste et restera de favoriser l'application du contrat dans des conditions équitables pour les parties et favorables à l'intérêt général.

  • Un concessionnaire habilité à délivrer des autorisations d'occupation du domaine public peut arrêter le montant des redevances même si aucune décision ne l'y autorise (CE 3° et 8° s-s-r., 7 mai 2012, n° 343697, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1844ILU)

Le domaine public a toujours été lié à l'intérêt général, tant dans sa définition que dans les principes guidant son occupation. Mais, devant la place essentielle que prennent les activités économiques qui s'exercent sur le domaine public, le droit domanial doit intégrer les préoccupations privées et économiques, ce qui conduit à infléchir certains principes traditionnels de l'occupation du domaine public. Les pouvoirs importants dont dispose la personne publique propriétaire sont désormais justifiés tant par l'intérêt général attaché à l'affectation et à la protection du domaine, que par la nécessité d'en assurer une gestion efficace. Si ces pouvoirs importants sont aussi contrôlés, la logique même du contrôle cependant évolue. Comme pourrait le relever Aurore Laget-Annamayer, "on passe ainsi d'une liberté d'action de l'autorité domaniale légitimée par l'intérêt général à une liberté d'action encadrée au nom d'une logique plus concurrentielle".

Le contrôle de la fixation des redevances domaniales illustre bien l'encadrement croissant des prérogatives du titulaire ou gestionnaire du domaine et cette approche davantage fondée sur cette nouvelle logique concurrentielle. Ainsi, si toute occupation privative du domaine public est subordonnée à la délivrance d'une autorisation et au paiement d'une redevance, il appartient à l'autorité chargée de la gestion du domaine public, en l'absence de dispositions contraires, de fixer les conditions de délivrance des permissions d'occupation et, à ce titre, de déterminer le tarif des redevances en tenant compte des avantages de toute nature que le permissionnaire est susceptible de retirer de l'occupation du domaine public.

Il ressort des faits de l'espèce qu'un titulaire d'une permission d'occupation du domaine public a demandé au concessionnaire chargé de la gestion du domaine public, en l'occurrence un syndicat intercommunal, le paiement d'une somme de 8 000 euros correspondant à la fois à des redevances d'occupation du domaine public indûment versées au titre des années 2000 à 2005 en application de titres de recettes exécutoires jugés litigieux et à des dommages et intérêts. La décision de rejet du président du syndicat a été annulée par le tribunal administratif de Marseille (3) qui a condamné le syndicat intercommunal à verser au concessionnaire une somme de 7 000 euros à titre de dommages et intérêts pour l'ensemble du préjudice subi. Ce dernier résulte à la fois du préjudice matériel égal au montant des sommes par lui indûment versées et du préjudice moral subi du fait de cette faute du syndicat. Ce faisant, le tribunal administratif a subordonné la légalité des redevances en litige à la justification par le syndicat, concessionnaire de l'Etat, d'une décision l'autorisant à percevoir une telle redevance. Pour le Conseil d'Etat, saisi sur pourvoi et réglant l'affaire au fond, les premiers juges ont commis une erreur de droit. Le concessionnaire peut arrêter le montant des redevances même si aucune décision ne l'y autorise. Il n'en irait autrement que dans l'hypothèse où une stipulation contractuelle réserverait au concédant la détermination de ce montant.

Le Conseil d'Etat confirme ici, et précise quelque peu par la présente, une solution dégagée quelques années auparavant (4) où il constatait qu'un contrat de concession qui liait l'Etat à une société concessionnaire d'autoroutes autorisait explicitement celle-ci à percevoir des péages sur les autoroutes et des redevances pour installations annexes. La société a été jugée compétente pour fixer les modalités de la redevance due et en percevoir le produit, alors même que la loi prévoyait que son produit était du à la collectivité publique. En l'espèce, la société France Télécom avait été autorisée à poser des câbles de fibres optiques dans l'emprise du domaine public autoroutier et avait refusé de procéder au paiement de redevances à la société concessionnaire sur la base d'une disposition légale qui prévoyait que l'occupation du domaine public donnait lieu à versement de redevances qui étaient dues à la collectivité publique propriétaire.

Mais, au-delà de cette précision, la décision d'espèce confirme aussi l'essor de l'utilisation "économique" du domaine public, dans laquelle le gestionnaire ou propriétaire du domaine va promouvoir une véritable gestion patrimoniale lui procurant des revenus en rapport avec la valeur économique effective des biens qui le composent. A ce sujet, la redevance domaniale, considérée comme une prérogative du propriétaire, est le critère majeur de la valorisation du domaine public. L'objectif n'est pas ici seulement de maintenir le domaine en état, mais bien de le valoriser à l'occasion de la délivrance de l'autorisation d'occupation privative. La contrainte qui pèse, ainsi, sur les propriétaires publics est une réponse à certaines critiques faites, notamment par la Cour des comptes dès 1976, à l'encontre de la trop grande liberté qui leur est laissée en ce domaine et qui se traduisait le plus souvent par une dévalorisation des redevances perçues.

Mais, même si l'autorité gestionnaire dispose d'une certaine marge de manoeuvre pour déterminer le montant des redevances d'occupation du domaine public, son pouvoir n'est pas arbitraire. Néanmoins, et l'arrêt d'espèce en est encore révélateur, le contrôle du juge sur le niveau de la redevance s'est amenuisé, substituant au contrôle normal un contrôle restreint, limité "à l'erreur manifeste d'appréciation" dans la pondération des critères de calcul et la fixation du taux. Ce contrôle a, au moins, le mérite d'obliger l'administration à présenter les bases de calcul qu'elle a retenues pour établir la tarification de la redevance domaniale, et à adopter globalement une démarche stricte de valorisation du domaine public. Le juge reste, toutefois, attentif à ce que les tarifs des redevances domaniales ne présentent pas un caractère discriminatoire ou disproportionné lorsque les conditions d'occupation sont à peu près identiques.

  • Des logements de gendarmes font partie du domaine public même s'ils ne reçoivent pas l'aménagement spécial requis (CE 3° et 8° s-s-r., 7 mai 2012, n° 342107, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1836ILL)

La définition de la notion de domaine public a longtemps été à rechercher dans la jurisprudence éclairée par la doctrine. Cette situation a changé depuis l'élaboration du Code général de la propriété des personnes publiques, entré en vigueur le 1er juillet 2006. Celui-ci introduit une définition du domaine public très proche de celle qui avait été établie par la jurisprudence et la doctrine puisqu'il reprend deux des trois critères antérieurs tout en modifiant le champ d'application du troisième et sa dénomination. Désormais, le domaine public d'une personne publique "est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affecté à un service public pourvu qu'en ce cas il fasse l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public" (C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2111-1 N° Lexbase : L4505IQW). Font, également, partie du domaine public "les biens des personnes publiques [...] qui, concourant à l'utilisation d'un bien appartenant au domaine public, en constituent un accessoire indissociable" (C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2111-2 N° Lexbase : L4506IQX). Le domaine public connaît une nouvelle définition qui, d'une part, remplace l'exigence d'un aménagement spécial par celle d'un aménagement indispensable et qui, en ce sens, est censée être plus restrictive et, d'autre part, restreint les conditions dans lesquelles peut jouer la théorie de l'accessoire, envisagée, désormais, d'un point de vue à la fois physique et fonctionnel, alors que les deux critères opéraient auparavant volontiers de manière alternative.

En l'espèce, c'est un ensemble immobilier de deux bâtiments abritant une gendarmerie nationale qui faisait l'objet du contentieux. Chacun des deux bâtiments a été aménagé en vue de son affectation à ce service public. Les deux bâtiments comportent, en ce sens, des éléments tels que les chambres de sûreté destinées, notamment, à la rétention et au dégrisement des personnes interpellées, un bureau d'accueil du public, deux autres bureaux et des salles d'archives. Restaient les six logements des gendarmes dont on ne peut dire qu'ils recevaient l'aménagement spécial ou indispensable requis.

Un premier bail a été conclu pour cet ensemble immobilier entre une commune et un département pour "le casernement de la brigade de gendarmerie à cheval". Un second bail a ensuite été établi sur le même immeuble entre la commune et l'Etat. La brigade territoriale a été postérieurement dissoute et l'Etat a restitué à la commune les locaux loués. Celle-ci a, enfin, cédé l'ensemble immobilier à une société en nom collectif d'aménagement aux fins de réalisation par cette dernière d'un programme de construction-vente, malgré le fait qu'aucun acte de déclassement ne soit intervenu. C'est d'abord le tribunal de grande instance de Bobigny qui a été saisi. Celui-ci a sursis à statuer dans l'instance pendante devant lui entre la société en nom collectif et la société civile professionnelle titulaire de l'office notarial qui a établi l'acte authentique de cession de l'ensemble immobilier jusqu'à ce que la juridiction administrative se soit prononcée sur l'appartenance, ou non, au domaine public de la commune, de l'ensemble immobilier concerné. La société civile professionnelle a relevé appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a déclaré que ce bien constituait une dépendance du domaine public. La cour administrative d'appel de Versailles (5) a suivi les premiers juges même si, en ne relevant pas d'office son incompétence et en statuant sur cet appel au lieu de transmettre l'affaire au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, elle a commis une erreur de droit. En ce sens, le Conseil d'Etat, saisi par pourvoi, annule l'arrêt des juges d'appel mais valide leur raisonnement en jugeant l'affaire sur le fond.

Pour le Conseil d'Etat, les logements des gendarmes ne sont pas dissociables des deux bâtiments, car situés dans les bâtiments abritant les locaux spécialement affectés. Ils font donc partie du domaine public malgré l'absence d'un aménagement spécial ou indispensable normalement requis. Peu importe le fait que ces bâtiments n'étaient plus affectés à la gendarmerie à la date de la cession et que l'acte de vente mentionnait que le bien appartenait au domaine privé de la commune. Le juge suprême retient donc ici un critère de rattachement matériel pour déterminer l'appartenance du bien au domaine public, critère jurisprudentiel antérieur à l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques.

On pourrait mentionner cet arrêt au titre de ceux, nombreux, ne faisant pas l'application des nouveaux critères définis par le législateur, mais il semble que le juge ait été plus confronté à un problème de droit transitoire dont l'application au cas des nouvelles conditions de définition du domaine public n'est pas sans soulever de difficulté. Classiquement, le juge applique la règle en vigueur au moment des faits, ce qui signifie qu'un certain nombre de contentieux nés de faits antérieurs à l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques doivent, en tout état de cause, continuer à être réglés selon les règles en vigueur antérieurement. Le juge se place donc au moment où le contentieux a été créé, soit lors de la vente du bien à la société privée en nom collectif, date à laquelle ce code n'était pas en vigueur. Le juge aurait même pu aller plus loin encore en estimant que les dispositions du code "ne pouvaient avoir pour effet de faire sortir du domaine public des biens qui en faisaient partie avant leur entrée en vigueur". Ainsi le régime ancien continuerait à s'appliquer alors même que les faits à l'origine du litige sont postérieurs à son entrée en vigueur. La radicalité de cette solution peut choquer puisqu'elle réduit l'application du nouveau code aux biens ayant fait l'objet d'une incorporation au domaine public postérieurement à cette entrée en vigueur, mais elle est admissible au point de vue du droit transitoire.

Cependant, le régime ancien étant de nature jurisprudentielle, rien n'imposait au juge de maintenir sa jurisprudence. Si une réforme vient infirmer les règles antérieurement engagées, il peut abandonner ces dernières pour consacrer une règle identique à celle figurant dans le texte nouveau et l'appliquer à des cas dans lesquels le texte n'était pas applicable ratione temporis. Une telle solution aurait été envisageable en l'espèce et permis de réduire les distorsions de régime applicable selon la date de survenance des faits à l'origine du dommage, dans le sens, qui plus est, du nouveau régime. On peut regretter, de la sorte, que, du fait de l'absence de dispositions transitoires, l'application du nouveau code soit réduite à la portion congrue mais la responsabilité en incombe ici certainement plus au législateur qu'au juge.


(1) CE, S., 21 mars 2011, n° 304806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5712HIE).
(2) CE 2° et 7° s-s-r., 30 septembre 2009, n° 326230, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A5747ELG).
(3) TA Marseille, 13 juillet 2010, n° 0605863 (N° Lexbase : A2974ILQ).
(4) CE 3° et 8° s-s-r., 10 juin 2010, n° 305136, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9192EY4).
(5) CAA Versailles, 2ème ch., 18 mai 2010, n° 09VE02621, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6111E44).

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Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] L'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt ne peut être remise en cause par une loi rétroactive motivée par le désir de lutter contre les "effets d'aubaine" que ce crédit offrait aux entreprises

Réf. : CE 3° 8° 9° et 10° s-s-r., 9 mai 2012, n° 308996, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1790ILU)

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par Thibaut Massart, Professeur à l'Université Paris-Dauphine, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise

Le 07 Juin 2012

Le phénomène de "fondamentalisation du droit" provoque un déclin de l'acte de Gouvernement et offre aux contribuables de nouveaux moyens pour lutter contre l'instabilité grandissante de la politique fiscale. Les avantages fiscaux s'évaporant au rythme débridé des lois de finances rectificatives, la tentation est effectivement grande de soutenir que ces avantages fiscaux sont des droits acquis que le législateur ne peut remettre en cause. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CESDH) est, dès lors, de plus en plus fréquemment sollicitée pour contester la disparition, parfois rétroactive, des mesures d'incitation fiscale. Par un important arrêt du 9 mai 2012, le Conseil d'Etat confirme l'efficacité d'une telle action, tout en l'enserrant dans des limites strictes. Les magistrats doivent, d'abord, s'assurer que la loi fiscale incriminée porte atteinte au droit de propriété du contribuable garanti par la CESDH. Il leur faut, ensuite, vérifier que cette atteinte au droit de propriété, à la supposer établie, ne peut être justifiée par des motifs d'intérêt général. Dans cette affaire, la loi du 30 décembre 1997, de finances pour 1998 (N° Lexbase : L6930HU9) avait institué un crédit d'impôt imputable sur la contribution de 10 % sur l'impôt sur les sociétés, à raison des variations d'effectifs constatées au cours des années 1998 à 2000. Une société entendait bénéficier de ce crédit d'impôt au titre des trente emplois créés au cours de l'année 1999. Malheureusement, la loi du 30 décembre 1999, de finances pour 2000 (N° Lexbase : L1726IRD), entrée en vigueur le 2 janvier 2000, avait supprimé le bénéfice de ce crédit d'impôt pour les créations d'emplois intervenues au cours de l'année 1999. Au vu de ce texte, l'administration fiscale avait refusé à la société le bénéfice du crédit d'impôt. Le tribunal administratif de Strasbourg avait également rejeté la demande de la société tendant à la décharge de la cotisation supplémentaire de contribution de 10 % sur l'impôt sur les sociétés. Cependant, la cour administrative d'appel de Nancy, par un arrêt du 28 juin 2007, avait infirmé ce jugement et fait droit à la demande en décharge présentée par la société (CAA Nancy, 2ème ch., 28 juin 2007, n° 05NC00580, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2486DXD). Saisi d'un pourvoi formé par le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, le Conseil d'Etat confirma la décision d'appel par le présent arrêt.

Le débat portait sur l'application au cas de l'espèce de l'article 1er du Premier protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9). Cet article, intitulé "protection de la propriété", stipule que "toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes". Cette disposition elliptique garantit "en substance le droit de propriété" (CEDH, 13 juin 1979, Req. 6833/74, Série A, n° 31 N° Lexbase : A8858DMZ), tout en autorisant expressément les Etats à prélever des impôts. A la lecture de ce texte, il pourrait être soutenu que les Etats sont totalement libres de déterminer leurs politiques fiscales dans la mesure où certains auteurs n'hésitent pas à affirmer qu'il "n'y a pas de société libre sans impôt car l'impôt est, en définitive, la sauvegarde de la propriété privée" (P. Beltrame, La fiscalité en France, Hachette, 18ème éd., p. 141). En réalité, la CEDH adopte une autre interprétation de l'article 1er du Premier protocole, en posant que la faculté de prélever des impôts, se présente comme une exception à un principe général, celui du droit fondamental au respect de la propriété. En conséquence, une loi fiscale, dès lors qu'elle porte atteinte au droit de propriété, n'est conforme à la CESDH qu'à la condition de ménager un juste équilibre entre l'atteinte portée à ces droits et les impérieux motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier (CEDH, 14 février 2006, Req. 67847/01 N° Lexbase : A8583DMT ; JCP éd. G, 2006, II, 10171 ; RJDA, 11/2006, n° 1193). Cependant, encore faut-il, préalablement, identifier un bien et démontrer que la loi incriminée porte atteinte à la propriété de ce bien. Or la CEDH a développé une conception très large de la notion de bien en y incluant "l'espérance légitime d'obtenir une somme d'argent" (E. J. Van Brustem, Les lois rétroactives et la CESDH - à la recherche de l'équilibre entre l'espérance légitime du contribuable et l'ingérence du législateur en raison d'impérieux motifs d'intérêt général ; Dr. fisc., 2009, n° 25, étude 373). Si une loi supprime cet espoir légitime d'obtenir une créance, elle porte atteinte à la propriété d'un bien au sens de l'article 1er du Premier protocole. Le Conseil d'Etat, admettant l'action correctrice de la CEDH et désireux de prévenir autant que possible les divergences d'interprétation, adopte une lecture similaire, même si des nuances transparaissent dans la présente décision. Dans cette affaire, le Conseil d'Etat cherchait à déterminer si l'abrogation du crédit d'impôt pouvait être analysée comme la suppression d'une espérance légitime d'obtenir une somme d'argent, et si cette atteinte au droit de propriété était justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants.

I - La suppression de l'espérance légitime d'obtenir le crédit d'impôt

Après avoir rappelé les origines de la notion d'"espérance légitime", nous mettrons en relief les critères développés en l'espèce par le Conseil d'Etat pour apprécier la légitimité de l'espérance d'obtenir un crédit d'impôt.

A - L'espérance légitime comme bien

Si l'article 1er du Premier protocole évoque le "droit au respect de ses biens", il ne définit nullement ce qu'est un bien. La CEDH a pu en profiter pour développer une notion originale qui bouscule les classifications traditionnelles assises sur la distinction entre les droits réels et les droits personnels.

Elle a développé une conception très extensive de la notion de "bien" et en avait fait une notion volontairement autonome par rapport aux qualifications internes. Dans son arrêt du 23 février 1995 (CEDH, 23 février 1995, Req. 43/1993/438/517, série A, n° 306-B N° Lexbase : A6648AW7), la Cour déclare que "la notion de biens' de l'article 1 du Premier Protocole a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des droits de propriété' et donc pour des biens' aux fins de cette disposition". En d'autres termes, la Cour pose son propre critère de protection de l'intérêt pour qu'il accède au rang de droit, et donc de bien, peu important qu'il soit en contrariété avec le droit interne, et ignoré par la Convention. Cette construction aboutit à faire entrer dans la catégorie de biens les créances certaines, mais aussi les créances qui constituent une "espérance légitime pour celui qui les détient" (CEDH, Grande chambre, 6 octobre 2005, Req. 11810/03 N° Lexbase : A6794DKT et Req. 1513/03 N° Lexbase : A6795DKU ; Rec. CEDH, 2005, IX ; JCP éd. A, 2006, 1021, obs. C. Gauthier ; JCP éd. G, 2006, II, 10061, note A. Zollinger ; JCP éd. G, 2006, 1109, chron. F. Sudre ; JCP G, 2007, 1 137, obs. C Byk).

Ainsi, il est aujourd'hui admis qu'une créance fiscale constitue un "bien" au sens de l'article 1er du Premier protocole (CEDH, 23 octobre 1990, Req. 17/1989/177/233 N° Lexbase : A6337AWM ; Rec. CEDH, 1990, A-187 ; CE Ass., avis, 12 avril 2002, n° 239693, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6303AY4 ; Dr. fisc. 2002, n° 26, comm. 555, concl. F. Séners, note B. Boutemy et E. Meier ; RJF, 2002, n° 673, chron. L. Olléon, p. 447 ; BDCF, 2002, n° 83, concl. F. Séners ; RJF, 6/2002, n° 673, chron. L. Olléon, p. 447 ; BGFE, 2002, n° 3, p. 11, obs. J.-L. Pierre), y compris lorsqu'elle n'est pas certaine. La Cour qualifie de "bien" la créance qui n'a été ni constatée, ni liquidée par une décision judiciaire, lorsque celui qui la détient a une "espérance légitime" de voir cette créance se concrétiser (CEDH, 20 novembre 1995, Req. 17849/91 N° Lexbase : A8772IMT ; Rec. CEDH, 1995, série A n° 332 ; RTD civ., 1996, p. 1018, obs. J.-P. Marguénaud). A travers cette notion, inspirée du concept de droit allemand de "confiance légitime", la Cour tend à protéger les droits à valeur patrimoniale de leur remise en cause rétroactive par le législateur (Concl. C. Legras sous CE, 9° et 10° s-s-r., 21 oct. 2011, n° 314767, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8315HYM ; Dr. Fisc., n° 50, 15 décembre 2011, comm. 630 ; on ajoutera, par ailleurs, que la notion d'"espérance légitime" n'est pas sans rappeler la distinction ancienne entre les "droits acquis" et les "simples expectatives" développée pour répondre à la question de l'application des lois dans le temps). Il faut, cependant, qu'existe en droit interne une base suffisante pour faire naître cette valeur patrimoniale (CEDH, 28 septembre 2004, Req. 44912/98, § 54 N° Lexbase : A4295DDG ; JCP éd. G, 2005, I, 103, obs. F. Sudre ; a contrario, CEDH, 2 mars 2005, Req. 71916/01). Il a ainsi été jugé qu'une créance sur l'Etat en raison de la TVA indûment versée devait s'analyser en une valeur patrimoniale et revêtait le caractère d'un bien, son remboursement reposant sur une "espérance légitime" (CEDH, 16 avril 2002, Req. 36677/97 N° Lexbase : A5395AYH ; Rec. CEDH, 2002, III, § 48 ; Europe 2002, comm. 309, obs. F. Berrod et V. Lechevallier ; RD publ., 2003-3, p. 689, chron. H. Surrel ; CEDH, 22 juillet 2003, Req. 49217/99 N° Lexbase : A2321C9T).

Le Conseil d'Etat a également consacré cette notion dans une décision du 19 novembre 2008 (CE 8° et 3° s-s-r., 19 novembre 2008, n° 292948, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3127EBG ; Dr. fisc., 2009, n° 6 comm. 179, concl. N. Escaut, note P. Fumenier ; RJF, 2/2009, n° 186 ; BDCF, 2/2009, n° 25, concl. N. Escaut). Mais qu'est-ce qu'une "espérance légitime" d'obtenir une somme d'argent ? C'est à cette question que le Conseil d'Etat tente de répondre dans cette affaire.

B - Les critères d'appréciation de la légitimité de l'espérance d'obtenir un crédit d'impôt

Il est certain que le droit à la restitution d'un crédit d'impôt est un "bien" au sens de l'article 1er du Premier protocole (V. en ce sens, CEDH, 3 juillet 2003, Req. 38746/97 N° Lexbase : A0425C9M ; RJF, 12/2003, n° 1476). Le Conseil d'Etat a fait la même analyse dans une décision du 31 juillet 2009 (CE 9° et 10° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316525, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1346EK3 et CE 9° et 10° s-s-r., 31 juillet 2009, deux arrêts, n° 324925 et n° 325172 , inédits au recueil Lebon N° Lexbase : A1401EK4 ; Dr. fisc., 2009, n° 47, comm. 549, concl. P. Collin, note M. Guichard et R. Grau ; RJF, 11/2009, n° 992). On rappellera également que la notion d'"espérance légitime" a été appliquée à l'avoir fiscal (CE 8° et 3° s-s-r., 2 juin 2010, n° 318014, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2044EYD ; concl. N. Escaut, Dr. fisc., 2010, n° 29, comm. 428).

La présente décision apporte des éclaircissements importants sur les critères pour apprécier la légitimité de l'espérance d'obtenir le crédit d'impôt. La durée limitée du dispositif et la soudaineté de son abrogation sont deux éléments pertinents à prendre en compte.

1 - La durée limitée du dispositif

Le Conseil d'Etat opère une distinction nette entre les mesures fiscales adoptées sans limitation de durée et celles prévues pour des périodes déterminées. Les magistrats soulignent en l'espèce que "le législateur avait fixé dès l'institution de ce crédit d'impôt la période de trois ans durant laquelle il était possible d'escompter en bénéficier, dès lors qu'il avait prévu de solder les crédits et débits d'impôt en résultant sur l'ensemble de la période de trois ans et non au terme de chaque année ; qu'ainsi ce dispositif de crédit d'impôt était de nature à laisser espérer son application sur l'ensemble de la période prévue, contrairement à d'autres mesures fiscales adoptées sans limitation de durée". Il faut en déduire que les mesures d'incitation fiscale sans limitation de durée ne font naître aucune espérance légitime d'obtenir éternellement ces avantages et que le législateur peut, à tout moment, les remettre en cause.

La confiance légitime que les contribuables doivent avoir dans la législation fiscale milite cependant pour une protection renforcée contre les lois rétroactives. Lorsqu'un dispositif fiscal n'est apparemment pas limité dans le temps, mais produit des effets pendant une période prédéterminée -on pense par exemple aux lois "Scellier"- le contribuable a nécessairement l'espérance légitime d'obtenir tous les avantages promis (les droits acquis ?) dès l'investissement réalisé. Si le législateur peut parfaitement supprimer une "niche" fiscale pour l'avenir, la remise en cause des dispositions légales en cours d'exécution est beaucoup plus critiquable. D'ailleurs, ce dernier s'est bien gardé de modifier rétroactivement les lois "Scellier" ou "Censi-Bouvard". Il paraissait dès lors surprenant que le Gouvernement, désireux de lutter contre le chômage en instaurant une mesure fiscale incitative pour toute nouvelle embauche, reprenne les avantages fiscaux qui pouvaient paraître acquis dès la conclusion des contrats de travail.

Mais la date à prendre en compte pour apprécier l'espérance légitime est-elle celle de la promulgation de la loi établissant le crédit d'impôt ou celle des embauches ? Dans le quatrième considérant de son arrêt, le Conseil d'Etat se livre à une approche in concreto pour vérifier si le contribuable aurait pu modifier son comportement, à savoir stopper les embauches, en anticipant la remise en cause du crédit d'impôt. En l'espèce, la soudaineté de la suppression du crédit d'impôt a conforté l'espérance légitime.

2 - La soudaineté de la suppression

Le Conseil d'Etat souligne la soudaineté de l'abrogation du crédit d'impôt. Il n'y avait pas de signes avant-coureurs qui auraient pu permettre aux opérateurs économiques d'anticiper la suppression de la mesure. Les magistrats indiquent que les rapports parlementaires suggérant la remise en cause du dispositif étaient peu explicites. Aussi, la seule présence de ces rapports n'était certainement pas suffisante pour faire tomber la légitimité de l'espérance d'obtenir le crédit d'impôt revendiqué. Le contribuable pouvait arguer de son ignorance légitime de la manoeuvre qui se tramait. Comme le souligne le Conseil d'Etat, il aurait fallu que l'administration démontre que "les entreprises qui escomptaient bénéficier d'un crédit d'impôt pour les emplois créés au cours de l'année 1999 avaient été avisées de la suppression du dispositif à temps pour qu'elles puissent adapter leur comportement à cette suppression". Par quels moyens les contribuables auraient-ils pu être informés ? Par de larges mesures de publicité ou par un simple débat parlementaire ? Implicitement, le Conseil d'Etat estime qu'un débat parlementaire constitue un moyen de publicité suffisante pour faire tomber l'espérance légitime. D'ailleurs, le Conseil d'Etat retient, pour fixer le terme de l'espérance légitime, non la date de la promulgation de la loi litigieuse, à savoir le 30 décembre 1999, mais la date de son adoption, soit le 21 décembre 1999. Cette approche est relativement sévère car, si nul n'est censé ignoré la loi, les contribuables sont désormais contraints de suivre quotidiennement, en plus des évolutions de la jurisprudence (CE 9° et 10° s-s-r., 21 octobre 2011, n° 314768, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8316HYN, concl. C. Legras, note O. Fouquet ; Dr. fisc., n° 50, 15 déc. 2011, comm. 630), toutes les discussions des assemblées parlementaires.

Pour résumer, l'espérance légitime débute dès l'entrée en vigueur du dispositif et s'éteint dès l'adoption de la loi le supprimant. Si cette loi a un effet rétroactif, elle porte nécessairement atteinte au droit de propriété du contribuable. L'administration peut cependant démontrer que cette atteinte à un droit garanti par la Convention est justifiée par des motifs d'intérêt général.

II - La suppression disproportionnée de l'espérance légitime d'obtenir le crédit d'impôt

Si le législateur peut supprimer, fusse de manière rétroactive, l'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt, c'est à la condition de justifier d'un équilibre entre l'atteinte à la propriété de ce "bien" et les motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier. L'invocation d'un "effet d'aubaine" que le crédit d'impôt en question offrait aux entreprises n'est pas un motif d'intérêt général suffisant pour justifier une telle atteinte.

A - La recherche d'un équilibre entre l'atteinte au droit de propriété et les motifs d'intérêt général

Interprétant l'article 1er du Premier protocole, la Cour de Luxembourg estime qu'une atteinte au droit de propriété peut être justifiée par "des impérieux motifs d'intérêt général". Cette notion classique s'applique à différentes dispositions de la CESDH, tel l'article 6, relatif au droit à un procès équitable (N° Lexbase : L7558AIR).

Une divergence d'interprétation portant sur l'article 1er du Premier protocole est cependant apparue entre la Cour et le Conseil d'Etat (CE Ass., 27 mai 2005, n° 277975, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4113DI8 ; Rec. CE, 2005, p. 212 ; JCP éd. A, 2005, 1252 ; AJDA, 2005, p.1455, chron. C. Landais et F. Lenica ; AJDA, 2005, p. 1455 ; RFDA, 2005, p. 1003, concl. C. Devys). Ce dernier n'exige pas qu'une loi rétroactive portant atteinte au droit de propriété poursuive d'"impérieux motifs d'intérêt général". Le Conseil d'Etat juge que seuls des motifs d'intérêt général "suffisants" sont requis dans cette situation. Cette approche a, pour elle, la rédaction de l'article 1er du Premier protocole. En effet, le texte indique que "nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique". Il n'est nullement fait mention "d'impérieux motifs d'intérêt général". Par ailleurs, le droit de prélever des impôts est expressément reconnu comme un droit appartenant aux Etats et comme une exception du droit de propriété garanti par la CEDH.

La Cour de Strasbourg continue cependant à prendre le contre-pied de cette position, en maintenant son exigence d'impérieux motifs d'intérêt général pour admettre la conventionalité d'une atteinte rétroactive à un bien protégé par les stipulations de l'article 1er du Premier protocole, en se fondant exclusivement sur le principe de "prééminence du droit", qu'elle affirme inhérent à l'ensemble des articles de la Convention (CEDH, 9 janvier 2007, Req. 31501/03 et s., préc. ; CEDH, 19 juin 2008, Req. 12045/06 N° Lexbase : A2007D99 ; CEDH, 14 février 2006, Req. 67847/01 N° Lexbase : A8583DMT ; JCP éd. G, 2006, II, 10171 ; RJDA, 11/2006, n° 1193 ; E. J. Van Brustem, Les lois rétroactives et la Convention EDH - à la recherche de l'équilibre entre l'espérance légitime du contribuable et l'ingérence du législateur en raison d'impérieux motifs d'intérêt général, précité ; Dr. fisc., 2009, n° 25, étude 373).

La position du Conseil d'Etat se révèle d'autant plus isolée que la Cour de cassation retient l'analyse de la CEDH (Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-16.558, FS-P+B N° Lexbase : A8569DNP ; JCP éd. E, 2006, 1781 ; JCP éd. G, 2006, IV, 1977 ; RJS, 6/2006, n° 765).

Comme le soulignait Claire Legras, rapporteur public dans l'affaire précitée du 21 octobre 2011, il semblait, dans ces conditions, "difficile de maintenir la jurisprudence qui exige seulement un motif d'intérêt général d'une ampleur suffisante, à l'évidence plus facile à reconnaître qu'un intérêt général impérieux". Mais la présente décision confirme la position originale du Conseil d'Etat. Il en ressort que les stipulations de l'article 1er du Premier protocole à la CESDH ne font pas obstacle à ce que le législateur adopte de nouvelles dispositions remettant en cause, fût-ce de manière rétroactive, des droits découlant des lois en vigueur, dès lors que l'atteinte portée à ces droits est justifiée par un motif d'intérêt général suffisant.

Mais qu'est-ce qu'un motif d'intérêt général suffisant ? La réponse apportée par le Conseil d'Etat dans cette affaire est précise et rassurera ceux qui craignaient que cette exigence ne devienne qu'une pure formule de style.

B - A la recherche d'un motif d'intérêt général suffisant

Au titre des motifs d'intérêt général, les enjeux financiers, en particulier la perte de recettes fiscales, ont déjà été regardés comme un motif, qui plus est impérieux, de nature à justifier la rétroactivité de la loi. Une décision du Conseil d'Etat a ainsi jugé justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général une validation législative susceptible d'avoir sur les finances de la Sécurité sociale une incidence de l'ordre de 500 millions d'euros, tout en relevant aussi la nature des vices qui faisaient l'objet de la validation et les inconvénients d'ordre pratique qu'elle permet d'éviter (CE 1° et 6° s-s-r., 23 juin 2004, n° 257797, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7808DC8 ; Rec. CE, 2004, p. 256 ; RD sanit. soc., 2004, p. 914 à 928, note J. Peigné).

Si l'importance des enjeux financiers doit être regardée comme un motif suffisant de nature à justifier la rétroactivité de la loi, la question se pose néanmoins de savoir si un motif financier permet, à lui seul, de justifier une intervention législative rétroactive, ou s'il a besoin d'être étayé par d'autres justifications. La Cour de Strasbourg juge qu'en principe, un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une intervention législative rétroactive (CEDH, Grande chambre, 28 octobre 1999, Req. 24846/94 et Req. 34165/96 à Req. 34173/96 [GC] N° Lexbase : A7567AW8 ; Rec. CEDH, 1999, VII ; RJF, 1/2000, n° 140 ; CEDH, 2ème sect., 9 janv. 2007, Req. 31501/03 et s. N° Lexbase : A3743DTS). La présente décision semble se situer dans ce courant, puisque le Conseil d'Etat évoque clairement "les motifs d'intérêt général" que l'administration fait valoir. En l'espèce, ces motifs consistaient, d'une part, en un "effet d'aubaine" que le crédit d'impôt offrait aux entreprises, et, d'autre part, l'augmentation corrélative des recettes budgétaires résultant de la suppression rétroactive de cette dépense fiscale.

Toutefois, le Conseil d'Etat contrôle soigneusement ces deux affirmations.

Les Hauts magistrats reprochent l'imprécision du premier argument, qui ne repose sur aucune étude précise montrant l'ampleur et la nature des "effets d'aubaine". Toute "niche fiscale" génère nécessairement des effets d'aubaine. Il faut toutefois souligner qu'il n'est pas facile de mesurer un "effet d'aubaine", c'est-à-dire déterminer le nombre d'employeurs qui auraient, de toutes les manières, embauché du personnel même si l'avantage fiscal n'avait pas été accordé.

Le Conseil d'Etat en vient ensuite à vérifier l'argument purement financier, dans la mesure où l'effet d'aubaine est une forme de déperdition de l'argent public, le crédit d'impôt ayant pu être économisé sans que le volume des embauches soit modifié. Les Hauts magistrats se livrent à une analyse précise des dépenses publiques consacrées à la création d'emploi, pour mettre en avant la faible part du coût de la mesure fiscale (1 milliard sur 350 milliards de francs, c'est-à-dire 152 449 017,24 sur 53 357 156 033,10 milliards d'euros) et l'absence de dérive dans les prévisions.

Cette analyse circonstanciée rassurera pour partie ceux qui s'inquiétaient de la suppression de l'"impérieux motif d'intérêt général" au profit du "simple" motif d'intérêt général.

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Justice

[Questions à...] Recours contre le PPP sur la construction du nouveau Palais de justice : Questions à Cyril Bourayne et Gabriel Benesty, avocats au barreau de Paris

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N2313BTT

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction

Le 07 Juin 2012

Le 13 avril 2012, l'association "La justice dans la Cité" a formé un recours devant le tribunal administratif afin de contester la signature du contrat de partenariat public-privé (PPP) entre l'Etat et le groupe Bouygues pour la construction du futur Palais de justice de Paris, porte de Clichy. Afin de faire le point sur les enjeux de ce déménagement, Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré Maître Cyril Bourayne, président de l'association "La justice dans la Cité" et Maître Gabriel Benesty, son avocat, qui ont accepté de répondre à nos questions. Lexbase : Maître Bourayne, pouvez-vous nous présenter votre association "La justice dans la Cité" ?

Cyril Bourayne : L'association "La justice dans la Cité" a été créée en 2005 à l'initiative de trois avocats, Hugues Letellier, Patrick Michaud et Philippe Fontana, le Bâtonnier Bernard du Granrut en ayant été le premier président d'honneur. Le Bâtonnier Paul-Albert Iweins a désormais accepté ce titre et parraine notre cause.

L'association a pour objet d'assurer la défense du maintien du tribunal de grande instance de Paris dans l'Ile de la Cité, d'assurer une meilleure organisation du tribunal dans l'intérêt des citoyens de Paris, de prendre toutes dispositions juridiques utiles et nécessaires pour contrôler, faire contrôler, annuler ou faire annuler toutes décisions administratives, budgétaires ou autres concernant le transfert du TGI en dehors de l'Ile de la Cité et promouvoir toutes mesures propres à augmenter son efficacité pour les citoyens.

Elle bénéficie à ce titre du soutien de très nombreux avocats parisiens, dont il faut rappeler qu'ils ont été 64 % à se prononcer contre le déménagement du Palais à l'occasion du questionnaire du barreau organisé au mois de mars 2012 par Madame le Bâtonnier Féral-Schuhl, seuls 19 % d'entre eux s'y déclarant favorables.

L'association a initié, avec son avocat Maître Gabriel Benesty, une série de recours devant le tribunal administratif de Paris aux mois d'avril et mai 2012, visant à obtenir la nullité des décisions autorisant la signature des contrats passés entre l'Etat, par le biais de l'Etablissement Public du Palais de justice de Paris (EPPJP créé en 2004 pour mettre en oeuvre le projet de réaménagement/déménagement du Palais), et la société Bouygues, en vue de la construction et du financement d'un immeuble de grande hauteur (IGH) à la porte de Clichy, destiné à héberger le TGI et les 20 tribunaux d'instance parisiens.

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler quels sont les enjeux du déménagement du Palais de justice ?

Cyril Bourayne : Avec le déménagement du tribunal de grande instance qui occupe la moitié de la surface du Palais, la perte des juridictions d'arrondissement regroupées dans une tour unique au mépris du Code de l'organisation judiciaire et de la justice de proximité, le déménagement corrélatif du conseil de prud'hommes au sein du Palais historique, les enjeux judiciaires, financiers et urbanistiques du projet sont considérables.

Tout d'abord, d'un point de vue judiciaire, ce déménagement est un cas unique d'éclatement de lieux d'activité aujourd'hui unifiés. Ce n'est pas une cité judiciaire qui se crée ; c'est la Cité qui se désagrège. Nous avons la chance d'avoir sur un site unique les trois degrés de juridiction, tribunal, cour d'appel et Cour de cassation, outre, face au Palais, le tribunal de commerce et la Préfecture de Police.

La répartition de certains services du TGI et de la Cour de cassation sur des sites annexes dans Paris n'entraîne pas de difficultés particulières d'organisation, seulement le paiement de loyers trop chers (20 millions d'euros annuels pour 27 000 m²) parce que mal négociés ou non renégociés par la puissance publique à leur échéance, ainsi qu'il résulte du rapport d'information du Sénat du 14 octobre 2009.

Par ailleurs, la vétusté invoquée du Palais de la Cité résulte d'un schéma directeur obsolète élaboré en 1996, curieusement, un an après un autre rapport soulignant le fonctionnement satisfaisant du tribunal.

Les scenarii étudiés par la suite sur le fondement de cette étude concluent au besoin de déménager pour parer aux risques d'inondation, d'incendie et d'attentats, à la saturation supposée des salles d'audience, et à l'impossibilité de se redéployer sur l'Ile de la Cité...

Or plus de 60 millions d'euros ont été investis dans le cadre, en particulier, du label Marianne entre 2006 et 2010 pour la modernisation, la mise aux normes, l'accès aux personnes handicapés, la création de signalisations, de bureaux et de salles d'audience.

Ces arguments sont au demeurant inopérants dès lors qu'à supposer vétuste et inadapté, le Palais de la Cité continuera à accueillir la cour d'appel (et donc en matière pénale le dépôt et un service d'escorte) et la Cour de cassation, de même que le conseil de prud'hommes : la poursuite de travaux de modernisation est donc inévitable et constitue une charge fixe.

Les risques d'inondation, d'incendie, ou d'attentats sont inhérents à l'existence même du Palais de justice. La future muraille judiciaire de la Porte de Clichy ne comportera pas moins de risques, au contraire, et l'on ne comprend pas pourquoi s'ils étaient si réels, on maintiendrait au sein du Palais les juridictions précitées.

Depuis 1996 également, la révolution internet, les progrès technologiques, la dématérialisation des procédures, avec la mise en place du RPVA, ont très profondément modifié à la fois les méthodes de travail et les besoins de surfaces.

C'est bien la raison pour laquelle, la Cour des comptes, dans son rapport de 2008 restée lettre morte, appelait à la dissolution de l'EPPJP qu'elle jugeait inutile et coûteux, et à la réévaluation des besoins, afin d'éviter le déménagement alors projeté et chiffré à l'époque seulement à 150 millions d'euros.

Le nouveau Palais est une construction du XXème siècle pour la justice du XXIème siècle. C'est à la fois un gâchis monumental et la promesse d'une gigantesque pagaille judiciaire.

Robert Badinter vient d'ailleurs de qualifier d'"absurdité" le déménagement du Palais lors du congrès de la FNUJA qui s'est tenu à Lille du 16 au 20 mai 2012.

Pour le justiciable et les personnels de justice, c'est la certitude d'avoir à se déplacer dans une zone mal desservie, coincée entre le boulevard périphérique, les voies de chemin de fer, le boulevard Berthier (2x3 voies), l'avenue de la porte de Clichy (2x4 voies), et la future déchetterie, avant d'avoir à retrouver leur chemin dans un véritable Babel judiciaire !

C'est aussi pour la plupart d'entre eux un rallongement des temps de transport.

Comparons également les moyens d'accès actuels au Palais à ceux qui sont prévus à la porte de Clichy :

- 5 lignes de métro à la Cité contre 3 Porte de Clichy y compris le tramway ;
- 3 lignes de RER à la Cité contre 1 Porte de Clichy ;
- 11 lignes de bus à la Cité contre 3 Porte de Clichy ;
- 2 parkings publics à la Cité contre 1 Porte de Clichy.

Enfin, les 61 500 m² de la tour devront contenir les 50 000 m² du tribunal de grande instance actuel, et les 20 tribunaux d'instance... Où est le gain de place ?

Ensuite, d'un point de vue financier, la décision de déménager, dont il faut rappeler qu'elle a été prise en avril 2009 par le Président Sarkozy sans la moindre concertation avec les avocats, ne procède que de la volonté de construire une tour nouvelle et symbolique dans le cadre d'une politique de grands travaux pour le Grand Paris, à n'importe quel coût, c'est-à-dire, non pas 545 millions d'euros comme annoncé par le ministre de la Justice Michel Mercier le 15 février 2012, mais au moins 1,666 milliard d'euros ainsi qu'il résulte de la discrète publication du BOMAP du 15 mars 2012, ce montant étant très largement sous-évalué.

Pour le budget de la justice, c'est un engagement sur une période extrêmement longue, 27 années de loyer, qui va nécessairement obérer les capacités financières de la Chancellerie à notre détriment et à celui des générations à venir.

D'un point de vue urbanistique, l'architecte Renzo Piano, déclare que le futur Palais de justice "sera l'antithèse du palais intimidant, hermétique et sombre du passé". Il imagine l'IGH comme un "paquebot à plusieurs ponts et lieux de rencontres qui se pose, léger, sur son parvis".

Indépendamment des qualités de l'homme de l'art et du poète, qui semble-t-il n'a jamais jusqu'à ce jour réalisé de Palais de justice, le Palais de la Cité ne correspond en rien au cliché suranné qu'il évoque.

Il symbolise, au contraire, la force de notre institution séculaire et de notre Histoire, rayonnant du centre de la Cité et forçant l'admiration du monde entier.

L'IGH que l'on nous promet aurait pu trouver sa place à Pékin, Dubaï, Shanghai ou Séoul, comme Palais, comme centre commercial ou comme ministère ou n'importe quel bâtiment administratif fait de verre et de béton.

En outre, il ne respectera pas, pas plus qu'aucune tour dans le monde, les objectifs fixés par le Grenelle de l'Environnement et le Plan Climat de Paris, à savoir une consommation maximum de 50 kw/m²/an.

Enfin, pour les avocats que nous sommes, et à qui l'EPPJP, via son site internet, a promis d'affecter 2 400 m² au sein de l'IGH ; faut-t-il rappeler que nous disposons de 4 000 m² dans le Palais actuel ?

En outre et en l'état, ces surfaces sont prévues sauf erreur d'être placées pour l'essentiel au niveau R 5 du bâtiment socle, dans une enceinte ultrasécurisée cerclée de murs opaques et donc sans lumière du jour, accessibles avec badges exclusivement (Rapport d'évaluation des offres finales § 7.7.1.3.2).

La surface du vestiaire sera de 50 m², celle du foyer de 40 m², pour 25 000 avocats.

Il est prévu selon le programme fonctionnel 255 m² pour le service de la toque, 284 m² dont en particulier 50 m² pour le bureau du Bâtonnier, 24 m² pour le vice-Bâtonnier, 18 m² de salle de réunion et 50 m² de sanitaires, une bibliothèque de 472 m² et ses annexes de 84 m².

Le programme des surfaces laisse apparaître la création d'un certain nombre de boxes d'entretien de 2 à 6 m² selon les juridictions. Cela étant, les concepteurs du projet devraient comprendre que les avocats ne travaillent généralement pas les dossiers avec leurs clients dans des boxes, mais à leur cabinet et au moyen d'outils de communication modernes.

Il est prévu selon l'EPPJP que "les installations actuelles dans le palais de justice historique ont vocation à être maintenues".

Mais de quelles installations parle-t-on ? Des 4 000 m² mis à la disposition des avocats depuis toujours ? De la bibliothèque ? De l'Ordre ? Des bureaux ? Du BRA ? Le vestiaire ? De la toque ? Qu'entend-on par "avoir vocation" ? Est-ce un voeu ? Une promesse ? Un engagement ? Ou une chimère ?

En l'état, l'Ordre a signé une convention d'occupation précaire de ses locaux pour une durée qui expire en 2017, date prévue pour la livraison de l'IGH.

Une telle convention, dont les pouvoirs publics exigent la signature depuis 2006, alors qu'il existait jusqu'alors une tradition d'accueil séculaire des auxiliaires de justice qui n'avait pas besoin d'écrit, peut légalement avoir une durée de 70 ans. Si elle expire ici en 2017, à qui va-t-on faire croire que ce n'est pas sans arrière-pensée, celle de récupérer les locaux historiques des avocats de Paris ? Les appétits sont nombreux et le partage des dépouilles serait d'ailleurs déjà âprement discuté...

De plus, quel serait le sens du maintien de tant de doublons ?

L'affirmation de l'EPPJP ne repose sur rien, ne constitue en aucun cas une quelconque garantie et ne vise qu'à rassurer bien artificiellement le barreau.

L'EPPJP affirme encore que "la multiplication des espaces dédiés aux avocats au sein du palais de justice historique, dans le futur palais de justice de Paris et dans la future maison du barreau souhaité par celui-ci permet enfin d'offrir une surface à la hauteur de la forte activité des avocats de Paris et les enjeux de leur mission".

Les pouvoirs publics comptent avant tout sur le barreau lui-même pour construire et financer seul la Maison des Avocats de France, un bâtiment de plusieurs dizaines de milliers de m², dont le coût total sera vraisemblablement compris entre 50 et 100 millions d'euros, et qui aura vocation à se "nicher" entre le nouveau Palais et le périphérique.

On imagine sans mal l'état des finances du barreau de Paris après un tel investissement, qui risque d'être partiellement financé par la vente de la Maison du barreau de la place Dauphine.

L'EPPJP, assisté par des agences de communication, prétend enfin qu'"en liaison immédiate avec le grand parc urbain Martin Luther King de 10 hectares et la Porte de Clichy, l'IGH sera situé à proximité des transports en commun desservant le site dont certains, comme la ligne 14 ou le tramway T3, seront prolongés d'ici 2017, s'ajoutant aux lignes déjà en service : la ligne 13 et le RER C. Ils seront également complétés par des stations Vélib' et Autolib', un parking de deux-roues pour les utilisateurs et un parking ouvert au public de 300 places environ réalisé à la demande du barreau pour les besoins des avocats, assurant ainsi une desserte optimale".

Le parc urbain se trouve de l'autre côté du boulevard Berthier, qui a 6 voies de circulation automobile, une voie de RER et qui verra passer le tramway. L'IGH n'est donc pas dans le parc comme le laissent penser les prospectus publicitaires, ni en en liaison immédiate avec celui-ci. Il est bien coincé entre deux axes routiers majeurs et contre une déchetterie.

Il sera à proximité du futur quartier qui comprendra d'autres bâtiments de grande hauteur destinés à accueillir 3 400 logements dont 55% de logements sociaux, 140 000 m² de bureaux, et 30 000 m² des commerces.

Les magistrats bénéficieront à leur usage exclusif de 170 places de parking, les avocats prendront la place qu'ils trouveront dans le parking public de 300 places.

Rien ne remplacera en définitive la qualité de la desserte du Palais actuel ; ni évidemment pour conclure la symbolique qu'il représente pour tous les avocats.

Lexbase : Maître Benesty, quels sont les griefs que vous formulez à l'encontre du PPP sur la construction du nouveau palais de justice ?

Gabriel Benesty : Les faux motifs et des motifs obsolètes à terme.

Cette forme de contrat ne peut être conclue sans, d'une part, un audit clair de la situation actuelle et, d'autre part, une vision pour la justice de demain. Nous réaffirmons après d'autres, parlementaires et Cour des comptes, que ces deux points essentiels ont ni précédé ni présidé à la décision de signer.

Le PPP doit en droit être justifié par l'urgence, la complexité du projet ou l'avantage économique qui en résulte pour l'administration par rapport à d'autre forme de contrats publics.

Quelle urgence ? Trouver des surfaces pour permettre enfin la mise à disposition de locaux adaptés pour les magistrats et les services du greffe ? Le départ de la police judiciaire du 36 quai des Orfèvres libérera plus que nécessaire. Il en est de même des 11 000m² du "sous-marin", c'est-à-dire les archives qui ne peuvent plus être maintenues dans les combles aménageables de l'actuel Palais. On peut sans doute également rappeler que la suppression des avoués auprès de la cour d'appel rend disponible des espaces en plein coeur du Palais. Mais même si ces surfaces n'existaient pas, une telle urgence justifierait-elle d'attendre 2017, date de livraison du TGI : il serait donc urgent pour les magistrats et les greffes d'attendre 5 ans !

Mais, il semblerait que de manière audacieuse, le contrat soutienne que l'urgence résulterait de problèmes de sécurité (incendie, inondation, attentats). Aucun chiffre n'est disponible à ce sujet. Les risques ne sont pas quantifiés sérieusement. En toute hypothèse, sauf à considérer que ces risques sont supportables pour les justiciables, magistrats et personnels de la Cour de cassation et de la cour d'appel mais pas pour ceux du TGI, ils devraient donner lieu à des actions immédiates dans la Cité et, là aussi, le délai de 5 ans est incompréhensible.

La complexité du projet est manifestement un leurre car l'Agence publique pour l'immobilier de la justice -voisine de palier de l'EPPJP, rue du Château des Rentiers- sait parfaitement gérer un tel projet de construction d'un TGI comme elle le fait actuellement à Aix en Provence, à Strasbourg ou ailleurs. Cela n'a rien d'exceptionnel.

Quant à l'avantage économique du contrat, il n'est en réalité pas même soutenu. Il faut dire que les retours d'expérience sur les PPP sont, de ce point de vue, particulièrement défavorables car cette forme contractuelle cumule les risques "habituels" de surcoûts in fine de construction, ceux des coûts bancaires liés aux financements de l'investissement sur une longue période, et ceux du caractère "théorique" du calcul des coûts de maintenance-entretien sur plus de 20 ans.

Lorsqu'un ouvrage ne peut avoir que l'unique affectation voulue par la personne publique, elle est obligée de supporter seule tous ces risques dont son cocontractant veut être suffisamment garanti, faute de pouvoir trouver d'autres revenus avec le bâtiment.

Le PPP du TGI de Paris n'échappe pas à cette règle au point qu'à côté du contrat de PPP lui-même, l'Etat a été contraint d'accepter deux autres contrats : une cession de créance pour les emprunts contractés par la filiale de Bouygues auprès des établissements bancaires et une convention dite "autonome" par laquelle il garantit les banques en cas de déconvenue sur le projet. Finalement, l'Etat se trouve plus engagé que s'il avait réalisé lui-même le TGI.

Nous pensons d'ailleurs que l'EPPJP, en acceptant notamment ces deux contrats supplémentaires, a largement excédé son champ de compétence. Nous avons aussi noté que le contrat a été signé par l'EPPJP avant même que le ministre de la Justice n'ait pu bénéficier de son délai pour fournir son avis préalable à la signature du contrat.

Lexbase : Quelles peuvent être les issues de cette procédure ?

Gabriel Benesty : La première peut être très rapide car l'existence même de ce recours ouvre l'opportunité pour l'Etat de renoncer au contrat. Cette possibilité est prévue par le contrat de PPP et elle aurait à ce stade que peu de conséquences financières pour l'Etat. La balle est dans le camp de la Garde des Sceaux.

La seconde à 18 mois est l'annulation du contrat par le tribunal administratif de Paris. Malgré les évolutions de la jurisprudence sur le rôle et le pouvoir du juge du contrat administratif, l'annulation est la seule sanction possible à l'usage irrégulier d'une forme contractuelle tel que le PPP.

Entre ces deux temps, nous resterons vigilants sur les actes qui devront être pris, notamment le permis de construire ou encore la convention pour l'aménagement de la ZAC des Batignolles qui doit être conclue entre l'Etat et la Ville de Paris.

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Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Accès des syndicats à l'intranet de l'entreprise : principe d'égalité et limites conventionnelles

Réf. : Cass. soc., 23 mai 2012, n° 11-14.930, FS-P+B (N° Lexbase : A0716IMH)

Lecture: 8 min

N2293BT4

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Juin 2012

Si le législateur reconnaît de longue date aux syndicats le droit de communiquer au sein de l'entreprise, il n'a guère évolué quant aux modalités pratiques de cette communication. A l'ère du "tout numérique", le Code du travail se borne à renvoyer à un accord d'entreprise le soin d'organiser l'accès à l'intranet ou à la messagerie électronique de l'entreprise. Lorsqu'un tel accord est conclu, il ne saurait réserver l'usage des technologies de l'information et de la communication (TIC) aux seuls syndicats représentatifs dans l'entreprise. Le principe d'égalité de traitement s'y oppose, ainsi que le confirme la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 23 mai 2012, où était en cause un accord qui distinguait moins entre les organisations syndicales représentatives et celles qui ne l'étaient pas, qu'entre syndicats représentatifs dans l'entreprise et dans les établissements. Cette décision est aussi l'occasion pour la Chambre sociale de rappeler qu'un syndicat bénéficiaire d'un tel accord se doit de respecter les limites qu'il impose, au risque d'être privé des prérogatives qu'il institue.
Résumé

Les facilités prévues par une convention ou un accord collectif permettant de rendre mutuellement accessibles, sous forme de "lien", les sites syndicaux mis en place sur l'intranet de l'entreprise ne peuvent, sans porter atteinte au principe d'égalité, être réservées aux seuls syndicats représentatifs au niveau de l'entreprise dès lors que l'affichage et la diffusion des communications syndicales à l'intérieur de l'entreprise sont liés, en vertu de la loi, à la constitution par les organisations syndicales d'une section syndicale, laquelle n'est pas subordonnée à une condition de représentativité. Doit toutefois être privé de l'accès à ces facilités, le syndicat constitué au niveau d'un établissement, ayant fait apparaître sur le site qui lui était affecté, en méconnaissance des accords collectifs applicables, une dénomination distincte de celle fixée par ses statuts et de nature à faire naître chez les salariés une croyance erronée dans son champ d'application et dans sa représentativité.

Observations

I - Les syndicats bénéficiaires d'un accord relatif aux TIC

Les exigences légales. Dépourvue de personnalité juridique, la section syndicale est pourtant dotée, en application du Code du travail, d'un représentant (C. trav., art. L. 2142-1-1 N° Lexbase : L6225ISD) et de diverses prérogatives, qu'il s'agisse de la collecte des cotisations syndicales (C. trav., art. L. 2142-2 N° Lexbase : L2159H9T) ou encore de l'affichage et de la diffusion des communications syndicales (C. trav., art. L. 2142-3 N° Lexbase : L2161H9W et s.). Sans doute est-il juridiquement plus exact de dire, à l'instar de la Cour de cassation dans l'arrêt rapporté, que ces prérogatives sont liées, en vertu de la loi, à la constitution par les organisations syndicales d'une section syndicale (1). Il importe à cet égard de rappeler que, depuis la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale (loi n° 2008-789 N° Lexbase : L7392IAZ), la constitution d'une section syndicale n'est plus réservée aux seuls syndicats représentatifs (C. trav., art. L. 2142-1).

S'agissant de l'affichage et de la diffusion des communications syndicales qui, seuls, retiendront ici notre attention, on est tenté de dire que le Code du travail en a une conception quelque peu anachronique. En effet, à l'ère du "tout numérique", le législateur n'a pas imposé, en la matière, l'accès aux technologies de l'information et de la communication. L'article L. 2142-6 du Code du travail (N° Lexbase : L2166H94) renvoie à un accord d'entreprise la possibilité d'autoriser la mise à disposition des publications et tracts de nature syndicale, soit sur un site syndical mis en place sur l'intranet de l'entreprise, soit par diffusion sur la messagerie électronique de l'entreprise. On l'aura compris, faute de stipulations conventionnelles, la communication syndicale reste limitée au bon vieux support papier. Ainsi que l'a pertinemment souligné un auteur, "en matière d'accord TIC, c'est donc l'employeur qui décide : l'accès aux TIC internes ne fait l'objet d'aucune obligation de négocier, son simple silence et a fortiori son refus de signer vaut refus d'accès" (2). Cela étant, dès lors qu'un accord de cette nature est signé, à quel(s) syndicat(s) doit-il être appliqué ?

Les précisions jurisprudentielles. Ainsi que l'affirme la Cour de cassation dans l'arrêt commenté, "les facilités prévues par une convention ou un accord collectif permettant de rendre mutuellement accessibles, sous forme de "lien", les sites syndicaux mis en place sur l'intranet de l'entreprise ne peuvent, sans porter atteinte au principe d'égalité, être réservées aux seuls syndicats représentatifs au niveau de l'entreprise dès lors que l'affichage et la diffusion des communications syndicales à l'intérieur de l'entreprise sont liés, en vertu des articles L. 2142-3 à L. 2142-7 (N° Lexbase : L2168H98) du Code du travail, à la constitution par les organisations syndicales d'une section syndicale, laquelle n'est pas subordonnée à une condition de représentativité".

Ce faisant, la Cour de cassation reprend une solution qu'elle avait énoncée dans un arrêt du 12 septembre 2011 (3), puis confirmée dans une décision du 11 janvier 2012 (4). Le fondement reste, dans tous les cas, le même, à savoir le principe d'égalité de traitement. ? Nous persistons à penser qu'il n'était pas nécessaire d'en passer par là pour aboutir à semblable solution (5). C'est la loi elle-même qui commande que l'accès aux TIC aux fins de faciliter les communications syndicales ne soit pas réservé aux syndicats représentatifs, étant observé que le droit de procéder à la diffusion de communications syndicales est simplement lié à la constitution d'une section syndicale. Sans doute l'utilisation d'intranet dépend-elle d'un accord collectif. Mais les bénéficiaires de cet accord, auquel renvoie expressément la loi, sont en quelque sorte déterminés par celle-ci. On ajoutera que la norme conventionnelle n'institue pas un avantage nouveau, elle se contente d'aménager un droit reconnu par la loi. C'est ce qui permet de concilier les arrêts précités avec l'affirmation selon laquelle "ne méconnaît pas le principe constitutionnel d'égalité, le dispositif d'un accord collectif plus favorable que la loi qui subordonne le bénéfice d'avantages à une condition de représentativité" (6).

Remarquons qu'en l'espèce, l'accord collectif distinguait moins entre les syndicats représentatifs et ceux qui ne l'étaient pas, qu'entre syndicats représentatifs au niveau de l'entreprise et syndicats représentatifs au niveau des établissements. Ainsi que nous le verrons plus avant, était en cause la possibilité d'insérer des "liens" entre les sites syndicaux centraux et les sites syndicaux des établissements de l'entreprise. L'accord réservait l'insertion des liens aux seules organisations syndicales représentatives au niveau de l'entreprise. C'est donc cette stipulation qui est condamnée par la Cour de cassation pour les raisons évoquées ci-dessus. Compréhensible, la sanction reste sévère à l'encontre d'un accord conclu antérieurement à 2008, dont on peut penser qu'il se bornait à organiser de façon très concrète l'insertion de ces "liens" internet. On ajoutera qu'il est curieux qu'un syndicat ayant pour champ d'action statutaire un simple et unique établissement, puisse communiquer à l'extérieur de ce même établissement. Gageons que les parties à l'accord en cause sauront renégocier celui-ci afin d'éviter l'écueil mis au jour par la Cour de cassation.

II - Les limites apportées aux modalités d'accès aux TIC

Prévisions légales et autonomie des partenaires sociaux. L'alinéa 2 de l'article L. 2142-6 du Code du travail précise que l'accord d'entreprise autorisant l'accès aux TIC "définit les modalités de cette mise à disposition ou de ce mode de diffusion, en précisant notamment les conditions d'accès des organisations syndicales et les règles techniques visant à préserver la liberté de choix des salariés d'accepter ou de refuser un message". Le législateur exige ainsi des parties à l'accord collectif qu'elles définissent les modalités d'accès aux TIC ; ce qui est, somme toute, normal et, sans doute, nécessaire. C'est ce qui avait été fait dans l'affaire ayant conduit à l'arrêt sous examen.

En l'espèce, sur le fondement des stipulations de l'accord du 23 juin 2000 sur la représentation du personnel et la concertation sociale conclu au sein de la société anonyme R., complété par la charte du 29 mai 2002 portant sur les conditions d'utilisation de l'intranet R. par les institutions représentatives du personnel conclu au sein de l'établissement de Guyancourt ainsi que par la charte du 2 février 2005 ayant le même objet et conclu au niveau de l'entreprise, le "Syndicat Sud R. Guyancourt-Aubevoye", reconnu représentatif au niveau de l'établissement Guyancourt-Aubevoye, s'était vu affecter un site intranet. La direction avait, par la suite, refusé de rendre accessible ce site aux salariés aux motifs, d'une part, que la dénomination du syndicat y figurant, "Syndicat Sud R.", n'était pas identique à sa dénomination statutaire et, d'autre part, que le syndicat avait inséré sur le site des liens permettant d'accéder à des sites syndicaux d'autres établissements en méconnaissance des articles 5 des chartes du 29 mai 2002 et du 2 février 2005 aux termes desquels "les sites syndicaux centraux et les sites syndicaux des établissements de R. sont accessibles par lien entre eux" et qui réservent l'insertion de liens aux seules organisations syndicales représentatives au niveau de l'entreprise. Le Syndicat Sud R. Guyancourt-Aubevoye a saisi le juge afin qu'il soit ordonné à l'employeur de rendre accessible son site intranet.

Le syndicat reprochait à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté ses demandes. Son pourvoi est rejeté par la Cour de cassation qui énonce que "la cour d'appel ayant relevé que le syndicat, constitué en syndicat d'établissement, avait fait apparaître sur le site qui lui était affecté, en méconnaissance des accords collectifs applicables, une dénomination distincte de celle fixée par ses statuts et de nature à faire naître chez les salariés une croyance erronée dans son champ d'application et dans sa représentativité, elle a, par ce seul motif, justifié sa décision".

Portée des limitations conventionnelles. Il ressort en filigrane de ce motif qu'un syndicat bénéficiaire d'un accord, que ce soit dès sa signature ou a posteriori, doit respecter les limites qu'il impose et, plus exactement, les conditions auxquelles il soumet l'exercice des prérogatives qu'il institue. Est-ce à dire pour autant, que le syndicat qui ne respecte pas ces exigences se voit ipso facto privé des avantages conventionnels ? Le motif précité incite à répondre négativement à cette interrogation. La Cour de cassation ne se contente pas en effet de relever l'attitude fautive du syndicat, elle pointe les conséquences pour le moins problématique de celle-ci. Pour le dire autrement, et à notre sens, c'est la gravité du comportement du bénéficiaire de l'accord que la Chambre sociale met en avant. En conséquence, on peut penser que toute méconnaissance des limites conventionnelles ne se solde pas par la privation des avantages de même nature.

A supposer que cette interprétation soit la bonne, l'appréciation de la gravité de la méconnaissance et, par suite, des conséquences à en tirer reposera a priori sur l'employeur. En l'espèce, en effet, la "direction" avait elle-même refusé de rendre le site internet du syndicat accessible aux salariés. Cette façon de faire ne peut que susciter l'interrogation, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d'affichage syndical. On sait, en effet, que l'employeur ne dispose pas d'un droit de contrôle sur la teneur des communications affichées par les syndicats sur les panneaux réservés à cet usage et qu'il lui appartient, s'il conteste la finalité de ces communications, de saisir la justice pour obtenir la suppression de l'affichage prétendument irrégulier (7).

L'employeur pourrait-il donc se faire "justice à lui-même" en matière de TIC ? L'arrêt ne permet pas de répondre à cette question qui n'était même pas soumise à la Cour de cassation. Cela étant, le changement de "support" pourrait-il entraîner un infléchissement de la jurisprudence de la Cour de cassation ? Cela n'est pas à exclure, compte tenu du fait que la diffusion d'informations erronées sur internet peut être autrement plus préjudiciable que leur simple affichage sur des panneaux. Pour autant, dans un cas comme dans l'autre, ces informations sont réservées aux salariés. Par voie de conséquence, il n'est pas certain, ni même peut-être nécessaire, que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence.


(1) Remarquons toutefois que le législateur n'identifie pas le titulaire de ces prérogatives, évoquées dans un chapitre du Code du travail relatif à la section syndicale. De là, l'attribution fréquente de celles-ci à la section.
(2) J.-E. Ray, CGT, CFDT, CNT, CE et TIC. Rapports collectifs de travail et nouvelles technologies de l'information et de la communication, Dr. soc., 2012, p. 362, spéc., p. 365. Ainsi que l'ajoute ce même auteur, "[...] cette interdiction incite les syndicats à passer par Internet ou Facebook, bref à externaliser une communication parfois fort polémique et accessible aux journalistes du monde entier mais aussi aux concurrents, au grand dam de l'entreprise qui jure, mais un peu tard..." (ibid).
(3) Cass. soc., 21 septembre 2011, n° 10-19.017, FS-P+B (N° Lexbase : A9598HXR). Lire les obs. de Ch. Radé, A propos du droit d'affichage et de diffusion des communications syndicales à l'intérieur de l'entreprise : question d'égalité ou de légalité ?, Lexbase Hebdo n° 456 du 6 octobre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N7962BSP).
(4) Cass. soc., 11 janvier 2012, n° 11-14.292, FS-P+B (N° Lexbase : A5295IAD). V. nos obs., Principe d'égalité et exigence de non-discrimination en matière syndicale, Lexbase Hebdo n° 471 du 2 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N9951BSD).
(5) Cf. nos obs. préc. et, dans le même sens, celles de Christophe Radé.
(6) Cass. soc., 22 septembre 2010, n° 09-60.410, FS-P+B (N° Lexbase : A2349GAA), JCP éd. S, 2010, 1499, note B. Gauriau.
(7) Cass. crim., 19 février 1979, n° 78-91.400, publié (N° Lexbase : A3604AB4), Bull. crim., n° 73.

Décision

Cass. soc., 23 mai 2012, n° 11-14.930, FS-P+B (N° Lexbase : A0716IMH)

Rejet, CA Versailles, 1ère ch., sect. 1, 20 janvier 2011, n° 09/08331 (N° Lexbase : A1576GRS)

Textes concernés : C. trav., art. L. 2142-3 (N° Lexbase : L2161H9W) à L. 2142-7 (N° Lexbase : L2168H98)

Mots-clés : entreprise, communications syndicales, intranet, accord collectif, bénéficiaires, limites conventionnelles

Lien base : (N° Lexbase : E2633ETP)

newsid:432293

Sociétés

[Jurisprudence] Le recours contre la décision du président du TGI désignant un expert chargé de déterminer la valeur de droits sociaux

Réf. : Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-16.349, F-P+B (N° Lexbase : A6604IKS) ; Cass. com.,15 mai 2012, deux arrêts n° 11-12.999, F-P+B (N° Lexbase : A6991ILI), n° 11-17.866, F-P+B (N° Lexbase : A6914ILN)

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N2228BTP

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par Deen Gibirila, Professeur à la Faculté de droit et science politique (Université Toulouse I Capitole)

Le 07 Juin 2012

Quelle qu'en soit la cause (cession, retrait ou exclusion), le départ d'un associé quittant la société donne lieu à un règlement financier entre le cessionnaire (associé, tiers ou société) et lui, afin qu'il obtienne une somme égale à la valeur exacte de ses droits sociaux. Cette évaluation a lieu soit conventionnellement, parce que les parties ont préalablement pris soin de résoudre la question de la valeur des droits sociaux en cause ou ont prévu de recourir à un expert amiablement désigné, soit judiciairement en cas de contestation sur le prix nécessitant la désignation en justice d'un tel expert sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L2018ABD) (1).
A cet égard, les dispositions de ce texte l'emportent sur les stipulations statutaires relatives à la détermination de la valeur des droits sociaux par un expert (2). Ces dispositions étant d'ordre public, est nulle toute clause statutaire qui interdit le recours à cette procédure (3). Par ailleurs, la Cour de cassation a précisé qu'aucun recours n'est possible contre l'ordonnance rendue par le président du tribunal de grande instance, même lorsqu'elle refuse la désignation d'un expert (4). Compte tenu de sa généralité, cette disposition vaut pour le pourvoi en cassation, comme pour toute autre voie de recours ; il n'y est dérogé qu'en cas d'excès de pouvoir.
Tels sont les ingrédients des trois arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de cassation : celui du 3 mai 2012 et les deux du 15 mai 2012, qui impliquent comme principale protagoniste le société civile des mousquetaires (SCM). I - Dans le premier arrêt, les données du litige concernent l'exclusion d'un associé le 12 mai 2009 par l'assemblée générale de la SCM (5). Contestant la valeur de ses parts fixée par ladite assemblée, l'associé évincé a fait assigner sa société devant le tribunal de grande instance statuant en la forme des référés, aux fins de désignation d'un expert pour la fixation de la valeur des parts en application de l'article 1843-4 du Code civil.

A la suite de l'accueil de la demande, la SCM a formé un appel-nullité contre l'ordonnance. Ce recours ayant été rejeté par la cour d'appel de Paris dans un arrêt du 23 février 2011, l'intéressé a formé un pourvoi en cassation.

Nous retrouvons des faits assez similaires dans la deuxième espèce (6) : l'exclusion de plusieurs associés par différentes assemblées générales de 1998 à 2003 ; la saisine du président du tribunal de grande instance statuant en la forme des référés sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil, pour faire déterminer la valeur de leurs droits sociaux, à la suite de quoi un expert a été désigné par ordonnance du 7 mars 2007 ; une nouvelle ordonnance du 17 mai 2010 qui a désigné aux mêmes fins un expert en remplacement du premier ; l'irrecevabilité par la juridiction de seconde instance de Paris statuant le 10 décembre 2010 (CA Paris, Pôle 1, 4ème ch., 10 décembre 2010, n° 10/13184 N° Lexbase : A1572GNK) de l'appel formé contre l'ordonnance du 17 mai 2010.

La troisième espèce fait état de l'exclusion, par une assemblée générale du 24 mai 2005, d'un associé de la SCM depuis 1993 (7). Cette assemblée ayant fixé la valeur unitaire de ses parts sociales et décidé du remboursement des sommes lui revenant par fractions égales en quatre ans, l'intéressé a contesté cette évaluation et sollicité du président du TGI la désignation d'un expert aux fins de fixation de la valeur de ses droits sociaux, en application des dispositions de l'article 1843-4 du Code civil. Cette demande a été accueillie, ce qui signifie que la SCM a été déboutée par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 16 mars 2011 (CA Paris, Pôle 1, 2ème ch., 16 mars 2011, n° 10/16622 N° Lexbase : A1883HSK), de son appel-nullité formé contre l'ordonnance du 2 juin 2010. Cette juridiction a infirmé la décision désignant l'expert et, statuant à nouveau, a débouté l'associé exclu de sa demande formée sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil.

Saisie du litige dans ces trois décisions, la Cour régulatrice rejette le pourvoi formé par la SCM. Néanmoins, dans la dernière espèce, elle annule l'ordonnance du 2 juin 2010 et déboute l'associé exclu de sa demande.

II - Dans la première espèce, le pourvoi de l'associé exclu s'appuie sur deux moyens (8).

Selon le premier, le juge qui refuse de trancher le point litigieux dont dépend l'issue de la contestation, commet un excès de pouvoir. Or, dans la présente affaire, pour statuer sur l'excès de pouvoir imputé au premier juge et consistant à avoir fait abstraction d'une procédure de conciliation préalable obligatoire, la cour d'appel de Paris, comme elle y était invitée, devait nécessairement rechercher si pareille procédure n'aurait pas dû être appliquée.

En se contentant de répondre que l'appréciation de la portée de la disposition du règlement intérieur obligeait à recourir préalablement à la conciliation relevait des attributions du premier juge en ce qu'il se prononçait en la forme des référés et pouvait statuer sur le fond, sans examiner elle-même si la demande de l'associé exclu n'aurait pas dû préalablement être soumise à cette procédure de conciliation pour se déterminer valablement sur l'excès de pouvoir commis par le premier juge, la cour d'appel s'est rendue coupable d'un excès de pouvoir négatif, portant ainsi atteinte aux articles 122 (N° Lexbase : L1414H47) et 562 (N° Lexbase : L6715H7T) du Code de procédure civile.

Selon le second moyen, constitue un excès de pouvoir le fait pour le juge de statuer au fond du litige, en dépit de l'irrecevabilité de la demande. Dès lors, en se bornant à opposer à la SCM le motif d'ordre général qu'un juge ne se rend pas coupable d'un excès de pouvoir en estimant que la clause de conciliation préalable prévue dans un contrat n'avait pas vocation à s'appliquer, s'en s'assurer de cela, de sorte que la demande de l'associé exclu à laquelle le premier juge avait fait droit, était irrecevable, la cour d'appel a commis un excès de pouvoir.

Dans la deuxième espèce, la SCM, qui fait grief à l'arrêt d'appel d'avoir déclaré irrecevable le recours contre l'ordonnance du 17 mai 2010, fonde son pourvoi sur plusieurs moyens dont les principaux sont les suivants (9).

D'une part, si la décision du président du TGI ordonnant une expertise sur le fondement de l'article 1843-4 du Code civil ne donne pas lieu à un quelconque recours, en revanche aucun texte n'interdit que l'ordonnance du juge désignant un nouvel expert en remplacement du premier déjà désigné, ne soit pas elle-même susceptible de recours ; d'où l'atteinte portée à l'article 1843-4 du Code civil par la décision d'irrecevabilité de l'appel de la SCM.

D'autre part, se rend coupable d'un excès de pouvoir le juge qui remplace l'expert désigné en application dudit article du Code civil sans mettre préalablement fin à sa mission. En refusant de sanctionner l'excès de pouvoir du premier juge qui avait désigné un nouvel expert sans s'être préalablement prononcé sur la fin de mission du premier expert désigné, la cour d'appel de Paris a méconnu les pouvoirs qu'elle tenait de l'article 1843-4 du Code civil.

Dans la dernière espèce, les moyens invoqués par la SCM, demanderesse au pourvoi, concernent la compétence et l'excès de pouvoir du président (10).

Selon le premier, le président du TGI a compétence exclusive pour désigner un expert chargé de déterminer la valeur des droits sociaux en vertu de l'article 1843-4 du Code civil, ce qui exclut celle du juge des référés, même statuant en la forme des référés. En écartant l'excès de pouvoir dénoncé par la SCM, au motif que l'ordonnance a été rendue en la forme des référés, la cour d'appel a consacré l'excès de pouvoir commis par le premier juge et, par conséquent, a elle-même commis un excès de pouvoir au regard du texte susvisé.

Dans le deuxième moyen, la SCM dénonce l'excès de pouvoir du premier juge qui, statuant comme juge des référés, n'a pas le pouvoir de désigner un expert en vertu de l'article 1843-4 du Code civil, eu égard au pouvoir exclusif en la matière du président du TGI. Là encore, la cour d'appel, en consacrant l'excès de pouvoir du premier juge, se serait rendue coupable d'un excès de pouvoir en affirmant que la SCM n'a pas contesté la délégation de pouvoir par le président du TGI au magistrat signataire de la première décision.

III - La solution retenue dans ces trois affaires n'est pas nouvelle (11). Il est vrai que la plupart des différends relatifs à l'évaluation des droits sociaux d'un associé cédant, retiré ou exclu dans le cadre de l'article 1843-4 du Code civil, portent sur le recours contre la fixation du prix par le tiers.

En la matière, l'estimation de l'expert revêt un caractère définitif qui prive l'associé retiré de tout droit de repentir, sauf à démontrer que l'expert s'est grossièrement trompé dans l'évaluation des droits sociaux du cédant ou a outrepassé son mandat (12). Cette solution s'applique quelle que soit la nature de la société en cause.

Il en va autrement dans les litiges actuels qui ont trait aux recours contre les ordonnances par lesquelles le juge a désigné ce tiers. Néanmoins, paradoxalement, le demandeur au pourvoi reproche au juge d'appel d'avoir commis un excès de pouvoir, alors que l'ordonnance ne pouvait être remise en cause qu'en cas d'excès de pouvoir de celui qui en est l'auteur, à savoir le président du TGI. L'article 1843-4 du Code civil le dit expressément : "[...] par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible".

D'une manière générale, la Cour de cassation admet l'irrecevabilité des différents pourvois à l'appui de deux motifs.

Par le premier, elle se fonde sur l'article 1843-4 du Code civil qui confère au président du TGI le pouvoir de désigner un expert chargé de déterminer la valeur de droits sociaux sans recours possible, quand bien même s'agirait-il du remplacement d'un premier expert ayant renoncé à sa mission, comme le décide la Cour de cassation dans l'une des présentes espèces (13). Elle considère que cette disposition s'applique par sa généralité au pourvoi en cassation, comme à toute autre voie de recours et qu'il n'y est dérogé qu'en cas d'excès de pouvoir.

Par le second motif, elle estime que les griefs invoqués ne sont pas propres à caractériser un excès de pouvoir. Il s'ensuit l'irrecevabilité du pourvoi formé contre une décision qui n'est pas entachée d'excès de pouvoir et n'a pas consacré un excès de pouvoir.

L'originalité des décisions rendues en matière d'expertise des parts sociales est qu'elles échappent au principe du double degré de juridiction, puisqu'elles ne donnent lieu à aucun recours lorsque l'expert est désigné par le président du TGI statuant en la forme des référés. Pour autant, le droit judiciaire privé ne laisse pas le plaideur sans défense ; il lui confère la possibilité de contester l'ordonnance en cas d'excès de pouvoir du juge. L'intéressé peut le faire par un appel-nullité ou un pourvoi-nullité qui, contrairement aux voies traditionnelles, ne peuvent aboutir qu'en présence d'un excès de pouvoir constituant la condition à la fois de recevabilité et de bien-fondé de ces deux types de recours.

Cette situation crée un paradoxe selon lequel les juridictions du fond et celle du droit sont tenues d'examiner préalablement les griefs, avant de déterminer si le vice invoqué est propre à illustrer ou non un excès de pouvoir (14). Or, généralement, les causes d'irrecevabilité affectent initialement le recours sans qu'il soit nécessaire d'examiner les griefs.

Dans les espèces rapportées, tout comme dans une précédente affaire (15), la question posée à la Chambre commerciale est de savoir si la cour d'appel de Paris s'est rendue coupable d'un excès de pouvoir ou a consacré un excès de pouvoir commis par le président du TGI, en jugeant irrecevable ou mal-fondé l'appel-nullité. En définitive, la Cour de cassation considère comme irrecevable le pourvoi formé par la SCM contre l'arrêt d'appel, faute d'excès de pouvoir du premier, ou de consécration d'un tel excès par la juridiction de seconde instance.

Il convient malgré tout de déplorer que dans ces trois affaires la cour d'appel n'ait apporté aucun motif à la décision d'exclusion de tout excès de pouvoir, que la Cour de cassation a pour mission de contrôler.

Reste à savoir en quoi pourrait consister un excès de pouvoir en matière d'expertise des parts sociales dans le cadre de l'article 1843-4 du Code civil. On considère généralement que le juge commet un tel excès quand il s'empare d'un pouvoir qu'il n'a pas, quand il empiète sur un pouvoir dévolu à un texte législatif ou exécutif, ou encore à un organe social. Ainsi, le juge pourrait commettre un abus de droit en désignant un tiers dans une hypothèse qui ne relèverait pas du domaine de l'article 1843-4 précité, outrepassant donc ses prérogatives ou transgressant les règles de son domaine de compétence. On ne saurait cependant retenir un excès de pouvoir en cas de non-respect par le juge d'une condition strictement prévue par l'article 1843-4 ; il s'agirait simplement d'une atteinte portée à ce texte qui ne pourrait donner lieu à un appel-nullité ou à un pourvoi-nullité.


(1) A. Couret, L. Cesbron, B. Provost, P. Rosenpick et J.-C. Sauzey, Les contestations portant sur la valeur des droits sociaux, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 1052.
(2) Cass. com., 4 décembre 2007, n° 06-13.612, FS-P+B (N° Lexbase : A0299D3H), Bull. civ. IV, n° 258 ; RJDA, 4/2008, n° 421 ; D., 2008, act. jur., p. 16, obs. A. Lienhard ; JCP éd. E, 2008, n° 5, 1159, note H. Hovasse ; Rev. sociétés, 2008, p. 341, note J. Moury ; Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 216, note F.-X. Lucas, nos obs. Le caractère d'ordre public de l'article 1843-4 du Code civil relatif à la détermination par expertise de la valeur de droits sociaux, Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition privée (N° Lexbase : N3475BEG).
(3) CA Paris, 10 mai 1985, BRDA, 14/1985, p. 19.
(4) Cass. com., 11 mars 2008, n° 07-13.189, FS-P+B (N° Lexbase : A4067D7R), BRDA 7/2008, n° 4 ; nos obs. Seule l'ordonnance désignant un expert dans le cadre de la cession de droits sociaux n'est susceptible d'aucun recours, Lexbase Hebdo n° 306 du 29 mai 2008 - édition privée (N° Lexbase : N9727BEY).
(5) Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-16.349, F-P+B.
(6) Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-12.999, F-P+B.
(7) Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-17.866,, F-P+B.
(8) Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-16.349, F-P+B.
(9) Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-12.999, F-P+B.
(10) Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-17.866, F-P+B.
(11) Cass. com., 14 septembre 2010, n° 09-68.850, F-D (N° Lexbase : A5914E9W), Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 966, note M. Caffin-Moi.
(12) CA Orléans, 16 janvier 2003, RJDA, 5/2004, n° 584 ; Cass. civ. 1, 25 novembre 2003, n° 00-22.089, FS-P (N° Lexbase : A3015DAW), RJDA, 5/2004, n° 568 ; Defrénois, 2004, p. 1152, nos obs. ; Bull. Joly Sociétés, 2004, p. 286, note A. Couret ; Gaz. Pal., 12-13 mars 2004, p. 8, note L. Nurit, erreur grossière commise par l'expert qui a modifié le sens de sa mission et est sorti du cadre juridique qui en était le fondement. Refus d'admission d'une erreur grossière, cf., par ex. CA Paris, 25ème ch., sect. B, 4 février 2000, n° 1998/06134 (N° Lexbase : A2552A4B), RTDCom., 2000, p. 376, obs. C. Champaud et D. Danet.
(13) Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-12.999, F-P+B.
(14) En ce sens, M. Caffin-Moi, note s/s Cass. com., 14 septembre 2010, préc., note 11.
(15) Cass. com., 14 septembre 2010, préc., note 11.

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