La lettre juridique n°486 du 24 mai 2012

La lettre juridique - Édition n°486

Avocats/Champ de compétence

[Evénement] L'Europe et les Droits de l'Homme - Sommaire

Lecture: 2 min

N1318BTY

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Le 27 Mars 2014

Les éditions juridiques Lexbase vous proposent de retrouver, cette semaine, les actes du colloque "L'Europe et les droits de l'Homme", organisé le 1er avril 2011, par la Délégation des barreaux de France et le Conseil national des barreaux, sur le rôle de l'avocat en matière de droits de l'Homme, confrontant l'auxiliaire de justice à la CEDH, d'abord, et au droit de l'Union, ensuite.
  • Propos introductifs

- Jean-Jacques Forrer, Président de la DBF (N° Lexbase : N1185BT3)
- Richard Sédillot, Avocat au barreau de Rouen, Vice-président de la Commission libertés et droits de l'Homme du CNB (N° Lexbase : N1211BTZ)

  • Première partie : L'Avocat et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales

La procédure devant la Cour européenne des droits de l'Homme

- La recevabilité des requêtes (N° Lexbase : N1146BTM), Laurent Pettiti, Avocat au barreau de Paris
- La procédure ordinaire (N° Lexbase : N1147BTN), Pascal Dourneau-Josette, ancien Avocat au barreau de Paris, Chef de Division à la Cour EDH
- La procédure d'urgence (N° Lexbase : N1148BTP), Françoise Tulkens, Vice-présidente de la Cour EDH

Les effets des arrêts de la CEDH

- Les effets des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme (à l'égard du défendeur, à l'égard de l'Etat, à l'égard du juge national), Elisabeth Lambert Abdelgawad, Directrice de recherche au CNRS (PRISME, Université de Strasbourg) (N° Lexbase : N1149BTQ) et Loredana Tassone, Avvocato au Barreau de Rome inscrite au barreau de Strasbourg, ancienne Référendaire à la Cour EDH (N° Lexbase : N1152BTT)

Actualités jurisprudentielles

- La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, article 3 (N° Lexbase : N1153BTU), articles 3 et 13 (N° Lexbase : N1154BTW), article 6 (N° Lexbase : N1162BT9), article 8 (N° Lexbase : N1174BTN), articles 8 et 12 (N° Lexbase : N1178BTS), article 9 (N° Lexbase : N1181BTW), article 9 et article 1er du Protocole n° 1 (N° Lexbase : N1182BTX), Richard Sédillot, Avocat au barreau de Rouen, Vice-président de la Commission libertés et droits de l'Homme du CNB

- Le recours à la Convention européenne des droits de l'Homme par le juge national (N° Lexbase : N1183BTY), Vincent Asselineau, Avocat au barreau de Paris, expert français au sein du comité "droit pénal" du CCBE

  • Seconde partie : L'Union européenne et les droits de l'Homme - quel nouveau rôle pour l'Avocat ?

- Rappel historique de la protection des droits fondamentaux au sein de l'UE et confrontation des deux ordres UE-CEDH (N° Lexbase : N1213BT4), Allan Rosas, Juge à la CJUE

- Champ d'application de la Charte des droits fondamentaux et droits garantis par la Charte des droits fondamentaux, Jean-Jacques Forrer, Président de la DBF (N° Lexbase : N1216BT9) et Laurence Burgorgue-Larsen, Professeur des Universités, Paris I (N° Lexbase : N1218BTB)

Considérations prospectives

- Les droits fondamentaux et le programme de Stockholm (N° Lexbase : N1226BTL), Rodrigo Ballester, Administrateur, Unité des Droits Fondamentaux, DG Justice, Commission européenne

- Le Traité de Lisbonne et l'adhésion de l'UE à la Convention européenne des droits de l'Homme (N° Lexbase : N1233BTT), Pierre-Antoine Molina, Conseiller Juridique à la Représentation permanente de la France au- près de l'Union européenne à Bruxelles

Propos conclusifs

- Richard Sédillot, Avocat au barreau de Rouen, Vice-président de la Commission libertés et droits de l'Homme du CNB (N° Lexbase : N1240BT4)

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Droit de la famille

[Jurisprudence] Audition de l'enfant et discernement

Réf. : Cass. civ. 1, 12 avril 2012, n° 11-20.357, F-D (N° Lexbase : A5894II7)

Lecture: 13 min

N2070BTT

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux et Directrice du CERFAP

Le 24 Mai 2012

Rendu dans le cadre, certes particulier, d'un déplacement illicite d'enfant, l'arrêt du 12 avril 2012 constitue une des rares décisions relatives au discernement de l'enfant, condition de son audition dans une procédure judiciaire. En l'espèce, il s'agissait de deux enfants âgés de six ans et demi et neuf ans et demi qui avaient rejoint leur mère en France après la séparation de leurs parents, qui vivaient auparavant au Mexique. Leur père, resté dans ce pays, réclamait le retour des enfants sur lesquels les parents exerçaient conjointement l'autorité parentale, dans le cadre de la mise en oeuvre de la Convention de la Haye du 25 octobre 1980, relative aux aspects civils de l'enlèvement d'enfants (N° Lexbase : L6804BHH). Devant le juge aux affaires familiales, la mère avait, avec succès, invoqué l'article 13-b de la Convention qui permet au juge de ne pas ordonner le retour de l'enfant déplacé "lorsque qu'il existe un risque grave que le retour de l'enfant ne l'expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable". Mais la décision fut infirmée par la cour d'appel de Rennes qui refusa en outre l'audition des enfants, alors que le juge de première instance avait entendu l'aîné (CA Rennes, 28 juin 2011, n° 11/03661 N° Lexbase : A0769HXR). C'est sur ce dernier point que porte l'arrêt de rejet du 12 avril 2012, la mère ayant contesté le motif du refus du juge d'entendre les enfants tiré de l'absence de discernement.

Cette décision permet de s'interroger sur l'appréciation par le juge du discernement de l'enfant (I) et sur le caractère relatif de cette notion (II).

I - L'appréciation par le juge du discernement de l'enfant

Dans l'affaire jugée par la Cour de cassation le 12 avril 2012, le pourvoi contestait à la fois l'existence même du pouvoir du juge de subordonner l'audition de l'enfant à son discernement (A) et les modalités de cette appréciation (B).

A - Le pouvoir du juge d'apprécier le discernement de l'enfant entendu

Fondement général de l'audition. La demande d'audition de l'enfant reposait en l'espèce sur un double fondement. C'est, d'abord, sur le fondement général de l'article 388-1 du Code civil (N° Lexbase : L8350HW8) que s'est fondé le pourvoi de la mère des enfants. Pour le demandeur, en effet, "l'audition du mineur est de droit lorsqu'il en fait la demande", "il n'appartient pas, dès lors, au juge d'apprécier s'il dispose du discernement nécessaire" et "en rejetant néanmoins la demande des mineurs Alexandra et Matthias X qui avaient sollicité leur audition, la cour d'appel a violé l'article 388-1, alinéa 2, du Code civil". L'analyse de ce dernier texte, contenue dans le pourvoi, est cependant contestable. L'article 388-1 du Code civil dispose, en effet, que "dans toute procédure le concernant, le mineur capable de discernement peut, sans préjudice des dispositions prévoyant son intervention ou son consentement, être entendu par le juge ou, lorsque son intérêt le commande, par la personne désignée par le juge à cet effet. Cette audition est de droit lorsque le mineur en fait la demande". Si le juge ne peut pas refuser l'audition du mineur lorsque celui-ci en fait la demande, c'est donc à la condition que l'enfant remplisse les conditions pour être entendu. Or, ces conditions, et particulièrement celle relative au discernement de l'enfant, peuvent évidemment faire l'objet d'une appréciation du juge. Le refus d'entendre l'enfant au motif qu'il ne dispose pas du discernement nécessaire ne constitue donc pas une violation de l'article 388-1 du Code civil.

Fondement spécial. L'auteur du pourvoi se fonde également, pour contester le refus du juge d'entendre les enfants, sur les dispositions spéciales de la Convention de la Haye du 25 octobre 1980 selon lesquelles lorsque le retour d'un enfant est demandé, il peut être refusé lorsque l'autorité judiciaire constate que l'enfant s'y oppose et qu'il est approprié de tenir compte de cette opinion (art. 13 b). Il en déduit que "la cour d'appel ne peut dès lors, statuer sur une demande de retour en refusant d'entendre l'opinion de l'enfant lorsque celui-ci souhaite l'exprimer". La question des obligations imposées par la Convention de la Haye en matière d'audition de l'enfant enlevé est relativement complexe dans la mesure où le texte reconnaît à l'enfant un droit de veto concernant son retour, sans pour autant organiser son audition (1). On peut cependant lire ce Traité à la lumière du Règlement européen, dit "Bruxelles II Bis", n° 2201/2003 du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale (N° Lexbase : L0159DYK) (2), qui a repris pour l'essentiel le contenu de la Convention de la Haye. Le Règlement subordonne, en effet, la force exécutoire dans les pays de l'Union d'une décision rendue dans un Etat membre, à la possibilité qui a été donnée à l'enfant d'être entendu au cours de la procédure "à moins qu'une audition n'ait été jugée inappropriée eu égard à son âge ou à son degré de maturité" (3). On peut ainsi sans doute considérer que l'enfant qui a fait l'objet d'un déplacement illicite doit avoir la possibilité d'être entendu pour exprimer, le cas échéant, son refus de retourner dans le pays dans lequel il avait sa résidence. Toutefois, les dispositions spécifiques relatives à l'audition de l'enfant dans le cadre d'un enlèvement international contiennent toutes une réserve relative au discernement de l'enfant, même si cette notion n'est pas expressément visée. La référence à cette condition dans le Règlement "Bruxelles II bis" est parfaitement claire : l'audition de l'enfant peut être refusée par le juge si celui-ci considère qu'elle est inappropriée eu égard à l'âge ou au degré de maturité de l'enfant. De même, l'article 13 b de la Convention de la Haye précise que le refus de l'enfant ne peut constituer un obstacle à son retour que "lorsqu'il est approprié de tenir compte de cette opinion", ce qui revient indirectement à subordonner la prise en compte de l'avis de l'enfant à sa capacité de discernement. Le Traité confère donc bien au juge le pouvoir d'apprécier si l'enfant est ou non en mesure de donner un avis sur son retour. La Cour de cassation rejette, dans l'arrêt du 12 avril 2012, la critique du pourvoi en affirmant que la cour d'appel avait exactement relevé que l'audition du mineur était subordonnée à sa capacité de discernement.

B - Les modalités d'appréciation du discernement de l'enfant par le juge

Appréciation souveraine des juges du fond. Dans l'arrêt du 12 avril 2012, la Cour de cassation affirme que l'appréciation du discernement de l'enfant susceptible d'être entendu relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Cette analyse paraît tout à fait logique puisque le discernement constitue une question de fait. L'utilisation par le droit d'une notion dont les implications psychologiques paraissent indéniables confère indéniablement à l'appréciation du discernement par les juges un caractère subjectif. C'est à la fois l'avantage et l'inconvénient du choix fait par le législateur d'une référence à une notion souple plutôt qu'à un critère précis tel que l'âge.

Eléments de définition. Le discernement n'a pas fait l'objet d'une définition légale et les critères de la jurisprudence ne paraissent pas clairement arrêtés. Certaines décisions ont caractérisé le discernement par l'existence d'une volonté consciente (4) étroitement liée au développement intellectuel de l'enfant (5). Une décision de la cour d'appel de Poitiers de 1928 (6) regroupe un certain nombre de critères du discernement, qui ne doit pas être confondu avec la seule volonté dans la mesure où la volonté peut exister en l'absence de discernement. Celui-ci s'apprécie par rapport à l'âge, le développement physique, l'intelligence et la réaction du mineur face aux conséquences de ses actes (7). Le discernement semble ainsi se dégager d'un faisceau d'indices qui permet d'établir la capacité du mineur à jouer un rôle actif dans la détermination de sa situation personnelle. Cette notion implique la faculté de l'enfant de se projeter dans l'avenir et exige donc un certain sens de la relativité. En l'absence de précisions de la loi, "on peut s'interroger sur la façon dont le juge vérifie les capacités mentales du mineur" susceptible d'être entendu (8). Le juge dispose généralement de peu d'éléments pour apprécier le discernement de l'enfant et une mesure spécifiquement destinée à la détermination de ce critère est peu probable. On ne voit, en effet, pas comment le juge pourrait prendre le temps de convoquer l'enfant une première fois pour vérifier qu'il est doué du discernement nécessaire pour être entendu. En pratique, la demande du mineur d'être entendu semble, le plus souvent, faire présumer de son discernement. Dans certains tribunaux, les avocats d'enfants, lorsqu'ils sollicitent l'audition de l'enfant, attestent du discernement du mineur qu'ils ont rencontré. En l'espèce, la Cour de cassation précise que la cour d'appel s'est fondée sur le contenu des courriers des enfants annexés à celui de leur mère. Il est fort probable que les juges aient également tenu compte de l'âge des enfants. Les juges du fond ont en effet logiquement tendance à se référer à l'âge du mineur qui demande à être entendu.

Etude des décisions. L'étude des décisions relatives à l'audition du mineur montre que la référence au discernement est généralement utilisée pour fonder un refus du juge de l'entendre, que cette audition ait été demandée par ce dernier ou par l'un des parents. La Cour de cassation, dans une décision du 25 février 2009, s'était ainsi référée à l'absence de maturité de l'enfant qui ne permettait pas son audition, dans une affaire d'enlèvement international d'enfants nés en 2002 et 2003. Il apparaît que l'âge est le plus fréquemment utilisé pour déterminer, de manière négative, le discernement, sans qu'un seuil d'âge précis ne se dégage véritablement. Il ressort toutefois des décisions que les enfants très jeunes ne peuvent pas être entendus. Ainsi, la Cour européenne des droits de l'Homme a admis dans l'arrêt "Mamousseau Washington" du 2 décembre 2007 (9), que le juge national pouvait refuser d'entendre un enfant de quatre ans, considérant que sa parole n'était pas décisive. Dans le même sens, la cour d'appel de Montpellier, a refusé, dans une décision du 24 juin 2008, l'audition d'un enfant de quatre ans (10). Dans l'arrêt du 25 février 2009, la Cour de cassation excluait également l'audition d'enfants de cinq et six ans. La cour d'appel de Montpellier, dans une décision du 6 octobre 2009 (11), considère que parmi trois enfants respectivement nés en 1999, 2001 et 2003, seuls les deux aînés sont doués du discernement nécessaire pour être entendu, "le dernier enfant -âgé donc de six ans- étant trop jeune". Il apparaît, donc, que les enfants en dessous de six ans ne peuvent être entendus faute de discernement. Pour les enfants plus âgés, les décisions sont beaucoup moins nombreuses. Une décision de la cour d'appel d'Agen du 30 juillet 2008 (12) refuse toutefois l'audition d'un enfant de dix ans au motif, notamment, "qu'il ne peut être considéré comme doué de discernement au sens de l'article 388-1 du Code Civil". On peut également citer une décision de la même cour d'appel (13) qui affirme de manière quelque peu étonnante que, "Laëtitia, âgée d'à peine un peu plus de douze ans ne peut être considérée comme douée de discernement". L'appréciation portée par la cour d'appel dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté trouve donc des précédents dans la jurisprudence. En l'espèce, elle considère que les deux enfants respectivement âgés de six ans et demi et neuf ans et demi ne sont pas doués du discernement nécessaire pour être entendus. Si cette décision est peu contestable pour le plus jeune, la discussion est en revanche possible en ce qui concerne l'aîné. Toutefois, l'appréciation du discernement doit tenir compte de facteurs extérieurs aux enfants eux-mêmes, la notion étant caractérisée par sa relativité.

II - La relativité du discernement

L'appréciation du discernement de l'enfant susceptible d'être entendu doit intégrer des éléments contextuels variables selon les circonstances. Dans l'arrêt du 12 avril 2012, il est rappelé que le discernement doit être apprécié au regard de l'objet précis de l'audition de l'enfant et des circonstances dans lesquelles elle intervient (A). L'existence d'une fratrie constitue un autre élément à prendre en compte dans l'appréciation du discernement des enfants en cause (B).

A - L'objet et les circonstances de l'audition

Retour de l'enfant. Dans son attendu, la Cour de cassation précise que l'audition des enfants porte sur l'opportunité de leur retour au Mexique, mettant ainsi l'accent sur le fait que le discernement doit être apprécié au regard de l'objet précis de l'audition de l'enfant. La cour d'appel avait, en effet, affirmé que les enfants ne disposaient pas du discernement nécessaire "pour exprimer devant la cour leur sentiment non sur la question du lieu de leur résidence habituelle, qui n'est pas posée à la cour, mais sur celle de leur retour au Mexique dans le cadre de l'application des dispositions de la Convention". Il faut, en effet, rappeler que dans le système de lutte contre les déplacements prévue par la Convention de la Haye, le juge de l'Etat refuge n'est pas compétent pour statuer au fond sur la résidence de l'enfant et doit seulement rendre une décision relative au retour de l'enfant. La cour d'appel explique que le procès-verbal établi à l'occasion de l'audition des enfants par le premier juge ne fait pas apparaître de quelle manière le juge a pu expliquer à ceux-ci le cadre procédural spécifique de l'application de la Convention et la distinction, abstraite mais essentielle, entre le retour envisagé par celle-ci comme le moyen de faire respecter effectivement dans les Etats contractants les droits de garde, et la décision au fond sur la fixation de la résidence habituelle qui n'est pas affectée par la décision sur le retour.

Influence maternelle. Même si la Cour de cassation n'évoque pas ce point dans son arrêt, il est intéressant de mentionner le fait que la cour d'appel a tenu compte de l'influence prépondérante de la mère sur les enfants pour refuser leur audition et infirmer la décision de non-retour du juge de première instance. Elle affirme, en effet, "qu'il ne faut évidemment pas méconnaître à cet égard que Alexandra, aujourd'hui âgée de neuf ans et demi, comme Matthias, six ans et demi, se trouvent auprès de leur mère seule depuis le mois de juillet 2010, sans relations régulières avec leur père, de sorte qu'ils ne reçoivent plus depuis près d'un an maintenant que le discours de Mme Y, ou essentiellement celui-ci, sans pouvoir entendre dans le même temps celui de M. X sur les conditions de vie qui seraient les leurs à Mexico dans l'immédiat ; que de la sorte, on ne peut faire abstraction de l'influence de Mme Y dans les sentiments exprimés par Alexandra et Matthias devant le juge aux affaires familiales". L'appréciation par le juge du discernement des enfants entendus doit ainsi tenir compte des circonstances de leur audition. Une telle solution rappelle celle émise par la Cour européenne des droits de l'Homme dans un arrêt "Sophia Gudrun Hansen c/ Turquie" du 23 septembre 2003 (14) qui a refusé d'accorder un quelconque poids à la parole de l'enfant exprimée dans un contexte dépourvu de toute sérénité. Toutefois, la généralisation de l'affirmation selon laquelle l'enfant enlevé ne peut exprimer d'opinion sereine dès lors qu'il n'a été en contact qu'avec le parent auteur du déplacement illicite, pourrait conduire à exclure quasi-systématiquement l'audition dans toutes les situations d'enlèvement d'enfants, dans lesquelles cette hypothèse est évidemment la plus fréquente. S'il est opportun de tenir compte de cette situation particulière de l'enfant pour apprécier son discernement, en la combinant avec d'autres éléments tels que l'âge ou le degré de maturité dont l'enfant a fait preuve, il serait regrettable de s'en contenter pour refuser l'audition du mineur. Il n'en reste pas moins que le poids considérable accordé par la Convention de la Haye à l'opposition de l'enfant à son retour explique, et sans doute justifie, l'extrême prudence des juges pour déterminer le discernement des enfants en cause. Si le droit de l'enfant d'être entendu dans les procédures judiciaires le concernant peut souffrir d'une appréciation trop restrictive de son discernement, il convient également de protéger l'enfant contre les tentatives parentales de manipulation. L'exigence de discernement de l'enfant constitue sans nul doute la meilleure garantie pour éviter que la parole de l'enfant soit instrumentalisée sans qu'il ne s'en rende compte. C'est la raison pour laquelle, le pouvoir du juge d'apprécier le discernement de l'enfant, en tenant compte des circonstances particulières de chaque espèce doit être largement approuvé, d'autant plus lorsqu'il est confronté à une fratrie.

B - L'existence d'une fratrie

Absence de séparation des frère et soeur. Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté, l'existence d'une fratrie a certainement joué, au moins indirectement, un rôle dans les décisions prises par les juges relativement à l'audition. En effet, dans un premier temps, selon la cour d'appel, "c'est en retenant que Alexandra avait, lors de son audition par lui le 11 mars 2011, manifesté de manière spontanée et sincère, en faisant preuve de la maturité requise, son opposition au retour, et qu'il n'y avait pas lieu de séparer Matthias de sa soeur, que le juge aux affaires familiales a rejeté la demande de retour des deux enfants formée par [leur père]". Il semblerait ainsi que seul l'aîné des enfants a exprimé une opinion quant à leur retour au Mexique et qu'en vertu du principe selon lequel les enfants d'une même fratrie doivent résider ensemble (15), il a appliqué au second la solution déduite de l'opinion du premier.

Traitement identique. Une telle solution peut susciter un certain malaise en ce qu'elle fait, en quelque sorte, de l'aîné des enfants le porte-parole de l'ensemble de la fratrie. C'est la raison pour laquelle certains juges aux affaires familiales préfèrent, dans de telles hypothèses, traiter tous les enfants de la même manière en ce qui concerne leur audition, entendant ainsi de jeunes enfants au motif qu'ils font partie d'une fratrie comportant des mineurs plus âgé (16). A l'inverse, et peut être est-ce le choix opéré implicitement par la cour d'appel de Rennes dans l'affaire commentée, certains juges préfèrent, dans de telles situations, n'entendre aucun des enfants. En tout état de cause, l'existence d'une fratrie doit être prise en considération dans la manière dont les enfants sont traités pendant la procédure, et évidemment joue un rôle important dans la décision au fond.


(1) A. Gouttenoire, La parole de l'enfant enlevé, in H. Fulchiron (dir.), Les enlèvements d'enfants à travers les frontières, Bruylant, 2005, p. 337.
(2) JOUE, 23 décembre 2003, n° L 338, p. 1.
(3) H. Gaudement-Tallon, La compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions concernant les enfants au sein de l'Union européenne in La condition juridique du mineur Aspects internes et internationaux Questions d'actualité, J.-J. Jacques Lemoualnd (dir.), Litec, 2004.
(4) CA Paris, 19 février 1945, Gaz. Pal., 1945, 2, 226.
(5) Cass. crim., 13 décembre 1956, n° 55-05.772 (N° Lexbase : A3538CHI), D., 1957, 349, note M. Patin.
(6) CA Poitiers, 27 janvier, 1928, D., 1929, 47.
(7) Cass. civ. 2, 6 juillet 1978, n° 77-10.804 (N° Lexbase : A3449CGT), RTDCiv., 1979, 387, obs. Durry.
(8) J. Bigot, Les dangers de l'audition de l'enfant par le juge aux affaires familiales, AJFamille, 2009, p. 324.
(9) Dr. fam., 2008, Etude n° 14, obs. A. Gouttenoire ; AJFamille, 2008, p. 83, obs. A. Boiché.
(10) CA Montpellier, 24 juin 2008, n° 07/06728.
(11) CA Montpellier, 1ère ch., sect. C, 6 octobre 2009, n° 08/04014 (N° Lexbase : A0145E3R).
(12) CA Agen, 30 juillet 2008, n° 08/00163 (N° Lexbase : A9868GRW).
(13) CA Agen, 27 mars 2008, n° 07/00362.
(14) CEDH, 23 septembre 2003, Req. 36141/97 (en anglais).
(15) C. civ., art. 371-5 (N° Lexbase : L2898ABX).
(16) G. Barbier, La pratique bordelaise de l'audition, AJFamille, 2012, à paraître.

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Politique fiscale

[Projet, proposition, rapport législatif] Les projets du nouveau Président de la République en matière fiscale et sociale : à bâbord toute ?

Lecture: 7 min

N1975BTC

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par Christian Guichard, Associé, Co-responsable du département Droit fiscal du cabinet Lamy Lexel à Lyon

Le 23 Mai 2012

Le 6 mai 2012, les Français ont élu leur Président de la République pour les cinq années à venir. François Hollande marque un tournant dans l'histoire présidentielle française, en faisant basculer à gauche la politique du pays. Quels seront les impacts fiscaux d'un tel "revirement" ? Nicolas Sarkozy a multiplié les réformes, dont beaucoup ont bouleversé la matière fiscale, afin de lutter contre les effets de la crise financière et économique que connaît le monde depuis 2008. Le 17 juin 2012, à l'issue du second tour des élections législatives, l'Assemblée nationale sera constituée. Le nouveau Président aura à composer avec une opposition et de petits partis de plus en plus représentés dans l'hémicycle. En chantier, la deuxième loi de finances rectificative pour 2012 sera votée lors de la session extraordinaire du Parlement, prévue pour se tenir du 3 juillet au 2 août 2012. Le projet socialiste défera-t-il ou consolidera-t-il les réformes fiscales de la droite ? Christian Guichard, Associé, Co-responsable du département Droit fiscal du cabinet Lamy Lexel à Lyon, revient sur les points que devrait contenir le projet de la deuxième loi de finances pour 2012. I - L'impôt sur le revenu

Les particuliers ont été destinataires de beaucoup de réformes lors du dernier quinquennat. François Hollande ne déroge pas à la règle, et s'attaque aux mêmes sujets que ceux façonnés par la droite.

A - Le calcul de l'impôt sur le revenu

Le barème de l'impôt sur le revenu et les avantages tirés du quotient familial risquent de connaître un véritable bouleversement cette année.

En effet, François Hollande souhaite, tout d'abord, la création de deux tranches supplémentaires au barème de l'IR : 45 % pour la fraction des revenus supérieure à 150 000 euros par part ; 75 % pour la fraction des revenus supérieure à un million d'euros (par part ou globalement, cette question est incertaine) (CGI, art. 197 N° Lexbase : L0511IPM).

Ensuite, dans le cadre d'un alignement de la fiscalité du patrimoine sur celle du travail, il serait question de faire disparaître le prélèvement forfaitaire libératoire (CGI, art. 125 A N° Lexbase : L5692IRA), qui permet aux contribuables résidents de France de soumettre les revenus du capital à un prélèvement à taux fixe. Si les avantages fiscaux du PFL sont fonction de divers paramètres (lire notre article, Lexbase Hebdo n° 479 du 28 mars 2012 - édition fiscale N° Lexbase : N0976BTC), l'Etat y a un avantage en trésorerie, puisque ce prélèvement s'applique comme une retenue à la source, qui entre donc dans ses caisses lors du versement du revenu, et le contribuable y acquiert la simplicité d'utilisation que la fiscalité ne lui offre que rarement... Concernant l'assurance-vie, après des hésitations, il semblerait que le régime applicable aux contrats de plus de huit ans pourrait être maintenu (CGI, art. 125-0 A N° Lexbase : L7492IRW). Seuls les contrats nouveaux seraient alors touchés par les mesures visant à en atténuer l'attractivité, dans le soucis de prendre en compte le risque identifié que porte en lui le système français des contrats d'assurance-vie, en cas de rachats massifs. Les dividendes versés à des particuliers pourraient continuer d'ouvrir droit à l'abattement de 40 % (CGI, art. 158 N° Lexbase : L5183IRE) (1), mais une nouvelle condition devrait être ajoutée : le paiement effectif de l'impôt sur les sociétés français par l'entreprise versante. La contribution sur les hauts revenus, mise en place par Nicolas Sarkozy en fin de mandat, devrait être durcie, et son taux devrait être augmenté, pour passer, pour son taux le plus élevé, de 4 % à 5 % (CGI, art. 223 sexies N° Lexbase : L1152ITT).

Enfin, le projet de fusion de l'IRPP et de la CSG refait son apparition. Vieux serpent de la fiscalité française, maintes fois évoqué (lire Sophie Cazaillet, Refonder l'impôt sur le revenu ? Lexbase Hebdo n° 470 du 25 janvier 2012 - édition fiscale N° Lexbase : N9863BS4), ce projet est porteur d'un taux facial forcément très élevé, directement lisible. De même, le projet de "flat tax", ou prélèvement global à la source, moins voyant et peut-être moins douloureux, dès lors qu'il est prélevé en amont, pourrait ressusciter.

En matière de quotient familial (CGI, art. 197 précité), la nouvelle équipe souhaite abaisser son plafond pour les contribuables les plus aisés, à 2 000 euros par demi-part (au-delà de la première pour le parent isolé, ou de la deuxième pour les ménages), au lieu des 2 300 euros actuels. Ce seuil reste à préciser.

B - Les transmissions familiales

Le régime des successions et des donations a connu de nombreuses modifications. Il en subira d'autres avec la future loi de finances rectificative pour 2012. Ainsi, l'abattement en ligne directe devrait être ramené à 100 000 euros, contre 159 325 euros aujourd'hui (CGI, art. 779 N° Lexbase : L4894IQC). Le délai de rapport fiscal des donations (CGI, art. 784 N° Lexbase : L9119IQS), récemment porté de 6 à 10 ans, serait augmenté à 15 ans. En revanche, l'exonération totale au bénéfice du conjoint survivant serait maintenue.

C - L'impôt de solidarité sur la fortune

Encore et toujours, l'ISF est visé par les réformes. La gauche était contre la réforme de l'ISF opérée par Nicolas Sarkozy en 2011 (lire Frédéric Subra et Mathieu Le Tacon, Loi de finances rectificative pour 2011 : réforme de la fiscalité du patrimoine, Lexbase Hebdo n° 450 du 27 juillet 2011 - édition fiscale N° Lexbase : N7209BSS) elle se propose logiquement de rétablir les conditions de seuil et de barème appliquées en 2011. Toutefois, le seuil d'entrée à 1 300 000 euros serait maintenu. Le barème proposé sera, a priori, le suivant :

Patrimoine n'excédant pas 800 000 euros 0,00 %
Compris entre 800 000 euros et 1 310 000 euros 0,55 %
Compris entre 1 310 000 euros et 2 570 000 euros 0,75 %
Compris entre 2 570 000 euros et 4 040 000 euros 1,00 %
Compris entre 4 040 000 euros et 7 710 000 euros 1,30 %
Compris entre 7 710 000 euros et 16 790 000 euros 1,65 %
Supérieur à 16 790 000 euros 1,80 %

En outre, il serait question d'un retour à un plafond (le bouclier fiscal ayant été supprimé) qui s'appliquerait à l'ensemble des impôts suivants : IR, ISF et prélèvements sociaux ne pouvant pas dépasser un certain pourcentage des revenus (le seuil de 85 % a été évoqué).

D - Les plus-values immobilières

Une fois de plus, la gauche, en opposition totale avec la réforme des plus-values immobilières appliquée sous le quinquennat du Président sortant (lire Frédéric Subra et Mathieu Le Tacon, Loi de finances rectificative pour 2011 : réforme de la fiscalité du patrimoine, opt. cit.) revient en arrière. Ainsi, le système d'abattement pour durée de détention aboutissant à une exonération au terme de 22 ans serait rétabli, avec une revalorisation du prix d'acquisition au moyen d'un coefficient d'érosion monétaire.

E - Les niches fiscales

Les niches fiscales sont décidément bien mal appréciées par les politiques. Après les deux "coups de rabot" subis (lire Sophie Cazaillet, Synthèse et mise en perspective des cinq dernières lois de finances (dispositions concernant les particuliers), Lexbase Hebdo n° 472 du 8 février 2012-édition fiscale N° Lexbase : N0018BTT), elles sont dans la visée de François Hollande, qui souhaite appliquer un plafonnement à leurs effets, évalué à 10 000 euros par an et par foyer (au lieu des 18 000 euros + 6 % du revenu net aujourd'hui ; CGI, art. 200-0 A N° Lexbase : L5282IR3). Reste à savoir si ce nouveau plafond concernera également les programmes de défiscalisation en cours (cela s'est déjà vu par le passé, avec les locations en meublé professionnelles, dites LMP, en cours...).

Par ailleurs, le crédit d'impôt attaché aux dépenses liées à l'emploi d'un salarié à domicile sera réduit à 40 % (ou 45 %) au lieu des 50 % actuels (CGI, art. 199 sexdecies N° Lexbase : L0515IPR).

Enfin, et d'une manière plus globale, certaines niches fiscales (aucune liste n'a encore été établie) devraient être supprimées, dans l'objectif de dégager 29 milliards d'euros de recettes supplémentaires.

F - Les produits de placement

Concernant les produits de placement, François Hollande est plutôt favorable à la mise en place d'outils de défiscalisation, qui encouragent les français à épargner. Ainsi, le nouveau Président de notre République prévoit de doubler le plafond du livret A et du livret de développement durable (LDD), de créer un livret d'épargne industrie (LEI) et de maintenir les conditions du plan d'épargne en actions (PEA).

II - La TVA

La "TVA sociale", nouvellement appelée "TVA anti-délocalisation", pour reprendre la terminologie employée par l'Allemagne, grand et récent modèle de la France, qui devait entrer en application le 1er octobre 2012, serait abrogée, mais ferait l'objet d'une contreproposition de la part de la nouvelle équipe dirigeante...

III - L'impôt sur les bénéfices des entreprises

Déjà lourdement taxées, les entreprises ne peuvent pas espérer un revirement de situation sur les dernières mesures fiscales passées avant les élections. Outre la sempiternelle lutte contre la fraude fiscale et la fraude sociale, véritable "leitmotiv" politique de cette crise, le nouveau Président veut s'attaquer aux montages mettant en oeuvre des LBO, et revenir sur certains aspects fiscaux de l'imposition du travail.

A - Les leverages buy out (LBO)

François Hollande souhaite lutter contre les LBO, qui, utilisés à outrance et dans un sens d'optimisation fiscale à outrance (mais légale), sont jugés vecteurs de fraude.

Ainsi, le nouveau Président propose d'alourdir la taxation des plus-values sur cession de titres de participation, soit en augmentant à nouveau la quote-part de frais et charges, par le taux et/ou par la base (en prenant le prix de cession au lieu du montant de la plus-value) (CGI, art. 219 N° Lexbase : L5712IRY), soit en supprimant purement et simplement l'exonération. Cette dernière option comporte un risque à ne pas négliger : la mise à l'écart de la France, qui se retrouverait seule avec ce type de dispositif, très décourageant.

En outre, il est question de rendre moins attrayantes les opérations conduites par des fonds financiers, pour les réserver aux transmissions familiales ou au bénéfice des salariés, en limitant la déduction des intérêts afférents aux emprunts relatifs à l'acquisition des titres de participation.

B - La taxation du travail

Enfin, sur la question de la taxation du travail, dont on sait qu'elle est très forte en France (pour un comparatif avec l'Allemagne, lire Sophie Cazaillet, Convergence fiscale France/Allemagne - quelles opportunités pour les entreprises ?, Lexbase Hebdo n° 478 du 21 mars 2012 - édition fiscale N° Lexbase : N0728BT7), la gauche est très prolifique.

En effet, tout d'abord, elle souhaite renforcer les dispositifs de lutte contre la fraude fiscale et sociale. Les contributions sociales devraient être maintenues à leur niveau actuel (15,5 %). Les particuliers n'ont donc pas à craindre d'augmentation (au moins dans l'immédiat). Toutefois, il devrait être mis fin à l'exonération des heures supplémentaires, qui tenait à coeur à Nicolas Sarkozy, sauf pour les salariés des entreprises jusqu'à 10 salariés.

Par ailleurs, le nouveau Gouvernement devrait proposer de soumettre à la CSG les indemnités de rupture conventionnelle, d'augmenter de 0,1 % par an les cotisations, pour financer les mesures sur les retraites, et de supprimer la taxation sur les mutuelles et les complémentaires "santé". Pour finir, il est question de limiter les avantages sociaux de l'épargne salariale, en soumettant l'intéressement et la participation aux cotisations maladie et familiales (avec, toutefois, quelques mesures dérogatoires pour les versements sur les plan épargne entreprise (PEE), plan épargne interentreprises (PEI), et autres fonds bloqués).


(1) Il a pu être question récemment de ramener cet abattement à 20 %, voire de le supprimer.

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Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] "Mes documents" ... ne sont pas personnels !

Réf. : Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-13.884, FS-P+B (N° Lexbase : A1376ILK)

Lecture: 6 min

N2082BTB

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par Lise Casaux-Labrunée, Professeur à l'Université Toulouse 1 Capitole

Le 24 Mai 2012

La vie privée du salarié et sa vie professionnelle sont de plus en plus entremêlées dans l'entreprise, à la faveur de l'incroyable développement des technologies de l'information et de la communication qui ne sont plus si nouvelles. Un contentieux en est résulté, qui ne semble pas prêt de se tarir. Les juges n'ont pas fini de statuer sur des affaires où l'intérêt de l'entreprise heurte le droit au respect de la vie privée que le salarié oppose à l'employeur comme un rempart, pour contrer avec plus ou moins bonne foi le pouvoir de l'employeur et la sanction susceptible d'en résulter lorsque des faits en lien avec la vie privée deviennent par trop préjudiciables à l'entreprise. Les juges ont longtemps eu une conception très compréhensive de ce droit au respect de la vie privée du salarié sur son lieu de travail, guidés par une dialectique autorité/liberté qui appelait surtout à se méfier des abus de pouvoirs patronaux pour protéger la partie faible du contrat de travail. Les salariés en ont certainement abusé, faisant entrer largement leur vie privée dans l'entreprise pour des motifs totalement étrangers au travail. Un virage semble aujourd'hui s'opérer. Le rempart du droit au respect de la vie privée sur le lieu de travail se fissure... et l'on prend conscience aujourd'hui que le salarié ne peut tout à la fois faire délibérément entrer sa vie privée dans l'entreprise, au point de gêner le fonctionnement de celle-ci, pour ensuite invoquer de façon scandalisée le droit à son respect. L'on prend conscience aussi qu'il est difficile de demander aux entreprises de ne pas empiéter sur la vie privée des salariés... si l'on ne demande pas à ces derniers la réciproque : éviter de faire entrer leur vie privée dans l'entreprise (1).
Résumé

Les fichiers créés par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel. L'employeur est par conséquent en droit de les ouvrir hors la présence de l'intéressé, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels. La seule dénomination "mes documents" donnée à un fichier ne lui confère pas un caractère personnel.

L'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 10 mai 2012, traduit cette tendance en admettant le licenciement pour faute grave d'un salarié pour utilisation détournée de son ordinateur professionnel à des fins privées. L'arrêt des juges de la cour d'appel de Nîmes, sévèrement cassé, traduit au contraire la jurisprudence classique... et ses excès : le même salarié (licencié pour stockage sur son ordinateur professionnel de photos à caractère pornographique et autres vidéos de salariés prises contre leur volonté) avait gagné son procès au motif qu'en contrôlant le disque dur de son ordinateur professionnel, notamment le dossier "mes documents", l'employeur avait porté atteinte à sa vie privée... gagnant aussi une coquette indemnité de plus de 40 000 euros sur le fondement de l'article L. 1235-3 du Code du travail (N° Lexbase : L1342H9L) ! Il ne lui manquait plus que les félicitations...

La position de la Chambre sociale de la Cour de cassation est saine : sur fond d'invitation à plus de séparation entre vie privée et vie professionnelle du salarié, elle pose la question de la "preuve par le disque dur" des faits reprochés au salarié (2), et permet de rappeler que l'employeur peut en toute hypothèse contrôler les informations enregistrées sur les ordinateurs professionnels : en toute liberté, si les documents ne sont pas classés dans un dossier marqué "personnel" (I), sous conditions dans le cas contraire (II).

Commentaire

I - L'employeur peut contrôler librement tout fichier non intitulé "personnel"

Contrôle fondé sur une présomption de bon sens. Le matériel mis à la disposition du salarié par l'entreprise doit d'abord servir à travailler... si possible au service de celle-ci ! L'affirmation est de bon sens. Les juges en ont déduit une présomption qui n'est pas nouvelle et prête peu à discussion, appliquée ici aux fichiers informatiques : "les fichiers créés par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel". Si l'arrêt "Nikon" du 2 octobre 2001 (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, publié N° Lexbase : A1200AWD) a semé un temps le trouble en posant le principe du secret des correspondances privées sur le lieu de travail "alors même que les messages auraient été émis et reçus par le salarié grâce à l'outil informatique mis à sa disposition pour son travail, et ceci même au cas où l'employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l'ordinateur"... la solution qui était excessive en ce sens qu'elle négligeait l'hypothèse de l'usage déloyal voir illicite des moyens de communication de l'entreprise par le salarié, a depuis été nuancée pour permettre précisément à l'employeur un légitime droit de regard sur l'activité de ses salariés (3).

Contrôle des fichiers informatiques limité par le droit au respect de la vie privée. L'arrêt "Cathnet Science" du 17 mai 2005 a apporté d'utiles précisions : l'employeur ne peut pas, en principe, contrôler les fichiers que le salarié a pris soin d'identifier comme étant "personnel". Dans le droit fil de la jurisprudence "Nikon", l'arrêt prend acte de l'introduction de la vie privée du salarié sur le lieu de travail, impose le droit à son respect que le salarié peut faire valoir auprès de l'employeur, mais invite ce dernier à délimiter clairement son périmètre (par la dénomination des fichiers) pour en faciliter précisément la protection. A défaut de précaution particulière prise par le salarié pour protéger sa vie privée, de "marquage" des documents qui en relèvent, l'employeur peut, en vertu de son pouvoir de direction, contrôler tout matériel mis à la disposition de ce dernier pour travailler, y compris hors de sa présence. Cependant, "si l'employeur peut toujours consulter les fichiers qui n'ont pas été identifiés comme personnels par le salarié, il ne peut les utiliser pour le sanctionner s'ils s'avèrent relever de sa vie privée" (4).

Contrôle des connexions internet non limité par le droit au respect de la vie privée. Cette protection de la vie privée du salarié vaut pour les fichiers et pour les courriers électroniques, mais pas pour les connexions Internet durant le temps de travail (5). S'agissant de ces dernières, le principe est le même : les connexions établies par un salarié sur des sites internet pendant son temps de travail grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour l'exécution de son travail, sont présumées avoir un caractère professionnel, de sorte que l'employeur peut les rechercher aux fins de les contrôler, hors de sa présence (6). Seulement, la solution ne comporte aucune réserve quant à l'identification éventuelle par le salarié du caractère personnel de ces connexions, dont on voit mal au demeurant comment elle serait possible. Toute connexion établie pendant le temps de travail avec l'ordinateur professionnel peut donc être contrôlée librement par l'employeur (7). L'argument selon lequel le contrôle du disque dur, opéré à l'insu du salarié, porterait atteinte à sa vie privée, ne convainc pas les juges. En revanche, il convient d'être sûr que le salarié soupçonné est bien l'auteur des connexions Internet, ou le cas échéant, des courriels litigieux (8).

La seule dénomination "mes documents" donnée à un fichier ne lui confère pas un caractère personnel. L'arrêt du 10 mai 2012 pose spécialement la question de la délimitation informatique de la vie privée du salarié. Comment le salarié doit-il marquer les documents qu'il souhaite mettre à l'abri des regards indiscrets ? Couramment utilisé en entreprise, le mot "personnel" est devenu de ce point de vue le mot magique, le contraire du sésame, celui qui signifie "interdiction d'entrer". Le dossier "mes documents" quant à lui, qui contenait en l'espèce les documents litigieux contrôlés par l'employeur en présence d'un huissier et hors de la présence de l'intéressé, sans doute parce qu'il figure sur la plupart des postes informatiques, n'est pas assez significatif. Le pronom de son intitulé est faussement possessif.

II - L'employeur peut, sous conditions, contrôler tout dossier "personnel"

Les dossiers marqués "personnel" ne sont pas inviolables. Dans deux cas, selon la jurisprudence "Cathnet Science", l'employeur peut exercer son contrôle même sur des dossiers ou fichiers marqués "perso" ou "personnel" : d'une part, en présence du salarié ou celui-ci dûment appelé ; d'autre part, en cas de "risque ou événement particulier"... On relèvera simplement le caractère extrêmement vague de la formule qui mériterait d'être construite : quels sont les risques et évènements particuliers qui peuvent autoriser un employeur, hors la présence du salarié, à contrôler des documents "personnels" et le cas échéant, à porter atteinte à sa vie privée telle qu'introduite par le salarié dans l'entreprise ? On songe au risque de concurrence déloyale, au risque d'activités illicites développées à partir de l'entreprise avec les moyens de celle-ci... Mais nombres d'incertitudes demeurent, outre cette délimitation des risques et évènements susceptibles de provoquer le contrôle : le salarié peut-il s'y opposer ? Ne serait-il pas préférable d'imposer la présence d'un tiers "neutre" lors du dévoilement des informations privées ? Quid si l'employeur procède à un contrôle "à tort" (salarié injustement soupçonné) ?

"Privé" mieux que "personnel" pour protéger... la vie privée du salarié ? L'arrêt du 10 mai 2012 est rendu au visa de l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY) : "chacun a droit au respect de sa vie privée"... et non au respect de sa vie personnelle, au sens de la jurisprudence suivie par la Chambre sociale de la Cour de cassation sous l'impulsion du Doyen Philippe Waquet (9). La notion de vie personnelle, conçue pour déborder le cadre de la vie privée jugé trop étriqué, et élargir la protection offerte au salarié au titre des libertés publiques, présente une qualité : éviter les controverses sur ce qui relève de l'intimité de la vie privée et sur ce qui est un comportement public. Mais elle a aussi un défaut : "celui de désigner à la fois deux situations différentes : celle du travailleur salarié pendant l'exécution du travail et celle du travailleur salarié en dehors de l'exécution du travail" (10). Elle emmêle par conséquent, elle aussi, les vies privée et professionnelle du salarié (11). Un fichier intitulé "personnel" peut par conséquent comporter tout un tas d'informations dont on ne sait plus très bien de quelle vie elles relèvent... et a toutes chances de provoquer la suspicion.

Il y aurait peut-être avantage, dans l'intérêt de tous et pour une meilleure séparation des sphères privée et professionnelle, à marquer "privé" sur les dossiers et fichiers que le salarié entend préserver à ce titre... au lieu de "perso" ou "personnel". Après tout, dans les lieux publics, pour protéger les espaces privés, que marque-t-on sur les portes pour en défendre l'entrée aux visiteurs ? De surcroît, la mention est assez dissuasive.


(1) Pour une analyse d'ensemble de la question, v. notre article, Vie privée des salariés et vie de l'entreprise, Dr. soc., 2012, p. 331.
(2) L'arrêt est rendu au visa de l'article 9 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1123H4D) : "il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention".
(3) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, publié (N° Lexbase : A2997DIT), R. de Quenaudon, Jurisprudence "Nikon" : la suite mais non la fin, D., 2005, 1873 ; Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, F-P+B (N° Lexbase : A9621DRR), RDT, 2006, p. 395 ; Cass. soc., 9 juillet 2008, n° 06-45.800, F-P sur le premier moyen (N° Lexbase : A6205D9P); Cass. soc., 21 octobre 2009, n° 07-43.877, FS-P+B (N° Lexbase : A2618EMW), D., 2009, p. 2614, RDT, 2010, p. 172, obs. H. Guyader.
(4) Cass. soc., 5 juillet 2011, n° 10-17.284, F-D (N° Lexbase : A9555HUG).
(5) J.-M. Chonnier, Internet et le droit d'expression des salariés, SSL, 2011, n° 1507, p. 4.
(6) Cass. soc., 9 juillet 2008, n° 06-45.800, préc. ; Cass. soc., 9 février 2010, n° 08-45.253, F-D (N° Lexbase : A0467ES4).
(7) "La preuve par le disque dur...".
(8) Cass. soc., 24 juin 2009, n° 08-41.087, F-D (N° Lexbase : A4335EIE).
(9) Ph. Waquet, Vie personnelle et vie professionnelle du salarié, CSBP, 1994, n° 64, p. 289 et 290 ; du même auteur : La vie personnelle du salarié, Mélanges Verdier, p. 513.
(10) Ph. Waquet, Vie privée, vie professionnelle et vie personnelle, Dr. soc., 2010, p. 15.
(11) A. Marcon, Les limites incertaines de la vie personnelle, SSL, 2012, n° 1535.

Décision

Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-13.884, FS-P+B (N° Lexbase : A1376ILK)

Cassation, CA Nîmes, ch. soc., 11 janvier 2011, n° 09/03792 (N° Lexbase : A4567GQ9)

Textes visés : C. civ., art. 9 (N° Lexbase : L3304ABY), CPC, art. 9 (N° Lexbase : L1123H4D)

Mots-clés : rupture du contrat de travail, faute grave, fichiers informatiques, caractère personnel, atteinte à la vie privée (non)

Liens base : (N° Lexbase : E2632ETN)

newsid:432082

Responsabilité des constructeurs

[Jurisprudence] Les dommages causés aux tiers peuvent relever de la garantie décennale lorsqu'ils compromettent l'utilisation normale de l'ouvrage

Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 9 mai 2012, n° 346757, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1850IL4)

Lecture: 11 min

N2069BTS

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par Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat

Le 24 Mai 2012

Les bruits de fête s'échappant d'une salle municipale au point d'indisposer le voisinage sont-ils susceptibles de révéler un dommage de nature décennale ? C'est ce que soutenait une commune dans le pourvoi qu'elle avait formé contre un arrêt de la cour administrative d'appel de Douai (1). Les juges d'appel avaient, en effet, estimé "que ces nuisances n'affectent pas l'ouvrage lui-même et, en particulier, ne le rendent pas impropre à sa destination", rejetant de ce fait l'action dirigée contre le maître d'oeuvre des travaux de réfection de la salle et destinée à lui faire prendre en charge les travaux propres à remédier à ces problèmes acoustiques. Dans la décision commentée du 9 mai 2012, qui sera publiée au Recueil, le Conseil d'Etat a, au contraire, affirmé que des dommages causés aux tiers pouvaient entrer dans le champ d'application de la garantie décennale des constructeurs dès lors qu'ils compromettaient l'utilisation normale de l'ouvrage. Par cette décision, le Conseil d'Etat rejoint la position de la Cour de cassation. I - Le refus d'étendre la garantie décennale aux dommages causés aux immeubles voisins

A - Le refus de la cour d'étendre la garantie décennale aux dommages causés aux tiers riverains de l'ouvrage public

Les faits de l'espèce étaient simples : une commune avait décidé en 1999 de procéder au réaménagement et à l'extension de la salle des fêtes municipale. Le marché avait été conclu le 17 août 1999 avec la société X qui avait recouru à deux sociétés sous-traitantes pour les lots n° 4 "menuiseries extérieures aluminium" et n° 12 "parquets". Postérieurement à la réception des travaux et à l'occasion des premières utilisations de la salle des fêtes, les riverains s'étaient plaints de nuisances sonores. Alerté par la commune, le contrôleur technique avait fait savoir que la prise en compte de ces nuisances n'entrait pas dans sa mission, ce qui avait conduit la commune à solliciter une expertise de la part du tribunal administratif de Lille.

Dans son rapport, l'expert avait estimé que le fonctionnement de la salle occasionnait effectivement des nuisances sonores en raison de la création (à l'occasion des travaux de rénovation) d'un système de désenfumage et de l'absence d'un matériau adapté (dit "résilient") sous le plancher des locaux de rangement de la salle de danse. Après avoir obtenu la condamnation des constructeurs à lui verser une provision sur le fondement de la garantie décennale, la commune a souhaité obtenir la condamnation au fond de l'entreprise titulaire, de ses sous-traitantes et du contrôleur technique. Par un jugement du 26 mai 2009, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande en estimant, contrairement au juge du référé provision, que les désordres en cause ne rendaient pas l'immeuble impropre à sa destination. La commune a relevé appel de ce jugement mais par un arrêt du 14 décembre 2010, la cour administrative d'appel de Douai a confirmé le jugement en retenant que, si "l'insuffisante isolation phonique entraîne effectivement une gêne pour les occupants des habitations voisines, ces nuisances n'affectent pas l'ouvrage lui-même et, en particulier, ne le rendent pas impropre à sa destination".

Ce faisant, la cour a exclu par principe que des nuisances sonores puissent rendre un ouvrage impropre à sa destination au motif que de telles nuisances "n'affectent pas l'ouvrage lui-même", et ce alors que, même si c'est le cas, de telles nuisances peuvent, en raison de leur ampleur, rendre l'ouvrage impropre à sa destination. La cour a, ainsi, entendu se placer sur le terrain d'une exclusion de principe de la garantie décennale dans l'hypothèse où les désordres constatés consistent en des troubles causés aux tiers que sont les voisins ou habitations voisines et n'affectent pas l'ouvrage lui-même. Selon ce raisonnement, les dommages étant faits au voisinage, et non pas aux usagers ou à la commune propriétaire de la salle des fêtes, les désordres n'entrent pas dans le champ de la garantie décennale, même si la personne publique est l'objet de récriminations des habitants. Ce sont ce raisonnement et cette exclusion de principe qu'a censurés le Conseil d'Etat dans sa décision du 9 mai.

B - Une jurisprudence ancienne refusant d'appliquer la garantie décennale aux dommages causés aux immeubles voisins

Le Conseil d'Etat a jugé à plusieurs reprises que la garantie décennale ne jouait pas lorsque les désordres constatés concernaient non pas l'ouvrage public, mais "des immeubles voisins et distincts" (2) ou "des immeubles tiers" (3). La cour administrative d'appel de Nantes, a, également, jugé que les "réverbérations solaires" provoquées par un immeuble public entraînaient, certes, "une gêne pour les occupants d'un immeuble voisin", mais n'affectaient pas l'ouvrage lui-même et, en particulier, ne le rendaient pas impropre à sa destination, de sorte que ce désordre n'était pas de nature à engager la responsabilité des maîtres d'oeuvre sur le fondement des principes dont s'inspirent les articles 1792 (N° Lexbase : L1920ABQ) et 2270 (N° Lexbase : L7167IAP) du Code civil (4). Dans la décision ici commentée, la cour administrative d'appel de Douai s'est, d'ailleurs, directement inspirée de cet arrêt pour exclure la mise en jeu de la garantie décennale.

En l'espèce, cette jurisprudence pouvait être interprétée de deux manières : soit il s'agissait de dire qu'en l'absence de dommage à l'ouvrage lui-même, la réparation des dommages aux tiers n'est pas possible, ce qui n'est pas contestable mais ne règle rien ; soit il s'agissait d'affirmer que le dommage aux tiers n'est jamais réparable, mais alors cette affirmation se heurtait à une décision plus récente du Conseil d'Etat selon laquelle "la responsabilité de l'entrepreneur envers le maître d'ouvrage peut, toutefois, être recherchée sur le fondement de la garantie décennale si le dommage subi par le tiers trouve directement son origine dans des désordres affectant l'ouvrage objet du marché" (5). Selon cette dernière décision, un ouvrage dont la solidité est compromise, et qui, de ce fait, peut être dangereux, est donc susceptible de créer des dommages aux tiers.

II - L'affirmation du critère de l'atteinte portée au fonctionnement normal de l'ouvrage

A - Une exclusion se heurtant à plusieurs objections

La solution d'exclusion de principe retenue par les juges se heurtait à quatre principales objections.

- La première objection tenait à ce que la solution d'impropriété à sa destination de l'ouvrage doit tenir compte de la nature de cet ouvrage et de l'usage auquel le destinent les parties. Une salle des fêtes, destinée, par nature, à abriter des réjouissances musicales, doit bénéficier d'une bonne isolation phonique, pour le bien-être des participants à ces réjouissances, mais aussi pour celui des occupants des habitations voisines. Par nature, un tel immeuble doit être indolore pour le voisinage et ne pas susciter, à chaque utilisation, une levée de boucliers. L'on peut donc estimer que le défaut d'isolation phonique d'une salle des fêtes constitue un défaut intrinsèque de l'immeuble, un vice de conception et de construction, qui affecte cet immeuble même. La solution serait la même pour un cinéma, une salle de concert ou une discothèque (qui, certes, est rarement un immeuble public). Dans cette hypothèse, la circonstance que les conséquences de ce défaut ne soient subies que par les voisins de l'immeuble, et non par ses utilisateurs, vient au soutien de l'impropriété de cet immeuble à sa destination : par principe, en effet, un tel immeuble ne doit causer aucun trouble ou désordre aux habitations voisines et à leurs occupants.

- La deuxième objection tenait à ce que les deux décisions précitées (6) du Conseil d'Etat ne portaient que sur les dommages causés aux immeubles voisins et ne concernaient pas les dommages causés directement aux habitants riverains de l'immeuble public. Il ne s'agissait donc pas véritablement d'une jurisprudence orientée vers l'exclusion de la garantie décennale aux dommages causés aux tiers à l'ouvrage public. Même si un dommage causé à un immeuble voisin est aussi, forcément, un dommage causé à l'occupant de cet immeuble, la solution retenue par notre jurisprudence est en partie fondée sur l'idée que la garantie décennale des constructeurs ne doit "protéger" que l'immeuble public et qu'elle ne peut être utilisée pour réparer des dommages causés à un immeuble privé. Cette jurisprudence est une "jurisprudence de l'immeuble" et non une jurisprudence de l'occupant de l'immeuble. En conséquence, elle ne fait pas obstacle à l'engagement de la garantie décennale dans l'hypothèse où l'immeuble public, du fait d'un vice de conception ou de construction, est systématiquement source de nuisances non pour les immeubles voisins mais leurs occupants, ce qui est presque un trouble à l'ordre public... causé par un bâtiment public. Elle ne fait pas obstacle à ce que soient intégrées dans la garantie décennale les nuisances causées aux tiers (personnes physiques) par cet immeuble, dès lors qu'elles en rendent l'utilisation plus difficile ou plus polémique.

En effet, ces décisions concernaient des désordres causés à des immeubles voisins par l'immeuble public mais qui ne rendaient nullement plus difficile ou plus problématique l'utilisation de cet immeuble (à chaque fois un OPHLM) : l'OPHLM pouvait sans difficulté continuer de loger des personnes (ce qui était sa destination) alors que, dans le même temps, il déversait ses eaux usées dans un immeuble voisin ou sapait ses fondations. L'utilisation et la destination de l'immeuble de l'OPHLM n'étaient donc pas affectées par les désordres qu'il causait aux immeubles voisins. Dans la présente espèce, en revanche, l'utilisation de la salle des fêtes municipale est rendue plus difficile par les nuisances qu'elle crée à chaque utilisation pour les habitants voisins. Ces nuisances causées à des tiers rejaillissent donc immanquablement sur la destination de la salle des fêtes, que le maire doit, s'il veut préserver la paix civile, renoncer à utiliser ou faire réparer.

- La troisième objection tenait à l'impasse dans laquelle se trouverait la personne publique si était exclue, par principe, la recherche de la responsabilité décennale des constructeurs à raison des dommages causés aux tiers. Que pourrait faire, en effet, la personne publique pour obtenir que l'utilisation de son ouvrage ne gêne pas ceux qui en sont riverains et reporter sur les véritables responsables le vice de conception ou de construction qui l'affecte ? Alors que les riverains pourraient engager une action contre la commune pour troubles de voisinage et obtenir sa condamnation devant le juge judiciaire, la commune ne pourrait ni rechercher la responsabilité contractuelle des constructeurs (puisque les travaux ont été réceptionnés), ni leur responsabilité décennale. Or, la commune maître d'ouvrage et propriétaire de l'immeuble qui peut avoir à faire face à des demandes indemnitaires de la part des voisins mécontents doit pouvoir rechercher l'engagement de la garantie décennale des constructeurs afin de leur faire supporter le coût des travaux nécessaires à l'amélioration de l'isolation phonique de la salle des fêtes.

- La quatrième objection tenait à l'esprit de la jurisprudence judiciaire. Celle-ci inclut les dommages causés aux tiers (troubles de voisinage constitués par des dommages causés à des personnes physiques et non par des dommages causés à des immeubles voisins) dans le champ de la garantie décennale des constructeurs. Relevons, tout d'abord, que, tant selon le juge judiciaire (7) que selon le juge administratif (8), les désordres d'isolation phoniques entrent dans le champ de la garantie décennale et rendent l'immeuble impropre à sa destination lorsqu'ils sont importants.

Surtout, un arrêt de la Cour de cassation du 31 mars 2005 (9) a fait entrer dans le champ de la garantie décennale la réalisation de travaux destinés à réduire les nuisances sonores occasionnées par un immeuble à un immeuble voisin : selon cette décision, "le maître d'ouvrage dont les travaux ont causé un trouble anormal de voisinage à des tiers, peut obtenir des constructeurs sur le fondement de l'article 1792 du Code civil, les travaux de reprise nécessaires à l'utilisation conforme à sa destination de l'ouvrage dès lors qu'il subit un dommage propre résultant d'un défaut de conception et d'exécution de ces travaux". Soulignons que les désordres en cause étaient constitués par des "nuisances olfactives et acoustiques [...] signalées par le syndicat des copropriétaires de l'immeuble voisin", c'est-à-dire des désordres très proches de ceux constatés dans notre espèce.

Il faut donc tenir compte, en matière de désordres d'isolation phoniques, des conséquences sur les tiers, de sorte que la circonstance que ces désordres n'affectent pas la solidité de l'ouvrage, circonstance qu'a relevée la cour, est ici indifférente et dénuée de toute pertinence puisque le caractère décennal du désordre doit être apprécié au regard de l'importance des nuisances occasionnées aux tiers et, en particulier, aux riverains. Ainsi, sans aucunement affecter l'ouvrage lui-même, les désordres d'isolation phoniques peuvent, cependant, le rendre impropre à sa destination en raison des nuisances causées à ses voisins ou riverains. L'on voit donc que l'objet et la justification de l'action décennale ouverte au maître de l'ouvrage sont d'exiger des constructeurs des travaux permettant une utilisation normale de l'immeuble, c'est-à-dire une utilisation conforme à sa destination. Tel est le cas, selon nous, des désordres d'isolation phoniques : ceux-ci n'affectent effectivement pas la solidité de l'ouvrage, comme l'a relevé la cour, mais ils peuvent, tout de même, eu égard aux nuisances qu'ils occasionnent aux tiers riverains, le rendre impropre à sa destination puisqu'ils influent négativement sur l'usage auquel est destiné l'immeuble.

B - L'affirmation du critère de l'atteinte portée au fonctionnement normal de l'ouvrage

La décision du 9 mai 2012, forte de ces objections, fait application du critère de l'utilisation normale de l'ouvrage aux dommages causés aux tiers en jugeant que le juge du fond doit toujours rechercher si les nuisances causées aux tiers n'ont pas "pour conséquence d'empêcher le fonctionnement normal de l'ouvrage et, ainsi, de le rendre impropre à sa destination". Selon cette décision, en effet, la cour administrative d'appel de Douai a commis une erreur "en excluant, ainsi, que la commune maître de l'ouvrage puisse rechercher la responsabilité décennale des constructeurs à raison des nuisances causées aux tiers par l'exploitation de l'ouvrage du fait d'un défaut de conception et d'exécution des travaux, sans rechercher si elles n'avaient pas pour conséquence d'empêcher le fonctionnement normal de l'ouvrage et, ainsi, de le rendre impropre à sa destination". L'impropriété à la destination ne peut, en effet, être appréciée en faisant abstraction des conséquences de l'utilisation normale, c'est-à-dire conforme à la destination. Si elles excèdent ce que les parties pouvaient raisonnablement prévoir et attendre, compte tenu de l'objet du contrat, alors l'ouvrage est impropre à sa destination, même si l'utilisation normale est compromise par des dommages causés aux tiers.

En l'espèce, concrètement, il résultait du rapport d'expertise qu'en mode de fonctionnement normal, la salle des fêtes gênait considérablement le voisinage en raison de la défectuosité du système de désenfumage et du parquet. La cour, comme le tribunal administratif, a donc eu tort, d'abord, d'estimer que des désordres qui étaient sans conséquence sur l'immeuble (en particulier sur sa solidité) ne pouvaient pas, par principe, être décennaux, alors qu'il résulte de la jurisprudence que certains désordres, même s'ils ne nuisent pas directement à l'ouvrage et, en particulier, à sa solidité, le rendent tout de même impropre à sa destination en ce qu'ils font obstacle à son bon fonctionnement dans des conditions normales. C'est donc irrégulièrement qu'elle a pu, ensuite, estimer que, par principe, des dommages causés aux tiers n'entraient pas dans le champ d'application de la garantie décennale.

L'on peut penser que des désordres entraînant un fonctionnement "structurellement" gênant de la salle des fêtes pour les riverains rendent cette salle impropre à sa destination : si la salle ne peut fonctionner et être utilisée sans "nuisances sonores importantes qui affectent le voisinage" comme l'a relevé la cour, il y a bien impropriété de l'immeuble à sa destination de salle des fêtes, c'est-à-dire à son usage normal, puisqu'une telle salle est normalement destinée à accueillir des "festivités sonores". C'est, cependant, à la cour administrative d'appel de Douai, à nouveau saisie du litige comme juge de renvoi, qu'il appartiendra de rechercher dans quelle mesure les nuisances causées aux tiers sont liées à une conception défectueuse de l'ouvrage compromettant son utilisation normale.


(1) CAA Douai, 2ème ch., 14 décembre 2010, n° 09DA01083, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9106GQC).
(2) CE 3° et 8° s-s-r., 6 octobre 1971, n° 78963, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4456B78) : fondations des immeubles voisins affectées par l'exécution défectueuse de travaux relatifs aux égouts.
(3) CE 8° et 10° s-s-r., 20 décembre 1985, n° 40656, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3674AMZ) : très graves dommages subis par l'immeuble des voisins de l'immeuble public lors de l'édification de ce dernier.
(4) CAA Nantes, 18 juillet 2006, n° 01NT01669, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9378DUU).
(5) CE 1° et 6° s-s-r., 13 novembre 2009, n° 306061, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1564ENA).
(6) CE 3° et 8° s-s-r., 6 octobre 1971, n° 78963 et CE 8° et 10° s-s-r., 20 décembre 1985, n° 40656, préc..
(7) Cass. civ. 3, 1er avril 1992, n° 90-14.438 (N° Lexbase : A5305AHX) et Ass. plén, 27 octobre 2006, n° 05-19.408, P+B+R+I (N° Lexbase : A0473DSC) : ces désordres peuvent relever de cette garantie "même lorsque les exigences minimales légales ou réglementaires ont été respectées" (solution reprise dans l'arrêt Cass. civ. 3, 21 septembre 2011, n° 10-22.721, FS-P+B N° Lexbase : A9595HXN).
(8) CE 3° et 5° s-s-r., 20 juillet 1990, n° 62787, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7734AQI), pour des désordres d'une insuffisante ampleur en l'espèce ; CE 2° et 7° s-s-r., 7 mars 2005, n° 204454, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2019DHA), concernant la réparation de "nuisances sonores" sur le fondement de la responsabilité contractuelle des maîtres d'oeuvre en raison seulement du caractère apparent de ces désordres lors de la réception définitive des travaux.
(9) Cass. civ. 3, 31 mars 2005, n° 03-14.217, FS-P+B (N° Lexbase : A4470DHZ), Bull. civ. III, n° 76.

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Transport

[Chronique] Chronique trimestrielle de droit des transports - Mai 2012

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N2021BTZ

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par Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole

Le 24 Mai 2012

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle d'actualité en droit des transports, sous la plume de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole. Ce trimestre, l'auteur a choisi de s'arrêter sur trois arrêts rendus par la Cour de cassation. Dans le premier, en date du 6 décembre 2011, la Chambre commerciale de la Cour de cassation se prononce sur la question de la prescription applicable à l'action directe du transporteur, dans le cadre d'un transport routier international de marchandises et plus précisément sur le fait de savoir s'il convient de soumettre l'action en paiement du prix diligentée en vertu de la loi française à la prescription édictée par la même loi, c'est-à-dire l'article L. 133-6 du Code de commerce ou à la CMR. Christophe Paulin a, ensuite, choisi de revenir sur un arrêt rendu le 10 janvier 2012, par la même Chambre commerciale qui, s'il n'apporte pas d'enseignement juridique original, révèle, assurément, les subtilités que peut receler la responsabilité du commissionnaire de transport. C'est, enfin, sur une demande de renvoi de QPC que l'auteur de cette chronique a décidé de conclure : en effet, le 13 avril 2012, les juges du Quai de l'Horloge refusent de transmettre la question de constitutionnalité pertinente portant sur l'article L. 132-8 du Code de commerce, mais développent des arguments intéressants, notamment sur la manifestation de volonté pour l'adhésion au contrat de transport le double paiement ou l'établissant d'un droit de recours.
  • Transport routier international de marchandises et prescription applicable à l'action directe du transporteur (Cass. com., 6 décembre 2011, n° 10-23.466, FS-P+B N° Lexbase : A1855H4H)

Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Chambre commerciale de la Cour de cassation se prononce sur la question de la prescription applicable à l'action directe du transporteur, dans le cadre d'un transport routier international de marchandises. En l'espèce, une société faisait transporter diverses marchandises de l'Italie vers la France. Un des transporteurs sous-traitants, impayés, invoquait l'action directe en paiement de l'article L. 132-8 du Code de commerce, afin d'agir contre le destinataire. Une telle action est en effet parfaitement concevable, même dans le cas d'un contrat international. Si l'article L. 132-8 ne mérite pas le statut de loi de police (Cass. com., 13 juillet 2010, n° 10-12.154, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3566E4T, Revue de droit des transports, 2010, comm. 183, nos obs.), il est naturellement applicable au contrat lorsque la loi française elle-même s'applique, conformément aux règles de conflit posées par le Règlement du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Règlement n° 593/2008 N° Lexbase : L7493IAR). En l'espèce, la loi française s'appliquait sans doute en ce qu'elle était celle du lieu de résidence du transporteur et du lieu de livraison.

Cependant, s'agissant d'un transport routier international, il était également régi par une convention, la convention de Genève du 19 mai 1956, relative au contrat de transport international de marchandises par route (dite "CMR" N° Lexbase : L4084IPX). Or, si ce texte ne règle pas la question du paiement du prix, nécessitant l'application d'une loi nationale, il contient, en revanche, une disposition concernant la prescription. D'où la question de savoir s'il convient de soumettre l'action en paiement du prix diligentée en vertu de la loi française à la prescription édictée par la même loi, c'est-à-dire l'article L. 133-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L4810H9Z), ou à la convention. L'enjeu peut être important. En effet, si les deux textes établissent une prescription annale, la loi française fait partir celle-ci de la livraison de la marchandise tandis que la convention fixe le point de départ à trois mois à compter de la conclusion du contrat, ce qui est généralement postérieur à la livraison. La convention permet ainsi au demandeur de jouir d'un délai supplémentaire, évitant l'irrecevabilité de l'action.

En l'espèce, faisant application de l'article L. 133-6, la cour d'appel déclarait l'action irrecevable. La Cour de cassation censure l'arrêt (CA Paris, 10 juin 2010, Pôle 5, 5ème ch., n° 08/03002 N° Lexbase : A6318E3E), pour violation de l'article 32 de la CMR et de l'article L. 132-8. La prescription, en effet, devait être régie par la convention, même s'agissant d'une action fondée sur une loi nationale. Il aurait semblé difficile de statuer autrement. En effet, il est bien acquis que, s'agissant des points qu'elle traite, la CMR prime les droits nationaux. Or, la prescription est bien régie par le texte, en des termes très larges puisque visant "les actions auxquelles peuvent donner lieu les transports [...]", de sorte qu'il est délicat d'en exclure l'action en paiement. La Cour avait déjà établi sa position dans une décision antérieure, qui avait toutefois donné lieu à critique (Cass. com., 24 mars 2004, n° 02-16.573, FS-P+B+I N° Lexbase : A6329DBZ, Bull. civ. IV, n° 63). On avait souligné le paradoxe qu'il y avait à ne pas soumettre l'action et sa prescription à la même loi (CA Paris, 10 juin 2010, préc., Revue de droit des transports, 2010, comm. 216, note O. Staès). La Cour confirme ici sa jurisprudence.

  • Les subtilités de la responsabilité du commissionnaire de transport. (Cass. com., 10 janvier 2012, n° 10-26.378, F-D N° Lexbase : A8152IA8)

S'il n'apporte pas d'enseignement juridique original, l'arrêt révèle, en revanche, les subtilités que peut receler la responsabilité du commissionnaire de transport. En l'espèce, la société Chanel confie à la société Schenker l'organisation de transports de produits cosmétiques de métropole en Martinique. La société Schenker remet alors les marchandises à un agent de handling en vue de leur étiquetage préparatoire à un transport aérien. A cette occasion, les marchandises disparaissent. La société Chanel et son assureur assignent alors la société Schenker en responsabilité. La cour d'appel, pour retenir celle-ci, considère que "la société Schenker, désignée comme transporteur sur la lettre de transport aérien, sur tous les autres documents et qui a pris la charge matérielle des marchandises par l'entremise de son agent de handling au point de départ de la marchandise conditionnée pour l'expédition, n'a pas agi en qualité de transporteur aérien chargé de l'expédition". L'arrêt est cassé : "en statuant ainsi, alors que la lettre de transport aérien mentionne en qualité d'émetteur la société Air France et que la société Schenker n'y figure qu'en qualité d'agent du transporteur émetteur, la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis de ce document et violé l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC)". Il est assez difficile de contredire les juges : l'agent du transporteur -dont le statut n'est pas précisément défini- n'est évidemment pas le transporteur. La lettre de transport aérien le mentionne sur une case spécifique afin, justement, de bien l'en distinguer. On notera de plus que la lettre de transport aérien, qui symbolise le contrat de transport, lie normalement la société Schenker et la société Air France, et non les sociétés Schenker et Chanel.

Si la solution n'est pas contestable, il est plus malaisé de la comprendre, d'autant plus qu'un contrat de commission de transport avait certainement été conclu en l'espèce, de sorte que la responsabilité de la société Schenker était, dans son principe, établie.

On ne peut imaginer un instant que la société Chanel et ses conseils ignoraient le mécanisme de la responsabilité du commissionnaire de transport. A l'inverse, le débat procédait de ce mécanisme de responsabilité. En effet, si le commissionnaire est responsable de son substitué vis-à-vis de son commettant, c'est selon le régime de responsabilité applicable à ce substitué lui-même. Dès lors, naturellement, si le substitué ne connaît pas de régime de responsabilité spécifique, le commissionnaire se trouve soumis au droit commun, notamment en ce qui concerne l'absence de plafonnement légal de sa responsabilité. En l'espèce, s'agissant de l'organisation d'un transport aérien, le commissionnaire pouvait envisager d'invoquer la réglementation de celui-ci, c'est-à-dire la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 ou celle de Montréal du 28 mai 1999. On sait en effet que, selon l'article L. 6422-2 du Code des transports (N° Lexbase : L6158INE), les transports aériens nationaux de marchandises sont régis par la Convention de Varsovie. On s'interroge du reste sur une application de la Convention de Montréal, dont certains considèrent qu'elle "succède" à celle de Varsovie (il est d'ailleurs intéressant de noter que le pourvoi invoque la Convention de Montréal). Le commissionnaire avait alors intérêt à l'application de ces conventions, qui lui permettaient de limiter sa responsabilité. Le problème venait de ce que les conventions concernent la responsabilité du transporteur lorsque le dommage s'est produit pendant le transport aérien, c'est-à-dire alors que les marchandises sont sous la garde du transporteur aérien. Or, les marchandises n'avaient pas été remises à celui qui devait manifestement réaliser le transport aérien, la société Air France, puisqu'elles avaient été perdues chez l'agent de handling. La société Schenker ne pouvait alors invoquer de plafond légal d'indemnisation. C'est pour cette raison que cette société a élaboré la subtile construction tendant à se présenter comme transporteur et invoquant pour cela la lettre de transport aérien. Cette ruse a parfaitement fonctionné avec la cour d'appel qui, retenant la responsabilité de la société Schenker et la condamnant au paiement de la somme de 6 800 euros rend en réalité une décision favorable à son égard, puisque appliquant les limitations légales de responsabilité. La censure ne doit pas alors être interprétée comme dégageant la société Schenker de sa responsabilité, mais, à l'inverse, comme excluant l'application à celle-ci des règles avantageuses de la responsabilité du transporteur aérien.

  • Refus de transmission de la QPC sur la constitutionnalité de l'action directe en paiement du transporteur terrestre de marchandises de l'article L. 132-8 du Code de commerce (Cass. QPC, 13 avril 2012, n° 12-40.016, FS-D N° Lexbase : A6943IIY)

L'action directe en paiement du transporteur terrestre de marchandises, intégrée dans l'article L. 132-8 du Code de commerce (N° Lexbase : L5640AIQ), a été instaurée en 1998, par la loi du 6 février tendant à améliorer les conditions d'exercice de la profession de transporteur routier, dite loi "Gayssot" (loi n° 98-69 N° Lexbase : L4769GU8). Cette faculté permet au transporteur, rappelons le, d'obtenir paiement du prix non seulement auprès de celui avec qui il a conclu le contrat, mais également auprès des autres participants à l'opération, réputés également parties au contrat de transport. Si les transporteurs se sont rapidement et avec délices emparés de cette nouvelle prérogative, l'hostilité des utilisateurs de transport n'a fait que croître avec le temps. Que penser, en effet, de l'expéditeur qui a déjà payé le prix du transport auprès d'un commissionnaire ou du transporteur principal et qui doit de nouveau payer, pour la même prestation, le sous-traitant ? Ou de la plate-forme de distribution, contrainte de payer le transporteur au motif qu'elle a pris réception des marchandises destinées à son client ?

Il n'est alors pas surprenant que, quatorze ans après sa promulgation, le texte se trouve encore contesté. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a ainsi été appelée à se prononcer sur une question prioritaire de constitutionnalité, concernant la compatibilité de l'article L. 132-8 avec diverses dispositions et principes à valeur constitutionnelle. La démarche était d'autant plus judicieuse que, manifestement, la loi paraît en effet contrarier plusieurs règles fondamentales.

La Cour était ainsi interrogée sur le respect du principe de clarté de la loi (Constit., art. 34 N° Lexbase : L1294A9S), de l'objectif à valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité (DDHC, art. 4 N° Lexbase : L1368A9K, 5 N° Lexbase : L1369A9L, 6 N° Lexbase : L1370A9M et 16 N° Lexbase : L1363A9D), du principe de liberté contractuelle (DDHC, art. 4) du droit de propriété (DDHC, art 2 N° Lexbase : L1359A99 et 17 N° Lexbase : L1364A9E) et du principe d'égalité devant la loi.

S'agissant de la première question, les conseillers estiment que "l'article L. 132-8 répond à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi réalisé par son application jurisprudentielle, qui lui a donné son sens et sa portée". L'affirmation est discutable. D'abord, parce qu'il suffit de lire l'article L. 132-8 pour constater que la clarté de la loi n'est guère respectée, non plus que son intelligibilité. Que penser par exemple d'un texte qui fait de la lettre de voiture la clé de son application, en contradiction avec le caractère consensuel traditionnellement attaché au contrat de transport ? Il est vrai que la jurisprudence a réalisé un important travail de clarification, définissant par exemple, non du reste sans contradiction, les notions fondamentales d'expéditeur et de destinataire. Mais, face à la médiocrité de la loi, cette nécessaire intervention judiciaire engendre précisément le risque d'arbitraire, contraire aux principes constitutionnels. Il est alors paradoxal que le juge rejette le grief justement en se fondant sur l'interprétation jurisprudentielle, rendue nécessaire par la défaillance du législateur.

La question de la conformité de la loi au principe de liberté contractuelle est également rejetée, au motif que l'expéditeur et le destinataire ne sont liés par le contrat de transport qu'en vertu de leur adhésion, manifestée pour ce dernier par l'acceptation de la marchandise. Il est heureux que la Cour de cassation clarifie enfin le mécanisme de l'article L. 132-8. La question pouvait en effet légitimement se poser sur les modalités de l'intégration au contrat de transport des personnes n'ayant pas participé à sa conclusion. Cependant, si l'exigence d'une manifestation de volonté est ici affirmée, on peut se demander si elle n'est pas quelque peu artificielle et si elle ne vise pas seulement à rejeter la critique d'atteinte à la liberté contractuelle et plus exactement à la liberté de contracter. En effet, une adhésion autoritaire et de plein droit au contrat de transport semble bien consacrée par la lettre de l'article et la Cour s'était bien auparavant rangée à cette conception, par exemple en retenant l'action contractuelle du destinataire contre le transporteur nonobstant la perte de la marchandise (Cass. com., 1er avril 2008, n° 07-11.093, FS-P+B sur le deuxième moyen N° Lexbase : A7694D74, Revue de droit des transports, 2008, comm. 94, nos obs.), ou l'action du sous-traitant contre l'expéditeur (Cass. com., 1er février 2011, n° 09-72.309, F-P+B N° Lexbase : A3611GR8, nos obs. in Chronique trimestrielle de droit des transports - Février 2011 (1ère esp.), Lexbase Hebdo n° 240 du 24 février 2011 - édition affaires N° Lexbase : N4953BRU et Revue de droit des transports, 2011, comm. 56), alors qu'aucune de ces personnes n'avaient d'occasion de manifester leur volonté.

Sont pareillement rejetées les questions touchant à l'atteinte au droit de propriété et au principe d'égalité devant la loi. La Cour estime que "la garantie du paiement du prix du transport prévue par l'article L. 132-8 du Code de commerce est au nombre des mesures qui tendent à assurer la conciliation par le législateur des droits patrimoniaux des parties au contrat de transport" et que "le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle différemment des situations différentes, pourvu que la différence de traitement soit en rapport direct avec la loi qui l'établit". Ici encore, les arguments étaient pertinents. Ainsi, l'action directe du transporteur expose les autres parties au contrat au risque d'un double paiement (par exemple, le paiement fait au commissionnaire de transport ne dispense pas d'un nouveau paiement au transporteur auquel ce commissionnaire a eu recours) et donc à un appauvrissement qui pourrait paraître une atteinte au droit de propriété. Il faudrait au moins que la jurisprudence reconnaisse un droit de recours du solvens contre celui qui, ayant conclut le contrat de transport, pourrait être considéré comme le principal débiteur. L'égalité entre les parties au contrat n'est pas non plus certainement assurée, dès lors que, par exemple, celui qui se contente de remettre la marchandise au transporteur sans avoir conclu le contrat n'est pas soumis à l'action directe, tandis que celui qui réceptionne matériellement la marchandise est contraint de payer le transporteur.

En raison de l'importance des intérêts en jeu, il pouvait être difficile de transmettre au Conseil constitutionnel la question de constitutionnalité, même s'il est possible d'estimer que celle-ci était pertinente. La question est, désormais, de savoir si la Cour de cassation va tirer les conséquences de ses propres arguments, notamment en imposant une manifestation de volonté pour l'adhésion au contrat de transport, en excluant le double paiement ou en établissant un droit de recours.

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