Réf. : CA Paris, Pôle 6, 6ème ch., 5 juillet 2017, deux arrêts, n° 16/11362 (N° Lexbase : A2199WME) et n° 16/11363 (N° Lexbase : A2080WMY)
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par Pierre-Louis Boyer, Maître de conférences HDR, UCO Angers - IODE Rennes 1
Le 31 Août 2017
La représentation obligatoire nouvellement imposée, avec application au 1er août 2016, entraînait une question toute simple : doit-on transposer les règles communes de la postulation devant les cours d'appel aux chambres desdites cours jugeant en matière prud'homale ? La postulation allait-elle devenir obligatoire en matière prud'homales ou allait-on assister à la création d'une nouvelle procédure, spécifique aux affaires prud'homales ? On notera que la spécificité de cette matière résidait déjà dans la possibilité que les parties avaient, depuis la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 (N° Lexbase : L4876KEC), au regard de l'article L. 1453-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5961KGU), d'être représentées par un avocat ou un défenseur syndical devant les chambres sociales.
Sur la question de la postulation devant les chambres sociales, les juridictions du second degré étaient divisées, certaines refusant la nécessité de la postulation (2), quand d'autres l'imposaient (3).
L'incertitude régnait cependant et la Cour de cassation, dans son rôle de juridiction unificatrice de la jurisprudence française, a émis deux avis identiques le 5 mai 2017 (n° 17006 et n° 17007), dont la conclusion était sans appel... : "les règles de la postulation prévues aux articles 5 et 5-1 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) modifiée ne s'appliquent pas devant les cours d'appel statuant en matière prud'homale, consécutivement à la mise en place de la procédure avec représentation obligatoire".
Il fallait y voir, déjà et en continuité de la loi n° 2011-94 du 25 janvier 2011 (N° Lexbase : L2387IP4), l'amorce de la fin de la postulation, le commencement de l'explosion de la territorialité, la fin des deux étendards des ressorts des tribunaux de grande instance et des cours d'appel : l'entrée, par la voie détournée de la modification de la procédure d'appel devant les chambres sociales, de la modification à venir de la postulation devant l'ensemble des juridictions françaises.
Mais venons-en aux affaires qui nous préoccupent, à savoir deux affaires similaires portées devant la chambre sociale de la cour d'appel de Paris (n° 16/11362 et n° 16/11363), car les avis de la Cour de cassation du 5 mai 2017 viennent éclairer les deux décisions qui font l'objet de cette note en précisant que la procédure devant la cour d'appel en matière sociale se fait sans postulation et donc sans territorialité de l'avocat.
L'avis de la Cour de cassation ne répond certes pas directement aux demandes établies au sein des conclusions d'appelant dans les deux affaires susvisées, ce qui paraît bien normal quand l'on sait que la cour n'a pas jugé nécessaire de transmettre ces demandes d'avis... mais lesdites demandes demeurent toutefois intéressantes, et étaient ainsi rédigées : "dans le cadre du décret n° 2016-660 du 20 mai 2016 (N° Lexbase : L2693K8A) qui prévoit une procédure spécifique de représentation obligatoire à la matière prud'homale l'appel qui ne peut-être formé par voie électronique, et qui doit donc prendre la forme de la remise au greffe de l'acte d'appel peut-il être formé par voie de lettre recommandée adressée au greffe de la cour d'appel ?".
Le cas d'espèce qui nous intéresse concerne deux salariés d'une SAS R. qui ont interjeté appel d'une décision rendue par le conseil des prud'hommes de Bobigny, et ce par lettre recommandée avec accusé de réception... c'est-à-dire d'une manière quelque peu curieuse si l'on se conforme à la procédure d'appel, du moins celle qui s'appuie sur les dispositions en vigueur jusqu'au 1er septembre 2017.
En effet, on sait bien que toute déclaration d'appel doit (encore) être transmise par voie électronique, sauf s'il y a "une cause étrangère" qui empêche cette transmission par le RPVA, auquel cas un dépôt physique, auprès du greffe, est nécessaire. Ce sont les dispositions de l'article 930-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7249LE9) qui ne sauraient être plus claires que cela : "Lorsqu'un acte ne peut être transmis par voie électronique pour une cause étrangère à celui qui l'accomplit, il est établi sur support papier et remis au greffe. En ce cas, la déclaration d'appel est remise au greffe en autant d'exemplaires qu'il y a de parties destinataires, plus deux. La remise est constatée par la mention de sa date et le visa du greffier sur chaque exemplaire, dont l'un est immédiatement restitué".
Les parties au litige ont été alors invitées à communiquer leurs observations sur la recevabilité de l'appel, la déclaration ayant été transmise au greffe par LRAR (4).
L'intimé a profité de cette invitation pour solliciter, sur le fondement de l'article 117 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1403H4Q) la nullité de l'appel, l'avocat de l'appelant n'étant pas inscrit dans l'un des barreaux du ressort de la cour d'appel de Paris. Curieusement, alors que la Cour de cassation a déjà répondu à cette question, question qui avait été laissée en suspens tant par le législateur que par la jurisprudence de la Cour suprême, dans les avis du 5 mai 2017, la cour d'appel de Paris prend soin de faire à nouveau la démonstration de l'absence de nécessité d'appliquer les règles de postulation en matière prud'homale : "La représentation devant les cours d'appel statuant en matière prud'homale demeure ouverte à partir du 1er août 2016 à tout avocat, sans postulation obligatoire". Inutile de le rappeler : de Lamanère à Bray-Dunes, et de Lauterbourg à Plouarzel, tous les avocats peuvent plaider devant toutes les chambres sociales de toutes les cours d'appel de France.
L'intimé a donc été débouté de sa demande de nullité, et la cour d'appel de Paris, après s'être conformée aux avis de la Cour de cassation, a pu se pencher sur la question de la fin de non-recevoir relative à la transmission de la déclaration d'appel par LRAR.
Le syndicat des avocats de France, dans le rôle qu'on lui connait, concluait en intervention volontaire et sollicitait que soit déclarée recevable la déclaration d'appel transmise par LRAR, au motif que les termes "remise au greffe" ne sont pas si précis... et que, au fond, il serait stupide de "demander à un avocat niçois de se rendre dans les locaux de la cour d'appel de Paris, pour déposer sa déclaration d'appel puis de revenir pour déposer ses conclusions d'appelant, puis de revenir une nouvelle fois pour ses conclusions d'intimé à titre incident" (5), pointant ainsi du doigt quelques incohérences de l'absence de postulation...
En effet, en cas d'impossibilité de transmission de la déclaration d'appel par RPVA, la remise physique de cette dernière au greffe n'est pas très pratique et demeure quelque peu chronophage. C'est là tous les bienfaits -malheureusement critiqués- de la postulation : un contact direct et humain entre les services judiciaires et les acteurs locaux de la justice.
Si les appelants étaient, jusque là, heureux du raisonnement de la cour qui rejetait la demande de nullité, leur déception allait être grande... car la cour a finalement déclaré irrecevable la déclaration transmise au greffe par LRAR : "faute d'une telle transmission via le Réseau privé virtuel des avocats, la déclaration d'appel devait être remise par tradition manuelle au greffe de la cour et non envoyée par lettre recommandée avec accusé de réception". La fameuse "tradition manuelle"...
On notera que la cour d'appel de Paris n'est pas la première à trancher en ce sens. A titre d'exemple, la cour d'appel de Douai, dans une ordonnance d'irrecevabilité de l'appel en date du 30 septembre 2016, s'était déjà prononcé de cette manière : "attendu que Me X a interjeté appel du jugement du conseil de prud'hommes [...] par LRAR reçue au greffe le 23 septembre 2016 ; qu'en conséquence il y a lieu de déclarer la déclaration d'appel remise au greffe irrecevable".
Les raisons de cette position sont doubles. Dans un premier temps, les textes qui régissent la procédure d'appel, y compris en matière prud'homale, disposent parfaitement qu'un exemplaire de la déclaration d'appel déposée au greffe est restitué immédiatement à la partie déposante, ou à son représentant, avec visa du greffe. Or, une restitution immédiate ne saurait s'opérer en cas d'envoi par lettre recommandée.
Dans un second temps, le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, relatif aux exceptions d'incompétence et à l'appel en matière civile (N° Lexbase : L2696LEL), dans son article 30, vient modifier l'article 930-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7249LE9), précisant que les déclarations d'appel pourront désormais se faire, à compter du 1er septembre 2017, en cas d'impossibilité de transmission par le RPVA par "lettre recommandée avec demande d'avis de réception". La suite de l'article 930-1 modifié vient appuyer l'idée d'immédiateté, relative cependant en cas d'envoi postal, puisqu'il est ainsi mentionné que "lorsque la déclaration d'appel est faite par voie postale, le greffe enregistre l'acte à la date figurant sur le cachet du bureau d'émission et adresse à l'appelant un récépissé par tout moyen".
C'est donc que cette possibilité n'était pas et n'est pas licite avant le 1er septembre 2017, et que l'idée d'immédiateté entraînait, jusqu'à ce que ne soit permis l'envoi par LRAR, la restitution immédiate et en main propre, selon la "tradition manuelle", de la déclaration d'appel avec apposition du visa du greffe de la cour. Les avocats sont prévenus : qu'il y ait ou non territorialité de la postulation, la transmission des actes par RPVA reste et restera la norme, ce même après le 1er septembre 2017. Toutefois, le nouveau décret applicable à compter de cette date laisse encore plus entrevoir, dans les années à venir, la fin des règles de la postulation devant les cours d'appel. En effet, la remise au greffe en main propre en cas d'impossibilité technique de transmission dématérialisée couplée à cette atténuation créée par la possibilité offerte d'envoi par LRAR à compter de cette date, fait que les avocats n'auront aucune nécessité de se déplacer physiquement au greffe, l'envoi postal suffisant en cas d'impossibilité de transmission par le RPVA. Cette modification procédurale propre à la matière prud'homale ne saurait être chose qu'un cheval de Troie au sein de la procédure d'appel commune, visant à supprimer les règles générales de postulation et accentuant la libéralisation de la justice et la fin de "l'appel" tel que nous le connaissons.
On voit donc, dans les deux arrêts du 5 juillet 2017, que la cour a, avant que cela ne lui soit plus possible, rappelé l'importance du lien physique existant entre les parties -ou leurs représentants- et les services de la justice, mais a aussi suivi les avis de la Cour de cassation du 5 mai 2017, révélant une nouvelle fois cette idée que les "avis" de la Cour de cassation, bien qu'ils demeurent théoriquement un "droit mou" sans valeur normative particulière sont toutefois revêtus d'une force normative qui fait d'eux une norme à part entière, appliquée de fait par les juridictions inférieures.
(1) Décret n° 2016-660 du 20 mai 2016, relatif à la justice prud'homale et au traitement judiciaire du contentieux du travail (N° Lexbase : L2693K8A). Voir, entre autres, G. Balavoine et B. David, Réforme de la procédure d'appel en matière prud'homale : la dualité de représentation, Lexbase, éd. prof., n° 665 du 28 juillet 2016 (N° Lexbase : N3890BWY) ; J. Bellichach, Multipostulation et représentation des parties devant les chambres sociales de la cour d'appel à la suite du décret du 20 mai 2016, D., 2016, pp. 1508 et s..
(2) CA Aix-en-Provence, 27 février 2017, n° 16/20624 (N° Lexbase : A2592T3E) : "Si les dispositions issues des articles 28 à 30 du décret du 20 mai 2016 ont pour objet, à compter du 1er août 2016 de rendre obligatoire en appel la représentation des parties par tout avocat ou par un défenseur syndical, elles n'ont ni pour objet ni pour effet d'étendre, à compter de cette date, les règles de postulation prévues par l'article 5 de la loi du 31 décembre 1971 aux procédures d'appel devant la chambre sociale de la cour. [...] L'exception de nullité de la déclaration d'appel sera rejetée".
(3)CA Montpellier, 10 novembre 2016, n° 15/01877 (N° Lexbase : A3990SGU), ordonnance d'irrecevabilité du juge de la mise en état : "Attendu que l'article 5 alinéa 2 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit que les avocats peuvent postuler devant l'ensemble des tribunaux de grande instance du ressort de la cour d'appel dans lequel ils ont établi leur résidence professionnelle et devant ladite cour d'appel, que le tempérament au principe de la représentation obligatoire par avocat en cause d'appel issu de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, n'entraine pas la dérogation au principe de la postulation en l'absence de toute disposition législative ; que l'article 930-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0362ITL) dispose qu'à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par la voie électronique ; que la déclaration d'appel formée par LRAR de Me Y est donc irrecevable, prononçons l'irrecevabilité de l'appel formalisé par M Y.".
(4) Sans doute faut-il rappeler ici que l'article 930-2 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6687LEE) qui dispose, depuis le décret du 10 mai 2017, que les déclarations d'appel peuvent être remises au greffe par LRAR ne concerne nullement le cas d'espèce, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, à la date de l'établissement des déclarations d'appel dans les affaires qui nous concernent, à savoir le 30 juin 2016, l'article 930-2 ne mentionnait aucunement la remise au greffe par LRAR. Enfin, l'article 930-2 ne concerne que les défenseurs syndicaux, et nullement les avocats, ce qui n'était pas le cas en l'espèce.
(5) cf. les concusions.
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Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 28 juillet 2017, n° 408920, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0704WQ7)
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N9804BWZ
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par Yann Le Foll
Le 31 Août 2017
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Réf. : CE 10° et 9° ch.-r., 28 juillet 2017, n° 392386, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9481WNH)
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par Jules Bellaiche
Le 31 Août 2017
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Réf. : CE 4° et 5° ch.-r., 28 juillet 2017, n° 390740, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0638WQP)
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par Yann Le Foll
Le 31 Août 2017
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Le 31 Août 2017
Vendredi 15 septembre 2017
Le colloque se déroulera en salle des Conseils, à l'Institut de criminologie et de droit pénal de Paris (Université Panthéon-Assas), escalier M, 2èùe étage, 12 place du Panthéon, 75005 Paris.
9 h : accueil des participants
MATINEE
Président : Farah SAFI
Professeur à l'Université Clermont Auvergne
9 h 15 : Propos introductifs
Didier REBUT, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
9 h 45 : Présentation du colloque
David L'HUILLIER, étudiant du M2 Criminologie
10 h : Introduction : l'enfermement, une privation d'une liberté ou des libertés ?
François SAINT-BONNET, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
10 h 20 PARTIE 1 : PRISON ET SANTÉ
Les soins en prison
Cyrille CANETTI, Psychiatre, contrôleur extérieur des lieux de privation de liberté
Le secret médical en prison
Jean-Marie DELARUE, Conseiller d'État, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté
Pause
11 h 20 PARTIE 2 : PRISON ET RELIGION
La pratique de la religion en prison
Edouard VERNY, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
La radicalisation en prison
Cindy AUBERT Adjointe coordinatrice interrégionale de la lutte contre la radicalisation
12 h Pause déjeuner
APRES-MIDI
Président : Philippe CONTE Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II),
directeur de l'Institut de Criminologie et de droit pénal de Paris
14 h PARTIE 3 : PRISON ET MAINTIEN DES LIENS SOCIAUX
Le droit de vote
Jean-Baptiste PERRIER, Professeur à l'Université d'Aix-Marseille
Les correspondances
Agathe LEPAGE, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
Pause
15 h PARTIE 4 : PRISON ET ÉPANOUISSEMENT DES LIENS FAMILIAUX
Peut-on être parent en prison ?
Dominique FENOUILLET, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
Peut-on avoir une vie sexuelle en prison ?
Patrick MORVAN, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
16 h Propos conclusifs
Jacques-Henri ROBERT, Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
Entrée libre
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Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 14 juin 2017, n° 396692, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6882WHD)
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par Vincent Daumas, Rapporteur public au Conseil d'Etat
Le 31 Août 2017
La société X s'est ensuite trouvée impliquée dans deux séries de contentieux parallèles, d'une part, devant les juridictions pénales, d'autre part, devant les juridictions administratives.
D'une part, une procédure pénale a été engagée contre la société et contre le président de son conseil d'administration, M. Y, pour escroquerie. Le tribunal correctionnel de Bordeaux a condamné la société et son président de ce chef, en raison de trois types d'irrégularités ayant contribué au versement indu de la subvention, à des peines d'amende. Statuant sur l'action civile, le tribunal les a en outre condamnés à verser un euro à l'Agence de services et de paiement (ASP), établissement public chargé de la gestion de l'aide versée à la société, en réparation de son préjudice moral. En revanche, le tribunal a rejeté la demande de l'ASP tendant à leur condamnation solidaire à lui verser une somme correspondant au montant de l'aide, en réparation du préjudice matériel que l'agence estimait avoir subi. L'ASP a fait appel de ce jugement sur les intérêts civils et à l'encontre, seulement, de M. Y. Elle a obtenu de la cour d'appel de Bordeaux la condamnation de ce dernier au paiement d'une somme de près de 456 000 euros au titre du préjudice matériel, correspondant à la fraction du montant de la subvention obtenue par escroquerie. L'arrêt du 21 février 2013 de la cour d'appel de Bordeaux est devenu définitif.
D'autre part, l'ASP a émis à l'encontre de la société, dès le 28 avril 2010, un ordre de reversement correspondant au montant total de l'aide. Ce titre exécutoire a été contesté devant le tribunal administratif de Limoges qui en a prononcé l'annulation pour un motif de forme. Sans désemparer, l'ASP a ensuite émis, le 14 octobre 2011, un nouveau titre portant sur le même montant, qui a de nouveau été contesté par la société devant le tribunal administratif de Limoges. Devant ce tribunal, et postérieurement à l'intervention de l'arrêt de la cour d'appel du Bordeaux du 21 février 2013, la société a fait valoir, à titre subsidiaire, qu'elle devait être déchargée, à tout le moins, de la somme de près de 456 000 euros que son président avait été condamné à payer à l'ASP, en réparation du préjudice correspondant au versement indu de la fraction de la subvention obtenue par escroquerie. Les conclusions de la société ont toutefois été rejetées dans leur intégralité par le tribunal administratif de Limoges. Saisie en appel, la cour administrative d'appel de Bordeaux a confirmé le jugement du tribunal administratif (CAA Bordeaux, 4ème ch., 3 décembre 2015, n° 13BX03524 N° Lexbase : A7261WLI). La société se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel, en soulevant, à l'encontre de cet arrêt, un unique moyen.
Selon ce moyen, la cour administrative d'appel a méconnu les termes et la portée de l'arrêt de la cour d'appel de Bordeaux du 21 février 2013 en jugeant que la somme de 455 791 euros que son président a été condamné par cette cour à payer à l'ASP correspond à la réparation d'un préjudice matériel et non au reversement d'une partie de l'aide européenne dont elle avait bénéficié.
1 - Derrière ce pourvoi se dessine une question générale : celle des obligations qui incombent au juge administratif lorsqu'une autorité administrative décide, à la fois, de mettre en oeuvre ses pouvoirs d'action administrative pour avoir paiement de sommes d'argent qu'elle estime lui être dues, tout en se constituant parallèlement partie civile devant le juge pénal afin d'obtenir la réparation d'un préjudice matériel qui peut correspondre, en tout ou partie, aux mêmes sommes.
Il s'agit bien sûr d'éviter que, dans une telle configuration, la double action entreprise par l'administration ne se traduise, au final, par une double indemnisation du préjudice. La question, curieusement, apparaît largement inédite dans votre jurisprudence (1) -mais ce n'est pas la première fois que votre troisième chambre la voit pointer dans le contentieux de la récupération des subventions agricoles (2). Peut-être l'ardente obligation qui s'impose aux Etats membres de récupérer les fonds européens indûment versés incite-t-elle davantage l'administration, dans ce domaine, à placer deux fers au feu.
1.1 - La jurisprudence du juge pénal, au premier abord abrupte, ne nous paraît pas fermée à l'idée de prévenir l'éventualité d'une double indemnisation.
Cette jurisprudence résulte d'arrêts rendus, principalement, dans deux types de procédures pénales : d'une part, dans des procédures faisant suite à des poursuites du chef d'escroquerie à la taxe sur la valeur ajoutée, dans lesquelles l'Etat s'était constitué partie civile pour obtenir réparation du préjudice financier causé par les montants de taxe éludés (3) ; d'autre part, dans des procédures faisant suite à des poursuites engagées en application des législation et réglementation de sécurité sociale, dans lesquelles les organismes sociaux chargés du recouvrement des cotisations de Sécurité sociale s'étaient constitués parties civiles pour obtenir réparation du préjudice financier causé par les montants de cotisations éludés.
Il ressort de cette jurisprudence une affirmation constante de la Chambre criminelle de la Cour de cassation selon laquelle les juges du fond ne sauraient rejeter les demandes de l'Etat fondées sur le préjudice causé au Trésor public par un délit d'escroquerie au seul motif que les prévenus peuvent se voir réclamer, par les voies propres à l'administration, la réparation du préjudice résultant de ce délit (Cass. crim., 9 mars 1972, n° 70-91.055 N° Lexbase : A7315CGZ, Bull. crim. n° 93 ; Cass. crim., 19 décembre 1973, n° 73-90.224 N° Lexbase : A7820AXW, Bull. crim. n° 480 ; Cass. crim., 19 juin 1978, n° 73-92.900 N° Lexbase : A1493CI7, Bull. crim. n° 201 ; Cass. crim., 15 novembre 1989, n° 88-82.343 N° Lexbase : A6247CHT, Bull. crim. n° 422). Mais la chambre criminelle juge aussi que dans l'exercice par les juges du fond de leur pouvoir souverain d'appréciation de l'existence et de l'étendue du préjudice invoqué, ceux-ci justifient légalement leur décision lorsqu'ils prennent en compte la circonstance qu'une partie du produit de l'escroquerie a été mis en recouvrement par l'administration par la voie des procédures qui lui sont propres (voyez sur ce point les deux derniers arrêts cités).
De même, la Chambre criminelle affirme constamment le caractère distinct de l'action civile devant le juge pénal d'une part, de l'action par les voies et moyens propres à l'administration de l'autre (Cass. crim., 5 octobre 2004, n° 04-84.056, F-P+F N° Lexbase : A6207DDA, Bull. crim 2004, n° 231 ; Cass. crim., 20 mai 2009, n° 08-83.936, F-D [LXB=] ; Cass. crim., 8 avril 2010, n° 09-85.514, F-D N° Lexbase : A7412EXS ; Cass. crim., 23 février 2011, n° 10-81.431 N° Lexbase : A7799HIP ; Cass. crim., 19 juin 2013, n° 12-82.826, F-D N° Lexbase : A0025KK7 ; Cass. crim., 22 octobre 2014, n° 13-82.048, F-D N° Lexbase : A0566MZY ; Cass. crim., 29 novembre 2016, n° 15-85.887, F-D N° Lexbase : A8330SNT, RJS 2/2017, n° 133). Mais elle juge tout aussi solennellement, au visa de l'ancien article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) (4), que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties (Cass. crim. 13 mai 2014, n° 13-81.240, F-P+B+I N° Lexbase : A9734MKQ, Bull. crim. 2014 n° 132, RJS 7/2014 n° 606) ; c'est dire très clairement qu'il ne saurait y avoir double réparation d'un même préjudice.
1.2 - Nous pensons, pour ce qui concerne le juge administratif, qu'il lui appartient également de chercher à prévenir les cas de double indemnisation.
La prévention de la double indemnisation d'un même préjudice découle du principe général de responsabilité. Elle est le corollaire de la règle selon laquelle le préjudice doit être intégralement réparé. C'est sur le fondement de la prévention des doubles réparations que vous avez par exemple dégagé la solution audacieuse affirmée par votre jurisprudence "Epoux Lemonnier" du 26 juillet 1918 (CE, n°s 49595 et 55240 N° Lexbase : A8025B8Q, au Recueil p. 761, concl. Blum). En cas de préjudice par suite d'un accident causé par une faute d'un agent qui, bien que personnelle -et donc susceptible de donner lieu à un contentieux indemnitaire devant le juge judiciaire- n'est pas détachable du service -et donc susceptible de donner lieu à un contentieux indemnitaire devant le juge administratif-, vous avez jugé qu'il appartient à ce dernier de "prendre, en déterminant la quotité et la forme de l'indemnité par lui allouée, les mesures nécessaires en vue d'empêcher que sa décision n'ait pour effet de procurer à la victime, par suite des indemnités qu'elle a pu ou qu'elle peut obtenir devant d'autres juridictions à raison du même accident, une réparation supérieure à la valeur totale du préjudice subi".
Or il n'est pas possible d'exclure, du moins dans certaines hypothèses, que l'action administrative revête un caractère quasi-indemnitaire et fasse doublon avec l'action civile devant le juge pénal. Il s'agit là d'une des conséquences du privilège du préalable et de votre jurisprudence Préfet de l'Eure (5). Les personnes publiques disposent du pouvoir exorbitant d'émettre des titres exécutoires permettant d'obtenir le recouvrement des sommes qui leur sont dues -notamment les sommes qu'elles ont indûment versées, ou celles qui, bien que dûment versées, doivent postérieurement donner lieu à récupération (voyez CE, 2 juillet 2007, n° 294393 N° Lexbase : A2882DXZ, aux tables du Recueil)-. Lorsque le reversement procède d'une faute commise par le bénéficiaire, l'émission du titre exécutoire constitue à bien des égards le substitut d'un contentieux indemnitaire. Dès lors, dans l'hypothèse où la faute en question est pénalement répréhensible, et lorsque la personne publique décide tout à la fois d'émettre un titre exécutoire pour parvenir à la répétition de l'indu et de se constituer partie civile pour obtenir réparation du préjudice constitué par le versement indu de la somme, il nous semble que le juge administratif, saisi du contentieux du titre exécutoire, ne peut ignorer une éventuelle condamnation prononcée par le juge pénal.
Une telle hybridation du contentieux du titre exécutoire et d'une logique indemnitaire ne serait nullement inédite. Vous pouvez voir, l'illustrant de manière remarquable, l'une de vos décisions du 16 décembre 2009 (CE, n° 314907 N° Lexbase : A5986EPE, aux tables du Recueil). Dans cette affaire était en cause un ordre de reversement émis par l'administration pour obtenir le remboursement de sommes indûment perçues par un agent public pendant près de dix ans, sans que l'administration se fût aperçue qu'il n'y avait pas droit. Tout en affirmant que l'administration était en principe en droit de réclamer à l'agent le reversement de ces sommes, vous avez pris en compte l'inertie fautive de l'administration, par une juste appréciation du préjudice subi de ce chef par l'agent, en ramenant le montant du titre de perception à un tiers des sommes réclamées. Comme le soulignait Nicolas Boulouis dans ses conclusions sur cette affaire, l'office de juge de plein contentieux, consubstantiel à la contestation des titres exécutoires, quel que soit leur objet (6), se prête bien à la prise en compte de telles circonstances.
Dans ce précédent du 16 décembre 2009, c'est bien une logique de compensation que vous avez mise en oeuvre au sein même du contentieux du titre exécutoire. C'est exactement la même logique qu'il s'agirait de mobiliser pour éviter, devant le juge administratif, qu'une personne publique obtienne une double réparation du préjudice matériel subi en raison du versement indu d'une somme d'argent, lorsque ce préjudice a déjà été réparé par le juge pénal statuant sur l'action civile.
2 - Ceci dit, si nous serions ravi que ces quelques réflexions trouvent écho dans votre décision, nous les formulons à titre essentiellement prospectif. Car le cas d'espèce se résout, à notre sens, assez facilement.
La cour administrative d'appel a cité, au point 2 de son arrêt, les dispositions de l'article 72 du Règlement (CE) n° 817/2004 de la Commission du 29 avril 2004 (N° Lexbase : L6059LGI), pris pour l'application du règlement (CE) n° 1257/1999 du Conseil du 17 mai 1999 (N° Lexbase : L4109AUQ), concernant le soutien au développement rural par le FEOGA, qui étaient applicables à l'aide reçue par la société X. Les dispositions du 1 de cet article prévoyaient qu'en cas de constatation d'une fausse déclaration faite par négligence grave, le bénéficiaire en cause est exclu pour l'année civile considérée de toutes les mesures de développement rural prises au titre du chapitre concerné du Règlement n° 1257/1999, l'exclusion étant étendue à l'année suivante en cas de fausse déclaration faite délibérément. Ces exclusions sont expressément qualifiées de sanctions par le 2 de l'article 72 du règlement, également cité par la cour. Et vous avez déjà jugé que les dispositions précitées permettaient de fonder une exigence de reversement de l'aide obtenue par fausse déclaration (CE, 28 décembre 2016, n° 382901 N° Lexbase : A4872S3T, point n° 6, aux tables du Recueil sur un autre point).
Certes, l'arrêt attaqué ne qualifie pas expressément de sanction la somme mise à la charge de la société X par le titre exécutoire litigieux. Mais nous n'avons aucun doute que c'est bien sur cette qualification que s'appuie la cour administrative d'appel pour affirmer ensuite, au point 6 de son arrêt, que la somme de près de 456 000 euros que la cour d'appel de Bordeaux a condamné M. Y à payer à l'ASP correspondait à la réparation d'un préjudice et non au reversement même partiel de l'aide. Si elle a pu juger ainsi, affirmant que les deux sommes ne faisaient nullement double emploi, c'est parce qu'en l'espèce, elles avaient non seulement des fondements mais aussi des objets bien distincts : réparation d'un préjudice s'agissant du montant de la condamnation prononcée par le juge pénal, sanction pécuniaire s'agissant du montant mis en recouvrement par le titre exécutoire litigieux. Au bénéfice de cette lecture modérément constructive de l'arrêt attaqué, nous vous invitons à écarter le moyen du pourvoi tiré de ce que la cour administrative d'appel de Bordeaux aurait inexactement interprété l'arrêt de la cour d'appel du même lieu du 21 février 2013.
Dans les circonstances de l'espèce nous vous proposons de ne pas faire droit aux conclusions présentées en défense par l'ASP au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4).
Par ces motifs nous concluons dans le sens qui suit :
1 - Rejet du pourvoi ;
2 - rejet des conclusions présentées par l'Agence de services et de paiement au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
(1) Voir toutefois, dans le contentieux fiscal, CE, 3 novembre 1972, n° 78872 (N° Lexbase : A2470B7M), au Recueil, p. 701 -dont les motifs ne sont pas dénués d'ambiguïté. Cette solution, au demeurant, paraît n'avoir connu aucune postérité-.
(2) Voir CE, 28 décembre 2016, n° 382901 (N° Lexbase : A4872S3T), aux tables du Recueil sur un autre point.
(3) L'administration fiscale, lorsqu'elle se constitue partie civile devant le juge pénal sur des poursuites exercées pour fraude fiscale, en application de l'article L. 232 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L2500HZM), n'est en effet pas recevable à demander à ce juge la réparation du préjudice causé au Trésor public par la fraude (voir notamment Cass. crim. 17 avril 1989, n° 88-81.189 N° Lexbase : A8489CHU, Bull. crim. 1989 n° 156).
(4) "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer" (C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9).
(5) Selon laquelle l'administration n'est pas recevable à demander au juge de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre (CE, 30 mai 1913, n° 49241, au Recueil p. 583).
(6) Pour un état exécutoire, voir CE Sect., 27 avril 1988, n° 74319 (N° Lexbase : A7642APQ), au Recueil ; pour un ordre de reversement, CE Sect., 23 décembre 1988, n° 70113 (N° Lexbase : A7895AP4), au Recueil.
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Réf. : CA Paris, Pôle 6, 6ème ch., 5 juillet 2017, deux arrêts, n° 16/11362 (N° Lexbase : A2199WME) et n° 16/11363 (N° Lexbase : A2080WMY)
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par Pierre-Louis Boyer, Maître de conférences HDR, UCO Angers - IODE Rennes 1
Le 31 Août 2017
La représentation obligatoire nouvellement imposée, avec application au 1er août 2016, entraînait une question toute simple : doit-on transposer les règles communes de la postulation devant les cours d'appel aux chambres desdites cours jugeant en matière prud'homale ? La postulation allait-elle devenir obligatoire en matière prud'homales ou allait-on assister à la création d'une nouvelle procédure, spécifique aux affaires prud'homales ? On notera que la spécificité de cette matière résidait déjà dans la possibilité que les parties avaient, depuis la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 (N° Lexbase : L4876KEC), au regard de l'article L. 1453-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5961KGU), d'être représentées par un avocat ou un défenseur syndical devant les chambres sociales.
Sur la question de la postulation devant les chambres sociales, les juridictions du second degré étaient divisées, certaines refusant la nécessité de la postulation (2), quand d'autres l'imposaient (3).
L'incertitude régnait cependant et la Cour de cassation, dans son rôle de juridiction unificatrice de la jurisprudence française, a émis deux avis identiques le 5 mai 2017 (n° 17006 et n° 17007), dont la conclusion était sans appel... : "les règles de la postulation prévues aux articles 5 et 5-1 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) modifiée ne s'appliquent pas devant les cours d'appel statuant en matière prud'homale, consécutivement à la mise en place de la procédure avec représentation obligatoire".
Il fallait y voir, déjà et en continuité de la loi n° 2011-94 du 25 janvier 2011 (N° Lexbase : L2387IP4), l'amorce de la fin de la postulation, le commencement de l'explosion de la territorialité, la fin des deux étendards des ressorts des tribunaux de grande instance et des cours d'appel : l'entrée, par la voie détournée de la modification de la procédure d'appel devant les chambres sociales, de la modification à venir de la postulation devant l'ensemble des juridictions françaises.
Mais venons-en aux affaires qui nous préoccupent, à savoir deux affaires similaires portées devant la chambre sociale de la cour d'appel de Paris (n° 16/11362 et n° 16/11363), car les avis de la Cour de cassation du 5 mai 2017 viennent éclairer les deux décisions qui font l'objet de cette note en précisant que la procédure devant la cour d'appel en matière sociale se fait sans postulation et donc sans territorialité de l'avocat.
L'avis de la Cour de cassation ne répond certes pas directement aux demandes établies au sein des conclusions d'appelant dans les deux affaires susvisées, ce qui paraît bien normal quand l'on sait que la cour n'a pas jugé nécessaire de transmettre ces demandes d'avis... mais lesdites demandes demeurent toutefois intéressantes, et étaient ainsi rédigées : "dans le cadre du décret n° 2016-660 du 20 mai 2016 (N° Lexbase : L2693K8A) qui prévoit une procédure spécifique de représentation obligatoire à la matière prud'homale l'appel qui ne peut-être formé par voie électronique, et qui doit donc prendre la forme de la remise au greffe de l'acte d'appel peut-il être formé par voie de lettre recommandée adressée au greffe de la cour d'appel ?".
Le cas d'espèce qui nous intéresse concerne deux salariés d'une SAS R. qui ont interjeté appel d'une décision rendue par le conseil des prud'hommes de Bobigny, et ce par lettre recommandée avec accusé de réception... c'est-à-dire d'une manière quelque peu curieuse si l'on se conforme à la procédure d'appel, du moins celle qui s'appuie sur les dispositions en vigueur jusqu'au 1er septembre 2017.
En effet, on sait bien que toute déclaration d'appel doit (encore) être transmise par voie électronique, sauf s'il y a "une cause étrangère" qui empêche cette transmission par le RPVA, auquel cas un dépôt physique, auprès du greffe, est nécessaire. Ce sont les dispositions de l'article 930-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7249LE9) qui ne sauraient être plus claires que cela : "Lorsqu'un acte ne peut être transmis par voie électronique pour une cause étrangère à celui qui l'accomplit, il est établi sur support papier et remis au greffe. En ce cas, la déclaration d'appel est remise au greffe en autant d'exemplaires qu'il y a de parties destinataires, plus deux. La remise est constatée par la mention de sa date et le visa du greffier sur chaque exemplaire, dont l'un est immédiatement restitué".
Les parties au litige ont été alors invitées à communiquer leurs observations sur la recevabilité de l'appel, la déclaration ayant été transmise au greffe par LRAR (4).
L'intimé a profité de cette invitation pour solliciter, sur le fondement de l'article 117 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1403H4Q) la nullité de l'appel, l'avocat de l'appelant n'étant pas inscrit dans l'un des barreaux du ressort de la cour d'appel de Paris. Curieusement, alors que la Cour de cassation a déjà répondu à cette question, question qui avait été laissée en suspens tant par le législateur que par la jurisprudence de la Cour suprême, dans les avis du 5 mai 2017, la cour d'appel de Paris prend soin de faire à nouveau la démonstration de l'absence de nécessité d'appliquer les règles de postulation en matière prud'homale : "La représentation devant les cours d'appel statuant en matière prud'homale demeure ouverte à partir du 1er août 2016 à tout avocat, sans postulation obligatoire". Inutile de le rappeler : de Lamanère à Bray-Dunes, et de Lauterbourg à Plouarzel, tous les avocats peuvent plaider devant toutes les chambres sociales de toutes les cours d'appel de France.
L'intimé a donc été débouté de sa demande de nullité, et la cour d'appel de Paris, après s'être conformée aux avis de la Cour de cassation, a pu se pencher sur la question de la fin de non-recevoir relative à la transmission de la déclaration d'appel par LRAR.
Le syndicat des avocats de France, dans le rôle qu'on lui connait, concluait en intervention volontaire et sollicitait que soit déclarée recevable la déclaration d'appel transmise par LRAR, au motif que les termes "remise au greffe" ne sont pas si précis... et que, au fond, il serait stupide de "demander à un avocat niçois de se rendre dans les locaux de la cour d'appel de Paris, pour déposer sa déclaration d'appel puis de revenir pour déposer ses conclusions d'appelant, puis de revenir une nouvelle fois pour ses conclusions d'intimé à titre incident" (5), pointant ainsi du doigt quelques incohérences de l'absence de postulation...
En effet, en cas d'impossibilité de transmission de la déclaration d'appel par RPVA, la remise physique de cette dernière au greffe n'est pas très pratique et demeure quelque peu chronophage. C'est là tous les bienfaits -malheureusement critiqués- de la postulation : un contact direct et humain entre les services judiciaires et les acteurs locaux de la justice.
Si les appelants étaient, jusque là, heureux du raisonnement de la cour qui rejetait la demande de nullité, leur déception allait être grande... car la cour a finalement déclaré irrecevable la déclaration transmise au greffe par LRAR : "faute d'une telle transmission via le Réseau privé virtuel des avocats, la déclaration d'appel devait être remise par tradition manuelle au greffe de la cour et non envoyée par lettre recommandée avec accusé de réception". La fameuse "tradition manuelle"...
On notera que la cour d'appel de Paris n'est pas la première à trancher en ce sens. A titre d'exemple, la cour d'appel de Douai, dans une ordonnance d'irrecevabilité de l'appel en date du 30 septembre 2016, s'était déjà prononcé de cette manière : "attendu que Me X a interjeté appel du jugement du conseil de prud'hommes [...] par LRAR reçue au greffe le 23 septembre 2016 ; qu'en conséquence il y a lieu de déclarer la déclaration d'appel remise au greffe irrecevable".
Les raisons de cette position sont doubles. Dans un premier temps, les textes qui régissent la procédure d'appel, y compris en matière prud'homale, disposent parfaitement qu'un exemplaire de la déclaration d'appel déposée au greffe est restitué immédiatement à la partie déposante, ou à son représentant, avec visa du greffe. Or, une restitution immédiate ne saurait s'opérer en cas d'envoi par lettre recommandée.
Dans un second temps, le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, relatif aux exceptions d'incompétence et à l'appel en matière civile (N° Lexbase : L2696LEL), dans son article 30, vient modifier l'article 930-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7249LE9), précisant que les déclarations d'appel pourront désormais se faire, à compter du 1er septembre 2017, en cas d'impossibilité de transmission par le RPVA par "lettre recommandée avec demande d'avis de réception". La suite de l'article 930-1 modifié vient appuyer l'idée d'immédiateté, relative cependant en cas d'envoi postal, puisqu'il est ainsi mentionné que "lorsque la déclaration d'appel est faite par voie postale, le greffe enregistre l'acte à la date figurant sur le cachet du bureau d'émission et adresse à l'appelant un récépissé par tout moyen".
C'est donc que cette possibilité n'était pas et n'est pas licite avant le 1er septembre 2017, et que l'idée d'immédiateté entraînait, jusqu'à ce que ne soit permis l'envoi par LRAR, la restitution immédiate et en main propre, selon la "tradition manuelle", de la déclaration d'appel avec apposition du visa du greffe de la cour. Les avocats sont prévenus : qu'il y ait ou non territorialité de la postulation, la transmission des actes par RPVA reste et restera la norme, ce même après le 1er septembre 2017. Toutefois, le nouveau décret applicable à compter de cette date laisse encore plus entrevoir, dans les années à venir, la fin des règles de la postulation devant les cours d'appel. En effet, la remise au greffe en main propre en cas d'impossibilité technique de transmission dématérialisée couplée à cette atténuation créée par la possibilité offerte d'envoi par LRAR à compter de cette date, fait que les avocats n'auront aucune nécessité de se déplacer physiquement au greffe, l'envoi postal suffisant en cas d'impossibilité de transmission par le RPVA. Cette modification procédurale propre à la matière prud'homale ne saurait être chose qu'un cheval de Troie au sein de la procédure d'appel commune, visant à supprimer les règles générales de postulation et accentuant la libéralisation de la justice et la fin de "l'appel" tel que nous le connaissons.
On voit donc, dans les deux arrêts du 5 juillet 2017, que la cour a, avant que cela ne lui soit plus possible, rappelé l'importance du lien physique existant entre les parties -ou leurs représentants- et les services de la justice, mais a aussi suivi les avis de la Cour de cassation du 5 mai 2017, révélant une nouvelle fois cette idée que les "avis" de la Cour de cassation, bien qu'ils demeurent théoriquement un "droit mou" sans valeur normative particulière sont toutefois revêtus d'une force normative qui fait d'eux une norme à part entière, appliquée de fait par les juridictions inférieures.
(1) Décret n° 2016-660 du 20 mai 2016, relatif à la justice prud'homale et au traitement judiciaire du contentieux du travail (N° Lexbase : L2693K8A). Voir, entre autres, G. Balavoine et B. David, Réforme de la procédure d'appel en matière prud'homale : la dualité de représentation, Lexbase, éd. prof., n° 665 du 28 juillet 2016 (N° Lexbase : N3890BWY) ; J. Bellichach, Multipostulation et représentation des parties devant les chambres sociales de la cour d'appel à la suite du décret du 20 mai 2016, D., 2016, pp. 1508 et s..
(2) CA Aix-en-Provence, 27 février 2017, n° 16/20624 (N° Lexbase : A2592T3E) : "Si les dispositions issues des articles 28 à 30 du décret du 20 mai 2016 ont pour objet, à compter du 1er août 2016 de rendre obligatoire en appel la représentation des parties par tout avocat ou par un défenseur syndical, elles n'ont ni pour objet ni pour effet d'étendre, à compter de cette date, les règles de postulation prévues par l'article 5 de la loi du 31 décembre 1971 aux procédures d'appel devant la chambre sociale de la cour. [...] L'exception de nullité de la déclaration d'appel sera rejetée".
(3)CA Montpellier, 10 novembre 2016, n° 15/01877 (N° Lexbase : A3990SGU), ordonnance d'irrecevabilité du juge de la mise en état : "Attendu que l'article 5 alinéa 2 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit que les avocats peuvent postuler devant l'ensemble des tribunaux de grande instance du ressort de la cour d'appel dans lequel ils ont établi leur résidence professionnelle et devant ladite cour d'appel, que le tempérament au principe de la représentation obligatoire par avocat en cause d'appel issu de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, n'entraine pas la dérogation au principe de la postulation en l'absence de toute disposition législative ; que l'article 930-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0362ITL) dispose qu'à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par la voie électronique ; que la déclaration d'appel formée par LRAR de Me Y est donc irrecevable, prononçons l'irrecevabilité de l'appel formalisé par M Y.".
(4) Sans doute faut-il rappeler ici que l'article 930-2 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6687LEE) qui dispose, depuis le décret du 10 mai 2017, que les déclarations d'appel peuvent être remises au greffe par LRAR ne concerne nullement le cas d'espèce, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, à la date de l'établissement des déclarations d'appel dans les affaires qui nous concernent, à savoir le 30 juin 2016, l'article 930-2 ne mentionnait aucunement la remise au greffe par LRAR. Enfin, l'article 930-2 ne concerne que les défenseurs syndicaux, et nullement les avocats, ce qui n'était pas le cas en l'espèce.
(5) cf. les concusions.
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par Véronique Tellier-Cayrol, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université de Tours
Le 31 Août 2017
D'un côté, un certain nombre de juristes et d'hommes politiques ont dénoncé une grave atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Ainsi, les juges s'arrogeraient "le pouvoir de faire ou défaire une carrière politique, au mépris du principe de séparation des pouvoirs" (3). L'appel de quatre présidents de groupe de droite et du centre à l'Assemblée nationale et au Sénat, publié le 12 février par Le Journal du dimanche, estime que "la séparation des pouvoirs a été malmenée dans la procédure qui vise François Fillon. Comment ne pas voir que cette attaque avait été préparée de longue date ? [...] En écartant le principe de séparation des pouvoirs, l'élection présidentielle a été prise en otage. [...] Notre justice ne doit pas s'aventurer sur le terrain de la politique et des médias" (4). Dans une tribune, devenue célèbre, publiée le 18 février, huit professeurs de droit (5) et cinq avocats dénoncent un "coup d'Etat institutionnel" (6), ajoutant qu'"aucun juriste ne peut cautionner ce dévoiement voulu et partisan des institutions, préalable à un coup d'Etat permanent". L'ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, J.-E. Schoettl, considère que la machine à éliminer Fillon "rappelle les procès staliniens - peloton d'exécution en moins" (7) (on appréciera le sens de la nuance de l'auteur !). Finalement, il paraît "évident, pour quelque juriste digne de ce nom que ce soit, que l'affaire montée contre François Fillon est une baudruche vide de tout sens" (8).
Une telle "évidence" n'est cependant pas partagée par d'autres auteurs (pourtant juristes et certainement dignes de ce nom !). Plusieurs éminents constitutionnalistes ont répondu que l'affaire "Fillon" n'était ni un coup d'Etat institutionnel (9), ni un procès stalinien (10) ; les professeurs N. Molfessis (11) et G. Beaussonie (12) ont, avec d'autres, écarté toute atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.
Quant aux magistrats, ils sont sortis de leur réserve face à ces critiques de part et d'autre. Le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, et le procureur général Jean-Claude Marin ont fait, le 1er mars, un communiqué lapidaire, énonçant que "la Justice n'encourt pas plus les reproches outranciers qui lui sont faits qu'elle n'a besoin de soutiens d'où qu'ils viennent. Les magistrats suivent leur rythme en toute indépendance sous le seul contrôle des juridictions supérieures, de même qu'ils ont le devoir de ne pas s'engager publiquement dans le débat électoral" (13). Le lendemain, la première présidente et la procureure générale de la cour d'appel de Paris ont également fait un communiqué, rappelant que "notre Constitution, fondée sur la séparation des pouvoirs, garantit l'indépendance des magistrats afin qu'ils exercent leurs missions dans la sérénité et dans le respect du principe de l'égalité de tous devant la loi" (14). Le Conseil supérieur de la magistrature a de même fait part de ses inquiétudes, indiquant que les pouvoirs conférés à l'Autorité judiciaire "n'ont d'autre finalité que d'assurer la mise en oeuvre effective de l'ensemble des règles par lesquelles la représentation nationale organise la vie en société et promeut le bien commun, ainsi que la garantie des droits et libertés que celle-ci proclame. Ils protègent de l'arbitraire, d'une justice instrumentalisée comme d'une justice bâillonnée" (15).
3. Questions. Fallait-il exhumer Montesquieu et en appeler au principe de la séparation des pouvoirs ? "Casse-tête intellectuel", "formule magique", "énigme diabolique" (16), ce principe ne peut utilement être convoqué seul, tant -les échanges par articles de presse et blogs interposés le montrent- on peut faire dire à Montesquieu tout et son contraire (17). En réalité, l'invocation du principe a eu pour conséquence d'obscurcir davantage le débat plutôt que de l'éclairer. Il est appelé ici plus spécifiquement pour contester les "pouvoirs" de l'autorité judiciaire face au statut du parlementaire. h
Quatre interrogations ont divisé universitaires, praticiens et politiciens : la possibilité de retenir l'incrimination de détournement de fonds à l'encontre d'un député (I), la compétence du parquet national financier (II), la trêve judiciaire (III) et la compétence du juge judiciaire (IV).
I - Le parlementaire et le détournement de fonds
4. Un parlementaire peut-il être poursuivi pour l'infraction de détournement de fonds publics prévue à l'article 432-15 (N° Lexbase : L9488IY3) du Code pénal (18) ? Assurément non pour certains (19) ; assurément oui pour d'autres (20). On est alors tenté d'adopter une réponse de normand : assurément la réponse est incertaine, tant les arguments existent dans un sens comme dans l'autre.
5. Principe de la légalité. La difficulté vient des textes d'incrimination du Code pénal. Un certain nombre de textes répressifs sanctionnent des faits commis par "la personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public" : ainsi de la corruption et du trafic d'influence (C. pén., art. 432-11 N° Lexbase : L9483IYU, 433-1 N° Lexbase : L9482IYT, 435-1 N° Lexbase : L9487IYZ, 435-2 N° Lexbase : L7456LBR, 435-3 N° Lexbase : L9486IYY, 435-4 N° Lexbase : L7455LBQ), de la prise illégale d'intérêts (C. pén., art. 432-12 N° Lexbase : L9471IYG), du délit de favoritisme (C. pén., art. 432-14 N° Lexbase : L7454LBP). D'autres incriminations ne visent que la personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public sans reprendre la personne investie d'un mandat électif public : ainsi de la concussion (C. pén., art. 432-10 N° Lexbase : L9472IYH) et de la soustraction et du détournement de fonds (C. pén., art. 432-15 N° Lexbase : L9488IY3).
Le principe de la légalité et son corollaire, le principe de l'interprétation stricte, conduisent à penser qu'un député -investi d'un mandat électif public- ne peut être poursuivi pour une infraction ne visant pas expressément cette qualité. A quoi bon, en effet, l'avoir précisé pour certaines incriminations et pas pour d'autres si ce n'est pour l'exclure dans cette dernière situation ? Il ne semble donc pas possible de poursuivre un parlementaire du chef de détournement de fonds prévu à l'article 432-15 du Code pénal.
Il reste que ce raisonnement ne peut être tenu que si le travail du législateur est cohérent. Or, l'analyse des réformes successives en la matière depuis 1996 a pu montrer que le mouvement législatif allait "à l'encontre de toute rationalité dans la référence aux fonctions publiques" (21).
Et quand bien même les principes de légalité et d'interprétation stricte commandent de ne pas condamner une personne investie d'un mandat électif public dès lors qu'elle n'est pas visée par le texte, encore faut-il s'assurer que le parlementaire ne rentre pas dans l'une ou l'autre des catégories prévues par l'article 432-15, c'est-à-dire dans la catégorie des personnes dépositaires de l'autorité publique ou des personnes chargées d'une mission de service public.
6. Dépositaire de l'autorité publique ? La personne dépositaire de l'autorité publique "dispose d'un pouvoir de décision et de contrainte sur les personnes et sur les choses, pouvoir qu'elle manifeste dans l'exercice de ses fonctions, permanentes ou temporaires, dont elle est investie par délégation de la puissance publique" (22). Certains auteurs estiment que le parlementaire peut être considéré comme dépositaire de l'autorité publique.
Ainsi du Professeur Roseline Letteron qui s'appuie sur l'article 433-3 du Code pénal (N° Lexbase : L1220LDK) : cette disposition sanctionne les menaces ou actes d'intimidation à l'encontre "d'une personne investie d'un mandat électif public, d'un magistrat, d'un juré, d'un avocat, d'un officier public ou ministériel, d'un militaire de la gendarmerie nationale, d'un fonctionnaire de la police nationale, des douanes, de l'inspection du travail, de l'administration pénitentiaire ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique, [...]". L'auteure en déduit que "toutes les personnes citées, y compris celles investies d'un mandat électif public sont donc dépositaires de l'autorité publique" (23).
Sauf à considérer les avocats dépositaires de l'autorité publique (?), une autre explication -reposant sur l'analyse de la segmentation du texte- peut être avancée : la proposition "ou toute autre personne dépositaire de l'autorité publique" n'est pas précédée d'une virgule la séparant de "de l'administration pénitentiaire". Il faut alors rechercher à quoi se rapporte cette dernière expression : elle est ici rattachée au fonctionnaire cité plus haut dans le texte.
Une autre lecture du texte permet alors de comprendre que sont punies les menaces à l'encontre :
- d'une part, des personnes investies d'un mandat électif public, d'un magistrat, d'un juré, d'un avocat, d'un officier public ou ministériel, d'un militaire de la gendarmerie nationale ;
- et d'autre part, d'un fonctionnaire de la police nationale, des douanes, de l'inspection du travail, de l'administration pénitentiaire ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique.
Le raisonnement fondé sur l'article 433-3 du Code pénal (24) ne permet donc pas d'affirmer que le député est dépositaire de l'autorité publique.
Le Professeur Dominique Rousseau tient un raisonnement différent, en se fondant sur la représentation de la Nation : "Qui est titulaire de l'autorité publique ? la Nation. Et la Nation dépose cette autorité entre les mains de ses représentants, c'est-à-dire des parlementaires. Lorsqu'ils expriment des votes ou des opinions, il n'est pas question de les poursuivre -puisqu'ils s'expriment au nom de la Nation. Mais si le parlementaire n'est pas dépositaire de l'autorité publique, il est dépositaire de quoi ? Au sens du droit constitutionnel, le doute n'est pas permis, il est bien dépositaire de l'autorité publique" (25).
Au sens du droit pénal pourtant, il est permis d'en douter. A la lecture des travaux parlementaires relatifs à l'adoption du Code pénal de 1992, le dépositaire de l'autorité publique est la personne qui a "un pouvoir de décision fondé sur la parcelle de l'autorité publique que lui confèrent ses fonctions, qu'il soit fonctionnaire au sens strict, militaire, magistrat, officier public ou ministériel". La circulaire de la Direction des Affaires criminelles et des grâces du 14 mai 1993 vise "celui qui exerce une fonction d'autorité, que cette fonction soit administrative, juridictionnelle ou militaire", et la jurisprudence pénale est venue illustrer cette catégorie, y incluant le président de la République, les ministres, les préfets, les présidents de conseils régionaux, les maires, les notaires, les présidents d'université,.... Mais la Chambre criminelle, dans un arrêt -certes ancien- a considéré que les parlementaires n'étaient pas investis d'une parcelle de puissance publique (26). S'agissant des parlementaires et au regard de la définition, seuls peuvent être véritablement considérés comme dépositaire de l'autorité publique le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat (27).
7. Chargé d'une mission de service public ? Il faut alors se tourner vers la deuxième catégorie : la personne chargée d'une mission de service public. Selon la circulaire de la Direction des Affaires criminelles et des grâces du 14 mai 1993, sont chargées d'une mission de service public "les personnes privées ou publiques qui, sans être dépositaires d'une parcelle de l'autorité publique, accomplissent à titre temporaire ou permanent, volontairement ou sur réquisition des autorités, un service public quelconque". S'agissant du parlementaire, là aussi, les avis divergent.
Le député ne serait pas investi d'une mission de service public en raison de la nature de droit privé du contrat qui lie le parlementaire à ses collaborateurs (28). On a du mal à comprendre l'argument. Si une personne chargée d'une mission de service public utilise l'argent public pour conclure des contrats de droit privé, cela ne lui permet pas d'échapper à une condamnation pour détournement de fonds au prétexte que le contrat passé n'est pas un contrat de droit public. Ou alors le moyen de commettre l'infraction (le contrat de droit privé) devient un moyen d'éviter toute poursuite pour cette infraction -le détournement de fonds- (en raison de la perte de qualité de personne chargée d'une mission de service public) !
Le seul argument permettant d'écarter le parlementaire de cette catégorie repose sur le principe de la légalité et l'interprétation stricte de la loi pénale : le député est "une personne investie d'un mandat électif public" distincte des personnes dépositaires de puissance publique ou chargées d'une mission de service public puisque les textes répressifs les différencient (29).
Une autre analyse est proposée, considérant le député comme une personne chargée d'une mission de service public. Ainsi, selon D. Rousseau, "le rôle du parlementaire est de voter la loi, les règles du vivre ensemble, et c'est évidemment une mission de service public. Par conséquent, il entre bien dans la catégorie des personnes qu'on peut poursuivre, dans l'hypothèse où il y a des doutes sur la façon dont il a utilisé des fonds publics" (30).
Il demeure délicat d'apporter une réponse définitive à cette question. La notion de service public n'est pas définie (31) et le juge judiciaire développe parfois une analyse différente de celle du juge administratif (32). Au surplus, au sein même de la jurisprudence pénale, il est parfois difficile de saisir certaines différences d'appréciation. La catégorie des personnes chargées d'une mission de service public n'est, en effet, pas comprise de la même manière selon que le texte sanctionne les actes commis par elles, ou les protège de certains actes commis à leur encontre (diffamation - loi du 29 juillet 1881, art. 31 N° Lexbase : L7589AIW ; menaces - C. pén., art. 433-3 ; outrages - C. pén., art. 433-5 N° Lexbase : L1223LDN). Ainsi des administrateurs et mandataires judiciaires, considérés comme chargés d'une mission de service public lorsqu'ils sont poursuivis (33) mais à qui est refusée cette qualité lorsqu'ils souhaitent bénéficier en tant que victimes de diffamation de la protection de l'article 31 de la loi de 1881 (34). Une explication est proposée par le Professeur J.-P. Delmas Saint-Hilaire : la différence d'approche, selon que le texte d'incrimination sanctionne ou protège, tient au but de la loi (35). Lorsqu'il s'agit de protéger, il s'agit "d'assurer le respect dû à l'Etat, à son autorité, à ses institutions" ; lorsqu'il s'agit de punir, "le but de la loi est, avant tout, de moraliser l'activité de tous ceux qui participent à une tâche d'intérêt général" (36). L'appréciation des juges serait ainsi plus large lorsqu'il s'agit de retenir la qualité de personne chargée d'une mission de service public pour sanctionner son comportement.
Plus récemment, à propos d'un dirigeant de fait d'une association chargée de la gestion de mesures de protection judiciaire, la Chambre criminelle a indiqué que "doit être regardée comme chargée d'une mission de service public, au sens de l'article 432-12 du Code pénal, toute personne chargée, directement ou indirectement, d'accomplir des actes ayant pour but de satisfaire à l'intérêt général peu important qu'elle ne disposât d'aucun pouvoir de décision au nom de la puissance publique" (37). Entendue ainsi plus largement et différemment du juge administratif, la qualité de "personne chargée d'une mission de service public" pourrait alors s'appliquer au parlementaire. Mais il est difficile d'être catégorique puisqu'en réalité, le juge répressif, lorsqu'il se prononce sur l'application de ces incriminations applicables aux fonctions publiques, opère au cas par cas, laissant place à des "îlots de perplexité" (38).
8. Abus de confiance. Si l'incrimination de détournement de fonds est finalement écartée à défaut de "personne chargée d'une mission de service public", il faudra alors se tourner vers le droit commun, plus précisément vers l'abus de confiance, lequel se définit comme "le fait par une personne de détourner, au préjudice d'autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu'elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé" (C. pén., art. 314-1 N° Lexbase : L7136ALU) (39) et qui n'est plus conditionné par une qualité particulière de l'agent.
II - La compétence du parquet national financier
9. Célérité inhabituelle ? Le parquet a ouvert une enquête préliminaire le jour même de la parution du Canard enchaîné. Certains s'étonnent de cette "célérité aussi remarquable qu'inhabituelle" (40). Cherchant une explication -et non une justification-, P. Avril considère qu'en raison de sa création récente (2013), "le parquet national financier peut avoir souhaité affirmer ainsi son autorité par une réaction si prompte et spectaculaire à l'actualité" (41).
Et si, tout simplement, le PNF avait fait son travail ? En droit commun, lorsque la commission d'une infraction est portée à la connaissance du procureur de la République, ce dernier ouvre immédiatement une enquête. Il en va de même en matière plus spécifiquement financière et/ou politique. Inutile de multiplier les exemples : il suffit de citer l'affaire des "Panama Papers" (42).
L'ouverture rapide d'une enquête n'a rien d'inhabituel ; elle se justifie dès lors que le ministère public a des informations laissant penser -à tort ou à raison- qu'une infraction a été commise. La situation inverse aurait suscité un tollé et d'aucuns n'auraient pas hésité à dénoncer un étouffement politique de l'affaire.
10. Incompétence ? La compétence du procureur financier n'est concurrente à celle du procureur territorialement compétent qu'à raison de la grande complexité de l'affaire. L'article 705, 1° du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7451LBL) prévoit la compétence du PNF pour les "délits prévus aux articles 432-10 à 432-15, [...] du Code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d'une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d'auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s'étendent".
Certains auteurs considèrent qu'il n'est pas compétent en raison de l'absence de complexité de l'affaire (43) : il s'agit simplement "d'une très banale affaire d'emploi présumé (sic !) fictif semblable à celles dont traitent couramment les tribunaux correctionnels"(44). "L'objet du parquet financier, création récente et d'ailleurs controversée, est de combattre la délinquance économique grave et sophistiquée, non de comptabiliser des heures de permanence téléphonique ou de gestion d'agendas" (45). A première vue, on peut en convenir. Encore faut-il rechercher ce que recouvre cette grande complexité au sens de l'article 705 du Code de procédure pénale.
Dénonçant l'incompétence du PNF, Michèle-Laure Rassat s'appuie sur un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 8 octobre 2014 pour soutenir que "malgré le notamment', la Chambre criminelle de la Cour de cassation estime qu'un juge d'instruction ne peut se dessaisir au profit des juridictions parisiennes pour un autre motif que ceux énoncés par l'article 705". C'est faire dire à l'arrêt des choses qu'il ne dit pas. Dans cette décision, la Chambre criminelle estime que "le juge se borne à énoncer que l'instruction efficace de tels dossiers passe par une concentration des affaires entre les mains d'une seule et même juridiction et qu'il convient, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice' de se dessaisir" et qu'en conséquence, "ces énonciations, procédant de considérations générales, ne mettent pas la Cour de cassation en mesure d'exercer, en l'espèce, son contrôle sur le bien-fondé du dessaisissement ordonné" (46). Autrement dit, elle ne reproche pas au juge de ne pas s'être fondé sur l'un des motifs de l'article 705 ; elle reproche au juge d'avoir donné un motif trop général reposant sur la bonne administration de la justice. Cette décision ne peut être invoquée au soutien d'une éventuelle incompétence du PNF.
Il est au contraire possible de considérer que le PNF est bien compétent.
D'une part, dans sa circulaire du 31 janvier 2014, la ministre de la Justice a souligné que la "nouvelle loi, au travers du mécanisme de compétence concurrente, laisse aux juridictions une grande souplesse dans leur appréciation de la saisine du procureur de la République financier". Dans les critères de la saisine, la circulaire indique que le procureur de la République financier "a par essence vocation à connaître des affaires susceptibles de provoquer un retentissement national ou international de grande ampleur" et ajoute qu'il est compétent, pour les affaires relatives aux atteintes à la probité, lorsque ces affaires "révèlent l'implication d'un agent mis en cause exerçant des responsabilités de haut niveau". Difficile de nier que l'affaire en question était susceptible de provoquer un retentissement national ou international de grande ampleur et que le mis en cause exerçait des responsabilités de haut niveau !
D'autre part, la Chambre criminelle, dans deux décisions du 22 mars 2016, a confirmé que les critères retenus pas la loi pour caractériser la "grande complexité" ne sont qu'illustratifs et que "la qualité des personnes mises en cause" pouvait être prise en compte (47).
Le retentissement national et la qualité du mis en cause permettent donc de caractériser la complexité de l'affaire.
11. Indivisibilité du parquet. Quand bien même le parquet national financier ne serait finalement pas compétent -soit parce que le détournement de fonds ne peut être retenu à défaut de personne dépositaire de la puissance publique ou chargée d'une mission de service public, soit parce que, finalement, la grande complexité n'est pas retenue-, cela n'annulerait en rien la validité de la procédure en raison du mécanisme de compétence concurrente et de l'indivisibilité du ministère public (48).
12. Ouverture d'une information judiciaire. Le communiqué du PNF justifie l'ouverture d'une information judiciaire par "l'ancienneté d'une partie des faits concernés et l'exigence de mise en oeuvre de l'action publique résultant de l'article 4 de la loi adoptée définitivement le 16 février 2017". L'ouverture d'une information judiciaire le 24 février est ainsi motivée par le risque de prescription. Qu'en est-il exactement ?
Les faits remonteraient pour certains d'entre eux à 1988, voire 1982, et le délai de prescription des délits -avant la réforme- était, en principe, de trois ans. Pour Michèle-Laure Rassat, "quelques calculs simples peuvent [...] être faits desquels il semble bien résulter qu'on ne voit pas comment, compte tenu des dates annoncés pour les différents faits reprochés, tout délit ne serait pas nécessairement prescrit". La jurisprudence est pourtant bien connue : pour certaines infractions d'affaires (en l'occurrence, pour celle visée dans l'affaire "Fillon "), le point de départ du délai de prescription n'est pas le jour de la commission de l'infraction, mais le jour de sa découverte (49), c'est-à-dire ici le 25 janvier 2017.
La difficulté ne vient donc pas directement du risque de prescription dû à l'ancienneté des faits mais de l'adoption de la loi n° 2017-242 du 27 février 2017, portant réforme de la prescription en matière pénale (N° Lexbase : L0288LDZ).
Cette loi a doublé les délais (6 ans pour les délits, 20 ans pour les crimes) et a consacré le report du point de départ de la prescription pour les infractions occultes ou dissimulées au "jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l'exercice de l'action publique" mais en prévoyant un délai butoir de 12 ans en matière délictuelle et 30 ans en matière criminelle à compter de la commission des faits (50).
L'article 4 de la loi prévoit que "la présente loi ne peut avoir pour effet de prescrire des infractions qui, au moment de son entrée en vigueur, avaient valablement donné lieu à la mise en mouvement ou à l'exercice de l'action publique à une date à laquelle, en vertu des prescriptions législatives alors applicables et conformément à leur interprétation jurisprudentielle, la prescription n'était pas acquise". Aucun risque de prescription pour des infractions commises antérieurement à la loi nouvelle, découvertes plus de 12 ans ou 30 ans après leur commission, dès lors que l'action publique est déclenchée.
Une incertitude, en revanche, existe s'agissant des infractions découvertes avant la nouvelle loi mais après le délai butoir et qui n'avaient pas donné lieu à la mise en mouvement de l'action publique : une lecture a contrario pouvait conduire à la prescription de telles infractions (51). La circulaire du 28 février 2017 semble écarter cette interprétation : "les délais butoirs de douze et de trente ans, même s'ils sont applicables à des délits ou des crimes occultes ou dissimulés commis avant l'entrée en vigueur de la loi, ne peuvent commencer à courir qu'à compter de cette date, soit à compter du 1er mars 2017", mais précise "sous réserve de l'appréciation souveraine de la Cour de cassation" (52). En attendant, il valait donc mieux ouvrir une information judiciaire (53).
Ceux qui sous-entendent que le pouvoir exécutif est derrière cette affaire doivent être rassurés depuis l'ouverture de l'instruction préparatoire puisque le parquet, critiqué pour son absence d'indépendance, a choisi de transmettre l'affaire à trois juges indépendants.
S'agissant de la mise en examen, le moment était peut-être mal choisi. Mais les hommes politiques, lorsqu'ils sont mis en examen, s'en satisfont souvent devant les micros des journalistes, estimant que c'est une bonne chose, qu'ils vont enfin avoir accès au dossier, pouvoir se défendre et laver leur honneur, sans oublier d'ajouter que, ce qui compte pour eux, ce sont finalement le jugement des citoyens et le résultat des urnes....
III - La trêve judiciaire
13. Trêve judiciaire ? Selon le Professeur Pascal Jan, un usage républicain voudrait que les juges observent une trêve "tant pour garantir la sérénité du procès que pour éviter toute interférence de la justice dans le déroulement d'une campagne électorale" (54) : "le temps démocratique prime momentanément sur l'Etat de droit" (55). Un autre constitutionnaliste, P. Avril, estime que "c'est en effet une règle de conduite généralement observée que la justice s'abstient en période électorale, sa discrétion provisoire se justifiant par le respect du suffrage universel" (56). La procédure lancée contre un candidat à l'élection présidentielle heurterait une tradition de retenue : "en période électorale, il existait une tradition républicaine bien ancrée : les juges d'instruction cessaient d'opérer afin de ne pas peser sur le suffrage universel" (57).
14. Trêve de plaisanterie (58) ! On peine néanmoins à trouver un fondement textuel à cette "tradition républicaine". Elle se justifierait au regard de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1373A9Q), autrement dit au regard du principe de la présomption d'innocence. Pourtant ce principe n'a jamais empêché le cours normal de la justice, et si atteinte à la présomption d'innocence il y a, un certain nombre d'actions existe protégeant les hommes politiques mis en cause (59).
Le Professeur Romain Rambaud envisage la possibilité de se fonder sur l'article L. 110 du Code électoral (N° Lexbase : L2832AA7) (60) selon lequel "aucune poursuite contre un candidat, en vertu des articles L. 106 (N° Lexbase : L8404DYW) et L. 108 (N° Lexbase : L8406DYY), ne pourra être exercée, aucune citation directe à un fonctionnaire ne pourra être donnée en vertu de l'article L. 115 (N° Lexbase : L8178C9R) avant la proclamation du scrutin". Seulement l'article L. 106 concerne les dons ou libéralités faits en vue d'influencer le vote et l'article L. 108 vise plus spécifiquement les communes et collectivités de citoyens. Là encore, le texte est insuffisant à justifier une quelconque retenue judiciaire. Comme l'écrit Nicolas Molfessis, "aucun texte, en France, ne sanctuarise les campagnes électorales" (61).
Il peut alors apparaître paradoxal, ou contradictoire, que ces auteurs, d'un côté, s'appuient sur le principe de la légalité et sur l'interprétation stricte de la loi pénale pour exclure les parlementaires du champ d'application de l'article 432-15 du Code pénal et, d'un autre côté, invoquent une tradition non écrite ou font un raisonnement par analogie à l'article L. 110 du Code électoral pour justifier cette soi-disant pause judiciaire. C'est en quelque sorte raisonner de manière rétrospective en partant du résultat recherché (la trêve judiciaire).
C'est, par ailleurs, oublier un objectif à valeur constitutionnelle : la bonne administration de la justice (même s'il est vrai, comme pour le principe de la séparation des pouvoirs, que l'on peut lui faire dire tout et son contraire).
C'est, de plus, oublier que cette pause juridictionnelle ne se vérifie ni chez le juge administratif ni chez le juge judiciaire. S'agissant du juge administratif, le procès de certaines affaires a certes pu, par le passé, être différé en raison d'échéances électorales. Mais d'une part, cela n'a jamais empêché la phase d'instruction de se dérouler normalement ; et d'autre part, il semble qu'aujourd'hui, cette retenue ne soit plus guère envisageable (62). S'agissant du juge judiciaire, le juge pénal est tenu évidemment de respecter les dispositions protectrices visant chefs d'Etat, ministres, parlementaires, dans la limite de ce qui est imposé par les textes. Peut-il aller au-delà en suspendant la procédure ? Nullement. Premièrement, on ne manquerait pas alors de lui reprocher de chercher à protéger tel ou tel candidat. Deuxièmement, en l'absence de règles écrites, cela susciterait des difficultés pratiques : pour quelles élections respecter cette trêve ? Européennes, présidentielles (en comptant les primaires ?), législatives, sénatoriales, régionales, municipales,... ? Cette pause constituerait-elle une cause de suspension de l'action publique ? La réponse est négative au regard de la loi du 27 février 2017 portant réforme de la prescription. A partir de quelle date dans le processus électoral la justice doit-elle suspendre son action ? (63)
En vérité, il est à l'heure actuelle difficile de justifier cette prétendue tradition républicaine (64). Les exemples de mises en cause de candidats à l'élection présidentielle sont -heureusement- rarissimes mais ils montrent que l'instruction et le procès peuvent se dérouler même en période électorale. Ainsi, au cours de la campagne présidentielle de 1974, un candidat écologiste avait cité à comparaître deux autres candidats, Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d'Estaing et un premier procès avait bien eu lieu au tribunal de grande instance de Paris le 3 mai 1974, soit juste avant le premier tour (5 et 19 mai 1974).
15. S'il n'y a pas de trêve judiciaire aujourd'hui, l'affaire "Fillon" doit tout de même faire réfléchir sur la mise en place d'une telle trêve. Est-elle nécessaire ? La réponse est délicate.
Une pause judiciaire peut se justifier au regard de l'association, dans l'opinion publique, "mis en examen = coupable", ce qui perturbe assurément la campagne électorale (en revanche, les condamnations d'hommes politiques ne jouent plus, par la suite, de rôle aussi négatif auprès des électeurs (65) ; en somme, en politique, il vaut mieux être condamné pénalement que mis en examen !). Elle doit alors être prévue et encadrée. Une trêve judiciaire ne doit pas entraîner l'arrêt des enquêtes ou de l'instruction (ou alors, il faut en prévoir les conséquences afin d'éviter tout risque de prescription) ; elle peut en revanche signifier la suspension des actes mettant sérieusement en cause la personne soupçonnée candidate à une élection (mise en examen, placement en garde à vue, en détention provisoire...). Elle doit être limitée dans le temps, à certaines infractions (liées aux activités politiques) et ne s'appliquer qu'aux élections publiques.
A l'inverse, il est compréhensible qu'une pause judiciaire heurte certains principes. Le principe de l'égalité de tous devant la loi pénale ne serait probablement pas atteint, en raison du statut particulier de candidat à une élection. Le principe de célérité pas davantage : une trêve en raison d'un calendrier électoral ne peut être que de courte durée et n'affectera pas le train de sénateur de la justice pénale. En revanche, celui de la bonne administration de la justice serait malmené. Sans doute le principe de séparation des pouvoirs serait une nouvelle fois invoqué puisque "c'est au nom même de la séparation des pouvoirs que la justice ne doit pas être entravée" (66).
Finalement, outre le respect des principes de bonne administration de la justice et de la séparation des pouvoirs, puisque les candidats mis en cause n'ont de cesse de rappeler qu'ils sont présumés innocents, de dénoncer un gouvernement des juges, un complot ourdi par des magistrats politisés, et finalement, qu'ils font confiance, non en la justice de leur pays, mais au vote de leurs électeurs qui, seuls, jugeront, on peut s'interroger sur la nécessité d'instaurer une pause judiciaire.
III - La compétence du juge judiciaire
16. Un juge judiciaire incompétent ? Le juge judiciaire serait incompétent pour contrôler les contrats de collaboration parlementaire. Deux raisons à cela.
D'une part, le principe de la séparation des pouvoirs interdit tout contrôle -de l'exécutif comme de l'autorité judiciaire- sur l'exercice même du mandat parlementaire (67), lequel inclut la relation collaborateur-parlementaire et dont le contrôle dépend du bureau de l'assemblée parlementaire dont il relève.
Afin de conforter cette incompétence du juge judiciaire, plusieurs auteurs citent un arrêt de la Chambre criminelle rendu le 15 mars 2016 (68), estimant que cette décision rappelle que le juge judiciaire ne peut pas porter une appréciation sur les éléments faisant partie du statut du parlementaire et participant comme tels à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement, principe constitutionnel garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D).
Cette décision concernait le placement en garde à vue d'un député, réalisé au terme de la procédure de levée d'inviolabilité parlementaire. Le député soulevait la nullité de la garde à vue fondée sur l'inconventionnalité de la procédure de levée d'inviolabilité. Le moyen de nullité est écarté, l'arrêt de la chambre de l'instruction indique que "l'autorité judiciaire ne saurait porter une appréciation sur la conformité aux exigences de la Convention européenne des droits de l'Homme de la procédure suivie au sein d'une assemblée parlementaire, sans porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs". La Chambre criminelle rejette le moyen du pourvoi : "dès lors que l'inviolabilité comme les modalités de sa levée font partie du statut du parlementaire et participent comme telles à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement, la chambre de l'instruction a fait l'exacte application d'un principe constitutionnel garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789". Il paraît difficile de déduire de cet arrêt l'impossibilité pour le juge judiciaire de contrôler le lien entre le parlementaire et son collaborateur.
Surtout, c'est oublier toutes les décisions reconnaissant cette compétence, sans qu'elles n'heurtent le principe de la séparation des pouvoirs.
Nombreuses sont en effet les décisions judiciaires en ce domaine, qu'elles concernent les assistants parlementaires européens (69) ou les assistants parlementaires nationaux, qu'il s'agisse de l'appréciation du licenciement (70), du paiement des heures supplémentaires (71) ou du remboursement, par le député, des indemnités versées à trois assistants parlementaires en réalité affectés à des fonctions sans lien avec l'activité parlementaire (72).
Il y a, par ailleurs, une certaine incohérence à insister, d'un côté, sur le lien de droit privé qui unit l'assistant à son député pour tenter d'expliquer que ce dernier n'est pas une personne chargée d'une mission de service public (73) -et donc éviter l'incrimination de détournement de fonds- et, d'un autre côté, à arguer de ce que la relation du député avec son collaborateur relève du droit parlementaire pour écarter toute immixtion du juge judiciaire.
D'autre part, la nature du contrat liant le député à son assistant, fortement marqué d'intuitu personae, empêcherait le juge de contrôler ce contrat. Ainsi P. Avril et J. Gicquel ont "du mal à imaginer la pertinence du contrôle que la justice pourrait exercer sur l'effectivité d'une collaboration qui est, dans sa nature même, personnelle, et dont le contenu a priori indéterminé dépend exclusivement de relations contractuelles entre l'employeur et l'employé" (74).
Il est certes délicat de contrôler concrètement l'effectivité du contrat (75) et d'apporter la preuve d'un fait négatif (l'absence de travail) (76) mais cela ne remet pas en cause la compétence du juge pénal dès lors qu'il y a suspicion d'infraction, même dans le cadre de l'exercice du contrat entre le parlementaire et son collaborateur. "La séparation des pouvoirs vise seulement à interdire aux juges toute intervention dans le coeur de l'activité parlementaire que sont le vote de la loi et le contrôle du gouvernement. Elle ne s'applique en aucun cas aux infractions pénales détachables de la fonction législative. Au contraire, la séparation des pouvoirs devrait être invoquée pour permettre au juge judiciaire d'exercer sa mission dans la sérénité, sans être poursuivi par des propos haineux qui l'accusent de procès staliniens', alors même qu'aucun procès n'est encore prévu" (77).
Les juridictions répressives sont bien compétentes pour apprécier l'existence d'un travail fictif, lequel ne constitue pas une infraction en soi mais permet de caractériser un certain nombre d'infractions tels que l'abus de biens sociaux (78), la prise illégale d'intérêts (79) ou le détournement de biens publics (80). Le juge pénal peut caractériser l'existence d'un emploi de complaisance pour retenir un détournement de fonds publics. Ainsi, dans un arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 5 novembre 1999 (81), le détournement de fonds publics a été retenu à l'encontre d'un président de conseil général en raison du travail fictif de sa femme. Le juge pénal peut rechercher l'existence d'un emploi fictif dans la relation entre un parlementaire et son collaborateur. Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de la Chambre sociale du 29 septembre 2010 (82), une assistante parlementaire avait informé le procureur de la République du caractère fictif de l'emploi de sa fille par un député : si l'affaire a été classée sans suite, ce n'est pas à raison d'une incompétence des juridictions répressives mais pour "infraction insuffisamment caractérisée".
Hors les hypothèses d'immunités (présidentielle, parlementaire) qui, dans cette affaire, ne s'appliquent pas, le juge pénal est compétent pour instruire et juger des infractions commises même à l'occasion du mandat parlementaire. L'article 4 de l'actuel projet de loi le confirme, en dressant une liste des personnes qui ne pourront plus être employées comme collaborateur (conjoints, partenaires liés par un pacte civil de solidarité, concubins, enfants...) (83) et en sanctionnant le non-respect de cette interdiction d'une peine de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, dont le prononcé relève bien de la compétence des juridictions répressives.
17. Conclusion. Finalement, le principe de la séparation des pouvoirs n'est pas malmené : l'autorité judiciaire a respecté sa mission sans s'immiscer au sein du pouvoir législatif. La justice fait son travail (84), ce qui doit sûrement rassurer ces hommes politiques qui dénoncent régulièrement le laxisme des juges.
Désormais mis en examen, le candidat malheureux à la présidentielle a maintenant les moyens d'exercer pleinement les droits de la défense. Et face au "quatrième pouvoir", il est déjà parti à "la chasse au Canard" (85), sur le fondement de l'article L. 97 du Code électoral (N° Lexbase : L8399DYQ) ("ceux qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s'abstenir de voter, seront punis d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 15 000 euros"). De manière générale, l'acharnement médiatique dont peuvent faire l'objet les hommes politiques peut être combattu sur différents fondements (dénonciation calomnieuse, diffamation, injure, violation du secret de l'enquête, de l'instruction et du secret professionnel, non-respect du principe de présomption d'innocence (86)). Juridiquement, François Fillon a donc les moyens de se défendre.
Sur le plan politique, revenons à Montesquieu. Ce dernier distinguait trois types de gouvernements : despotique, monarchique et républicain, considérant que chacun obéit à un principe spécifique : le gouvernement despotique repose sur la crainte ; le monarchique sur l'honneur ; le républicain sur la vertu. A propos du gouvernement républicain, et plus spécialement du démocratique, il écrit : "Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l'un, le bras du prince toujours levé dans l'autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un Etat populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU" (87). Plus loin, on lit : "dans les républiques, les crimes privés sont plus publics, c'est-à-dire choquent plus la constitution de l'Etat, que les particuliers ; et, dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés, c'est-à-dire choquent plus les fortunes particulières que la constitution de l'État même" (chap. V).
Comme l'écrit un normand célèbre, "la bêtise consiste à vouloir conclure" (88)...
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Réf. : CE 10° et 9° ch.-r., 28 juillet 2017, n° 398632, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0667WQR)
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par Jules Bellaiche
Le 31 Août 2017
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Réf. : Cons. const., décision n° 2017-652 QPC du 4 août 2017 (N° Lexbase : A2519WPY)
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par Blanche Chaumet
Le 31 Août 2017
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Réf. : Décret n° 2017-1247 du 7 août 2017, relatif à la consultation du fichier national des comptes bancaires par les organismes de Sécurité sociale (N° Lexbase : L4142LGI)
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par Laïla Bedja
Le 31 Août 2017
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