Lecture: 10 min
N7024BPT
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 27 Mars 2014
Prélude de la bataille
"La paix d'Amiens et le début des hostilités"
Le 15 juin 2000, affaiblie par près de six années d'hostilités, les avocats et les policiers signent la paix au regard de la nouvelle rédaction de l'article 63-4 du Code de procédure pénale, accordant désormais l'assistance d'un avocat aux personnes gardées à vue dès le début de la procédure. La loi "Perben I" dispose que, dès le début de la garde à vue ainsi qu'à l'issue de la vingtième heure, la personne peut demander à s'entretenir avec un avocat. Si elle n'est pas en mesure d'en désigner un ou si l'avocat choisi ne peut être contacté, elle peut demander qu'il lui en soit commis un d'office par le Bâtonnier. Toutefois, l'insuffisance caractérisée de la présence de l'avocat et du respect des droits de la défense au cours de la procédure, face à un virage sécuritaire opéré en 2002, conduit le même Garde des Sceaux à modifier l'article incriminé et à étendre la durée de la garde à vue selon l'infraction présumée, sans que les droits de la défense en soient pour le moins renforcés. La loi "Perben II" du 9 mars 2004 déclanche, à nouveau, les hostilités contre cette "soft torture, [...] résidu humanisé de la torture de l'Ancien Régime, de 'la question' de l'ancien droit", comme la caractérisait, déjà, Jean-Yves Le Borgne, dans nos colonnes. Le Président des avocats pénalistes de l'époque, actuel vice-Bâtonnier du barreau de Paris, rappelait qu'"il n'est pas rare que l'exception devienne la règle, lorsque la loi l'autorise et que le confort de l'enquête y fait incliner" : avec près de 800 000 gardes à vue en 2009, soit trois fois plus qu'en 2001, la banalisation tant redoutée d'une mesure qui se voulait d'exception conduit nécessairement les avocats français à déclarer la guerre.
Novembre 2009, Laurence de Charette, note L'offensive des avocats pour réformer la garde à vue, dans Le Figaro ; c'est que la Cour européenne des droits de l'Homme avait sonné le tocsin dans les campagnes, le 17 février 2009, affirmant qu'"il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d'un interrogatoire de police sans assistance possible d'un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation".
"La Troisième coalition : l'Angleterre, la Russie et l'Autriche"
Le Garde des Sceaux de l'époque, Michèle Alliot-Marie, dispose d'un aura très positif auprès de l'infanterie, comme ancien ministre des Armées, auprès des forces de sécurité civile, comme ancien ministre de l'Intérieur, et auprès des professionnels du droit, comme ancien Professeur de droit ; mais, l'Etat major de la Chancellerie sort d'une lutte acharnée contre les avocats et les magistrats à la suite de la réforme de la carte judiciaire.
La recherche d'alliances s'impose : c'est chose faite le 17 novembre 2009. Dénonçant les attaques faites aux policiers, premiers concernés par certaines critiques virulentes prononcées au fil des débats, Synergie Officiers diffuse un tract intitulé "Garde à vue, campagne publicitaire des avocats !", dans lequel il réaffirme son opposition à la présence de l'avocat durant la garde à vue et indique, entre autres, que les officiers de police n'ont pas de leçon à recevoir de la part de "commerciaux dont les compétences en matière pénale sont proportionnelles au montant des honoraires perçus". Le 8 décembre 2009, Patrice Ribeiro, secrétaire général adjoint du syndicat, jetait de l'huile sur le feu lors d'une intervention sur RTL, dénonçant "l'offensive marchande des avocats" et mettant en cause leurs compétences et leur partialité : "un avocat qui aura accès dès le début à un dossier dans des affaires de trafic de drogue, des affaires de braquage et qui, par définition, est payé par cet argent-là, eh bien, rien ne garantit qu'il ne va pas donner aux voyous les noms des victimes ou les noms des témoins".
Troisième force de la coalition, le rapport "Gaudemet" du 25 mai 2010 contre un à un les arguments des avocats : le groupe de travail souligne, tout comme l'avait précédemment fait le rapport "Léger", les difficultés pratiques liées à une présence en continu de l'avocat (notamment, en termes de recueil d'aveux, de coûts, etc.) lors de la garde à vue. Toutefois, en vue de s'aligner avec les règles posées par les juges européens, le groupe de travail recommande de prévoir la présence de l'avocat préalablement ou pendant le premier interrogatoire, afin de permettre à ce professionnel d'assister son client en vue des interrogatoires.
Mouvements préliminaires
"La prise d'Ulm"
Le 30 novembre 2009, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Bobigny annule une procédure de garde à vue pour défaut d'assistance d'un avocat durant l'interrogatoire, au cours de l'audition, ainsi qu'au début de la privation de liberté. Le juge reprend à l'identique les principes réaffirmés encore récemment en la matière par la Cour européenne des droits de l'Homme.
Après le tribunal correctionnel de Bobigny, et celui de Paris, fin janvier 2010, c'est au tour du tribunal de grande instance de Nanterre d'annuler, le 29 mars 2010, la garde à vue d'un prévenu en comparution immédiate, jugeant la législation française non conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Baroud d'honneur, le Parquet général de Nancy saisit, le 22 janvier 2010, la Cour de cassation d'un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel du 19 janvier 2010, ayant écarté des débats les procès-verbaux de gardes à vue effectuées sans la présence d'un avocat, dans le cadre d'une affaire de trafic de drogue.
"L'entrée dans Vienne"
Même si les avocats français ont vaincu une première fois, ils sont loin d'avoir vaincu l'ensemble des forces de la coalition. Ils entendent poursuivre leur action crescendo : l'entrée en vigueur de la QPC, le 1er mars 2010, leur donne l'occasion d'acculer la coalition de l'immobilisme ; les avocats secrétaires de la conférence qui assurent la permanence des audiences de comparution immédiate, avec le soutien du vice-Bâtonnier Jean-Yves Le Borgne, suivis par nombre d'avocats de tous les barreaux, déposent, sur chaque cas dont ils sont saisis, des conclusions tendant à obtenir du tribunal qu'il transmette à la Cour de cassation la question de la constitutionnalité de l'actuel régime de la garde à vue.
Le 28 mai 2010, Koutouzov -pardon, le Parquet général- bat en retraite et requiert, auprès de la Cour de cassation, de transmettre l'essentiel des demandes de QPC au Conseil constitutionnel afin que soit tranchée la question de la conformité de la garde à vue française aux droits et libertés des citoyens. L'avocat général Didier Boccon-Gibod reconnaît que la garde à vue était certainement "parmi les questions les plus attendues" depuis la mise en oeuvre de la réforme du Conseil constitutionnel. Message entendu, puisque par un arrêt rendu le 31 mai 2010, la Cour de cassation transmet la question aux Sages de la rue de Montpensier.
Le 9 avril 2010, "Murat attaque avec sa cavalerie l'arrière-garde de Bagration" et le tribunal de grande instance de Nanterre de surseoir à statuer à l'occasion du procès pour corruption de Manuel Aeschlimann (député) ; le temps d'attendre que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel se prononcent sur la QPC relative à la légalité de la garde à vue déposée par les avocats du prévenu.
Mais, les Russes parviennent à s'échapper : le 19 mai 2010, les avocats parisiens sont déboutés face au syndicat Synergie Officiers tout en obtenant la condamnation d'un responsable de ce syndicat pour propos "offensants". Le tribunal de grande instance de Paris a considéré que, "malgré leur ton vif et leur caractère réducteur, les propos poursuivis, tenus par un syndicat professionnel dans le cadre d'un débat public d'intérêt général, ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d'expression et du droit de critique autorisé dans le contexte polémique litigieux".
"2 décembre 1805/30 juillet 2010"
Dans l'ancien salon de travail de la Princesse Clotilde de Savoie, les membres du Conseil prennent leurs décisions (à huis clos). Les membres sont placés selon leur ancienneté au Conseil constitutionnel et le rang protocolaire de l'autorité qui les a nommés. Le Président siège au centre du "fer à cheval". Le secrétaire général et le service juridique sont assis derrière les membres, de manière à prendre le procès-verbal de la séance et à répondre à toute question technique.
"Les assauts sur Telnitz et Sokolnitz"
Les différentes évolutions législatives ont contribué à banaliser le recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures ; elles ont renforcé l'importance de la phase d'enquête policière dans la constitution des éléments sur le fondement desquels une personne mise en cause est jugée ; plus de 790 000 mesures de garde à vue ont été décidées en 2009 ; ces modifications des circonstances de droit et de fait justifient un réexamen de la constitutionnalité des dispositions contestées.
"L'attaque du plateau de Pratzen"
Il appartient aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en oeuvre dans le respect de la dignité de la personne. Il appartient, en outre, aux autorités judiciaires compétentes, dans le cadre des pouvoirs qui leur sont reconnus par le Code de procédure pénale et, le cas échéant, sur le fondement des infractions pénales prévues à cette fin, de prévenir et de réprimer les agissements portant atteinte à la dignité de la personne gardée à vue et d'ordonner la réparation des préjudices subis ; la méconnaissance éventuelle de cette exigence dans l'application des dispositions législatives précitées n'a pas, en elle-même, pour effet d'entacher ces dispositions d'inconstitutionnalité ; par suite, s'il est loisible au législateur de les modifier, les dispositions soumises à l'examen du Conseil constitutionnel ne portent pas atteinte à la dignité de la personne.
"L'hallali"
Mais, aux termes de l'article 7 de la Déclaration de 1789 : "Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance" ; aux termes de son article 9 : "Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi" ; son article 16 dispose : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution".
La garde à vue demeure une mesure de contrainte nécessaire à certaines opérations de police judiciaire ; toutefois, ces évolutions doivent être accompagnées des garanties appropriées encadrant le recours à la garde à vue ainsi que son déroulement et assurant la protection des droits de la défense.
Or, les articles 62, 63, 63 1, 63-4, alinéas 1er à 6, et 77 du Code de procédure pénale n'instituent pas les garanties appropriées à l'utilisation qui est faite de la garde à vue ; ainsi, la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ne peut plus être regardée comme équilibrée. Par suite, ces dispositions méconnaissent les articles 9 et 16 de la Déclaration de 1789 et doivent être déclarées contraires à la Constitution.
Andrault décrit la panique des Russes : "Il faut avoir été témoin de la confusion qui régnait dans notre retraite (ou plutôt de notre fuite) pour s'en faire une idée. Il ne restait pas deux hommes d'une même compagnie ensemble [...] les soldats jetaient leurs fusils et n'écoutaient plus leurs officiers, ni leurs généraux ; ceux-ci criaient, fort inutilement, et couraient comme eux".
Désormais, la garde à vue à la française est en sursis. "L'avant-projet de loi sur la réforme pénale sera transmis au Conseil d'Etat dans les prochaines semaines", assure-t-on au ministère de la Justice.
"C'est un soulagement après des années de combat de notre profession pour améliorer cette zone de 'non droits de la défense' de la garde à vue. Est-ce pour autant une Révolution ? Non ! C'est le fruit d'une rébellion, celles des avocats, à laquelle le Conseil constitutionnel a bien voulu donner corps eu égard aux 'évolutions' (dixit la décision), mot pudique synonyme de 'dérives', de ces dernières années. Alors, oui, réjouissons-nous de cette incontestable avancée de notre ordonnancement juridique. Mais ne perdons pas de vue que les effets de cette inconstitutionnalité sont reportés au 1er juillet 2011, pour permettre au législateur d'y remédier. C'est une curiosité juridique mais qui est parfaitement conforme à la pratique des cours constitutionnelles lorsqu'elles invalident des textes" déclare le "Maréchal" Carayol, Président de la puissante FNUJA...
Le problème, c'est que la réforme de la garde à vue ne se fera pas sans une réforme des permanences et de l'aide juridictionnelle. D'après le journal Le Monde daté du 11 août 2010, la réforme de la procédure pénale orchestrée par le ministre de la Justice coûterait près de 500 millions d'euros, sans compter l'invalidation par le Conseil constitutionnel des dispositions relatives à la garde à vue (hors régimes dérogatoires) qui entraînera nécessairement un coût supplémentaire.
Une victoire sous le soleil d'Austerlitz, quand la Chancellerie croyait en une simple bataille d'Hernani, sur la cosmétique de l'article 63-4... Mais, en attendant peut-être la Bérézina...
Et, si Christian Charrière-Bournazel salue l'innovation juridictionnelle des Sages, il reconnaît qu'en ce qui concerne les régimes dérogatoires, il existe un point de contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Selon lui, la "timidité" du Conseil en la matière s'explique par la présence, au sein de ses membres, de personnes qui se sont clairement prononcées en faveur des régimes dérogatoires, comme Michel Charasse alias le Maréchal Ney...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397024
Réf. : Cass. com., 29 juin 2010, n° 09-16.112, M. Gérard Lignac, FS-P+B (N° Lexbase : A6772E39)
Lecture: 14 min
N6997BPT
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Le 07 Octobre 2010
La question posée au juge du droit était, ainsi, particulièrement originale dans le sens où il s'agissait de savoir, en pratique, si la notion de concert pouvait être appliquée, comme en l'espèce, pour une opération visant à perdre le contrôle d'une société, et non pas, comme dans les concerts classiques, à se saisir dudit contrôle.
L'objectif des concertistes, en effet, était d'opérer une partition (I), la filiale devant se détacher du groupe tout en restant sous son emprise financière en dépit d'une perte de contrôle juridique. Le juge du droit, toutefois, en confirmant la qualification de concert pour l'ensemble des opérations, joue aux concertistes une autre musique que celle qu'ils avaient imaginée (II) approuvant l'arrêt d'appel qui avait décidé de l'annulation des décisions prises en assemblée par la filiale, réputée être demeurée sous contrôle.
I - Où les concertistes préparent une étrange partition
L'affaire, dont on peut augurer qu'elle demeurera célèbre, par le caractère remarquable des opérations imaginées par les concertistes, se déroule comme une valse à quatre temps (A), à l'issue de laquelle les concertistes, particulièrement virtuoses (B), parviennent à diluer le pouvoir politique des minoritaires en procédant par augmentation de capital successives.
A - Une valse à quatre temps
La société du journal de l'Est républicain (l'Est républicain) exerce un contrôle de droit sur l'une de ses sous-filiales, la SAS France Est (la SAS), cette dernière détenant un autocontrôle sur l'Est républicain. Les droits de vote concernant l'autocontrôle se trouvant suspendus en vertu des dispositions de l'article L. 233-31 du Code de commerce (N° Lexbase : L6334AIG), un actionnaire minoritaire de l'Est républicain, la société Groupe Hersant Média, présent dans le capital par l'intermédiaire de ses filiales et sous-filiales les sociétés Multimédia futur et Grande chaudronnerie lorraine, (les sociétés du groupe Hersant) dispose d'une minorité de blocage au sein de la société.
Au cours d'une assemblée générale extraordinaire de la SAS, le 29 mai 2008, la société Banque fédérative du crédit mutuel (la banque) souscrit à une augmentation de capital par apport de créance, cet apport lui permettant de détenir, à la suite de cette opération, 80 % des droits de vote, les 20 % restant étant détenus indirectement par l'Est républicain, moins une voix, détenue par M. L.. La conséquence immédiate -implicite dans l'arrêt de la Cour de cassation, mais évident au regard du droit des sociétés- est, ainsi, de faire perdre le contrôle de droit de l'Est républicain sur la SAS, la perte de ce contrôle ayant pour effet de faire disparaître la situation d'autocontrôle et de permettre à la SAS de pouvoir exercer, à nouveau, ses droits de vote aux assemblées de l'Est républicain. On doit supposer, car l'arrêt ne le précise pas, mais la solution est également d'évidence, que les sociétés du groupe Hersant perdent à cette occasion leur minorité de blocage.
La SAS filiale, ayant retrouvé l'exercice de ses droits de vote, adopte une décision au cours d'une assemblée générale extraordinaire de l'Est Républicain en date du 27 juin 2008 visant à augmenter le capital de ladite société. Elle souscrit, alors, à cette augmentation, les droits de vote qui lui sont attribué, à cette occasion, lui permettant d'obtenir la majorité des droits de vote dans son ancienne mère.
Les sociétés du groupe Hersant, soutenant que les opérations d'apport et d'augmentation du capital décidées lors des assemblées générales extraordinaires de la SAS du 29 mai 2008 et de l'Est républicain du 27 juin 2008 avaient été réalisées en fraude de leurs droits, et que les résolutions proposées lors de cette dernière assemblée avaient été adoptées grâce au vote de la société France Est en violation des règles relatives à l'autocontrôle, demandent alors l'annulation de ces décisions. La cour d'appel de Nancy fait partiellement droit à leurs demandes. Dans un arrêt rendu le 17 juin 2009, elle annule les délibérations prises lors de l'assemblée générale de l'Est républicain le 27 juin 2008. Le juge du fait décide, en effet, que les actions de l'Est républicain détenues par la SAS étaient demeurées des actions d'autocontrôle faisant l'objet d'un contrôle conjoint, au titre d'une action de concert entre la SAS, la banque et M. L..
B - Des concertistes virtuoses
L'habileté de l'opération ainsi imaginée, dont le levier a été l'augmentation de capital de la SAS, mérite d'être soulignée, l'arrêt l'ayant relaté de façon fort laconique, nous privant, en quelque sorte, de tout le sel du montage conduit avec dextérité par le chef d'orchestre et ses concertistes. En effet, la perte de contrôle de droit de la mère sur la filiale résultant de l'augmentation de capital aurait pu aboutir à ce résultat inouï que, si les plans de ces derniers n'avaient pas été déjoués, l'ex-filiale aurait pu prendre le contrôle de son ancienne mère. Au demeurant, le juge du droit n'a pas été moins virtuose dans son raisonnement en matière de droit des sociétés s'appuyant sur une logique autrement plus solide que celle des auteurs du pourvoi. Après tout, il fallait bien que la Cour de cassation rappelle qu'en droit, comme en harmonie, si certains prennent des libertés dans leur interprétation, un seul a le mérite d'écrire la musique.
Il demeure que pour pouvoir apprécier l'ordre de bataille agencé par les concertistes, il convient de revenir sur la notion de contrôle au sein des groupes de sociétés. En effet, l'article L. 233-3, I, dispose, en substance, qu'une société en contrôle une autre lorsqu'elle détient directement ou indirectement la majorité des droits de vote ou qu'elle dispose de la majorité des droits de vote en vertu d'un accord, ou que ses droits de vote lui permettent de déterminer -en fait- les décisions dans les assemblées générales de la société, ou dispose du pouvoir de nommer ou de révoquer la majorité des membres des organes de cette société. En l'espèce, tout l'artifice de l'opération consistait à utiliser le principe sous-jacent du contrôle de droit, tel qu'établi par l'article L. 233-3, I, du Code de commerce, qui ne considère que l'exercice du pouvoir politique, s'exprimant par le vote en assemblée, pour déterminer l'existence ou non d'un contrôle. Ainsi, la mère, ne détenant plus indirectement que 20 % des droits de vote -moins la voix de M. L.- à l'issue de l'augmentation de capital, la banque s'en étant vu attribuer 80 %, voit s'échapper le contrôle de sa sous-filiale, et, ce indépendamment du pourcentage d'actions détenu. On supposera que les concertistes avaient fait en sorte que l'ancienne mère ne puisse invoquer la possibilité de déterminer en fait les décisions dans les assemblées générales ou de nommer, comme révoquer, la majorité des membres des organes dirigeants de la société.
L'utilisation de ce mécanisme avait ainsi pour objectif de ne plus permettre aux sociétés du groupe Hersant de disposer d'une minorité de blocage. Ces sociétés, en effet, bénéficiaient, jusqu'à l'augmentation de capital de la SAS, des effets des dispositions de l'article L. 233-31 du Code de commerce qui établit que "lorsque des actions ou des droits de vote d'une société sont possédés par une ou plusieurs sociétés dont elle détient directement ou indirectement le contrôle, les droits de vote attachés à ces actions ou ces droits de vote ne peuvent être exercés". L'Est républicain ayant "perdu le contrôle", les droits de vote pouvaient être de nouveau exercés par la SAS, ce qui lui permettait de décider, en assemblée générale de son ex-contrôlante, une augmentation de capital lui permettant d'obtenir plus de 50 % des voix. Il s'agissait donc, in fine, après avoir privé les sociétés du groupe Hersant de leur minorité de blocage, d'imposer la loi de la majorité, la question se posant de savoir qui devait, à terme, profiter de cette opération.
A ce titre, les juges du fond en faisant droit à la demande des sociétés du groupe Hersant établissent que la perte de contrôle de la SAS par l'Est républicain traduit l'intention de l'ex-contrôlante, d'une part, de faire disparaître la minorité de blocage du groupe Hersant et, d'autre part, de diluer les droits de vote de ces minoritaires dans le capital de l'Est républicain.
II - Où le juge du droit joue bien mieux la musique
La complexité de la pièce jouée met ici en lumière l'efficacité de la sanction du concert (A) dont le juge du droit tire fort habilement parti dans son interprétation (B). Le nouveau champ d'application du concept semble en effet ouvrir, depuis 2009, de nouvelles potentialités pour juguler des comportements visant à réagencer le pouvoir au sein de groupes de sociétés en contournant les règles protectrices des associés.
A - La sanction du concert
C'est précisément au type d'opération conduite par les concertistes que s'adresse la sanction de l'article L. 233-31 du Code de commerce. En effet, si ce dernier interdit l'exercice des droits de vote détenus par autocontrôle, c'est afin de garantir l'équilibre du pouvoir politique des actionnaires. Le vote des actions d'autocontrôle permettrait, en effet, à travers l'emprise de la mère et de ses dirigeants sur les filiales, de faciliter l'adoption de décisions auxquelles ne pourraient, éventuellement, s'opposer des minoritaires. Il permettrait également à des actionnaires de référence qui dirigeraient le groupe au plan opérationnel, sous couvert d'une position minoritaire apparente, d'obtenir un vote des filiales qui, en pratique, leur donnerait la majorité dans les assemblées générales. On comprend donc que le législateur ait sanctionné l'autocontrôle par l'interdiction d'exercer les droits de vote afin de maintenir l'équilibre du pouvoir politique au sein des sociétés.
Il demeure que ces déséquilibres ne peuvent être jugulés que lorsque la mère contrôle la filiale au sens de l'article L. 233-3, I, du Code de commerce. En effet, en principe, lorsque les conditions de ce textes ne sont pas remplies, l'application de L. 233-31 du Code de commerce, qui interdit l'exercice des droits de vote, devient impossible : de jure, pour qu'il y ait autocontrôle il faut d'abord qu'il y ait contrôle. C'est précisément à partir de ce cheminement logique que les concertistes demandaient au juge du droit de censurer l'arrêt de la cour d'appel de Nancy.
Ainsi, dans les premières et deuxième branche du moyen principal, prétendaient-ils au refus d'application par le juge du fond des dispositions des articles L. 233-3, I et II, et L. 233-31 du Code de commerce. Ils soutenaient que la notion d'autocontrôle et sa sanction corollaire, l'interdiction d'exercer les droits de vote dans la contrôlante, n'étaient susceptibles d'être invoqués que lorsque la mère exerçait un contrôle juridique sur sa filiale. La Cour de cassation répondra, sur ce point, que "deux ou plusieurs personnes agissant de concert sont considérées comme en contrôlant conjointement une autre lorsqu'elles déterminent en fait les décisions prises en assemblée générale". La notion de contrôle conjoint par des concertistes (qui est à distinguer de la notion de contrôle conjoint de l'article L. 233-16 du Code de commerce N° Lexbase : L6319AIU, qui est un critère d'application de la consolidation comptable) permet, donc, de considérer que le concert donne lieu à la mise en oeuvre des mécanismes applicables au contrôle juridique et, donc, à la sanction relative à l'autocontrôle.
Encore fallait-il, ce point étant établi, que les conditions légales du concert soient caractérisées, ce que contestaient, également, les auteurs du pourvoi.
Ces derniers soutenaient, en effet, une argumentation assez subtile. Ils faisaient valoir, d'abord, dans la troisième branche, que "l'article L. 233-31 du Code de commerce ne vise pas l'hypothèse d'un contrôle concerté de la société détentrice" et, ensuite, dans la quatrième branche, que "la disposition de la majorité des droits de vote dans les assemblées générales est exclusif d'un contrôle conjoint pour la prise de décisions en assemblée". Autrement dit selon eux :
- le contrôle conjoint de concert n'est applicable qu'à des personnes extérieures à une société-cible et non à la société "détentrice" (c'est-à-dire une société dominante qui n'a pas le contrôle de droit sur la société détenue) ;
- et il ne saurait y avoir contrôle "conjoint", en l'espèce, puisque une seule personne disposait de la majorité des votes dans la SAS, à savoir la banque.
Ce raisonnement renvoyait ainsi à une certaine forme d'interprétation, qui n'aurait pu s'appuyer que sur une lecture extrêmement restrictive des textes précités.
La Chambre commerciale consacrera un attendu à la réponse à ces arguments. Elle établira, à ce titre, que le fait que l'un des concertistes détienne la majorité des voix aux assemblées de la société n'exclut pas le concert, et que la cour d'appel avait pu à bon droit décider que le fait que la banque détienne 80 % des voix dans la SAS et l'Est républicain 20 % moins une voix n'excluait pas que cette dernière société contrôle la SAS.
Les autres branches du moyen, sans grand intérêt, contestant le constat matériel du concert par la cour d'appel, seront, enfin, examinés par la Chambre commerciale qui confirmera la validité de la qualification retenue par les juges de Nancy. Elle rejettera, donc, le pourvoi, confirmant le concert, le maintien du contrôle de droit en résultant et, enfin, l'annulation des décisions prises en méconnaissance de la situation d'autocontrôle de l'Est républicain sur la SAS.
B - Où l'on apprécie l'interprétation
C'est ainsi que la Cour de cassation tire argument, pour la première fois, à notre connaissance, de la mise en oeuvre de la notion de concert dans un cadre aussi complexe, aux fins de confirmer l'existence d'un contrôle conjoint des concertistes sur une filiale. La solution est exemplaire en tous points et ne saurait qu'être vigoureusement approuvée, tant la stratégie juridique adoptée par les concertistes visait, manifestement, à contourner les règles relatives à l'autocontrôle. La décision, toutefois, autant par sa nouveauté que par les lumières qu'elle nous offre sur l'interprétation à donner à la notion de concert, mérite qu'on s'attarde sur les conséquences de la position de la Chambre commerciale.
On remarquera, d'abord, qu'en rejetant implicitement l'argument des auteurs du pourvoi qui invoquaient le fait que la notion de concert ne visait qu'à protéger les sociétés contre les menées de tiers et non les stratégies de groupe, le juge du droit se donne la possibilité d'étendre ad libitum la notion de concert à toutes les personnes qui, en fait, ont une emprise sur une société même si elles n'exercent pas, sur elle, un contrôle de droit. La notion de société "détentrice" mise en avant par les auteurs du pourvoi est, à ce titre, particulièrement intéressante à analyser : elle vise, en l'espèce, à décrire la situation d'une société qui est dominante -voire majoritaire- dans le capital d'une autre mais qui n'exerce pas sur cette dernière de contrôle juridique au sens de l'article L. 233-3 du Code de commerce, faute de disposer de droits de vote ou d'un pouvoir politique suffisant.
En d'autres termes, si le contrôle, tel qu'il est entendu dans son sens comptable (C. com., art. L. 233-16), s'appuie, essentiellement, sur le principe de la remontée des flux, liés à la vocation financière des titres de capital, le contrôle, entendu dans son sens juridique, s'apprécie en fonction de la vocation politique de ces mêmes titres. C'est ainsi que le périmètre comptable du groupe et son périmètre juridique peuvent ne pas coïncider, situation que les concertistes avaient mis à profit pour faire disparaître les limitation liées à l'autocontrôle. L'Est républicain était, en effet, de son propre aveu, toujours détentrice de la SAS, mais avait tout mis en oeuvre pour en perdre le contrôle au sens de l'article L. 233-3 précité.
C'est là le point où l'arrêt nous apporte un éclairage significatif quant à la souplesse et au vaste champ d'application de la notion de concert. Dans un premier sens, étroit, celui qui ressort explicitement des textes (C. com., art. L. 233-10, I N° Lexbase : L6588HWW), celle-ci doit permettre d'encadrer la situation dans laquelle des personnes "ont conclu un accord en vue d'acquérir ou de céder des droits de vote ou en vue d'exercer les droits de vote, pour mettre en oeuvre une politique [commune]". En tant que concertistes elles doivent être considérées comme étant une seule et même personne, tant pour l'application des règles du droit des sociétés que de celles du droit des marchés financiers. En toute hypothèse, cependant, ce texte visait à permettre d'empêcher que des personnes physiques ou morales, ne prennent le contrôle d'une société. Il faudra considérer, désormais, dans un second sens, que le concert doit être interprété beaucoup plus largement et qu'il permet de sanctionner des agissements visant à contourner les mécanismes juridiques de protection des sociétés dans les cas ou les concertistes ont pour politique de perdre le contrôle d'une société. Ainsi, en l'espèce, la notion de concert permet de rétablir la réalité du contrôle du groupe pour les situations dans lesquelles la notion de contrôle juridique est insuffisamment efficace. La notion de concert, dans ce cas, s'applique aussi bien à la société détentrice qu'à un tiers. On notera, toutefois, le paradoxe des effets de cette interprétation, qui a pu, dans l'espèce commentée, empêcher la réalisation des objectifs que l'Est républicain s'était assigné quant au réaménagement de son propre capital.
On rapprochera, enfin cette affaire, dans laquelle le concert a été établi en raison d'une partition de la société contrôlée, des importants arrêts rendus par la Chambre commerciale le 27 octobre 2009. Il s'agissait, en l'espèce, d'apprécier la qualification de concert reconnue par la cour d'appel de Paris (2), pour un accord dit "de séparation" en vertu duquel les actionnaires d'une société cessaient d'être associés, la société leur rachetant ses propres actions en échange de l'attribution des actions d'une de ses filiales. La cour d'appel ayant qualifié cet accord de concert, la Chambre commerciale de la Cour de cassation avait confirmé l'analyse des juges du fond. A ce titre, elle avait retenu une conception large de l'action de concert qui voit dans la politique commune, "celle que les concertistes conduisent vis-à-vis de la société et non celle qu'ils se proposent de mener au sein de celle-ci en influant sur sa gestion ou sa stratégie économique ou commerciale". L'arrêt ici commenté semble, ainsi, s'inscrire dans la lignée de cette jurisprudence qui permet, désormais, de qualifier de concert, des agissements non seulement positifs, mais également, négatifs, de la part d'associés du groupe, lorsque ces agissements consistent à réaliser des opérations visant à contourner les dispositions du droit des sociétés.
(1) Cass. com., 27 octobre 2009, 3 arrêts, n° 08-18.819, M. Bautista Soler Crespo, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A5572EMC), n° 08-18.779, Société Gecina, FS-D (N° Lexbase : A6096EMQ) et n° 08-17.782, M. Joaquim Rivero Valcarce, FS-D (N° Lexbase : A6085EMC), sur lesquels lire, not., F. Leplat, Accord de séparation et définition jurisprudentielle de l'action de concert, JCP éd. E, 2010, n° 11, p. 17 ; F. Martin-Laprade, Affaire Gecina : et si la Cour de cassation s'était trompée de contentieux, Revue des sociétés, 2010, n° 2, p. 112-120 ; R. Mortier, Droit des sociétés, 2010, n° 3 , p. 29-32 ; H. Le Nabasque, Affaire Gecina, suite et fin ? Bull. Joly Sociétés, février 2010, p. 158-166 ; N. Rontchevsky, Affaire Gecina : la Cour de cassation précise les contours de l'action de concert, Revue Lamy Droit des affaires, février 2010, n° 45 , p. 10-13.
(2) CA Paris, 1ère ch., sect. H, 24 juin 2008, n° 2007/21048, Société GECINA, SA (N° Lexbase : A3050D9T).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:396997
Lecture: 10 min
N7005BP7
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef
Le 03 Mars 2011
Dominique Piau : Le premier objectif que je me fixe est celui d'assurer une meilleure communication auprès des avocats à l'égard du statut de collaboration libérale. Dans la plupart des cas, le contrat signé correspond au contrat type de l'ordre, et la négociation ne porte finalement que sur la rémunération, alors qu'elle devrait porter sur bien d'autres éléments. Nous devons réaliser un travail de pédagogie afin de donner aux jeunes avocats les armes nécessaires à la négociation du contenu de leur contrat.
Le deuxième axe d'action porte sur les modalités d'installation des jeunes avocats qui subissent une véritable précarisation. Pour rappel, différentes modalités d'exercice que sont la vacation, la domiciliation, la sous-traitance et la co-traitance ne font l'objet d'aucune réglementation, alors même qu'elles se situent, à mon sens, à la limite de la légalité. A titre d'exemple, le jeune avocat sous-traitant est souvent confronté à des problèmes de trésorerie sachant qu'il n'est payé, par le cabinet délégant, qu'une fois que ce dernier a reçu paiement du client, et qu'il supporte la charge de la sous-location des locaux. Par ailleurs, il traite majoritairement avec la clientèle du cabinet et n'a guère les moyens de développer de clientèle personnelle. Force est de constater que sa situation est finalement très proche de celle d'un collaborateur libéral, à la différence qu'il doit payer un loyer de sous-location. On peut s'interroger sérieusement sur la légalité d'une telle situation.
Les seuls moyens de contestation dont disposent les jeunes avocats reposent sur les principes essentiels de déontologie, tel que, par exemple, le principe de délicatesse, sur le fondement duquel il était, par exemple, jusqu'à la mise en place des minimum ordinaux, possible de contester les contrats de collaboration à moins de 1 000 euros. Il conviendrait de trouver une alternative pour l'installation des jeunes avocats.
Enfin, le troisième objectif de mon mandat est de promouvoir la position de l'UJA sur tous les projets de réforme et d'initier celles qui sont nécessaires.
Lexbase : L'UJA de Paris a adopté le 8 juillet dernier, depuis votre élection, une motion sur le détachement en entreprise. Pouvez-vous nous préciser les conditions et modalités d'un tel détachement ?
Dominique Piau : L'UJA de Paris est favorable à la possibilité de procéder au détachement d'un collaborateur libéral ou avocat salarié en entreprise, à condition qu'un tel détachement soit encadré dans son objet et quant à son terme. S'agissant de la durée, elle n'est pas nécessairement définie, l'essentiel est que le terme soit fixé. Les missions du détachement doivent également bien être déterminées, et peuvent consister, par exemple, en une mission d'audit lors d'une restructuration d'entreprise, ou une mission de négociation dans le cadre d'une négociation collective.
Quoi qu'il en soit, la mission de détachement doit être opérée sur la base du volontariat du collaborateur, sachant qu'en réalité, aujourd'hui, elle procède le plus souvent d'une décision imposée par le cabinet. Par ailleurs, il faut veiller à ce que la mission apporte une réelle plus-value en termes de formation et de carrière, et, enfin, qu'elle permette au collaborateur d'exercer effectivement la profession d'avocat, ce qui suppose qu'il apparaisse clairement en tant que tel. A cet égard, le fait d'utiliser la messagerie de l'entreprise ou de disposer de cartes de visite propres à l'entreprise est source d'équivoque, et doit donc être prohibé.
S'agissant de l'organisation matérielle du détachement, l'avocat peut conserver son bureau au cabinet ou partir dans les locaux de l'entreprise. Dans ce dernier cas, il est important qu'il dispose d'un bureau personnel lui permettant de recevoir ses propres clients dans l'entreprise, sachant qu'il doit garder la possibilité effective de se constituer et de développer, en toute liberté, une clientèle personnelle.
Alors qu'aujourd'hui, les modalités du détachement s'organisent sous forme d'une convention d'honoraires conclue entre l'entreprise et le cabinet d'avocats, les conditions du détachement que nous préconisons imposent un encadrement tripartite des relations entre l'entreprise, le cabinet et le collaborateur, dans le cadre d'un contrat de mission conclu pour un terme déterminé. Outre une définition précise du contour de la mission et de son terme, le contrat doit, également, rappeler les règles déontologiques et principes essentiels auxquels l'avocat est soumis, notamment en matière de secret professionnel et de confidentialité, tout en précisant les dispositions permettant de lui assurer le respect de ces règles au sein de l'entreprise. L'objectif est ainsi de rendre ces dispositions opposables à la société utilisatrice cliente du cabinet d'avocat.
Mais le détachement d'un collaborateur libéral en entreprise trouve ses limites s'il correspond à un besoin permanent de l'entreprise.
Lexbase : Vous êtes donc favorable à la création du statut d'avocat en entreprise ?
Dominique Piau : Les statistiques (cf. LJA, décembre 2006) ont mis en évidence l'existence d'au moins 400 cas de détachement d'avocats en entreprise sur Paris. Je pense que ce chiffre est largement sous-estimé, et que la moitié des détachements ainsi dénombrés répond, non pas à une mission spécifique, mais à un besoin permanent de l'entreprise, et correspond donc, en réalité, à un exercice durable en entreprise.
Face à cette réalité, la création du statut d'avocat en entreprise s'impose en effet. Le débat, qui existe depuis près de cinq ans, sur l'opportunité, ou non, de créer un tel statut est désormais dépassé. Il faut commencer par poser clairement le principe d'une reconnaissance d'une nouvelle modalité d'exercice comme avocat en entreprise, et ce par une modification de l'article 7 de la loi de 1971 (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ), qui prévoirait que l'avocat peut exercer sa profession en qualité de salarié d'une entreprise. Les conditions d'encadrement de cette nouvelle modalité d'exercice, qui doivent, elles, donner lieu à débat, devront ensuite être précisées par décret et par le règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8). Il conviendra, notamment de prévoir les modalités d'application de notre déontologie à l'avocat en entreprise, inspirée, par exemple, de la pratique du barreau du Québec, qui a reconnu depuis longtemps le statut d'avocat en entreprise.
Lexbase : Vous qui avez été co-responsable de la commission Formation et Collaboration de l'UJA de Paris de 2005 à 2009, que pensez-vous du projet de formation commune des métiers du droit ?
Dominique Piau : L'UJA de Paris a publié un rapport, dès février 2010, prônant une "véritable" formation commune des métiers du droit, destiné à anticiper le rapport "Teyssié". Ce que nous préconisons en matière de formation commune va également à l'encontre de ce qui a été présenté par le CNB.
Nous souhaitons, dans ce cadre, la mise en place d'une véritable école de professionnels du droit commune à l'ensemble des professions, qui serait inspirée du modèle de l'IEP de Paris. Cette école regrouperait, à la fois, la fameuse année de formation commune, la ou les années de spécialisation qui suivraient (un an pour les avocats, deux ans pour les notaires...), mais également les formations ultérieures (de spécialisation ou de formation continue). C'est un projet ambitieux car il suppose la suppression des CRFP, de l'EFB, de l'ENM etc., et se heurte ainsi à des frictions politiques, sachant que les avocats étant majoritaires en nombre, les autres professions craignent une supériorité de pouvoir des avocats. Mais ce projet va dans le sens d'une vraie formation commune, contrairement à celui proposé par le CNB, qui me semble critiquable.
En effet, le CNB propose une année de formation commune, pendant laquelle sont proposées des matières de spécialisation spécifiques aux différentes professions. A l'issue de cette année de formation "commune" -dont on peut douter que le terme soit approprié- les élèves peuvent passer directement le CAPA afin de devenir avocat de plein exercice, tout en restant soumis à des obligations de formation pendant les deux premières années. Autrement dit, il s'agit de revenir au système du stage, pour la suppression duquel l'on s'était battu en 2004. Le CNB, qui a voulu réaliser un compromis entre le rapport Teyssié et celui d'une véritable formation commune, propose un système qui est finalement en régression par rapport au système actuel.
Lexbase : Et s'agissant du projet de réforme du CAPA ?
Dominique Piau : D'abord, s'agissant de l'idée d'un numerus clausus pour la profession d'avocat, telle que lancée par le Garde des Sceaux, cela nous semble irréaliste. La solution consisterait plutôt, à mon sens, à adapter en permanence les exigences de la spécialisation des élèves que l'on forme aux demandes du marché de la profession, en fonction des marchés émergents, pour lesquels apparaîtra un besoin de spécialistes. En effet, certains domaines sont insuffisamment couverts par les avocats, comme en protection sociale, alors que d'autres sont saturés.
Ensuite, s'agissant de la réforme du CAPA, nous sommes favorables à l'allègement de l'examen final des épreuves techniques par la mise en place d'un véritable contrôle continu, ainsi qu'à un renforcement de l'épreuve de déontologie. En revanche, nous restons sceptiques, d'une part, quant à la mise en place d'une épreuve sous forme de QCM en matière de déontologie, d'autre part, à l'égard du sort des élèves qui échouent à l'examen. En effet, le CNB propose à ces élèves de repasser uniquement les matières sur lesquelles ils auraient échoué, et donc de bénéficier d'équivalences sur celles qu'ils auraient validées. Nous sommes opposés à cette idée qui créerait une situation de latence de 18 mois, pendant laquelle l'élève concerné serait dans l'impossibilité de valoriser ce nouveau cursus, de se financer et de se former dans le cadre de nouveaux stages. Il conviendrait, selon nous, de prévoir une obligation de stage ou de travail dans un cabinet.
Lexbase : L'UJA de Paris a également adopté, le 8 juillet 2010, une motion sur l'action de groupe par laquelle elle approuve le rejet, par le Sénat, de la proposition de loi sur le recours collectif. Pourquoi cette opposition ?
Dominique Piau : Cette motion est une motion de synthèse qui a été adoptée à un moment où l'on sait que la Commission européenne est en train de préparer des projets de Directive sur l'action de groupe. Depuis cinq ans, certaines associations de consommateurs, par l'intermédiaire de leurs relais parlementaires, déposent un amendement ou une proposition de loi visant à introduire en droit français une action de groupe d'une nature très particulière, qui nous paraît inacceptable au regard de deux éléments : d'une part, son initiative serait réservée uniquement à certaines associations de consommateurs agréées, et d'autre part, son objet serait limité au seul droit de la consommation.
Nous prônons la mise en place d'une véritable action de groupe qui, en premier lieu, serait ouverte à tous les justiciables et passerait naturellement par le ministère obligatoire d'un avocat, et, en second lieu, ne serait pas limitée au simple contentieux du droit de la consommation. Nous estimons, par ailleurs, que ce contentieux devrait donner lieu à la spécialisation de certaines juridictions, dans la mesure où les conséquences d'une décision de principe en matière d'action de groupe sont extrêmement lourdes, puisqu'elle est de nature à provoquer une cascade d'indemnisations.
Là encore, à l'instar du débat sur l'avocat en entreprise, le débat sur la mise en place, ou non, de l'action de groupe est inutile, dès lors que, factuellement, l'action existe déjà, mais au détriment de principes déontologiques. Il est donc impérieux de reconnaître son existence dans son principe, et ensuite de l'encadrer.
Lexbase : Le projet de loi de modernisation des professions juridiques et judiciaires a été adopté le 30 juin dernier par l'Assemblée nationale. Quel est votre sentiment général sur la réforme en cours ?
Dominique Piau : L'acte d'avocat constitue bien sûr une avancée significative pour la profession. La réforme de la réglementation des agents sportifs, qui a pour objet de permettre aux avocats d'avoir un mandat d'agent sportif est un autre élément positif du projet de loi. En effet, les différents types de mandat ont fait l'objet, ces dernières années, d'une réglementation communautaire menaçant l'exercice de ces activités de mandataire par les avocats. Mais, en dehors de ces éléments, le contenu du texte est mince au regard de la profession d'avocat. Il profite bien plus aux notaires à qui le titre III est consacré.
Plus généralement, le projet manque encore d'ambition, à mon sens. Il reste très limité en termes de "modernisation", alors qu'il devrait permettre d'aller encore plus loin sur le fond. On dispose d'un véhicule législatif actuellement en cours de débat qui devrait être un vecteur de développement pour les professions juridiques et judiciaires.
S'agissant de l'interprofessionnalité, par exemple, le projet n'a pas encore intégré la demande d'interprofessionnalité avec les experts-comptables, qui constituerait, avec le recours aux structures de droit commun à la place des SEL, une vraie "évolution". En effet, si l'interprofessionnalité entre les professionnels du droit existe depuis 1991, l'interprofessionnalité d'exercice devrait être consacrée, et ce afin de permettre un rapprochement entre avocats et experts-comptables, sachant que le rapprochement avec les autres professionnels du droit tels que les notaires, les huissiers présente peu d'intérêt dans la mesure où ils sont moins complémentaires.
Ce projet de loi pourrait également être l'occasion de consacrer le statut d'avocat en entreprise, sachant que, techniquement, il suffit de rédiger un amendement de deux lignes prévoyant une modification de l'article 7 de la loi de 1971 (cf. supra). Le texte pourrait également servir de support à l'introduction de l'action de groupe telle qu'on la réclame (cf. supra). Il pourrait également permettre de mettre en oeuvre la formation commune aux professionnels du droit (cf. supra). La réforme de la Gouvernance de la profession d'avocat pourrait, enfin, figurer dans le cadre de ce projet de loi, si l'on veut bien admettre que la représentativité du CNB pose problème aujourd'hui.
Le projet de loi "de modernisation des professions juridiques et judiciaires" apparaît donc largement en deçà de ses ambitions. Je rappellerai que le rapport de Jean-Marc Varaut, en 1998, (précédent le rapport de Jean-Michel Darrois) contenait une proposition très intéressante visant à instituer un Code des professions juridiques et judiciaires. L'idée était de regrouper toutes les dispositions relatives aux professions juridiques et judiciaires en un seul et unique code, contenant une partie commune relative à la déontologie et la formation commune, et des parties additionnelles propres à chaque profession. En effet, force est de constater qu'il existe, par exemple, un socle commun sur le sens et l'utilité de la déontologie à l'ensemble des professions juridiques et judiciaires. Nous devons commencer par rassembler ce que nous avons commun si l'on veut créer une "grande profession". Je garde l'espoir que ce projet de loi, qui reste très perfectible, évolue en ce sens, conformément à son intitulé.
(1) Rappelons qu'une Journée des Jeunes Avocats, événement instauré par Romain Carayol aujourd'hui Président de la FNUJA, est organisée le 15 octobre 2010, au cours de laquelle se tiendra notamment un forum sur le recrutement ainsi qu'une permanence installation et association.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397005
Lecture: 13 min
N7023BPS
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
Le 07 Octobre 2010
L'efficacité des clauses restreignant la responsabilité ou limitant les obligations du débiteur en matière contractuelle (1), à l'origine d'une littérature doctrinale abondante (2), continuent de faire l'objet d'un important contentieux. En dehors des discussions relatives à l'appréciation de la faute lourde du débiteur susceptible de priver d'efficacité ces clauses, finalement entendue de façon subjective par la jurisprudence qui décide que le manquement à une obligation essentielle ne saurait suffire à caractériser la faute lourde (3), on n'ignore pas que, depuis quelques années, la jurisprudence entend également priver d'efficacité ces clauses en déduisant du manquement à une obligation essentielle une absence de cause. Un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 29 juin 2010, rendu sur second pourvoi dans une affaire que nous avions d'ailleurs déjà évoquée ici même (4), mérite à cet égard d'être signalé.
En l'espèce, une société avait, pour les besoins de son activité, conclu avec un professionnel non seulement une série de contrats de licences, de maintenance et de formation en matière informatique, mais aussi, et surtout, un contrat aux termes duquel devait lui être livré, l'année suivante, un logiciel adapté à ses attentes. Or, la version du logiciel choisie n'ayant pas été livrée, le créancier avait cessé de régler les redevances dues au titre des premiers contrats ainsi qu'au titre de l'installation d'une solution provisoire qui lui avait été proposée en attendant la livraison définitive du logiciel. Assigné en paiement par une société à laquelle son débiteur avait cédé ces redevances, le créancier avait appelé celui-ci en garantie qui, en défense, avait invoqué la clause limitative de responsabilité prévue au contrat. Et les juges du fond, pour limiter les sommes dues par le débiteur à la garantie de la condamnation du créancier, avaient précisément fait application de ladite clause en faisant valoir que le créancier ne démontrait pas que le débiteur avait commis une faute lourde. La Chambre commerciale de la Cour de cassation, sur premier pourvoi, en 2007, avait, sous le visa de l'article 1131 du Code civil (N° Lexbase : L1231AB9), cassé l'arrêt de la cour d'appel au motif que la livraison du logiciel, "objectif final" des contrats conclus entre les parties, n'était finalement jamais intervenue, et ce sans que le débiteur puisse justifier d'un cas de force majeure, si bien qu'était caractérisé "un manquement à une obligation essentielle de nature à faire échec à l'application de la clause limitative de réparation". Statuant sur renvoi après cassation, la cour d'appel de Paris, par un arrêt en date du 26 novembre 2008, a cependant résisté et fait application de la clause limitative de réparation (CA Paris, 25ème ch., sect. A, 26 novembre 2008, n° 07/07221 N° Lexbase : A7440EB8). C'est dans ce contexte que la Chambre commerciale de la Cour de cassation fut saisie d'un second pourvoi dans cette affaire, pourvoi qui faisait notamment valoir que l'inexécution, par le débiteur, de l'obligation essentielle à laquelle il s'est contractuellement engagé emporte l'inapplication de la clause limitative d'indemnisation. Aussi bien, en faisant application de la clause limitative de responsabilité après avoir jugé que le débiteur avait manqué à l'obligation essentielle tenant à la livraison du logiciel, lequel n'avait pas été livré à la date convenue, ni plus tard d'ailleurs, la cour d'appel n'aurait pas tiré les conséquences légales de ses constatations, violant ainsi les articles 1131, 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) et 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) du Code civil. L'argumentation n'a cependant pas convaincu la Cour de cassation qui rejette finalement le pourvoi, dans des termes qui méritent d'être ici entièrement reproduits :
"Mais attendu que seule est réputée non écrite la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l'obligation essentielle souscrite par le débiteur ; que l'arrêt relève que si la société Oracle a manqué à une obligation essentielle du contrat, le montant de l'indemnisation négocié aux termes d'une clause stipulant que les prix convenus reflètent la répartition du risque et la limitation de responsabilité qui en résultait, n'était pas dérisoire, que la société Oracle a consenti un taux de remise de 49 %, que le contrat prévoit que la société Faurecia sera le principal représentant européen participant à un comité destiné à mener une étude globale afin de développer un produit Oracle pour le secteur automobile et bénéficiera d'un statut préférentiel lors de la définition des exigences nécessaires à une continuelle amélioration de la solution automobile d'Oracle pour la version V 12 d'Oracles applications ; que la cour d'appel en a déduit que la clause limitative de réparation ne vidait pas de toute substance l'obligation essentielle de la société Oracle et a ainsi légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé".
Et la Cour d'ajouter, pour rejeter le troisième moyen du pourvoi qui cherchait à établir que le manquement à l'obligation essentielle du débiteur permettait de caractériser une faute lourde de sa part, que "la faute lourde ne peut résulter du seul manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur".
On laissera ici de côté la question de la faute lourde du débiteur, l'arrêt ne faisant en réalité sur ce point que consacrer une tendance solidement établie depuis quelques années (5). Pour le reste, on se souvient que, dans le premier arrêt "Chronopost" de la Chambre commerciale du 22 octobre 1996, la Cour avait fait valoir, pour exercer sa censure pour violation de l'article 1131 du Code civil, que l'application de la clause limitant la réparation du débiteur au coût du transport en cas d'inexécution, en réduisant excessivement la sanction de l'inexécution de l'obligation essentielle de célérité et de fiabilité souscrite par la société Chronopost, contredisait la portée de l'engagement du transporteur et, du même coup, privait de cause l'obligation de l'expéditeur (6). On avait, ainsi, pu dire que l'élimination de la clause litigieuse était justifiée "parce que son insertion dans le contrat est incompatible avec l'obligation de ponctualité souscrite par la société de transport et fait dégénérer cette obligation essentielle dans l'esprit des contractants en une simple illusion pour le créancier" (7). Le fait que, par la suite, la Cour ait décidé que la suppression de la clause limitative de réparation litigieuse conduisait à l'application du droit commun des transports et que, en l'occurrence, en matière de contrat de transport rapide, la réglementation du contrat-type messagerie devait, ici, s'appliquer et, finalement, limiter, sauf faute lourde, la réparation due par le débiteur en cas d'inexécution à un plafond qui correspondait à la limitation conventionnelle qui avait été écartée (8), ne signifiait pas que la solution de 1996 avait perdu sa raison d'être. Bien au contraire, reprise par un arrêt de la Chambre commerciale du 17 juillet 2001 (9), certes non publié au Bulletin, elle avait, à nouveau, été réaffirmée par un arrêt de la même Chambre commerciale du 30 mai 2006, lui très largement diffusé, cassant, sous le visa de l'article 1131 du Code civil, un arrêt de cour d'appel qui avait débouté un créancier qui contestait la clause limitative de responsabilité qui lui était opposée "sans rechercher si la clause limitative d'indemnisation dont se prévalait [le débiteur], qui n'était pas prévue par un contrat-type établi par décret, ne devait pas être réputée non écrite par l'effet d'un manquement du transporteur à une obligation essentielle" (10). Par où il ressortait presque que la solution non seulement était dans son principe maintenue, mais encore que les conditions de sa mise en oeuvre s'étaient quelque peu assouplies, les arrêts paraissant se contenter, pour priver d'efficacité les clauses litigieuses, de relever l'existence d'un manquement du débiteur à son obligation essentielle, sans plus exiger que la clause contredise la portée de cette obligation. Au demeurant, l'arrêt du 13 février 2007, rendu dans la présente affaire sur premier pourvoi, semblait conforter cette analyse : dans l'hypothèse dans laquelle aucune réglementation spéciale ne trouve à s'appliquer, l'inexécution par le débiteur d'une obligation essentielle devait conduire à écarter le jeu d'une clause limitative -ou exclusive- de responsabilité, et ce sur le fondement de l'article 1131 du Code civil.
Sous cet aspect, l'apport de l'arrêt du 29 juin 2010 est indiscutable puisqu'il revient à la solution de l'arrêt "Chronopost" de 1996 en exigeant, pour que la clause limitative de responsabilité tombe, qu'elle contredise la portée de l'obligation essentielle souscrite par le débiteur. Cette solution nous paraît devoir être approuvée : ce qui justifie, sur le terrain de la cause, de priver d'efficacité une clause limitative ou exclusive de responsabilité, c'est le fait qu'elle rende illusoire ou dérisoire la contrepartie convenue, si bien qu'il est alors légitime, en se fondant sur l'article 1131 du Code civil, de réputer la clause litigieuse non écrite afin de rétablir l'existence de ladite contrepartie. Comme on l'a justement fait observer, "le contenu normal d'un contrat peut être fortement allégé, mais seulement jusqu'à un certain point, le point à partir duquel l'engagement est vide de toute substance" (11). Il n'y a donc véritablement d'absence de cause que dans le cas où l'application de la clause limitative ferait dégénérer l'obligation essentielle du débiteur en une illusion pour le créancier ou, à tout le moins, réduirait de façon manifestement excessive la responsabilité encourue par le débiteur en cas d'inexécution au point que la contrepartie à l'engagement du créancier devienne, de ce fait, dérisoire. Sous cet aspect, exiger que la clause, pour être privée d'efficacité, contredise la portée de l'obligation essentielle souscrite par le débiteur, permet de s'assurer de la réalité de l'absence de cause.
Après avoir admis l'enrichissement sans cause de façon occulte sous couvert de la gestion d'affaires, par un important arrêt "Boudier" de la Chambre des requêtes du 15 juin 1892, la Cour de cassation en a fait un principe autonome en accordant, de manière générale, à l'appauvri une action de in rem verso "qui dérive du principe d'équité qui défend de s'enrichir au détriment d'autrui" (12). Et l'on a, alors, traditionnellement enseigné que l'enrichissement sans cause supposait la réunion d'un élément positif d'ordre économique -un mouvement de valeur d'un patrimoine à l'autre- et d'un élément négatif, d'ordre juridique -l'absence de cause de ce mouvement-. La jurisprudence a, cependant, par la suite, cherché à moraliser l'institution, l'attitude de l'appauvri pouvant être prise en compte pour lui refuser le bénéfice de l'action de in rem verso. La théorie de l'enrichissement sans cause ne serait donc pas, comme on a parfois pu le dire, purement objective (13), mais présenterait, au contraire, une dimension subjective (14). Encore faut-il relever que la Cour de cassation, opérant d'ailleurs un important revirement de jurisprudence, a ensuite entendu distinguer selon la gravité de la faute commise par l'appauvri : s'il est exact que, en cas de faute lourde ou de dol, l'action de in rem verso est fermée à l'appauvri fautif (15), il n'en va pas de même au cas où il ne s'agirait que d'une faute de négligence ou d'imprudence qui, elle, ne fait pas obstacle à l'exercice de l'action (16), mais qui peut servir de fondement pour engager sa responsabilité si elle a causé un dommage à l'enrichi. Par où il apparaît tout de même que la mise en oeuvre de l'action est soumise à un certain nombre de conditions, auxquelles s'ajoute encore le fait que, en tout état de cause, l'action de in rem verso présente un caractère subsidiaire sensé limiter son exercice. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 23 juin dernier, à paraître au Bulletin, le rappelle d'ailleurs utilement.
En l'espèce, un arrêt de cour d'appel avait prononcé un divorce qui avait fait l'objet de deux pourvois en cassation rejetés par décision du 21 septembre 2005 (Cass. civ. 1, 21 septembre 2005, n° 02-21.130, FS-D N° Lexbase : A4998DKC). Mais la difficulté venait de ce que l'épouse, le 20 avril 2005, avait fait assigner son mari en paiement d'une somme à titre de prestation compensatoire et d'une somme du même montant sur le fondement de l'enrichissement sans cause. Déboutée de sa demande par un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence en date du 20 mai 2008, elle s'est pourvue en cassation. Elle reprochait, d'abord, aux juges du fond de l'avoir déclarée irrecevable en sa demande de prestation compensatoire alors, faisait-elle valoir, que le délai de pourvoi en cassation suspend l'exécution de la décision qui prononce le divorce, le pourvoi en cassation exercé dans ce délai étant également suspensif, de telle sorte que le caractère suspensif attaché au pourvoi formé contre l'arrêt prononçant le divorce exclurait que ce dernier acquière force de chose jugée.
La Cour de cassation rejette le moyen et décide que "l'arrêt énonce, à bon droit, qu'il résulte de l'article 271 du Code civil (N° Lexbase : L2838DZ7) que le juge doit se prononcer par une même décision sur le divorce et sur la disparité que celui-ci peut créer dans les conditions de vie respectives des époux ; qu'ayant justement retenu qu'à la suite de l'arrêt du 21 septembre 2005 de la Cour de cassation ayant rejeté les pourvois formés contre la décision de la cour d'appel d'Aix-en-Provence du 1er octobre 2002 prononçant le divorce, celle-ci était passée en force de chose jugée, la cour d'appel en a exactement déduit que la demande de prestation compensatoire introduite le 20 avril 2005 après que la cour d'appel eut été dessaisie par l'effet du prononcé du divorce était irrecevable". On passera sur cet aspect de la décision qui déborde largement le cadre de cette chronique pour ne s'intéresser qu'à la suite. L'épouse faisait en effet encore grief à l'arrêt de la cour d'appel de l'avoir déboutée de sa demande formée au titre de l'enrichissement sans cause, alors, selon le second moyen, que l'action d'enrichissement sans cause n'est pas un subsidiaire de la demande de prestation compensatoire dont le but et les éléments d'évaluation sont définis par la loi et distincts de toute idée d'enrichissement et d'appauvrissement, et que, précisément, elle demandait à ce que son mari soit condamné à lui verser une indemnité en réparation de l'appauvrissement qu'elle avait subi au bénéfice de celui-ci durant la vie commune, si bien que, selon le moyen, en se contentant d'écarter cette demande car l'exposante aurait disposé d'une action en demande de prestation compensatoire qui avait été écartée, la cour d'appel aurait violé l'article 1371 du Code civil (N° Lexbase : L1477ABC) en refusant de l'appliquer. L'argumentation, pas plus que la précédente, n'a pas convaincu la Cour de cassation. La Haute juridiction énonce, en effet, "qu'ayant constaté que la demande présentée subsidiairement par Mme X sur le fondement de l'enrichissement sans cause tendait aux mêmes fins que sa demande de prestation compensatoire, laquelle avait été jugée irrecevable, la cour d'appel en a justement déduit que cette demande ne pouvait prospérer dès lors que l'intéressée disposait d'une autre action qui avait été écartée".
La jurisprudence et la doctrine affirment, classiquement, que l'action de in rem verso a un caractère subsidiaire (17). Il en résulte, d'abord, que l'action doit être écartée lorsque l'appauvri dispose à l'égard de l'enrichi d'un autre moyen d'obtenir satisfaction (18), ou bien lorsqu'il a la possibilité, à cette fin, d'agir contre un tiers, une caution par exemple (19). On déduit, ensuite, de l'exigence de subsidiarité que l'action de in rem verso est exclue lorsque l'action normale dont disposait l'appauvri lui est fermée par l'effet d'une règle de droit. Ainsi a-t-il été jugé que l'action fondée sur l'enrichissement sans cause ne peut-être admise qu'à défaut de toute autre action ouverte au demandeur ; qu'elle ne peut l'être, notamment, pour suppléer à une autre action que le demandeur ne peut intenter par suite d'une prescription, d'une déchéance ou forclusion ou par l'effet de l'autorité de la chose jugée ou parce qu'il ne peut apporter les preuves qu'elle exige ou par suite de tout autre obstacle de droit (20). On comprend donc parfaitement, au cas d'espèce, que la demande fondée sur l'enrichissement sans cause ait été rejetée dès lors qu'il apparaissait qu'elle tendait "aux mêmes fins" que la demande de prestation compensatoire, laquelle avait été jugée irrecevable. La notion de demandes tendant aux mêmes fins est bien connue en procédure civile. La comparaison est éclairante. On n'ignore pas, en effet, que pour circonscrire le principe d'interdiction de demandes nouvelles en appel (C. pr. civ., art. 564 N° Lexbase : L6717H7W), l'article 565 (N° Lexbase : L6718H7X) déclare que ne sont pas nouvelles les prétentions qui tendent "aux mêmes fins" que celles soumises au premier juge même si leur fondement juridique est différent. Par "fin" d'une demande ou d'une prétention, il faut entendre le but poursuivi ou le résultat recherché par l'auteur de cette demande ou de cette prétention (21). Ce but ou ce résultat est différent de l'objet de la demande avec lequel cependant il est en étroite relation : alors, en effet, que l'objet est constitué par la prétention elle-même, la notion de fin de la demande introduit un élément supplémentaire qui permet, précisément, d'assurer la réalisation de cette prétention. La jurisprudence entend assez largement la notion, prenant essentiellement en compte le but recherché (22). Sous cet aspect, paraît déterminant l'objectif poursuivi par l'auteur des demandes, quand bien même les actions susceptibles de permettre d'atteindre cet objectif reposeraient non seulement sur des fondements différents, mais aussi sur une argumentation juridique différente (23). Au cas d'espèce, il importait donc peu, comme le faisait pourtant le pourvoi, de démontrer que les éléments d'évaluation de la prestation compensatoire, définis par la loi, sont distincts des conditions de mise en oeuvre de l'action de in rem verso dès lors que, au fond, les deux actions tendaient à l'allocation d'une même indemnité -puisque les montant des deux demandes étaient identiques- au bénéfice de l'épouse.
David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
(1) Au sens strict, les clauses relatives aux obligations du débiteur, en l'occurrence les clauses qui limitent les obligations du débiteur, se distinguent des clauses relatives à la responsabilité que sont les clauses exclusives ou simplement limitatives de responsabilité. En pratique, cependant, la distinction n'est pas toujours évidente, d'autant que, fondamentalement, la clause qui affecte le contenu des obligations assumées par le débiteur a nécessairement une incidence sur le régime de la responsabilité contractuelle : ainsi a-t-on justement pu faire remarquer que "stipuler qu'un débiteur ne doit pas telle prestation ou qu'il n'est pas responsable si elle n'est pas fournie revient souvent au même". En ce sens : A. Bénabent, Droit civil, Les obligations, Domat-Montchrestien, 9ème éd., n° 422.
(2) P. Durand, Des conventions d'irresponsabilité, Paris, 1931 ; P. Robino, Les conventions d'irresponsabilité dans la jurisprudence contemporaine, RTDCiv., 1951, p. 1 ; B. Starck, Observations sur le régime juridique des clauses de non-responsabilité ou limitative de responsabilité, D., 1974, Chron., p. 157 ; Ph. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, thèse Aix, 1981 ; Ph. Delebecque et D. Mazeaud, Les clauses de responsabilité : clauses de non-responsabilité, clauses limitatives de réparation, clauses pénales, in Les sanctions de l'inexécution des obligations contractuelles, Etudes de droit comparé, LGDJ, 2001.
(3) Cass. mixte, 22 avril 2005, deux arrêts, n° 02-18.326, Chronopost SA c/ KA France SARL (N° Lexbase : A0025DIR) et n° 03-14.112, SCPA Dubosc et Landowski c/ Chronopost SA (N° Lexbase : A0026DIS), Bull. civ. n° 4, D., 2005, p. 1864, note J.-P. Tosi, JCP éd. G, 2005, II, 10066, note G. Loiseau, RDC, 2005, p. 673, obs. D. Mazeaud, ibid. p. 753, obs. Ph. Delebecque, RTDCiv., 2005, p. 604, obs. P. Jourdain ; Cass. com., 21 février 2006, n° 04-20.139, Société Chronopost, venant aux droits de la société SFMI c/ Société Etablissements Banchereau, F-P+B (N° Lexbase : A1807DNA) et nos obs., La Chambre commerciale de la Cour de cassation confirme le recul de l'objectivation de la faute lourde, Lexbase Hebdo n° 206 du 16 mars 2006 - édition affaires (N° Lexbase : N5618AKB), et Cass. com., 13 juin 2006, n° 05-12.619, Société Chronopost, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9281DPG).
(4) Cass. com., 13 février 2007, n° 05-17.407, Société Faurecia sièges d'automobiles, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1894DUP), Bull. civ. IV, n° 43, JCP éd. G, 2007, II, 10063, note Y.-M. Serinet.
(5) Voir supra, la jurisprudence citée. Pour une critique de la solution consistant à déduire la faute lourde du manquement à une obligation essentielle, faisant notamment valoir que "le critère de la faute lourde ne se trouve pas dans l'importance pour le créancier de l'obligation inexécutée mais dans le comportement du débiteur", la gravité de la faute commise ne dépendant pas de l'importance de l'obligation, voir not. Ch. Larroumet, Droit civil, Les obligations, Le contrat, Economica, 2003, n° 625.
(6) Cass. com., 22 octobre 1996, n° 93-18.632, Société Banchereau c/ Société Chronopost (N° Lexbase : A2343ABE), Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Dalloz, 11ème éd. par F. Terré et Y. Lequette, p. 77 et s., et les références citées.
(7) D. Mazeaud, Rép. Defrénois, 1997, art. 36516, p. 333.
(8) Cass. com., 9 juillet 2002, n° 99-12.554, Société Chronopost c/ Société Banchereau, FP-P (N° Lexbase : A0766AZE), Bull. civ. IV, n° 121, D., 2002, Somm. p. 2836, obs. Ph. Delebecque, D., 2003, Somm. p. 457, obs. D. Mazeaud.
(9) Cass. com., 17 juillet 2001, n° 98-15.678, Société Securinfor c/ Société AC Timer (N° Lexbase : A2026AUL), JCP éd. G, 2002, I, 148, n° 17, obs. G. Loiseau.
(10) Cass. com., 30 mai 2006, n° 04-14.974, Société JMB International c/ Société Chronopost, F-P+B+I+R (N° Lexbase : A7228DPE).
(11) Ph. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, n° 173.
(12) Cass. req., 15 juin 1892, Grands arrêts de la jurisprudence civile, 11ème éd., n° 227.
(13) En ce sens, J. Carbonnier, Droit civil, T. 4, Thémis, n° 307.
(14) Voir J. Djoudi, La faute de l'appauvri : un pas de plus vers une subjectivisation de l'enrichissement sans cause, D., 2000, chron., p. 609.
(15) Cass. civ. 1, 15 décembre 1998, n° 96-20.625, M. de Bartillat c/ Société RMV GITEM, publié (N° Lexbase : A6428CHK), RTDCiv., 1999, p. 400, obs. Mestre ; Cass. com., 19 mai 1998, n° 96-16.393, Société UGC ciné cité Ile-de-France c/ Société Agora cinémas et autres (N° Lexbase : A2752ACW), RTDCiv., 1999, p. 106, obs. Mestre.
(16) Cass. civ. 1, 11 mars 1997, n° 94-17.621, Société Flandrin Capucines et autre c/ Société financière de banque et autre (N° Lexbase : A9966ABQ), D., 1997, p. 407, note Billiau ; Cass. civ. 1, 3 juin 1997, n° 95-13.568, M. Vallet c/ Compagnie La Préservatrice foncière et autres (N° Lexbase : A0425ACQ), JCP éd. G, 1998, II, 10102, note Viney.
(17) Cass. civ., 2 mars 1915, DP, 1920, 1, 102 ; Grands arrêts de la jurisprudence civile, n° 228 ; Cass. civ. 3, 4 décembre 2002, n° 01-03.907, FS-P+B (N° Lexbase : A1891A4S) ; Cass. civ. 1, 14 janvier 2003, n° 01-01.304, F-P (N° Lexbase : A6835A4W) ; Cass. civ. 1, 26 septembre 2007, n° 06-14.422, Mme Odyle Tapie-Debat, épouse Castetbieilh, F-P+B (N° Lexbase : A5818DY7) ; P. Drakidis, La "subsidiarité", caractère spécifique et international de l'action d'enrichissement sans cause, RTDCiv., 1961, p. 577 et s..
(18) Cass. civ. 1, 24 octobre 1973, n° 71-14.159, Sakamoto c/ Doale (N° Lexbase : A4591AYP), Bull. civ. I, n° 280 ; Cass. com., 15 mars 1988, n° 86-16.691, Société anonyme générale française d'emballage (GEFREM) c/ Société de droit allemand Deutsche Apparate Vertriebs Organisation GMBH et COHG dite DAVO et autre (N° Lexbase : A7752AAD), JCP éd. G, 1988, IV, 192.
(19) Cass. com., 10 octobre 2000, n° 98-21.814, Société Pleine Forme c/ Banque populaire de la région économique de Strasbourg (N° Lexbase : A7786AHT), Bull. civ. IV, n° 150.
(20) Cass. civ. 3, 29 avril 1971, n° 70-10.415, Dame Masselin c/ Decans, publié (N° Lexbase : A4284CKU), Bull. civ. III, n° 277 ; Cass. com., 10 octobre 2000, préc., Bull. civ. IV, n° 150.
(21) P. Hébraud, Rev. crit. législ. et jurispr., 1936, p. 117, note 2. V. également P. Boyreau, De la prohibition des demandes nouvelles en appel, thèse Bordeaux, 1945, p. 104.
(22) Cass. civ. 3, 4 mai 2000, n° 98-14.014, Mme Laurence Cohen, épouse Levy c/ Société civile professionnelle (SCP) Jacques Dumont et associés (N° Lexbase : A4271CM7).
(23) Cass. civ. 3, 14 juin 1994, n° 92-21.555, M. Marcel Gublin c/ Mme Gisèle Dubedat (N° Lexbase : A1830CTX).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397023
Réf. : Loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010, relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein du couple et aux incidences de ces dernières sur les enfants (N° Lexbase : L7042IMR)
Lecture: 14 min
N0378BQ3
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux
Le 07 Octobre 2010
La loi du 9 juillet 2010 a, également, pour objectif de renforcer la lutte contre les mariages forcés en réprimant pénalement les comportements visant à contraindre une personne à contracter une union. Les violences, les actes de torture et de barbarie, le meurtre font ainsi l'objet d'une répression aggravée lorsqu'ils sont commis "contre une personne afin de la contraindre à contracter un mariage ou à conclure une union" ou "contre une personne en raison de son refus de contracter un mariage ou de conclure une union" (C. pén., art. 221-4, 10° N° Lexbase : L7211IMZ, 222-8, 6° N° Lexbase : L9343IMY, 222-10, 6° N° Lexbase : L9342IMX, 222-12, 6° N° Lexbase : L9341IMW et 222-13, 6° N° Lexbase : L9340IMU). Dans ces circonstances, il faut noter que la loi française est désormais applicable lorsque l'infraction est commise à l'étranger à l'encontre d'une personne résidant habituellement en France (Loi du 9 juillet 2010, art. 6, II).
Au-delà de la répression des violences familiales, l'objet principal de la loi du 9 juillet 2010 est la protection des femmes et des enfants qui en sont victimes. Si quelques dispositions pénales participent de cette protection, l'essentiel du dispositif relève du droit civil. C'est le juge aux affaires familiales qui est au coeur du nouveau dispositif. Celui-ci repose sur deux moyens principaux : l'ordonnance de protection au bénéfice de la personne en danger (I) et la prise en compte des violences dans le cadre de l'autorité parentale (II).
I - L'ordonnance de protection
La loi du 9 juillet 2010 crée une mesure originale : l'ordonnance de protection rendue par le juge aux affaires familiales dont l'objet est d'organiser la protection d'une victime de violences familiales en la mettant dans la mesure du possible hors d'atteinte des violences. Le domaine d'application du dispositif permet d'englober toutes les violences familiales quelle que soit la structure dans laquelle elle s'exerce (A). L'objectif est de mettre en place une procédure simplifiée et facile d'accès (B) et de prévoir un éventail de mesures suffisamment large pour donner au juge des moyens efficaces pour protéger la victime de violence (C).
A - Le domaine de l'ordonnance de protection
Couples et anciens couples. L'ordonnance de protection des nouveaux articles 515-9 (N° Lexbase : L7175IMP) et suivant du Code civil reprend pour l'élargir le "référé-violence" de l'ancien article 220-1 (N° Lexbase : L2779DZX) du même code (3) qui permettait à un époux d'obtenir l'expulsion de son conjoint violent du domicile conjugal (4). Ce dispositif avait en effet suscité de nombreuses critiques en raison de son inapplicabilité aux couples non mariés (5). Le dispositif est étendu à tous les couples, mariés ou non, et peut également être mis en place lorsque des violences sont exercées par un ancien conjoint, un ancien partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou un ancien concubin.
Danger. L'ordonnance de protection est délivrée dans un contexte de violences au sein d'un couple qui mettent en danger l'un des membres du couple ou un ou plusieurs enfants. Selon l'article 515-11 du Code civil (N° Lexbase : L7173IMM), le juge aux affaires familiales prend une ordonnance de protection s'il estime au vu des éléments produits devant lui, "qu'il existe des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblables, la commission des faits de violence allégués et le danger auquel la victime est exposée". La délivrance de l'ordonnance de protection n'est donc pas subordonnée à l'existence de poursuites pénales contre l'auteur des violences. Le juge aux affaires familiales dispose d'un pouvoir souverain d'appréciation pour décider si le danger invoqué est réel et suffisant.
Mariage forcé. L'article 515-13 du Code civil (N° Lexbase : L7171IMK) prévoit qu'une ordonnance de protection peut également être délivrée par le juge aux affaires familiales à la personne majeure menacée de mariage forcé.
B - La procédure de l'ordonnance de protection
Saisine du juge. Selon l'article 515-10 du Code civil (N° Lexbase : L7174IMN), l'ordonnance de protection peut être demandée au juge aux affaires familiales par la personne qui s'estime victime des violences de son conjoint ou de son ex-conjoint. Le juge aux affaires familiales peut également être saisi d'une demande d'ordonnance de protection par le ministère public, avec l'accord de la personne en danger. Le texte ne précise pas le mode de saisine du juge. Pour l'instant aucune disposition réglementaire n'est intervenue pour insérer dans le Code de procédure civile une disposition équivalente à l'ancien article 1290 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2247H4Y) selon lequel, dans le cadre du "référé-violence" les demandes ne pouvaient être formées que par assignation en référé. Compte tenu de la compétence du ministère public pour saisir le juge aux affaires familiales d'une demande d'ordonnance de protection et de la volonté du législateur de mettre en place une procédure facilement accessible, on peut penser que la voie de l'assignation ne devrait pas être exigée. Il convient alors d'appliquer les dispositions de droit commun relatives aux "autres procédures relevant de la compétence du juge aux affaires familiales" contenues aux articles 1137 (N° Lexbase : L1712H48) et suivants du Code de procédure civile. Le premier de ce texte permet la saisine du juge aux affaires familiales par requête. Il semble donc que l'ordonnance de protection puisse être demandée au juge aux affaires familiales par simple requête.
Avocat. Le texte mentionne que la personne qui sollicite une ordonnance de protection peut être "si besoin assistée", ce qui signifie sans doute que l'assistance d'un avocat est possible mais pas obligatoire (6) et, peut être, que la personne en danger peut être assistée par quelqu'un d'autre.
Urgence. L'article 515-9 du Code civil (N° Lexbase : L7175IMP) dispose que le juge aux affaires familiales peut délivrer en urgence une ordonnance de protection. Cette référence à l'urgence évoque la procédure de référé ou celle de l'ordonnance sur requête. L'une et l'autre de ces procédures paraissent cependant exclues, la première faute d'assignation, la seconde en raison du débat contradictoire que le juge doit organiser (cf. infra). La mention de l'urgence pourrait seulement signifier que le juge doit statuer dans les plus brefs délais. L'article 515-10, alinéa 2, prévoit d'ailleurs que "dès la réception de la demande d'ordonnance de protection, le juge convoque, par tous moyens adaptés, pour une audition, la partie demanderesse et la partie défenderesse, assistées, le cas échéant, d'un avocat, ainsi que le ministère public". Cette disposition supprime ainsi le délai de quinze jours habituellement accordé au juge aux affaires familiales par l'article 1138 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1732H4W) pour convoquer le défendeur.
Auditions. La gravité des mesures susceptibles d'être prises dans le cadre de l'ordonnance de protection et la nécessité d'établir la réalité des violences alléguées justifient que le juge aux affaires familiales entende les deux parties concernées. Toutefois, compte tenu du contexte, pour éviter à la personne en danger d'être confrontée avec l'auteur des violences dont elle est victime, les auditions peuvent avoir lieu séparément (7) et en chambre du conseil (8). La procédure reste cependant contradictoire.
Nature de la décision. La loi du 9 juillet 2010 qualifie expressément la décision de juge aux affaires familiales d'ordonnance. Cette qualité procédurale est cependant contestable dans la mesure où l'ordonnance de protection n'est semble-t-il ni une ordonnance sur requête, en raison du débat contradictoire qui la précède, ni une ordonnance en référé, puisqu'elle n'a pas été demandée par assignation, sauf précision complémentaire que pourrait apporter un éventuel -et souhaitable- décret de procédure. L'ordonnance de protection paraît donc plutôt entrer dans la catégorie des jugements provisoires ou plus précisément des jugements contenant des mesures provisoires (9) ; si l'on retient cette qualification de jugement, l'ordonnance de protection est susceptible de faire l'objet d'un appel dans un délai d'un mois.
C - Le contenu de l'ordonnance de protection
Effets. L'article 515-11 du Code civil (N° Lexbase : L7173IMM) établit une liste exhaustive de mesure que le juge aux affaires familiales peut prendre dans le cadre de l'ordonnance de protection. Le texte reprend le dispositif de l'ancien référé-violence qui permettait l'expulsion du conjoint violent du domicile familial. Il est, désormais, compétent pour attribuer la jouissance du logement du couple au conjoint, partenaire ou concubin qui n'est pas l'auteur des violences, et ainsi permettre l'expulsion du conjoint violent (10), et préciser les modalités de prise en charge des frais afférents à ce logement. La loi du 9 juillet 2010 a élargi les possibilités offertes au juge aux affaires familiales pour assurer la protection de la victime des violences. Il peut ainsi interdire au conjoint violent d'entrer en relation avec certaines personnes (dont évidemment la victime (11)) ou de détenir une arme. Il peut également autoriser la personne qui désire bénéficier d'une ordonnance de protection à dissimuler son domicile et à élire domicile pour les besoins de la procédure -et pour toutes les instances civiles dans lesquelles elle est également partie- chez l'avocat qui l'assiste ou auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance (12). Dans le cadre de l'ordonnance de protection, le juge aux affaires familiales organise également les relations des enfants avec leurs parents après la séparation "forcée". Il statue sur l'exercice de l'autorité parentale et détermine la répartition des charges matérielles selon les règles propres à chaque couple (contribution aux charges du mariage pour les époux, aide matérielle pour les pacsés, contribution à l'entretien des enfants pour tous les couples).
Les mesures d'interdiction et la dissimulation du domicile de la personne en danger peuvent être prises dans le cadre d'une ordonnance de protection délivrée au profit d'une personne menacée de mariage forcé. Dans cette hypothèse, le juge aux affaires familiales peut également ordonner, à sa demande, une interdiction temporaire de sortie de territoire de la personne menacée ; cette dernière sera inscrite sur le fichier des personnes recherchées (13) par le procureur de la République, pour empêcher qu'elle soit emmenée de force dans son pays d'origine pour être soumise à un mariage forcé.
Durée. L'article 515-12 du Code civil (N° Lexbase : L7172IML) prévoit que les mesures prises dans le cadre de l'ordonnance de protection le sont pour une durée maximale de quatre mois. Elles peuvent être prolongées si durant ce délai, une requête en divorce ou en séparation de corps a été déposée. Cette dernière disposition ne concernant par hypothèse que les couples mariés, il semble que l'ordonnance de protection ne puisse avoir d'effets plus de quatre mois lorsqu'elle concerne un couple non marié, ce qui est regrettable. Durant toute la durée des mesures, le juge aux affaires familiales peut, à l'issue d'un débat contradictoire, les modifier dans un sens ou dans un autre.
Sanction. La violation d'une mesure prise dans le cadre d'une ordonnance de protection constitue un délit puni de deux ans d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende (C. pén., art. 227-4-2 N° Lexbase : L7181IMW).
II - La prise en compte des violences dans le cadre de l'autorité parentale
L'originalité du dispositif de lutte contre les violences familiales mis en place par la loi du 9 juillet 2010 est de prévoir également une protection des enfants du couple. Les violences exercées par un membre du couple ou de l'ancien couple, entendues au sens large, -comprenant notamment les enlèvements d'enfant- peuvent ainsi être prises en compte à plusieurs niveaux, dans le cadre des différentes décisions relatives l'autorité parentale.
Retrait de l'autorité parentale. Le retrait de l'autorité parentale était jusqu'alors une mesure que le juge pénal pouvait prendre (14) à l'encontre d'un père ou d'une mère condamné comme auteur, co-auteur ou complice d'un délit ou d'un crime commis sur la personne de leur enfant ou par leur enfant. La loi du 9 juillet 2010 introduit un nouveau cas de retrait de l'autorité parentale fondé sur l'idée que l'enfant est indirectement victime des violences exercées à l'encontre d'un de ses parents. Désormais, lorsque les violences exercées par un parent contre l'autre ont été suffisamment graves pour être qualifiées de crimes, leur auteur peut se voir retirer l'autorité parentale par le juge pénal (C. civ., art. 378, al. 1er N° Lexbase : L7192IMC).
Détermination des modalités d'exercice de l'autorité parentale. "Les pressions ou violences, à caractère physique ou psychologique, exercées par l'un des parents sur la personne de l'autre" sont également, selon l'article 373-2-11 du Code civil (N° Lexbase : L7191IMB), un élément que le juge aux affaires familiales doit prendre en compte, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 2010, lorsqu'il se prononce sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale. Cet ajout à la liste, non exhaustive, des critères de détermination des modalités d'exercice de l'autorité parentale témoigne d'une volonté manifeste d'appréhender les violences d'un membre du couple comme un problème touchant la famille toute entière et pas seulement les membres du couple. On peut cependant penser que les juges aux affaires familiales n'ont pas attendu la recommandation formelle du législateur pour tenir compte, dans leur décision relative à l'autorité parentale, du caractère violent d'un des parents, même si cette violence ne s'était pas manifestée directement à l'égard des enfants.
Droit de visite. La loi du 9 juillet 2010 a également prévu l'hypothèse dans laquelle un parent qui a exercé des violences contre son conjoint, concubin ou partenaire, se verrait attribuer un droit de visite et d'hébergement à l'égard de son enfant. Cette situation ne constitue pas une hypothèse d'école, le juge pouvant considérer que les violences contre le conjoint sont indépendantes de l'attitude du parent à l'égard de son enfant. En tout état de cause, même si les violences contre l'autre parent sont prises en compte pour déterminer les relations de l'enfant avec leur auteur, elles ne caractériseront pas dans tous les cas le motif grave, nécessaire à la suppression du droit de visite du parent qui n'exerce pas l'autorité parentale (15) ou qui, dans le cadre d'un exercice en commun de celle-ci, ne réside pas avec l'enfant (16). Un parent victime de violences de la part de son ancien conjoint, concubin ou partenaire peut donc être tenu de lui "remettre" son enfant à l'occasion de l'exercice par celui-ci de son droit de visite. Pour prévenir tout risque de réitération des violences, l'article 373-2-1 du Code civil (N° Lexbase : L7190IMA), dans le cadre de l'exercice unilatéral de l'autorité parentale, et l'article 373-2-9 (N° Lexbase : L7189IM9), dans le cadre de l'exercice en commun, prévoient que "lorsque l'intérêt de l'enfant le commande ou lorsque la remise directe de l'enfant à l'autre parent présente un danger pour l'un d'eux, le juge en organise les modalités pour qu'elle présente toutes les garanties nécessaires. Il peut prévoir qu'elle s'effectue dans un espace de rencontre qu'il désigne, ou avec l'assistance d'un tiers de confiance ou du représentant d'une personne morale qualifiée". La loi distingue ainsi le déroulement du droit de visite, qui pouvait déjà avoir lieu en "lieu neutre" selon ces mêmes dispositions, et la remise de l'enfant, au début du droit de visite. La remise de l'enfant peut ainsi avoir lieu en lieu neutre sans pour autant que le droit de visite lui-même soit médiatisé. L'objectif est d'éviter d'imposer au parent victime de violence une rencontre avec son ancien conjoint violent.
Interdiction de sortie de territoire. L'enlèvement de l'enfant par l'un de ses parents et son déplacement à l'étranger constitue un risque majeur dans le cadre des séparations conflictuelles des couples dont l'un des membres a des attaches à l'étranger. Le déplacement illicite d'enfant fait l'objet d'un dispositif de lutte conséquent sur le plan européen et international (17), dont la mise en oeuvre en France est relativement efficace. Des mesures préventives avaient, par ailleurs, déjà été introduites dans le Code civil par la loi du 4 mars 2002, relative à l'autorité parentale (N° Lexbase : L4320A4R) (18). L'article 373-2-6 du Code civil (N° Lexbase : L7178IMS) permettait, notamment, au juge d'ordonner l'inscription sur le passeport des parents de l'interdiction de sortie de l'enfant du territoire français sans l'autorisation des deux parents.
Le nouveau mécanisme d'interdiction de sortie de l'enfant issu de la loi du 9 juillet 2010 vise à garantir plus efficacement l'objectif poursuivi par la loi de 2002, en contrecarrant les écueils rencontrés par l'ancien mécanisme. Parmi ceux-ci, se trouvait d'abord l'impossibilité pour le juge français d'ordonner l'apposition d'une mention sur un passeport étranger alors que c'est justement lorsque l'un des parents est étranger ou binational que la mesure était particulièrement utile. Ensuite, depuis le décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005, relatif aux passeports électroniques (N° Lexbase : L6439HE9), le mineur doit avoir son propre passeport et l'article 373-2-6, alinéa 3, ancien du Code civil (N° Lexbase : L6973A4Z) ne visait que l'inscription de l'interdiction sur le passeport des parents. On a pu en déduire que "le dispositif [...] d'inscription sur le passeport parental de l'interdiction de sortie du territoire [était] dépourvu de toute effectivité" (19).
Le nouvel alinéa 3 de l'article 373-2-6 du Code civil (N° Lexbase : L7178IMS) permet au juge "d'ordonner l'interdiction de sortie de l'enfant du territoire français sans l'autorisation des deux parents" (sans limite de durée) et supprime toute référence au passeport des parents en assurant la publicité de cette interdiction sur un document unique et national : le fichier des personnes recherchées (20). Si le nouveau mode de publicité de l'interdiction de sortie du territoire de l'enfant constitue sans aucun doute un progrès non négligeable en faveur de l'efficacité de la prévention des enlèvements internationaux d'enfant, il n'est pas certain que la formulation de l'interdiction elle-même ne produise pas l'effet contraire à celui recherché. On pourrait, en effet, considérer qu'en permettant au juge, non pas seulement d'inscrire l'interdiction de sortie de territoire de l'enfant comme auparavant, mais d'ordonner l'interdiction de sortie de territoire de l'enfant, le nouvel article 373-2-6 signifie que la sortie du territoire national de l'enfant est autorisée sans l'autorisation des deux parents si le juge ne l'interdit pas. Cela reviendrait à dire que la sortie du territoire national constitue un acte usuel dont chacun des parents peut décider seul, alors que la qualification d'acte non usuel, nécessitant le consentement des deux parents, aurait sans aucun doute été préférable, et plus respectueuse des droits respectifs des deux parents.
L'interdiction de sortie de l'enfant du territoire français peut, également, être ordonnée dans le cadre de l'assistance éducative en vertu du nouvel article 375-7 du Code civil (N° Lexbase : L7179IMT), pendant une durée maximale de deux ans, lorsque le mineur est placé. Cette disposition signifie que le placement prive les parents du droit d'emmener leur enfant à l'étranger. Elle a pour objectif de les empêcher d'échapper, à l'occasion notamment d'un droit de visite, à la mise en oeuvre de la mesure d'assistance éducative.
(1) M. Mestrot et J. Marrocchella, Violences conjugales : vers un droit spécifique ?, Blog Dalloz, 13 juillet 2010.
(2) Cf. infra note 6.
(3) Le troisième alinéa de l'article 220-1 du Code civil est supprimé par la loi du 9 juillet 2010.
(4) M. Azavant, Regards civilistes sur la loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple, Dr. fam., 2006 , Etude n° 40.
(5) I. Coppart, L inapplicabilité de l'article 220-1 du Code civil : les lacunes du dispositif de protection civile des concubines subissant des violences "conjugales", Dr. fam., 2006, comm. n° 41.
(6) Comme le prévoit pour toutes les autres procédures devant le juge aux affaires familiales l'article 1139 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1735H4Z).
(7) Dans le même sens, l'article 41-1, 2° du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7207IMU) dispose désormais que "la victime est présumée ne pas consentir à la médiation pénale, lorsqu'elle a saisie le juge aux affaires familiales en application de l'article 515-9 du Code civil en raison de violences commises par son conjoint, son concubin ou le partenaire avec lequel est liée par un pacte civil de solidarité".
(8) Il est étonnant que le texte ne mentionne qu'une possibilité alors que les audiences du juge aux affaires familiales ont en principe lieu en chambre du conseil selon l'article 1074 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0825IGN).
(9) J. Héron et T. Lebars, Droit judiciaires privé, Montchrestien, éd. 2006, n° 371 ; l'article 515-12 du Code civil permet d'ailleurs au juge aux affaires familiales de modifier ou supprimer à tout moment à la demande d'une partie ou du ministère public, les mesures contenues dans l'ordonnance de protection.
(10) Selon l'article 66-1 de la loi du 9 juillet 1991 modifié par la loi du 9 juillet 2010, les dispositions relatives au sursis à l'exécution des mesures d'expulsion ne sont pas applicables à l'expulsion du conjoint, du partenaire lié par un pacs ou du concubin violent ordonné par le juge aux affaires familiales sur le fondement de l'article 515-9 du Code civil.
(11) Ce dispositif avait en réalité déjà été mis en place par le décret n° 2010-355 du 1er avril 2010 (N° Lexbase : L9022IGA) (V. Larribeau-Terneyre, Le dispositif de télé-surveilllance destiné à la protection des victimes de violences au sein du couple est opérationnel, Dr. fam., 2010, comm. n° 73). Lorsque l'auteur des violences a été assigné à résidence sous surveillance électronique mobile et qu'il lui a été interdit de rencontrer la victime, cette dernière peut, si elle y consent expressément, se voir proposer l'attribution d'un dispositif de télé-protection lui permettant de signaler à distance que la personne mise en examen se trouve à proximité.
(12) Si pour les besoins d'exécution d'une décision de justice, l'huissier chargé de cette exécution doit avoir connaissance de l'adresse de cette personne, celle-ci lui est communiquée, sans qu'il puisse la révéler à son mandant.
(13) Cf. infra.
(14) Il doit cependant, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 12 décembre 2005, relative au traitement de la récidive (N° Lexbase : L4971HDH), obligatoirement se prononcer sur le retrait de l'autorité parentale lorsque des faits de viol, agression sexuelles ou autres atteintes sexuelles sont commis contre un mineur par une personne titulaire sur celui-ci de l'autorité parentale.
(15) C. civ., art. 373-2-1 (N° Lexbase : L7190IMA).
(16) Cass. civ. 1, 14 mars 2006, n° 04-19.527 (N° Lexbase : A5237DNB), Dr. fam., 2006, comm. n° 157, obs. P. Murat ; AJFamille, 2006, p. 202.
(17) P. Bonfils et A. Gouttenoire, Droit des mineurs, Précis Dalloz, 2008 p. 318 et s..
(18) Ibidem, p. 315 et s..
(19) Rapport "Léonetti", Intérêt de l'enfant, autorité parentale et droits des tiers, p. 63.
(20) Décret n° 2010-569 du 28 mai 2010, relatif au fichier des personnes recherchées (N° Lexbase : L3703IM4), art. 1er : "Le ministre de l'Intérieur (direction générale de la police nationale et direction générale de la gendarmerie nationale) est autorisé à mettre en oeuvre un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé 'fichier des personnes recherchées'. Ce traitement a pour finalité de faciliter les recherches et les contrôles effectués, dans le cadre de leurs attributions respectives, par les services de la police nationale, les unités de la gendarmerie nationale et les agents des douanes exerçant des missions de police judiciaire ou des missions administratives".
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:400378
Réf. : Loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010, relative à la rénovation du dialogue social et comportant diverses dispositions relatives à la fonction publique (N° Lexbase : L6618IM3)
Lecture: 14 min
N7009BPB
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz
Le 07 Octobre 2010
Cette organisation du dialogue social dans la fonction publique, qui a été peu modifié depuis 1946, apparaît aujourd'hui en décalage croissant avec la pratique actuelle du dialogue social. En 1946, ce dialogue social fut conçu comme un compromis visant à contrebalancer la rigidité de la subordination statutaire par une consécration des garanties individuelles et collectives des fonctionnaires. Ce compromis fondateur s'est, ainsi, forgé dans une optique plus protectrice que partenariale. Celle-ci ne semble plus entièrement satisfaisante. Le cadre fixé par le statut général a vieilli : le fonctionnement des instances consultatives cède souvent à la tentation d'un formalisme peu productif, la participation et l'expression directe des agents se développent, la question des relations entre dialogue social et dialogue avec les usagers est ouvertement posée, enfin le développement d'une logique de négociation, mieux adaptée à l'évolution des relations sociales dans notre société, rencontre des obstacles liés au contexte juridique et culturel propre à la fonction publique.
Fort de ce constat depuis longtemps dressé des imperfections de ce dialogue social dans la fonction publique (9), un cycle de négociation de quatre mois a officiellement été lancé par le Premier ministre le 4 février 2008. Ces négociations ont été précédées de concertations d'une très grande densité entre le Gouvernement, les représentants des employeurs publics et les organisations syndicales des trois versants de la fonction publique dans le cadre des conférences sociales organisées entre les mois de septembre 2007 et de janvier 2008. Ces négociations ont pu être menées conjointement et en cohérence avec les négociations du secteur privé qui ont donné lieu successivement à la "position commune sur la représentativité" du 10 avril 2008 (10), puis à la promulgation de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (11). Les évolutions en cours dans le secteur public et le secteur privé obéissent à des objectifs similaires : fonder le dialogue social sur des organisations fortes et légitimes et promouvoir la négociation dans une logique d'autonomie des acteurs.
La signature des accords de Bercy, le 2 juin 2008 (12), à la fin de ce cycle de négociation constitue, en ce sens, un tournant historique pour la fonction publique. Ces accords prévoient, pour la première fois, une série de mesures législatives et réglementaires de nature à moderniser les pratiques du dialogue social et le fonctionnement des instances consultatives. Ils ouvrent une nouvelle ère de démocratie sociale dans la fonction publique autour de deux principes clés : un dialogue social plus large et plus efficace et des acteurs plus légitimes et plus responsables. C'est le premier accord, fruit d'une négociation, sur le dialogue social et son organisation au sein de la fonction publique depuis sa fondation en 1946.
La loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010 (N° Lexbase : L6618IM3) (13) constitue la première étape de la mise en oeuvre des accords de Bercy. A ce sujet, le projet de loi aura parcouru un bien long chemin depuis la conclusion de ces derniers. L'avant projet de loi a été présenté aux syndicats en novembre 2008 et a été plutôt mal accueilli. Le projet de loi définitif est présenté le 1er avril 2009 en Conseil des ministres et déposé à l'Assemblée nationale en avril 2009, et était encore en cours d'examen au Sénat début juin 2010. De nombreux amendements ont été déposés auprès des deux assemblées, y compris par le Gouvernement (14).
La loi s'articule autour de quatre orientations : d'abord, en premier lieu, conforter la légitimité des organisations syndicales de fonctionnaires en faisant de l'audience une condition de la légitimité syndicale, puis, en second lieu, promouvoir la négociation dans la fonction publique afin de favoriser le développement des pratiques de négociation à tous les niveaux de l'administration. Le champ de la négociation est étendu à tous les domaines, au-delà des seules questions relatives à l'évolution des rémunérations. Les deux dernières orientations concernent, respectivement, le renforcement du rôle et l'amélioration du fonctionnement des organismes consultatifs où une nouvelle instance supérieure de concertation commune aux trois fonctions publiques est instituée, le Conseil supérieur de la fonction publique (15) et, enfin, la confortation et l'amélioration des droits et moyens des organisations syndicales, notamment en consolidant les droits et garanties des personnels investis des mandats syndicaux.
Par ailleurs, cette loi comporte diverses dispositions concernant l'intéressement des agents des trois fonctions publiques (16), la carrière des fonctionnaires avec la prolongation de l'expérimentation de l'entretien professionnel et la création d'un grade fonctionnel dans la catégorie A (17). La disposition la plus médiatisée et la plus controversée rajoutée dans la loi étant issue d'une lettre rectificative, présentée au Conseil des ministres du 23 février 2010 qui modifie le régime de retraite des quelques 270 000 personnels infirmiers de l'hôpital public (18).
Au final, l'on peut dire que le texte modifie profondément les règles encadrant l'action syndicale et le dialogue social dans la fonction publique. Il débouche sur une nouvelle pratique du dialogue social à travers, notamment, l'extension du champ de la négociation et la reconnaissance des conditions de validité des accords collectifs (I), ainsi que sur une nouvelle définition de la représentativité syndicale à travers la reconnaissance de l'audience comme condition de la légitimité syndicale (II).
I - Une pratique nouvelle du dialogue social
La nouvelle pratique du dialogue social dans la fonction publique se matérialise dans la loi à travers l'extension des pratiques de négociation à tous les niveaux de l'administration. Le champ de la négociation est étendu à tous les domaines, au-delà des seules questions relatives à l'évolution des rémunérations (A). La loi précise, également, les critères déterminant les conditions de validité des accords conclus dans la fonction publique (B).
A - L'extension du champ de la négociation
Dans le droit de la fonction publique, la place de la négociation institutionnelle est limitée. C'est l'article 8 de la loi n° n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires (N° Lexbase : L6938AG3), qui reconnaît la compétence des organisations syndicales pour négocier avec le Gouvernement, mais cette négociation est limitée au seul domaine salarial, à savoir la détermination de l'évolution des rémunérations. C'est dans ce cadre que le ministre chargé de la Fonction publique rencontre, chaque année, les syndicats pour arrêter l'augmentation du point d'indice. Pour les conditions et l'organisation du travail, le législateur n'avait prévu jusque là que le droit d'en débattre avec les autorités de gestion. Si un dialogue social s'est développé en dehors de ce cadre statutaire et au-delà du champ de la négociation prévu par le statut, le législateur, par la présente loi, met le droit en cohérence avec la pratique en développant la négociation sur de nouveaux thèmes porteurs de modernisation en matière de gestion des ressources humaines (19). Encore largement centralisée, notamment au sein de la fonction publique de l'Etat, la négociation va être développée à tous les niveaux de dialogue pertinents. Une négociation pourra être conduite, dans le respect des principes du statut général et, en particulier, des compétences définies pour chaque autorité administrative, à tous les niveaux pertinents de l'organisation administrative : au plan national, qu'il s'agisse des trois fonctions publiques ou de chaque fonction publique ; au plan local, au niveau d'un service central ou déconcentré ; au niveau ministériel, voire interministériel. Les thèmes de négociation identifiés ci-dessus auront vocation à faire l'objet de négociation à chaque niveau de décision pertinent, compte tenu de la compétence et de l'autonomie qui leur sont conférés par les dispositions statutaires et réglementaires.
Le livre blanc de 2002 précité a aussi dressé un constat assez alarmiste sur la qualité de la négociation dans la fonction publique, constatant, en particulier, un échange purement formaliste et peu constructif dans les instances paritaires. Le fonctionnement des commissions administratives paritaires, en tant que garantes de la transparence et de l'équité dans la gestion, est globalement satisfaisant, mais les comités techniques paritaires et les comités techniques d'établissement suscitent beaucoup plus de critiques (20). Le fonctionnement des comités techniques étant souvent dominé par le formalisme institutionnel, ceux-ci sont alors sans véritable valeur ajoutée pour le dialogue social. C'est la composition paritaire qui, selon le livre blanc, tend à renforcer le formalisme de ces instances : dans les services de l'Etat en particulier, les fonctionnaires désignés au titre de la parité administrative sont muets et votent de manière monolithique pour soutenir les propositions de l'administration, ce qui est d'ailleurs normal puisqu'ils la représentent. Une opposition de tous les syndicats se traduit par un "partage des voix", et il suffit à l'administration de convaincre une seule organisation syndicale pour se prévaloir d'un "avis favorable" du comité technique paritaire.
Bien que les avis soient partagés sur l'impact de la réforme opérée en 1991 dans le secteur hospitalier, il semble que la suppression du paritarisme ait clarifié le fonctionnement des comités techniques, désormais clairement positionnés en tant qu'instances d'échanges entre les organisations syndicales et une direction responsable appelée à justifier ses choix et à faire l'effort de convaincre ses interlocuteurs. C'est en ce sens que la loi supprime, malgré les craintes et les résistances, le paritarisme dans les différents organes consultatifs, fruit pourtant d'une âpre bataille, notamment dans la fonction publique territoriale. Cette évolution devrait donner un nouveau sens à l'expression des organisations syndicales, en mettant davantage en avant leurs positions respectives et en plaçant plus nettement l'administration devant ses responsabilités, tout en permettant que ceux qui la représentent soient les interlocuteurs les plus concernés en fonction de l'ordre du jour.
B - La reconnaissance des conditions de validité des accords collectifs
Les accords collectifs sur lesquels les négociations, salariales ou autres, débouchent ont toujours été tenus par la jurisprudence comme dépourvus de valeur juridique et de force contraignante (21). Il y a deux raisons pour lesquelles la logique contractuelle ne parvient pas réellement à s'introduire. D'une part, le statut ne peut être modifié par les accords et ceux-ci ne peuvent pas non plus y déroger. Il en va de même pour tous les protocoles d'accord, quel que soit leur objet. Cette règle correspond à un grand principe du droit selon lequel il ne peut être dérogé à une norme générale et règlementaire par convention. Les accords ne confèrent donc aucun droit acquis. D'autre part, la logique statutaire impose que les agents soient placés sur un pied d'égalité et qu'ils ne peuvent négocier pour obtenir des avantages qui leurs soient particuliers. Les organisations syndicales ne peuvent donc pas conclure de conventions collectives contraignantes avec les employeurs publics et la négociation a davantage pour objet de faire participer les représentants des fonctionnaires le plus en amont possible à la prise de décision que d'améliorer directement le statut. C'est la mission des organismes consultatifs et paritaires de la fonction publique : les conseils supérieurs de la fonction publique, les comités techniques paritaires et les commissions administratives paritaires.
Dans une logique de responsabilisation de chacun des acteurs, et pour permettre de conforter la valeur politique de la signature, la loi définit un ou plusieurs critères attestant de la "validité" d'un accord. Il s'agit de déterminer les conditions dans lesquelles la signature d'un accord et les mesures prises pour son application pourront être reconnues comme légitimes aux yeux des parties prenantes à la négociation. L'objectif est de promouvoir à terme (2014) l'accord majoritaire en voix comme l'unique critère de validité des accords. A titre transitoire, jusqu'au 31 décembre 2013 au plus tard, la validité d'un accord sera subordonnée au respect de deux conditions : la signature par au moins deux organisations syndicales ayant recueilli conjointement au moins 20 % des suffrages exprimés aux dernières élections professionnelles, et l'absence d'opposition d'une ou plusieurs organisations syndicales ayant recueilli la majorité des suffrages à ces mêmes élections (un bilan de ce nouveau dispositif sera établi au 31 décembre 2010).
II - Une définition nouvelle de la représentativité syndicale
C'est la structuration des syndicats eux-mêmes, leur évolution, leurs scissions soit, en quelque sorte, la recomposition syndicale, qui amène à faire de la représentativité syndicale une question délicate. Cette représentativité était jusqu'à aujourd'hui "présumée" ou "prouvée" (A), faisant en sorte d'empêcher l'accès aux élections des organisations les plus récentes au profit des syndicats les plus anciens, depuis longtemps en place mais qui pouvaient avoir une audience plus faible. Le texte de loi fait désormais de l'audience aux élections professionnelles un critère clair et plus légitime de la représentativité syndicale (B).
A - L'abandon d'une représentativité "présumée" ou "prouvée"
La représentativité des syndicats dans la fonction publique devait, jusqu'à l'adoption du texte de loi commenté, s'apprécier au regard d'un double critère : les conditions posées par le Code du travail et la présomption instituée par le statut général. L'article L. 2121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3727IBN) (22) fixait six conditions à la reconnaissance de la représentativité d'une organisation : ses effectifs, son indépendance, ses cotisations, l'expérience et l'ancienneté du syndicat, ainsi que son attitude patriotique pendant l'occupation. Ces critères étaient normalement cumulatifs mais ils n'étaient pas d'importance comparable pour l'appréciation de la représentativité. La jurisprudence était parfois fluctuante sur les modalités de prise en compte de chacun de ses critères sachant qu'en pratique, il était surtout tenu compte de l'audience du syndicat lors des élections professionnelles (23).
L'article 9 bis de la loi du 13 juillet 1983 créait, quant à lui, une présomption de représentativité à l'égard des syndicats et unions de syndicats qui remplissent les conditions qu'il pose à savoir, soit disposer d'un siège dans chacun des trois conseil supérieurs (CSFPE, CSFPT, CSFPH), soit recueillir au moins 10 % de l'ensemble des suffrages exprimés lors des élections aux commissions administratives paritaires nationales de l'ensemble de la fonction publique, et au moins 2 % des suffrages exprimés de ces mêmes élections dans chaque fonction publique.
Concernant le premier critère, pour le CSFPE, la répartition des sièges entre les organisations est effectuée, d'une part, en accordant un siège à chacune des organisations dont la représentativité s'étend à un nombre important de ministères et de professions exercées par les fonctionnaires de l'Etat et, d'autre part, en répartissant les sièges restant à pourvoir à la représentation professionnelle des résultats des élections aux commissions administratives paritaires. Aujourd'hui six fédérations d'organisations syndicales satisfont à ce critère : CGT, CFDT, CGT-FO, UNSA, CFTC et CGC. Tel n'est pas le cas de la FSU dans la mesure où elle n'est implantée que dans la seule fonction publique de l'Education nationale, et si elle dispose bien d'une représentativité qui s'étend à un nombre important de ministères, celle-ci ne couvre pas un nombre important de professions exercées par les fonctionnaires de l'Etat (25). A l'opposé, l'Union syndicale Solidaires fonctions publiques et assimilés a été admise parmi les organisations représentatives au niveau national parce qu'elle dispose parmi ses membres d'un (ou plusieurs) syndicat(s) qui représente (nt) les agents d'autres fonctions publiques, voire aussi des agents du secteur privé (26). Concernant le second critère, si les mêmes six fédérations satisfont à ces conditions, tel n'est pas le cas de la FSU dans la mesure où elle est implantée dans la seule fonction publique de l'Etat (cependant, malgré les termes de la loi n° 96-1093, le ministre de la Fonction publique la convie aux différentes négociations qu'il organise).
Ces règles relatives à la représentativité syndicale ont permis de favoriser le regroupement syndical et ont atteint, en ce sens, leur objectif mais elles ont été largement contestées. Le principe de représentativité présumée rend difficile l'émergence de nouveaux syndicats à l'audience plus forte que des syndicats plus anciens, puisque chacun des trois statuts réserve l'accès au premier tour des élections professionnelles à ces syndicats présumés représentatifs. Il ne sera procédé à un second tour auquel toute organisation peut se présenter qu'en l'absence de candidature au premier tour, ou si le nombre des votants est inférieur au quorum fixé par décret. De plus, lorsque les représentants du personnel sont désignés, la répartition des sièges entre les organisations syndicales se fait aussi en fonction de leur représentativité, appréciée par l'administration. Cela peut conduire à faire siéger des organisations syndicales qui ont une audience réduite aux dépens d'autres qui ont obtenu plus de voix sachant, qu'en outre, l'attribution d'un siège à un conseil supérieur a des conséquences sur la répartition des moyens syndicaux, notamment les subventions de formation et les décharges de service. Les décisions administratives de refus sont, en ce sens, fréquemment contestées (27).
B - La reconnaissance de l'audience comme condition de la légitimité syndicale
Le texte de loi conforte la légitimité des organisations syndicales de fonctionnaires en faisant de l'audience une condition de la légitimité syndicale. Pourront, désormais, se présenter les syndicats qui sont légalement constitués depuis au moins deux ans et qui satisfont aux critères de respect des valeurs républicaines (28) et d'indépendance. La présomption de représentativité et la condition de représentativité pour se présenter au premier tour sont supprimées. Les organisations syndicales affiliées à une union ou confédération de syndicats représentative au niveau national dans une fonction publique seront réputées, sauf preuve contraire, remplir ces conditions dans cette fonction publique. La présence au sein d'un conseil supérieur de la fonction publique attestera cette représentativité.
Le nouveau dispositif est mis en oeuvre pour les principales instances de concertation de la fonction publique : comités techniques et commissions administratives paritaires, comités consultatifs nationaux.... En outre comme les comités techniques de la fonction publique territoriale et les comités techniques d'établissement de la fonction publique hospitalière, les comités techniques de l'Etat seront désormais élus directement par les agents qu'ils représentent. Le principe de l'élection est généralisé dans un souci de représentation systématique des personnels de l'Etat, quels qu'ils soient, au sein de ces instances, comme de meilleure lisibilité, et surtout afin de donner aux comités techniques la même légitimité qu'aux actuelles commissions administratives paritaires, dans la logique de la distinction et de l'équilibre entre le grade et l'emploi au coeur de notre fonction publique de carrière.
Ce principe doit jouer pour les comités techniques au niveau le plus proche des agents comme au niveau des comités techniques ministériels en gardant la possibilité d'autres modes de constitution en fonction des besoins particuliers (par exemple, le comité technique spécial interservices). Ainsi, chaque agent élira ses représentants dans deux comités techniques au moins. Au sein de la fonction publique de l'Etat, il appartiendra à chaque ministère d'identifier le niveau d'élection locale le plus approprié.
Les règles de composition des conseils supérieurs de la fonction publique évoluent, également, pour assurer une représentation plus complète des personnels. Le collège des représentants des organisations syndicales sera composé à partir des résultats des élections qui tout à la fois assurent l'assiette la plus large et la plus homogène, incluant l'ensemble des agents titulaires et non titulaires, et qui prennent le mieux en compte la communauté des intérêts des agents publics, à savoir les élections aux comités techniques paritaires et non plus aux commissions administratives paritaires. Pour la composition du CSFPE, seront pris en compte les résultats des élections aux comités techniques ministériels. Le CSFPT et le CSFPH seront, quant à eux, composés à partir des résultats agrégés des comités techniques. L'objectif à terme est que le mode de composition des conseils supérieurs de la fonction publique soit fondé exclusivement sur le résultat des élections.
Enfin, afin de marquer l'importance des élections professionnelles mais aussi d'harmoniser la durée des mandats entre les trois versants de la fonction publique, les cycles électoraux sont harmonisés, les mandats de l'ensemble des instances de consultation étant fixés à quatre ans. Un dispositif transitoire sera mis en place en concertation avec les organisations syndicales.
(1) De 1884 à 1946, les syndicats de fonctionnaires s'étaient développés dans l'illégalité, même si leur force politique et sociale avait conduit progressivement la plupart des Gouvernements à accepter de discuter avec eux. La logique de la souveraineté de l'Etat et du pouvoir hiérarchique justifiait alors, en conformité avec la tradition française de la fonction publique, qu'on refuse au fonctionnaire toute autonomie, qu'elle soit individuelle ou collective.
(2) A l'exception de certaines catégories participant directement à l'exercice de la force publique : les préfets et sous-préfets n'ont pas le droit syndical, les militaires de carrière n'ont ni le droit syndical, ni la liberté d'association. Ont le droit de se syndiquer mais ne disposent pas du droit de grève : les personnels des compagnies républicaines de sécurité, les personnels de police, les personnels des services déconcentrés de l'administration pénitentiaire, les personnels du service des transmissions du ministère de l'Intérieur, les magistrats.
(3) Loi n° 46-2294 du 19 octobre 1946, relative au statut général des fonctionnaires (N° Lexbase : L1807IEN).
(4) Dans une décision n° 77-83 DC du 20 juillet 1977 (N° Lexbase : A7957ACP), le Conseil constitutionnel a confirmé que le principe de participation a valeur constitutionnelle et a jugé qu'il s'applique dans la fonction publique. Ce droit à la participation est formulé de la manière suivante : "Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises".
(5) C'est dans ce cadre que se concrétise le principe de participation fixé par l'article 9 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires (N° Lexbase : L6938AG3) (JO, 14 juillet 1983, p. 2174), dite loi "Le Pors" en se déclinant dans plusieurs types d'instances : conseils supérieurs de la fonction publique, commissions administratives paritaires, comités techniques paritaires et comités techniques d'établissement, comités d'hygiène et de sécurité. Les règles régissant la composition, les compétences, le fonctionnement des différentes instances consultatives sont fixées par les textes particuliers à chacune des trois fonctions publiques, avec de nombreuses différences dans les modalités d'application, mais les principes généraux sont les mêmes.
(6) L'article 8 de la loi du 13 juillet 1983 a remis le droit en accord avec les faits en reconnaissant la négociation salariale dans une formulation qui reste ambiguë : "Les organisations syndicales de fonctionnaires ont qualité pour conduire au niveau national avec le Gouvernement des négociations préalables à la détermination de l'évolution des rémunérations et pour débattre avec les autorités chargées de la gestion, aux différents niveaux, des questions relatives aux conditions et à l'organisation du travail".
(7) Les accords interministériels sont rares : l'on peut citer, à titre d'exemple, les accords-cadres sur la formation continue (1989, 1992, 1996) déclinés par des accords négociés dans chaque ministère, le protocole d'accord sur l'hygiène et la sécurité (1994), ou encore le protocole d'accord sur l'emploi des travailleurs handicapés (2001).
(8) Le protocole "Durafour" du 9 février 1990 (JO, 3 avril 1990, p. 4494), conclu entre le Gouvernement et plusieurs organisations syndicales, prévoit une rénovation de la grille des classifications et des rémunérations des trois fonctions publiques, afin qu'elle "prenne mieux en considération les nouvelles qualifications mises en oeuvre par les agents publics au service de la collectivité et favorise la motivation de ces mêmes agents dans la recherche d'une plus grande efficacité et d'un meilleur service rendu".
(9) J. Fournier avec la collaboration de Mme M.-A. du Mesnil du Buisson, Livre blanc sur le dialogue social dans la fonction publique, La Documentation française, 2002.
(10) Position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme.
(11) Loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ) (JO, 21 août 2008, p. 13064).
(12) Accord relatif à la rénovation du dialogue social dans la fonction publique signé par six des huit organisations syndicales représentatives de la fonction publique. Les organisations signataires étaient l'Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT, l'Union des fédérations CFDT des fonctions publiques et assimilés, la Fédération syndicale unitaire (FSU), l'Union des fédérations de fonctionnaires UNSA-fonctionnaires, l'Union syndicale Solidaires fonctions publiques et assimilés et l'Union fédérale des cadres des fonctions publiques CFE-CGC. Parmi les organisations syndicales représentatives dans les trois fonctions publiques, seules la Fédération générale des fonctionnaires FO et la Fédération générale des fonctionnaires CFTC ont refusé de signer le relevé de conclusions.
(13) JO, 6 juillet 2010, p. 12224.
(14) A noter qu'à l'exception des dispositions relatives à la négociation qui sont d'application directe, ses dispositions requièrent l'intervention de décrets d'application. Ces décrets, notamment ceux relatifs aux instances de concertation, devraient être publiés d'ici la fin de l'année afin de permettre l'entrée en vigueur la plus rapide possible des nouvelles règles issues des accords de Bercy.
(15) A côté des conseils supérieurs des trois fonctions publiques (CFSPT, CSFPE et CSFPH), la loi prévoit la création d'un Conseil commun de la fonction publique, destiné à connaître toute question d'ordre général commune aux trois fonctions publiques, à l'exception des textes spécifiques à chaque fonction publique. La commission des lois du Sénat avait insisté sur ce dernier point : l'examen des textes spécifiques à chaque fonction publique doit continuer de relever de chaque conseil supérieur concerné, même lorsqu'il s'agit de décrets d'application des modifications du statut général.
(16) L'article 38 de la loi du 5 juillet 2010 vient compléter l'article 20 du statut général de la fonction publique concernant la rémunération des agents fonctionnaires pour préciser que les indemnités qui leur sont versées peuvent tenir compte des fonctions et des résultats professionnels des agents, ainsi que de la performance collective des services. L'article 88 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, portant statut de la fonction publique territoriale (N° Lexbase : L7448AGX), est modifié en conséquence.
D'une part, les collectivités territoriales et les établissements publics pourront instaurer une prime individuelle au mérite. Afin de faciliter la mobilité entre fonctions publiques, les conditions d'attribution de cette prime devront être harmonisées entre la fonction publique d'Etat et la fonction publique territoriale. C'est pourquoi la loi prévoit que lorsque les services de l'Etat servent de référence, la prime doit comprendre une part liée à la fonction et une part liée aux résultats. En outre, et en vertu du principe de parité, la prime de fonction et de résultat pourra être mise en place lors de la première modification du régime indemnitaire de la collectivité qui suivra l'entrée en vigueur de la prime de fonction et de résultat dans les services de l'Etat.
D'autre part, les collectivités qui le souhaitent pourront, après avis du comité technique, instituer une prime d'intéressement en tenant compte de la performance collective des services. Un décret en Conseil d'Etat précisera les conditions d'attribution de cette prime.
(17) Le GRAF : celui-ci étant un étage supplémentaire de rémunération. Ce nouveau grade d'avancement dans le corps de catégorie A permet de récompenser les parcours professionnels sur des postes à forts enjeux et avec des responsabilités plus importantes pour valoriser les parcours accomplis et reconnaître la prise de responsabilité. L'objectif du Gouvernement étant de mieux tenir compte du mérite pour les cadres.
(18) Il est ajouté au texte de la loi des dispositions prenant en compte, dans son volet concernant la retraite, le protocole d'accord du 2 février 2010 sur le passage des infirmiers en catégorie A (diplôme d'infirmier reconnu équivalent à une licence) issu de négociations avec les syndicats représentant les personnels du secteur.
Les nouveaux personnels infirmiers et paramédicaux intégrant le nouveau corps verront l'âge de leur départ aligné sur celui des personnels du secteur privé exerçant la même profession (60 ans contre 55 aujourd'hui). Les anciens personnels pourront choisir le reclassement dans les nouveaux corps de catégorie A avec alignement sur le droit commun pour l'âge possible de départ à la retraite (60 ans aujourd'hui), ou le maintien dans la situation actuelle (classement en catégorie active avec possibilité de départ à 55 ans) avec une revalorisation salariale diminuée. Ce dispositif sur la retraite découle de la reconnaissance du diplôme d'infirmier au niveau licence. Cette reconnaissance sera automatique pour les étudiants ayant commencé leurs études à partir de 2009 et leur vaudra, à partir de 2012, d'être en catégorie A de la fonction publique hospitalière (et non plus en catégorie B comme aujourd'hui). Les infirmières en poste auront six mois pour faire leur choix à partir de la publication du décret qui suivra la promulgation de la loi. Les infirmières ayant opté pour la catégorie A pourront bénéficier de la revalorisation dès décembre 2010.
(19) Ainsi, l'article 8 de la loi du 13 juillet 1983 mentionnera expressément, outre la détermination de l'évolution des rémunérations, les domaines suivants : déroulement des carrières et promotion professionnelle ; formation professionnelle et continue ; action sociale et protection sociale complémentaire ; hygiène, sécurité et santé au travail ; insertion professionnelle des personnes handicapées. Par ailleurs, les questions relatives aux conditions et à l'organisation du travail mentionnées à l'article 8 seront plus clairement désignées comme des thèmes de négociation à part entière.
(20) Leur compétence consultative porte essentiellement sur les questions d'organisation et de fonctionnement des services, de modernisation des méthodes et techniques de travail, sur les politiques de formation et les critères de répartition des primes.
(21) Voir, par exemple, CE 5° et 3° s-s-r., 15 octobre 1971, n° 78788, Syndicats nationaux indépendants et professionnels CRS (N° Lexbase : A0690B83), Rec. CE, p. 611 ; CE 4° et 5° s-s-r., 19 juin 2006, n° 279877, Syndicat national unifié des impôts (N° Lexbase : A9802DPQ), Dr. Soc., 2006, p. 890, concl. Y. Struillou.
(22) Introduit par la loi n° 2008-67 du 21 janvier 2008 (N° Lexbase : L7792H3Y), ratifiant l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007, relative au Code du travail (partie législative) (N° Lexbase : L6603HU4) (JO, 22 janvier 2008, p. 1122).
(23) Le Conseil d'Etat a, par exemple, indiqué qu'il appartient à l'administration de prendre en cause l'audience d'une organisation qui demande à être reconnue comme représentative : CE 1° s-s., 5 novembre 2004, n° 257878, Union nationale des syndicats autonomes (N° Lexbase : A8364DD7).
(24) Introduit par la loi n° 96-1093 du 16 décembre 1996, relative à l'emploi dans la fonction publique et à diverses mesures d'ordre statutaire (N° Lexbase : L1809ASS) (JO, 17 décembre 1996, p.18512).
(25) CE 1° et 6° s-s-r., 7 août 2008, n° 305035, Fédération syndicale unitaire (N° Lexbase : A0737EAK).
(26) CE 8° s-s., 5 novembre 2004, n° 252102, Union organisations fonctionnaires et assimilés - Groupe des dix solidaires (N° Lexbase : A9085DDT), AJDA, 2004, p. 2391, chron. C. Landais et F. Lenica ; CE 3° et 8° s-s-r., 21 décembre 2006, n° 287812, Union syndicales Solidaires fonctions publiques et assimilés (N° Lexbase : A1460DTA).
(27) Par exemple, l'Union syndicale Solidaires a contesté avec succès le refus du Gouvernement de lui accorder un siège préciputaire au CSFPE : CE, 21 décembre 2006, n° 287812, précité.
(28) Le respect des valeurs républicaines implique le respect de la liberté d'opinion, politique philosophique ou religieuse, ainsi que le refus de toute discrimination, de tout intégrisme et de toute intolérance.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397009
Lecture: 11 min
N7008BPA
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Thierry Lambert, Professeur à l'Université Paul Cézanne Aix Marseille III
Le 07 Octobre 2010
L'administration tient du législateur le droit d'exercer son droit de communication. Celui-ci est mis en oeuvre sans formalité particulière, mais l'administration recommande à ses agents d'adresser, ou de remettre un avis de passage au contribuable (DB 13-K-114) qui peut se faire assister d'un conseil (DB 13 L-1312), sans pour autant que ce droit s'inscrive dans une procédure contradictoire. Le droit de communication peut être exercé par l'administration dans la même entreprise autant de fois qu'elle le souhaite. Il n'existe aucune limite en ce domaine.
Le droit de communication n'est pas fonction de la compétence territoriale de celui qui l'exerce et ne fait pas obstacle à ce que des informations ainsi recueillies soient transmises à d'autres agents (CE 3° et 8° s-s-r., 10 janvier 2001, n° 211967 N° Lexbase : A6474APH ; Droit fiscal, 2001, comm. 735, concl. Austry).
En l'espèce, l'administration a exercé ce droit, sur le fondement de l'article L. 86 du LPF (N° Lexbase : L3965ALG), auprès de la société FDC Electroniques en lui adressant au préalable un avis de passage. Elle souhaitait obtenir copies du grand livre "fournisseurs" et de factures en vertu des dispositions de l'article L. 81 de même livre (N° Lexbase : L3950ALU).
En pratique, les agents de l'administration prennent connaissance des documents sur place ou, plus rarement, par correspondance. Ils peuvent en prendre copie (LPF, art. R. 81-4 N° Lexbase : L7824AEI) et les dépenses correspondantes sont à la charge de l'administration.
L'ensemble des pièces et documents sur lesquels peut s'exercer le droit de communication doit être conservé pendant six ans à compter de la date de la dernière opération mentionnée sur les livres ou registres, ou de la date à laquelle les documents ou pièces ont été établies.
Rappelons que l'administration peut régulièrement demander des renseignements à des personnes non soumises au droit de communication à la double condition qu'elles ne soient pas tenues de répondre aux questions posées, et que la demande de renseignements qui leur est adressée ne soit pas susceptible de les induire en erreur sur l'étendue de leur obligation à cet égard (CAA Lyon, 2ème ch., 24 juillet 2003, n° 98LY00342 N° Lexbase : A9382EIC, Droit fiscal, 2004, 8, comm. 271).
Dans l'affaire qui nous occupe, le gérant, et représentant légal de la société, n'a pas donné suite à la demande de l'administration.
Les infractions au droit de communication sont constatées par procès-verbal que le contrevenant, ou son représentant, s'il s'agit d'une personne morale, est invité à signer. En cas de refus de ce dernier, mention en est faite au procès-verbal. Un délai de trente jours lui est ouvert pour présenter des observations.
L'absence de tenue, la destruction avant le délai ou le refus de communiquer les documents, soumis au droit de communication, sont sanctionnés par une amende de 1 500 euros (CGI, art. 1734 N° Lexbase : L1723HN7). Avant la refonte des dispositions du CGI relatives aux pénalités fiscales (ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005 N° Lexbase : L4620HDH), ces dispositions figuraient à l'article 1740-1 de ce code (N° Lexbase : L4235HMS), visé dans l'arrêt. En outre l'amende était portée à 3 000 euros à défaut de régularisation dans un délai de trente jours suite à une mise en demeure. Cette majoration a été supprimée lors de la refonte. Cette amende est écartée lorsque ces agissements constituent une opposition au contrôle fiscal entraînant la mise en oeuvre de la procédure d'évaluation d'office.
Un contribuable ne peut pas se prévaloir que la demande porterait sur une période prescrite et c'est à bon droit que l'administration a infligé une amende à un contribuable qui n'avait pas présenté au vérificateur ni le livre-journal, ni le grand livre alors que l'administration voulait apprécier la réalité d'un crédit de taxes sur le chiffre d'affaires déductibles constitué au cours de la période prescrite (CE, 18 mai 1966, n° 50925 N° Lexbase : A2299B8N). Le contribuable ne peut pas s'exonérer de cette obligation au motif qu'il ne serait pas en possession des documents réclamés (CE, 22 février 1937, n° 52759).
Il est incontestable que cette amende est à la charge de la société au sein de laquelle l'administration a souhaité exercer son droit de communication. A la question de savoir si celle-ci devait être supportée par le gérant et représentant légal de la société, la cour administrative d'appel de Paris a répondu de façon négative au motif que "l'administration ne tenait d'aucune disposition législative explicite le pouvoir de mettre cette amende à la charge de M. Y., gérant et représentant légal de la société".
Les dispositions de l'article L. 57 du LPF (N° Lexbase : L0638IH4) obligent l'administration fiscale à motiver ses propositions de rectification, naguère intitulées notifications de redressements, de telle sorte que le contribuable soit en mesure de formuler des observations et, éventuellement, de faire connaître son acceptation. Il importe que la proposition comporte l'indication des motifs de droit et de fait sur lesquels se fondent les redressements pour permettre à l'intéressé de formuler utilement des observations. Cette obligation ne souffre d'aucune exception.
Une des choses les plus importantes est l'obligation ainsi faite à l'administration d'indiquer au contribuable, lorsqu'elle formule la proposition de rectification, la nature de la procédure d'imposition suivie (CE, 8 juillet 1998, n° 159135, Eglise de scientologie de Paris N° Lexbase : A5510AYQ, RJF, 1998, 8-9, comm. 941). Le caractère suffisant de la motivation doit être apprécié distinctement par chef de redressement (CE 9° et 10° s-s-r., 29 décembre 2000, n° 183659 N° Lexbase : A2097AII, RJF, 2001, 3, comm. 365). En conséquence, une proposition de rectification peut être régulière car suffisamment motivée pour certains chefs de redressements et irrégulière pour d'autres (CE, 28 janvier 1981, n° 16600 N° Lexbase : A3456AK9, Droit fiscal, 1981, comm. 981, concl. Schricke).
Dans le cadre d'une vérification de comptabilité, l'administration a entendu rehausser les bases imposables au titre de deux années 1997 et 1998. Elle se fondait pour ce faire sur le montant de l'écart entre les prix de revient reconstitués de la production de l'année et les prix de vente de cette production, tout en majorant cet écart d'un taux de 10 %. La notification ne contenait pas de motivation relative à la détermination de ce pourcentage, mais elle mentionnait avec une précision suffisante les motifs du redressement correspondant à l'écart entre les prix de revient et les prix de vente. Autrement dit, l'application du pourcentage de 10 % et la prise en compte de la différence entre le prix de revient et le prix de vente constituaient deux éléments distincts justifiant le redressement.
L'application de taux de marge au prix d'achat pour la reconstitution du chiffre d'affaires n'a rien d'original. Le Conseil d'Etat a validé, par exemple, une notification de redressements qui indique les modalités essentielles du calcul du taux de marge ayant permis de reconstituer le chiffre d'affaires d'une entreprise exploitant des magasins de maroquinerie, l'administration n'étant pas tenue de mentionner, en outre, le détail de la pondération ayant affecté ce taux de marge et les raisons de son extrapolation à l'ensemble des années vérifiées (CE 3° et 8° s-s-r., 24 novembre 2003, n° 241664 N° Lexbase : A3909DAZ, RJF, 2004, 2, comm. 157).
En cours d'instance devant la cour administrative d'appel, l'administration, considérant la fragilité de son absence d'arguments pertinents, avait dégrevé la majoration forfaitaire de 10 %. La jurisprudence l'a très certainement éclairée. En effet, il a été jugé, comme insuffisamment motivée, la notification d'un vérificateur qui avait retenu le taux de 70 % pour l'occupation d'un hôtel en le justifiant de la manière suivante : "taux d'occupation rencontré dans les établissements semblables", la notification ne comportant ni indications chiffrées relatives aux établissements ayant servi de référence, ni désignation de ces établissements (CAA Bordeaux, 3ème ch., 2 novembre 2005, n° 02BX01781 N° Lexbase : A6193DLX, RJF, 2006, 4, comm. 429). La circonstance que les motifs avancés par l'administration ont été abandonnés par celle-ci, en raison de leur inexactitude, lors de la procédure contentieuse, n'entache pas d'insuffisance de motivation la notification de redressements (CAA Bordeaux, 3ème ch., 18 avril 2000, n° 97BX01900 N° Lexbase : A4417BEC, RJF, 2000, 7-8, comm. 965).
L'administration n'est pas tenue de procéder à une énumération exhaustive de tous les motifs susceptibles de fonder un chef de redressement, mais elle doit mettre le contribuable en mesure d'engager une discussion contradictoire concernant ceux retenus.
En effet, il peut arriver, comme dans la présente affaire, qu'un chef de redressement soit fondé sur plusieurs éléments qui ont fait l'objet d'une justification, d'une évaluation et d'une prise en compte distinctes dans la notification adressée au contribuable. Il a été jugé que l'appréciation du caractère suffisamment motivé d'une notification, ou proposition de rectification, relève des pouvoirs souverains du juge du fond (CE, 2 novembre 1994, n° 126814 N° Lexbase : A3566ASU, RJF, 1994, 12, comm. 1356).
La Haute juridiction a accepté l'idée que l'administration puisse se borner à un seul motif suffisamment précisé pour notifier régulièrement un chef de redressement, la circonstance qu'elle retienne d'autres motifs contestés à bon droit, qu'elle n'était pas tenue d'énoncer, est sans incidence sur la régularité de la notification de redressement (CE 3° et 8° s-s-r., 21 décembre 2001, n° 221006 N° Lexbase : A9405AXM, RJF, 2002, 4, comm. 427).
Le Conseil d'Etat, dans l'arrêt qu'il a rendu, a considéré que le caractère suffisant de la motivation du chef de redressement peut s'apprécier séparément pour chacun des éléments et que, en conséquence, l'insuffisance de motivation de l'un des éléments du redressement n'est pas de nature à affecter la régularité de la notification du chef de redressement dans son ensemble.
Cette décision s'inscrit à la suite de la décision du 21 décembre 2001, par laquelle le Conseil d'Etat avait jugé que lorsque la proposition de rectification comporte plusieurs motifs à l'appui d'un même chef de redressement, si l'un des motifs ne comporte pas une motivation suffisante, il suffit de rechercher si les autres motifs sont suffisamment motivés pour éviter l'irrégularité de la procédure (CE 3° et 8° s-s-r., 21 décembre 2001, n° 221006, précité, RJF, 2002, 4, comm. 427).
Aux termes de l'article L. 188 A du LPF (N° Lexbase : L5372G74), lorsque l'administration a, dans le délai de reprise, demandé certains renseignements à une autorité étrangère dans le cadre de l'assistance administrative internationale, les omissions ou erreurs d'impositions correspondantes peuvent être réparées, même si le délai initial est expiré, jusqu'à la fin de l'année qui suit celles de la réponse et, au plus tard, jusqu'à la fin de la cinquième année qui suit celle au titre de laquelle l'imposition est due.
La demande de renseignements adressée à l'autorité étrangère peut porter, soit sur les relations du contribuable avec une entreprise ou une entité juridique exploitant une activité ou établie dans l'Etat ou le territoire étranger, lorsque ces relations entrent dans le champ d'application des articles 57 (N° Lexbase : L3365IGQ) ou 209 B (N° Lexbase : L3313IGS) du CGI, soit sur les biens, avoirs ou revenus dont le contribuable a pu disposer hors de France ou les activités qu'il a pu y exercer. Le tribunal administratif de Paris, dans une solution inédite, a jugé que la prorogation du délai de reprise (LPF, art. L. 188 A N° Lexbase : L5372G74) n'est pas applicable dès lors que les insuffisances des impositions ne se rapportent pas à des relations d'un contribuable avec une société établie ou exerçant son activité dans l'Etat auquel l'administration fiscale avait adressé la demande de renseignements, mais avec une société établie ou exerçant son activité dans un Etat tiers (TA Paris, 29 avril 2008, n° 01-17558, Société Technipex, RJF, 2009, 6, comm. 583).
Le Conseil d'Etat, dans l'arrêt qui nous est soumis, entend préciser que, pour interrompre le délai de reprise, l'administration doit effectuer la demande d'information avant l'expiration de celui-ci, sachant qu'il est interrompu à la date d'envoi de la demande de renseignements, et non à la date à laquelle l'administration reçoit la réponse de l'autorité étrangère. A suivre les juges du Palais-Royal, l'administration est tenue, à peine de nullité, d'informer, dans un délai raisonnable, le contribuable qu'elle a effectué une telle demande, mais il ne résulte pas de ces dispositions que cette information doit être faite simultanément à la demande, ou même avant l'expiration du délai de reprise.
Dans l'affaire qui nous est donnée de commenter, l'administration avait adressé aux autorités belges une demande d'assistance administrative le 18 décembre 1997 ; le contribuable n'en avait été informé que le 8 janvier 1998. Moins d'un mois sépare les deux actes. Dans ces conditions, le Conseil d'Etat a considéré que le délai raisonnable n'était pas transgressé et, par conséquent, les dispositions de l'article L. 188 A du LPF n'avaient pas été méconnues.
Il n'est pas certain que la solution aurait été identique si le délai séparant les deux actes avait été de quelques semaines supplémentaires. La doctrine administrative précise qu'étant donné les délais incompressibles liés au fonctionnement de l'assistance administrative internationale, et à titre de règle pratique, l'information du contribuable doit être faite, sauf circonstances exceptionnelles, dans un délai de trente jours à compter de la date d'envoi de la demande ou de la date de réception de la réponse (instruction du 6 novembre 1997, BOI 13 L-4-97).
Du point de vue de la forme, le contribuable est informé par lettres recommandées avec accusé de réception, de l'envoi de la demande et de la réception de la réponse. L'administration lui précise le pays concerné, les années visées, la date d'envoi de la demande ou celle de la réponse. La mise en oeuvre de cette procédure ne nécessite pas que le contribuable soit informé de l'objet, la nature, la teneur ou la copie de la demande ainsi que de la réponse.
L'administration n'est en droit de fonder des redressements sur des renseignements obtenus sous cette forme, c'est-à-dire de tiers, qu'à condition que le contribuable soit mis en mesure de les contester et de demander communication des pièces avant la mise en recouvrement des impositions.
Rappelons que les articles L. 114 (N° Lexbase : L5807GUM) et L. 114 A (N° Lexbase : L5376G7A) du LPF prévoient que l'administration peut échanger des renseignements avec les Etats ayant conclu avec la France une Convention fiscale internationale prévoyant l'assistance mutuelle, les administrations financières des territoires d'outre-mer et autres collectivités territoriales de la République française relevant d'un régime fiscal spécifique, les Etats membres en ce qui concerne l'application des Directives et Règlements de l'Union européenne en matière d'impôt sur le revenu et sur la fortune, de TVA ainsi que des taxes assises sur les primes d'assurances.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397008
Réf. : Cass. soc., 12 juillet 2010, n° 09-15.182, Société PPG AC France et a. c/ Comité central de la société PPG AC France et a., FS-P+B (N° Lexbase : A6782E4X)
Lecture: 11 min
N7022BPR
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV
Le 07 Octobre 2010
Résumé Si un plan de sauvegarde de l'emploi peut contenir des mesures réservées à certains salariés, c'est à la condition que tous les salariés de l'entreprise placés dans une situation identique au regard de l'avantage en cause puissent bénéficier de cet avantage, à moins qu'une différence de traitement soit justifiée par des raisons objectives et pertinentes, et que les règles déterminant les conditions d'attribution de cet avantage soient préalablement définies et contrôlables. Ayant constaté, d'une part, que les mesures incitant aux départs volontaires étaient réservées aux seuls salariés de l'établissement de Genlis et, d'autre part, qu'au cas où elles ne permettraient pas d'atteindre l'objectif de réduction d'effectifs, il était prévu des licenciements économiques auxquels tous les salariés de l'entreprise appartenant aux catégories professionnelles concernées seraient exposés sans avoir pu bénéficier de l'alternative offerte par les aides au départ volontaire, ce dont il résultait une rupture dans l'égalité de traitement entre les salariés des divers établissements, la cour d'appel a statué à bon droit. Mais attendu que l'arrêt constate que, selon le plan litigieux, les salariés susceptibles d'être licenciés et auxquels pouvait être faite une proposition de reclassement dans l'une des sociétés du groupe ne bénéficiaient d'aucune priorité et devaient obtenir l'accord de l'entité d'accueil sur leur candidature et, après période d'adaptation de deux mois, sur leur maintien dans cette entité, sans précision sur les conditions dans lesquelles cette dernière était susceptible d'accepter ou de refuser, de sorte qu'en cas de concours de candidatures entre un salarié à reclasser et un salarié venant de l'extérieur du groupe, c'est ce dernier qui pouvait être choisi ; que la cour d'appel en a déduit à bon droit que ce plan qui ne garantissait pas le reclassement des salariés en cas d'emploi disponible dans le groupe, ne répondait pas aux exigences légales. |
I - Le plan de sauvegarde de l'emploi soumis au principe d'égalité de traitement
Dès 2001, la Cour de cassation énonçait que "si le plan social peut contenir des mesures réservées à certains salariés, c'est à la condition que tous les salariés de l'entreprise placés dans une situation identique puissent bénéficier de l'avantage ainsi accordé et que les règles déterminant les conditions d'attribution de cet avantage soient préalablement définies et contrôlables" (1). Cette solution s'avère logique et, partant, justifiée. On ne voit pas, en effet, pourquoi cet acte juridique particulier qu'est le plan de sauvegarde de l'emploi devrait échapper aux rigueurs du principe d'égalité de traitement, dont on sait d'ailleurs qu'il s'applique non seulement aux décisions unilatérales de l'employeur, mais aussi aux conventions et accords collectifs de travail (2).
Il n'est dès lors nullement surprenant que la Chambre sociale reproduise dans l'arrêt rapporté le motif de principe qu'elle avait arrêté en 2001. Il faut, toutefois, relever qu'elle ajoute que, si une différence de traitement existe, elle doit être justifiée par des raisons objectives et pertinentes. Mais rien de bien nouveau là non plus, dès lors qu'il s'agit du corollaire classique du principe d'égalité de traitement.
Si les principes ainsi énoncés sont clairs, leur mise en oeuvre ne va pas sans susciter des difficultés dont l'arrêt sous examen donne une intéressante illustration, relative à une entreprise à structure complexe.
En l'espèce, un plan de sauvegarde de l'emploi avait été soumis, le 10 novembre 2008, au comité central de l'unité économique et sociale constituée de sociétés appartenant au groupe international Sigmakalon, lesquelles devaient fusionner en janvier 2009 pour donner naissance à la société PPG AC France, composée de quatre établissements distincts. Ce plan prévoyait des mesures tendant à susciter des départs volontaires et, au cas où elles se révèleraient insuffisantes pour parvenir à la réduction des effectifs, des mesures de licenciements.
Les sociétés PPG AC France, anciennement dénommée Sigmakalon Euridip et la société PPG AC France, venant au droit de la société PPG AC grand public, anciennement dénommée Sigmakalon grand public, faisaient grief à l'arrêt attaqué d'avoir dit que le plan de sauvegarde de l'emploi comportait des dispositions discriminatoires sur le volet volontariat et des lacunes sur les mesures d'accompagnement et d'ordonner la reprise dès l'origine de la procédure d'information et de consultation et de leur faire interdiction de mettre en oeuvre le plan de suppression d'emplois tant que la procédure ordonnée n'aura pas été menée à son terme sous peine d'une astreinte.
Le pourvoi formé par la société PPG AC France est rejeté par la Cour de cassation qui souligne "que si un plan de sauvegarde de l'emploi peut contenir des mesures réservées à certains salariés, c'est à la condition que tous les salariés de l'entreprise placés dans une situation identique au regard de l'avantage en cause puissent bénéficier de cet avantage, à moins qu'une différence de traitement soit justifiée par des raisons objectives et pertinentes, et que les règles déterminant les conditions d'attribution de cet avantage soient préalablement définies et contrôlables ; qu'ayant constaté, d'une part, que les mesures incitant aux départs volontaires étaient réservées aux seuls salariés de l'établissement de Genlis et, d'autre part, qu'au cas où elles ne permettraient pas d'atteindre l'objectif de réduction d'effectifs, il était prévu des licenciements économiques auxquels tous les salariés de l'entreprise appartenant aux catégories professionnelles concernées seraient exposés sans avoir pu bénéficier de l'alternative offerte par les aides au départ volontaire, ce dont il résultait une rupture dans l'égalité de traitement entre les salariés des divers établissements, la cour d'appel a statué à bon droit".
L'arrêt sous examen nous paraît révélateur de la difficulté persistante qu'il y a à mettre en oeuvre le principe d'égalité de traitement dans les entreprises à structures complexes. Cette notion renvoie en droit à deux situations principales. Sont visées l'hypothèse dans laquelle la personne morale employeur est divisée en établissements distincts et celle dans laquelle la personne morale employeur appartient à un ensemble plus vaste, qu'il s'agisse d'un groupe de sociétés ou d'une unité économique et sociale. Il faut relever qu'en l'espèce la situation était complexifiée par le fait que le plan de sauvegarde de l'emploi avait été mis en place semble-t-il au niveau d'une unité économique et sociale qui, moins de deux mois après, était devenue une seule et même société, consécutivement à la fusion des entités composant le groupement en cause ; société au final composée de quatre établissements distincts.
L'application du principe d'égalité de traitement dans les sociétés composées d'une pluralité d'établissements distincts a d'ores et déjà fait l'objet des attentions de la Cour de cassation. La Chambre sociale considère, en substance, qu'il ne peut y avoir de différences de traitement entre salariés d'établissements différents d'une même entreprise exerçant un travail égal ou de valeur égale, que si elles reposent sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence. Cette solution, qui a été retenue tant à propos de décisions unilatérales du chef d'entreprise (3) que de conventions et accords collectifs d'entreprise (4), doit être strictement comprise. Elle signifie simplement que le seul fait de travailler dans des établissements différents ne peut constituer une justification à la différence de traitement ou, et cela nous semble préférable, n'est pas un élément pertinent pour affirmer l'absence d'identité de situation.
L'arrêt rapporté ne constitue qu'une mise en oeuvre, certes particulière, des principes qui viennent d'être énoncés. Rappelons qu'en l'espèce, le plan de sauvegarde de l'emploi comportait des mesures incitant aux départs volontaires réservées aux seuls salariés de l'établissement de Genlis. De manière très classique, ces mesures visaient à éviter les licenciements économiques tout en conduisant à une réduction des effectifs. Cela n'aurait pas fait problème si, ces départs volontaires ne permettant pas d'atteindre ce dernier objectif, les licenciements économiques avaient été circonscrits à ce même établissement. Mais, et ainsi que prend soin de le relever la Cour de cassation, il était prévu que si de tels licenciements devaient être prononcés, ils auraient concerné tous les salariés de l'entreprise appartenant aux catégories professionnelles intéressées. En d'autres termes, ces salariés étaient dans la même situation que ceux de l'établissement de Genlis au regard de l'avantage en cause. Menacés par un licenciement économique, ils devaient bénéficier de l'alternative offerte par les aides au départ volontaire. C'est donc à raison que la Cour de cassation a jugé, à la suite des juges du fond, que les dispositions du plan de sauvegarde de l'emploi emportaient une rupture dans l'égalité de traitement entre les salariés des divers établissements de la société employeur. Ainsi que nous l'avons relevé précédemment, la mesure aurait été en revanche justifiée si les licenciements économiques n'avaient concerné que les seuls salariés de l'établissement de Genlis (5). C'est cependant moins une atteinte justifiée au principe d'égalité de traitement qui aurait ainsi été caractérisée que le fait que ces salariés ne se trouvaient pas dans la même situation que leurs collègues travaillant dans un autre établissement.
Remarquons, pour conclure sur ce point, que la solution eut certainement été identique si l'unité économique et sociale avait été maintenue. Sans doute faut-il dans ce cas tenir compte de l'autonomie des personnes morales qui composent le groupement et du fait qu'un salarié ne peut exiger d'être traité de manière identique à ses collègues travaillant pour un autre employeur, ferait-il partie lui aussi de l'unité en cause. Cela étant, le principe d'égalité de traitement est en quelque sorte rétabli dès lors que l'avantage est de nature à bénéficier à l'ensemble des salariés de l'unité économique et sociale, que ce soit par l'effet d'une convention collective ou d'un plan de sauvegarde de l'emploi conclu ou mis en place à ce niveau (6).
II - Le plan de sauvegarde de l'emploi soumis à une exigence d'effectivité
Ainsi qu'il a été précisé précédemment, la société employeur reprochait encore à l'arrêt attaqué d'avoir dit que le plan de sauvegarde de l'emploi comportait des lacunes sur les mesures d'accompagnement. Son pourvoi n'aura pas eu plus de succès sur ce point. Il est en effet rejeté par la Cour de cassation, qui souligne "que l'arrêt constate que, selon le plan litigieux, les salariés susceptibles d'être licenciés et auxquels pouvait être faite une proposition de reclassement dans l'une des sociétés du groupe ne bénéficiaient d'aucune priorité et devaient obtenir l'accord de l'entité d'accueil sur leur candidature et, après période d'adaptation de deux mois, sur leur maintien dans cette entité, sans précision sur les conditions dans lesquelles cette dernière était susceptible d'accepter ou de refuser, de sorte qu'en cas de concours de candidatures entre un salarié à reclasser et un salarié venant de l'extérieur du groupe, c'est ce dernier qui pouvait être choisi ; que la cour d'appel en a déduit à bon droit que ce plan qui ne garantissait pas le reclassement des salariés en cas d'emploi disponible dans le groupe, ne répondait pas aux exigences légales".
Cette solution apparaît de prime abord de facture fort classique au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux conditions de validité du plan de sauvegarde de l'emploi. Ainsi, et à titre d'exemple, elle a pu juger par le passé que ne répond pas aux exigences de la loi le "plan social" qui, en ce qui concerne le reclassement interne des salariés, ne comporte aucune indication sur le nombre, la nature et la localisation des emplois qui peuvent leur être proposés à l'intérieur du groupe, parmi les entreprises dont les activités, l'organisation ou le lieu d'exploitation leur permettent d'effectuer la permutation de tout ou partie du personnel (7). Mais cet arrêt nous paraît présenter une toute autre portée dès lors qu'on le rapporte à une décision récente de la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Ainsi que l'illustre la décision qui vient d'être citée, le reclassement des salariés menacés d'un licenciement pour motif économique doit être recherché non seulement au sein de l'entreprise à laquelle ils appartiennent, mais aussi parmi les entreprises du groupe dont la société employeur peut le cas échéant faire partie. Il ne s'agit pas là d'une simple exigence prétorienne, mais bien désormais d'une prescription légale (8). De même, il faut rappeler qu'en application de l'article L. 1235-10, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L5743IAX), "la validité du plan de sauvegarde de l'emploi est appréciée au regard des moyens dont dispose [...] le groupe".
Ainsi que nous avons essayé de le démontrer, ces dispositions, et notamment la dernière citée, ne sauraient être sollicitées à l'excès et conduire à considérer que tant l'obligation de reclasser les salariés que celle d'établir un plan de sauvegarde de l'emploi pèseraient sur d'autres personnes que l'employeur (9). C'est ce qu'a au demeurant confirmé la Cour de cassation dans un arrêt récent, soulignant en outre qu'une société relevant du même groupe que l'employeur n'est pas, en cette seule qualité, débitrice envers les salariés qui sont au service de ce dernier d'une obligation de reclassement et qu'elle ne répond pas, à leur égard, des conséquences d'une insuffisance des mesures de reclassement prévues dans un plan de sauvegarde de l'emploi (10).
Il résulte de tout cela que c'est la société employeur qui se doit d'élaborer le plan de sauvegarde de l'emploi et donc rechercher dans les autres sociétés du groupe auxquels elle appartient s'il existe des postes susceptibles d'être proposés aux salariés menacés de licenciement. Lorsque tel est le cas, et c'est l'un des enseignements majeurs de l'arrêt rapporté, la société employeur, débitrice de l'obligation précitée, doit garantir le reclassement des salariés dans les emplois disponibles au sein groupe. Cette exigence peut apparaître logique et justifiée dans la mesure où proposer à un salarié un poste qu'il n'est pas certain de pouvoir occuper revient au fond à méconnaître l'obligation de reclassement. Pour autant, cette exigence laisse dans l'ombre une question essentielle : celle de savoir comment garantir le reclassement. On voit mal comment la société employeur pourrait imposer à une société tierce au contrat de travail de prendre à son service un salarié, feraient-elles partie du même groupe. L'autonomie des personnes morales s'y oppose. Dès lors, affirmer dans un plan de sauvegarde de l'emploi que le salarié doit obtenir l'accord de l'entité d'accueil sur sa candidature apparaît juridiquement fondé. Cela est pourtant condamné, à juste titre selon nous, par la Cour de cassation. En réalité, il nous semble que la solution retenue doit être comprise de la manière suivante. Il ne s'agit pas d'imposer à un tiers au contrat de travail de prendre à son service un salarié. En revanche, la société employeur doit s'assurer de l'accord de cette société quant à l'embauche du salarié dès lors qu'elle lui propose un poste de reclassement. A défaut, le droit au reclassement du salarié s'avère purement éventuel ; ce qui entre en contradiction avec la loi.
(1) Cass. soc., 10 juillet 2001, n° 99-40.987, Mme Vieillard c/ Association Irmep l'Essor et a. (N° Lexbase : A1731AUN) ; Dr. soc., 2001, p. 1012 ; v. aussi, Cass. soc., 13 mai 2009, n° 07-45.356, M. Jean-Claude Clanet, agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Blanchin, F-D (N° Lexbase : A9721EG7).
(2) V. notamment, Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07-42.675, M. Stéphane Pain, FS-P+B (N° Lexbase : A5734EI9) ; lire Ch. Radé, Le cadre, les congés payés et le principe d'égalité de traitement, Lexbase Hebdo n° 359 du 16 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0001BLM).
(3) Cass. soc., 21 janvier 2009, n° 07-43.452, Société nationale de radiodiffusion Radio France (N° Lexbase : A6479ECX) ; lire Ch. Radé, La justification des inégalités salariales à l'épreuve de l'ancienneté et de l'appartenance à des établissements distincts, Lexbase Hebdo n° 336 du 5 février 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N4803BIQ).
(4) Cass. soc., 28 octobre 2009, n° 08-40.457, Société Pfizer PGM (N° Lexbase : A6131EMZ) ; lire Ch. Radé, Principe "à travail égal, salaire égal" et entreprises à établissements distincts, Lexbase Hebdo n° 371 du 12 novembre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N3676BM4).
(5) Situation qui paraît au demeurant peu envisageable en pratique dès lors que les critères d'ordre des licenciements doivent être mis en oeuvre au niveau de l'entreprise et non de l'établissement.
(6) Rien ne s'oppose à notre sens à ce qu'un plan de sauvegarde de l'emploi soit mis en place au niveau d'une unité économique et sociale, alors même que la Cour de cassation considère, de manière constante, qu'un tel plan doit être élaboré au niveau de l'entreprise ou de l'établissement concerné par les licenciements économiques (v. en dernier lieu, Cass. soc., 16 janvier 2008, n° 06-46.313, Société Oce business service Est (OBS EST) N° Lexbase : A7768D34 ; lire S. Tournaux, Procédure de licenciement économique et UES : le statu quo maintenu, Lexbase Hebdo n° 290 du 31 janvier 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N8536BDI).
(7) Cass. soc., 17 mai 1995, n° 94-10.535, Comité central d'entreprise de la société Everite c/ Société Everite (N° Lexbase : A4058AAK).
(8) V., notamment, en ce sens l'article L. 1233-4 du Code du travail (N° Lexbase : L3135IM3).
(9) V. notre art., Les co-employeurs, in Les concepts émergents en droit des affaires, ss. la direc. d'E. Le Dolley, LGDJ, 2010, p. 43.
(10) Cass. soc., 13 janvier 2010, n° 08-15.776, Société San Carlo Gruppo Alimentare SPA (N° Lexbase : A2943EQ3).
Décision Cass. soc., 12 juillet 2010, n° 09-15.182, Société PPG AC France et a. c/ Comité central de la société PPG AC France et a., FS-P+B (N° Lexbase : A6782E4X) Rejet, CA Versailles, 14ème ch., 10 avril 2009, n° 09/00183, SA PPG AC France c/ Le comité central de l'unité économique Sigmakalon (N° Lexbase : A5540ELR) Textes concernés : C. trav., art. L. 1233-4 (N° Lexbase : L3135IM3), L. 1233-61 (N° Lexbase : L1236H9N) et L. 1235-10 (N° Lexbase : L5743IAX) Mots-clefs : plan de sauvegarde de l'emploi, principe d'égalité de traitement, établissement distinct, reclassement, groupe de sociétés, garantie de reclassement Lien base : (N° Lexbase : E9302ESC) |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397022
Réf. : Cass. soc., 13 juillet 2010, n° 09-41.626, Société Dyneff, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6837E4Y)
Lecture: 9 min
N0341BQP
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
Le 07 Octobre 2010
Résumé Le salarié ne pouvant être laissé dans l'incertitude quant à l'étendue de sa liberté de travailler, la clause par laquelle l'employeur se réserve la faculté, après la rupture, de renoncer à la clause de non-concurrence à tout moment au cours de l'exécution de celle-ci doit être réputée non écrite. En l'absence de disposition conventionnelle ou contractuelle fixant valablement le délai de renonciation par l'employeur à la clause de non-concurrence, celui-ci ne peut être dispensé de verser la contrepartie financière de cette clause que s'il libère le salarié de son obligation de non-concurrence au moment du licenciement. |
I - La neutralisation des facultés indéterminées de renonciation à la clause de non-concurrence
Position antérieure de la jurisprudence. La possibilité pour un employeur créancier d'une obligation de non-concurrence d'y renoncer au moment de la rupture du contrat de travail avait été discutée bien avant le revirement intervenu en 2000 imposant le versement d'une contrepartie financière (1). Depuis lors, il a été clairement établi qu'aucune renonciation ne pouvait être admise sans disposition en ce sens de l'accord collectif applicable dans l'entreprise, ou du contrat de travail.
Des décisions anciennes avaient précisé que, dans l'hypothèse où la faculté de renonciation n'était enserrée dans un aucun délai, celle-ci devait intervenir au moment où s'opère la rupture du contrat de travail, c'est-à-dire au moment de la notification du licenciement, et ce pour permettre au salarié de se faire immédiatement réembauché sans demeurer dans l'expectative (2).
Plus récemment, la Cour de cassation avait toutefois semblé revenir sur cette jurisprudence en permettant à l'employeur de renoncer à exercer la faculté de renonciation "dans un délai raisonnable" suivant la connaissance de la rupture du contrat de travail (3).
C'est cette dernière solution qui se trouve remise en cause par cet arrêt rendu le 13 juillet 2010 qui semble donc renouer avant la rigueur des solutions antérieures.
L'affaire. Dans cette affaire, une salariée avait été embauchée en CDD pour la période du 11 mars au 10 juin 1996 comme employée administrative et commerciale. A compter du 7 juin 1996, ce contrat avait été modifié en CDI et assorti d'un avenant prévoyant une clause de non-concurrence d'une durée de vingt-quatre mois assortie d'une contrepartie financière égale à un tiers du salaire, l'employeur se réservant la faculté de dispenser la salariée de son exécution ou d'en réduire la durée soit au moment du départ, soit pendant la durée de l'exécution de la clause, la durée du versement de la contrepartie financière étant alors réduite d'autant. La salariée, ensuite promue responsable des ventes avec un statut cadre, avait finalement été licenciée le 6 février 2008, l'employeur attendant le 30 avril 2008 pour renoncer à la clause de non-concurrence.
La salariée avait alors saisi la juridiction prud'homale pour contester les conditions de ce licenciement et réclamer le versement de la contrepartie financière. Le rejet fortement motivé du pourvoi confirme en tous points l'arrêt rendu par la cour d'appel de Montpellier le 11 février 2009 qui avait fait droit aux demandes de la salariée.
La solution. Selon la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, "le salarié ne pouvant être laissé dans l'incertitude quant à l'étendue de sa liberté de travailler, la clause par laquelle l'employeur se réserve la faculté, après la rupture, de renoncer à la clause de non-concurrence à tout moment au cours de l'exécution de celle-ci doit être réputée non écrite", étant précisé que, "en l'absence de disposition conventionnelle ou contractuelle fixant valablement le délai de renonciation par l'employeur à la clause de non-concurrence, celui-ci ne peut être dispensé de verser la contrepartie financière de cette clause que s'il libère le salarié de son obligation de non-concurrence au moment du licenciement". La cour d'appel ayant constaté l'absence d'une clause contractuelle fixant valablement le délai de renonciation de l'employeur et relevé que celui-ci n'avait renoncé au bénéfice de la clause de non-concurrence qu'après le licenciement, elle avait "valablement" pu en déduire que l'employeur demeurait tenu au paiement de la contrepartie financière.
La neutralisation ciblée des facultés indéterminées de renonciation. La lecture de cette décision, suffisamment importante pour figurer au rapport annuel de la Cour de cassation, montre que la Haute juridiction n'entend pas condamner le principe même de la faculté de renonciation, même lorsque celle-ci n'est assortie d'aucun délai, mais seulement de neutraliser la faculté d'exercer ce droit à tout moment et de contraindre l'employeur à se décider au seul moment du licenciement. Quoi que la formulation puisse dans un premier temps en faire douter ("la clause par laquelle l'employeur se réserve la faculté, après la rupture, de renoncer à la clause de non-concurrence à tout moment au cours de l'exécution de celle-ci doit être réputée non écrite"), c'est bien de l'absence de délai enfermant l'exercice de la faculté de renonciation dont il s'agit ("en l'absence de disposition conventionnelle ou contractuelle fixant valablement le délai de renonciation par l'employeur à la clause de non-concurrence").
L'arrêt apporte également deux précisions concernant la nature de la sanction et le fondement de la solution retenue qui méritent discussion.
II - Discussions sur le bienfondé de la solution
Discussion concernant le fondement de la solution retenue. La Cour de cassation considère dans son arrêt que la faculté indéterminée de renonciation laisse le salarié "dans l'incertitude quant à l'étendue de sa liberté de travailler", ce qui ne serait pas "possible".
L'argument se comprend assez bien dans la mesure où le salarié se trouve directement sous la "menace" d'une renonciation et ne peut, dès lors, pas véritablement prendre de décision sur un éventuel emploi tant que la clause de non-concurrence continue de s'exécuter, ou risque de continuer à s'exécuter.
La justification nous semble toutefois à la fois pauvre juridiquement et contestable dans son existence même.
Une justification juridiquement absente. On notera, en premier lieu, que la Cour de cassation affirme qu'il n'est pas "possible" de laisser le salarié "dans l'incertitude quant à l'étendue de sa liberté de travailler", sans toutefois préciser le fondement juridique de cette impossibilité. Certes, la clause porte atteinte à la liberté du travail du salarié ainsi qu'au droit à la sécurité juridique, et doit à ce titre répondre à la double exigence de nécessité et de proportionnalité posée par l'article L. 1221-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0767H9B).
Mais s'il s'agit bien de concilier l'intérêt de l'employeur et les droits du salarié, alors il n'est pas possible d'affirmer par principe qu'une telle clause est nulle, ou réputée non écrite, sans s'être au préalable livré à un examen des données de l'espèce pour déterminer si l'intérêt de l'entreprise commandait de laisser à l'employeur une faculté de renonciation qui n'est enfermée dans aucun délai d'exercice, et si la durée de l'incertitude qui en résulte pour le salarié n'est pas excessive. Sans doute la référence aux dispositions de l'article 1129 du Code civil (N° Lexbase : L1229AB7), aux termes duquel "Il faut que l'obligation ait pour objet une chose au moins déterminée quant à son espèce" (alinéa 1er), à tout le moins qu'elle "puisse être déterminée" (alinéa 2), aurait-elle été plus juste.
Une justification fondamentalement discutable. On objectera également que le postulat sur lequel repose l'affirmation peut-être sérieusement discuté.
On comprend parfaitement qu'un salarié ne puisse pas être astreint à une obligation de non-concurrence simplement éventuelle ; on n'imagine pas, en effet, qu'une clause de non-concurrence soit stipulée de manière conditionnelle et que l'employeur se réserve la faculté d'en exiger le respect à tout moment pendant un délai pouvant aller jusqu'aux deux années après la rupture du contrat de travail. Non seulement cette condition serait nulle en ce qu'elle est purement potestative et contrevient ainsi aux dispositions de l'article 1170 du Code civil (N° Lexbase : L1272ABQ), mais elle placerait véritablement le salarié dans une situation d'incertitude concernant l'étendue de sa liberté professionnelle puisqu'elle pourrait le conduire à quitter l'emploi qu'il occupait valablement depuis la rupture de son précédent contrat dans l'hypothèse où l'employeur réclamerait l'application de la clause.
Mais ici il ne s'agit nullement de cela, mais d'un salarié qui sait, depuis la conclusion de la clause de non-concurrence, qu'il sera limité pendant un certain temps dans ses recherches d'emploi et qu'il en sera éventuellement libéré si l'employeur décide d'y renoncer avant son terme. Or, cet événement (la renonciation) devrait être considéré comme intrinsèquement favorable au salarié, au regard du respect de sa liberté professionnelle dont il retrouvera alors, et par anticipation, le plein exercice. Dès lors, il semble difficile de justifier la solution par la volonté de protéger la liberté du salarié puisqu'au contraire cet impératif justifierait au contraire qu'on validât cette faculté de renonciation non enfermée dans un délai d'exercice.
La confusion des intérêts en présence. Il convient alors de rechercher dans un autre argument la solution.
Si une incertitude défavorable existe pour le salarié, elle porte non pas sur l'étendue de sa liberté professionnelle, mais bien sur la durée de versement de la contrepartie financière qui cessera de lui être due si l'employeur renonce à la clause de non-concurrence ; le salarié devrait donc, si on suit cet argument, pouvoir "compter" sur la durée de versement stipulée dans la clause initiale et toute cessation anticipée ruinerait ses prévisions.
Nous persistons à ne pas partager cette manière de traiter le droit à la contrepartie financière comme si celui-ci naissait de la clause de non-concurrence indépendamment de la question de savoir si celle-ci est nécessairement liée à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise (4). Le droit au versement de la contrepartie devrait, en effet, apparaître comme un moindre mal, comme une compensation à une atteinte réalisée à la liberté du travail dont il a été préalablement vérifié qu'elle était justifiée par la nature de l'activité du salarié et l'intérêt bien compris de son employeur, mais non comme un droit détaché de toute référence préalable à l'utilité de la clause. A partir du moment où la clause devient pour l'entreprise sans intérêt, il semble logique de permettre à l'employeur de libérer le salarié de son obligation de non-concurrence, qui limite sa capacité de gains, ce qui entraîne logiquement l'arrêt du versement de la contrepartie.
En condamnant la faculté de renoncer à tout moment à la clause de non-concurrence postérieurement à la rupture du contrat de travail, la Cour de cassation protège donc l'intérêt financier du salarié, mais non son intérêt professionnel, ce qui nous semble regrettable.
Reste à s'interroger sur la portée pratique de la solution, c'est-à-dire sur le sort de clauses de renonciation voisines.
III - Incertitudes sur la portée pratique de la solution
Le sort des facultés de renonciation avant rupture. Il est tout d'abord loisible de se demander si l'employeur pourrait s'arroger le droit de renoncer à tout moment au bénéfice de clause tant que le contrat de travail n'est pas rompu (5). Ce type de clause ne semble, en effet, pas visé par cet arrêt, qui concerne, faut-il le rappeler, les facultés de renonciation pouvant s'exercer après la rupture du contrat de travail.
Dans la mesure où elle laisse également le salarié dans l'incertitude quant à sa liberté de travailler après la rupture, elle pourrait sembler compromise.
Mais il nous semble que ce type de clause doit demeurer valable dans la mesure où la faculté de renonciation s'exerce par hypothèse avant que le salarié ne recouvre sa liberté professionnelle, et ne porte donc pas atteinte à celle-ci.
Le sort des clauses fixant des délais de renonciation. Il est, également, légitime de s'interroger sur le sort des clauses fixant des délais de renonciation relativement longs, c'est-à-dire au-delà des huit ou quinze jours généralement constatés dans les accords collectifs (6).
Il semble ici qu'il faille réintroduire la référence au "délai raisonnable" auquel la Haute juridiction avait précédemment fait référence, c'est-à-dire du délai après lequel on considère que le salarié est durablement plongé dans l'incertitude. La clause enfermant cette faculté dans un bref délai pourrait alors être validée, mais réputée non écrite pour la durée excédant cette fraction, le cas échéant.
Incertitudes sur le "moment" de l'exercice de la faculté de renonciation. Une même question mérite, d'ailleurs, d'être posée s'agissant de la référence dans l'arrêt du 13 juillet 2010 au "moment" du licenciement auquel l'employeur, privé de sa faculté indéterminée de renonciation, peut libérer le salarié de sa clause. S'agit-il du jour du licenciement (c'est-à-dire en même temps que sa notification) ? L'employeur peut-il encore renoncer à la clause pendant la durée du préavis ? Peut-il laisser passer quelques jours, tant que le salarié n'a pas signé le reçu pour solde de tout compte, ou restituer les biens appartenant à l'entreprise ?
On le comprend aussitôt, la solution retenue dans cet arrêt en date du 13 juillet 2010 ne règle pas tous les problèmes posés par les clauses de renonciation, et en suscite même de nouveau.
Il nous semble qu'un changement radical de perspective devrait s'opérer et que la jurisprudence devrait, au contraire, encourager ces clauses qui permettent aux salariés de recouvrer au plus vite leur liberté professionnelle, aux antipodes donc des orientations actuelles...
(1) Cass. soc., 10 juillet 2002, 3 arrêts, n° 00-45.135, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1225AZE), n° 00-45.387, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1227AZH) et n° 99-43.334, FP-P+B+R+I ([LXB=A0769AZ]I) et nos obs., Clauses de non-concurrence : l'emprise des juges se confirme, Lexbase Hebdo n° 41 du 3 octobre 2002 - édition sociale (N° Lexbase : N4139AAK).
(2) La solution concernait initialement le salarié dispensé de l'exécution de son préavis : Cass. soc., 27 septembre 1989, n° 86-45.701, M. Roche c/ M. Chevrier et autre (N° Lexbase : A1368AAW) : "dans le cas où le salarié est dispensé d'exécuter son préavis, la clause de non-concurrence le lie dès son départ effectif de l'entreprise ; que la cour d'appel ayant constaté que les modalités de la renonciation de l'employeur au bénéfice de la clause n'étaient fixées ni par la convention collective, ni par le contrat de travail, il en résultait que cette renonciation devait intervenir au moment du licenciement du salarié pour lui permettre, le cas échéant, d'entrer, pendant la durée du préavis, au service d'une entreprise concurrente" ; Cass. soc., 16 mai 1990, n° 87-40.904, Société anonyme Groupe service transports c/ M. Roger Campourcy et autres (N° Lexbase : A6770AH9) ; Cass. soc., 3 février 1993, n° 89-44.031, Société à responsabilité limitée Bréguet constructions c/ M. Alain Fillod (N° Lexbase : A1714AAQ). La solution avait également appliqué au salarié non dispensé de l'exécution de son préavis : Cass. soc., 4 décembre 1991, n° 90-40.309, M. Dieziger c/ Société Gillet-Thaon (N° Lexbase : A1738AAM).
(3) Cass. soc., 13 juin 2007, n° 04-42.740, M. Dan Vasilescu, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8652DWD) : un mois ; Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07-44.923, M. Jean-Christophe Guillemin, F-D (N° Lexbase : A5755EIY) : le salarié avait dans cette affaire été libéré de son obligation lors de la notification de son licenciement.
(4) En ce sens notre chron., L'employeur et la renonciation au bénéfice de la clause de non-concurrence : plaidoyer pour un changement d'orientation, Lexbase Hebdo n° 393 du 6 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N0586BPE).
(5) Ce type de clause peut se heurter aux dispositions conventionnelles conditionnant la renonciation à la rupture du contrat de travail : Cass. soc., 10 février 1998, n° 94-45.279, Société Narboni Imprimerie c/ M. Merdrignac (N° Lexbase : A2343ACR) (VRP).
(6) Huit jours pour la métallurgie, quinze pour les VRP, par exemple.
Décision Cass. soc., 13 juillet 2010, n° 09-41.626, Société Dyneff, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6837E4Y) Rejet (cour d'appel de Montpellier, 4ème chambre sociale,11 février 2009) Textes concernés : C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) et C. trav., art. L. 1221-1 (N° Lexbase : L0767H9B) Mots clef : clause de non-concurrence ; faculté de renonciation ; délai d'exercice ; indétermination ; sanction Liens base : (N° Lexbase : E8734ESB) |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:400341
Lecture: 11 min
N7000BPX
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
Le 27 Mars 2014
Un article 66-3-2 précise, ensuite, que : "L'acte sous seing privé contresigné par les avocats de chacune des parties ou par l'avocat de toutes les parties fait pleine foi de l'écriture et de la signature de celles-ci tant à leur égard qu'à celui de leurs héritiers ou ayants cause. La procédure de faux prévue par le code de procédure civile lui est applicable".
Enfin, un article 66-3-3 énonce que : "L'acte sous seing privé contresigné par avocat est, sauf disposition dérogeant expressément au présent article, dispensé de toute mention manuscrite exigée par la loi".
Avant d'examiner les apports de chacune de ces dispositions, le texte appelle, d'un point de vue général, une observation. Il convient, en effet, de remarquer que cette réforme s'inscrit dans une tendance plus globale tendant au renforcement du rôle de l'avocat. Sous cet aspect, l'acte contresigné constitue un instrument au service de l'avocat dans l'accomplissement des nouvelles missions dont il s'est trouvé récemment investi : on sait que l'avocat peut, désormais, intervenir, aux termes de l'article 492 du Code civil (N° Lexbase : L8478HWW), pour contresigner les mandats de protection future rédigés sous la forme d'un acte sous seing privé, si les parties n'ont pas choisi d'utiliser le modèle-type établi par décret ; ou bien encore que, depuis la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 (N° Lexbase : L6046HUH), l'avocat est conduit à accompagner l'incapable dans de nombreux actes juridiques, et pas seulement dans ses démarches judiciaires ; enfin qu'une proposition de loi relative à l'exécution des décisions de justice, aux conditions d'exercice de certaines professions règlementées et aux experts judiciaires, adoptée par l'Assemblée nationale en première lecture le 30 juin 2010, propose d'introduire dans le Code civil, après le Titre XVI du Livre III, un Titre XVII "De la convention de procédure participative", dont le nouvel article 2062 précise que cette convention, confiée exclusivement aux avocats, est celle "par laquelle les parties à un différend qui n'a pas encore donné lieu à la saisine d'un juge ou d'un arbitre s'engagent à oeuvrer conjointement et de bonne foi à la résolution amiable de leur différend".
Venons-en à présent aux dispositions nouvelles à proprement parler afin d'en déterminer la teneur et la portée. La première d'entre elles intéresse la responsabilité de l'avocat (I), la deuxième la force probante de l'acte contresigné par l'avocat (II), tandis que la dernière tire une conséquence de la valeur reconnue à l'acte contresigné en dispensant d'un certain formalisme légal jugé, dans ce cas, superfétatoire (III).
I - La responsabilité de l'avocat
En énonçant que, "En contresignant un acte sous seing privé, l'avocat atteste avoir éclairé pleinement la ou les parties qu'il conseille sur les conséquences juridiques de cet acte", l'article 66-3-1 que propose d'introduire, dans la loi du 31 décembre 1971 précitée, le projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques règlementées renvoie à la mission d'information et de conseil qu'assume l'avocat et, le cas échéant, à la responsabilité qu'il encourt en cas de manquement. Afin de mesurer l'apport de la disposition nouvelle, il n'est pas inutile de revenir, même rapidement, sur l'état de la jurisprudence en la matière.
On n'ignore pas, en effet, que, depuis que la jurisprudence a consacré l'existence d'une obligation générale d'information en matière contractuelle -soit qu'elle l'ait fait en la rattachant à l'exigence de bonne foi de l'article 1134, alinéa 3, du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) ou à l'équité de l'article 1135 (N° Lexbase : L1235ABD) du même code, soit qu'elle l'ait implicitement, mais nécessairement, reconnue une fois admis que le dol pouvait être constitué par le silence gardé par l'un des contractants sur un élément déterminant du consentement-, cette obligation n'a cessé de s'intensifier, au point de devenir particulièrement contraignante lorsqu'elle pèse sur les professionnels et, notamment, sur les avocats. La jurisprudence est, à cet égard, éclairante : tenu, en tant que rédacteur d'acte, de prendre toutes dispositions utiles pour assurer la validité et l'efficacité de l'acte (1), il lui incombe d'apporter la diligence à se renseigner sur les éléments de droit et de fait qui commandent les actes qu'il prépare ou les avis qu'il doit fournir, et d'informer ses clients sur la portée de l'acte et sur la conduite à tenir (2). Sous cet aspect, il n'est pas douteux que le devoir d'information et de conseil du rédacteur d'actes implique qu'il ait pris en considération les mobiles des parties, fussent-ils extérieurs à l'acte, au moins lorsqu'il en a eu connaissance (3). Il est, en outre, à présent parfaitement acquis que le devoir d'information et de conseil du débiteur subsiste lorsque le créancier se fait assister par une personne compétente : ainsi a-t-il été jugé que la présence d'un avoué dans la procédure d'appel ne dispense pas l'avocat de son devoir de conseil (4). Et l'on sait, suivant d'ailleurs la même logique, que la compétence personnelle du client ne supprime pas dans son principe le devoir d'information et de conseil du professionnel : la jurisprudence décide, en effet, que les compétences professionnelles d'un client ne peuvent, à elles seules, dispenser l'avocat choisi par celui-ci de toute obligation de conseil (5) et, plus généralement, qu'elles ne dispensent pas le rédacteur d'actes de son devoir de conseil (6).
Par où l'on voit bien que la jurisprudence se montre, globalement, particulièrement exigeante. Au fond, l'une des seules limites à l'obligation d'information et de conseil de l'avocat, en dehors même du fait que le devoir de conseil ne s'applique pas aux faits qui sont de la connaissance de tous (7) ou, inversement, qui sont ignorés de tous, rendant du même coup l'erreur invincible (8), tient au fait qu'on considère que le professionnel n'est pas tenu de vérifier les déclarations d'ordre factuel faites par les parties, du moins dans les hypothèses dans lesquelles aucun élément ne permettait de douter de leur exactitude. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation a, d'ailleurs, très nettement posé en principe que "l'avocat ne saurait être tenu, dans le cadre de son obligation de conseil, de vérifier les informations fournies par son client s'il n'est pas établi qu'il disposait d'informations de nature à les mettre en doute ni d'attirer son attention sur les conséquences d'une fausse déclaration" (9).
Il apparaît, dès lors, assez nettement que le projet de loi, quant à l'existence et au contenu du devoir d'information et de conseil qui pèse sur l'avocat, consacre pour l'essentiel le droit positif sans y apporter de changements substantiels.
Là où, tout de même, le projet de loi innove, c'est en ce qu'il prévoit que, en contresignant l'acte, l'avocat atteste être intervenu pour informer et conseiller les parties : il est dès lors présumé de manière irréfragable avoir examiné l'acte et conseillé son client, alors que, jusqu'à présent, la jurisprudence jugeait que celui qui était légalement ou contractuellement tenu d'une obligation particulière d'information devait rapporter la preuve de l'exécution de cette obligation, admettant ainsi une présomption simple de non exécution de l'obligation (10).
La règle nouvelle est présentée comme un gage de sécurité sensée garantir la réalité du consentement des parties et limiter les possibilités de contestations ultérieures. Elle serait, dès lors, édictée dans l'intérêt des clients de l'avocat. A y regarder de plus près, il n'est pas, cependant, toujours certain que le résultat soit parfaitement atteint : alors en effet que, dans le système issu de la jurisprudence, le client n'avait rien à démontrer, la charge de la preuve pesant sur l'avocat qui devait, pour s'exonérer de sa responsabilité, établir qu'il l'avait correctement informé et conseillé, le nouveau système légal, en présumant que l'avocat a bien informé son client, pourrait placer celui-ci dans une situation plus complexe au cas où, en cas de litige, il soutiendrait qu'en dépit de cette présomption, l'avocat ne l'aurait pas ou pas suffisamment informé des conséquences ou des risques de l'acte qu'il a contresigné.
II - La force probante de l'acte contresigné
En proposant d'insérer, dans la loi du 31 décembre 1971, un article 66-3-2 aux termes duquel "L'acte sous seing privé contresigné par les avocats de chacune des parties ou par l'avocat de toutes les parties fait pleine foi de l'écriture et de la signature de celles-ci tant à leur égard qu'à celui de leurs héritiers ou ayants cause. La procédure de faux prévue par le code de procédure civile lui est applicable", le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale le 30 juin dernier suggère en quelque sorte, en conférant à cet acte une force probante renforcée, d'introduire dans notre système juridique un nouveau type d'acte qui serait à mi-chemin entre l'acte sous seing privé ordinaire, autrement dit non contresigné, qui n'offre aucune garantie quant à son origine, et qui, de ce fait, est facilement contestable, et l'acte authentique, certes moins facilement contestable mais plus complexe et plus coûteux.
L'acte contresigné par un avocat se trouve assimilé à l'acte sous seing privé reconnu par celui auquel on l'oppose ou légalement tenu pour reconnu visé par l'article 1322 du Code civil (N° Lexbase : L1433ABP), et suivant lequel un tel acte a "entre ceux qui l'ont souscrit et entre leurs héritiers et ayants cause la même foi que l'acte authentique". L'article 1322 reprend, sur ce point, la formulation de l'article 1319 (N° Lexbase : L1430ABL) qui prévoit que "l'acte authentique fait pleine foi de la convention qu'il renferme entre les parties contractantes et leurs héritiers ou ayants cause".
Aussi bien, alors que, s'agissant d'un acte sous seing privé ordinaire, où les signatures qui y figurent peuvent être des faux puisque personne n'a pu vérifier l'identité des signataires, le juge n'est jamais tenu de tenir pour vrai un acte sous seing privé du seul fait qu'il est produit devant lui, il en va différemment pour les actes visés à l'article 1322 du Code civil, dont l'acte contresigné par un avocat fait désormais partie. Disposant de "la même foi que l'acte authentique", l'acte visé par ce texte constitue une preuve parfaite s'imposant à la conviction des juges.
Encore faut-il distinguer selon qu'il est question de la régularité matérielle de l'acte ou de sa régularité intellectuelle.
De l'assimilation de l'acte contresigné par l'avocat aux actes de l'article 1322 du Code civil, il résulte, en premier lieu, qu'un tel acte ne peut faire l'objet d'une dénégation ou d'une méconnaissance de la signature ou de l'écriture par les parties ou par leurs ayants cause. Les parties ne pourront, donc, pas soutenir que la signature ou l'écriture de l'acte n'est pas la leur, pas plus que les héritiers ou ayants cause ne pourront affirmer qu'ils ne la reconnaissent pas. L'acte fait foi de l'identité de ses signataires et du fait que les parties ont bel et bien exprimé leur consentement. Sa régularité matérielle est, dès lors, acquise. Le seul moyen de contester la régularité matérielle d'un tel acte consisterait dans la procédure de faux prévue par les articles 299 (N° Lexbase : L1924H4Z) et suivants du Code de procédure civile : si, en effet, au cours d'une instance, l'écrit sous seing privé produit par un plaideur est argué de faux matériel par son adversaire, le juge procèdera à un examen en suivant les règles de la vérification d'écriture incidente, l'article 299 du Code de procédure civile renvoyant sur ce point aux articles 287 (N° Lexbase : L1892H4T) à 295 (11).
Mais, il se peut, en second lieu, que ce soit non plus la régularité matérielle de l'acte qui soit contestée, mais sa régularité intellectuelle, autrement dit que ce ne soit pas la signature ou l'écriture d'une partie qui soit en cause, mais une mention de l'acte. Dans un acte authentique, contrairement aux énonciations relatives à des faits que l'officier public a pu constater personnellement, qui sont, en raison de sa qualité, incontestables, les faits relatés dans l'acte qui n'ont pas été constatés directement par l'officier public sont soumis à la preuve contraire. Par hypothèse, les mentions figurant dans un acte contresigné par un avocat n'ayant pas été constatées par un officier public, il faut considérer qu'elles ne font foi que jusqu'à preuve contraire des faits juridiques qu'elles relatent et des énonciations qu'elles contiennent.
III - La dispense du formalisme légal de la mention manuscrite
L'article article 66-3-2 que suggère d'introduire, dans la loi du 31 décembre 1971, le projet adopté le 30 juin dernier par l'Assemblée nationale dispose que "L'acte sous seing privé contresigné par avocat est, sauf disposition dérogeant expressément au présent article, dispensé de toute mention manuscrite exigée par la loi".
Cette disposition n'appelle, à vrai dire, que de brèves observations.
On rappellera, en effet, que le législateur, particulièrement à l'époque contemporaine, conscient des limites des méthodes classiques de protection du consentement et tirant ainsi les conséquences des insuffisances de la théorie des vices du consentement, a mis en oeuvre de nouvelles méthodes de protection du consentement destinées à rétablir l'inégalité objective existant souvent entre les contractants. D'où, suivant cette logique, un essor du formalisme et, notamment, du formalisme informatif : de plus en plus, dans un souci de protection du consentement du contractant, on l'oblige à recopier dans le contrat certaines mentions légales destinées à attirer son attention sur le contenu et la portée de son engagement. Ce formalisme, requis à peine de nullité de l'acte, est supposé mettre en mesure celui qui s'engage de le faire en connaissance de cause (12).
Cependant, l'avocat ayant pour mission de conseiller et éclairer les parties, on présume, quand il contresigne l'acte, qu'il a correctement exécuté son obligation d'information et de conseil, de telle sorte qu'il est cohérent de supposer que les parties sont pleinement conscientes de leur engagement. Du même coup, l'exigence d'une mention manuscrite devient assez inutile. C'est la raison pour laquelle le projet de loi propose, dans ces hypothèses, de dispenser de cette exigence, le contreseing de l'avocat, sensé remplir en partie la même finalité, se substituant en quelque sorte à la mention manuscrite. On peut d'ailleurs, à cet égard, penser que la présence de l'avocat, tenu d'une obligation générale d'information et de conseil, sera plus à même d'éclairer efficacement le consentement des parties, le recopiage d'une mention légale n'étant pas toujours, loin s'en faut, le gage d'une bonne compréhension par celles-ci de la teneur de leurs engagements : l'abondance et la complexité de ce formalisme paperassier en fait, en effet, un instrument difficilement maîtrisable par ceux-là mêmes auxquels il est destiné. Surtout, malgré leur minutie, les exigences légales omettent parfois une information qu'aurait pu imposer l'obligation générale de renseignements. Or la jurisprudence décide que lorsque le formalisme informatif a été respecté, le destinataire de celui-ci ne saurait se plaindre (13).
(1) Cass. civ. 1, 5 février 1991, n° 89-13.528 (N° Lexbase : A4419AH7), Bull. civ. I, n° 46.
(2) Cass. civ. 1, 27 novembre 2008, n° 07-18.142, F-P+B sur la première branche (N° Lexbase : A4608EBB), Bull. civ. I, n° 267, jugeant que l'avocat, unique rédacteur d'un acte sous seing privé, est tenu de veiller à assurer l'équilibre de l'ensemble des intérêts en présence et de prendre l'initiative de conseiller les deux parties à la convention sur la portée des engagements souscrits de part et d'autre, peu important le fait que l'acte a été signé en son absence après avoir été établi à la demande d'un seul des contractants.
(3) Cass. civ. 1, 13 décembre 2005, n° 03-11.443, FS-P+B (N° Lexbase : A0335DMD), Bull. civ. I, n° 496.
(4) Cass. civ. 1, 29 avril 1997, n° 94-21.217 (N° Lexbase : A0136ACZ), Bull. civ. I, n° 132.
(5) Cass. civ. 1, 12 janvier 1999, n° 96-18.775 (N° Lexbase : A2743ATR), Bull. civ. I, n° 15.
(6) Cass. civ. 1, 7 juillet 1998, n° 96-14.192 (N° Lexbase : A4535AG3), Bull. civ. I, n° 238.
(7) Cass. civ. 3, 20 novembre 1991, n° 90-10.286 (N° Lexbase : A2944ABN), Bull. civ. III, n° 284. Comp. Cass. civ. 1ère, 28 mars 2000, n° 97-18.737 (N° Lexbase : A3478AUD), Bull. civ. I, n° 101, jugeant que nul ne peut voir sa responsabilité engagée pour ne pas avoir rappelé à une autre partie des obligations relevant de l'obligation de bonne foi qui s'impose en matière contractuelle, ou les conséquences de leur transgression.
(8) Cass. civ. 1, 21 novembre 2000, n° 98-13.860 (N° Lexbase : A9344AHK), Bull. civ. I, n° 300 (usucapion ignoré de tous et ultérieurement constaté dans une décision judiciaire).
(9) Cass. civ. 1, 30 octobre 2007, n° 05-16.789 (N° Lexbase : A2275DZB).
(10) La solution, d'abord dégagée en matière médicale (Cass. civ. 1, 25 février 1997, n° 94-19.685 (N° Lexbase : A0061ACA, Bull. civ. I, n° 75), a ensuite été généralisée. Voir ainsi, s'agissant de l'avocat : Cass. civ. 1, 29 avril 1997, n° 94-21.217 (N° Lexbase : A0136ACZ), Bull. civ. I, n° 132.
(11) S. Guinchard et F. Ferrand, Procédure civile, Précis Dalloz, 28ème éd., n° 1191 et s..
(12) Sur l'essor de cette tendance, voir, not., F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 10ème éd., n° 262 et s..
(13) Cass. civ. 1, 14 juin 1989, n° 88-12.665 (N° Lexbase : A0039AB3), JCP éd. G, 1991, II, 21632, jugeant que "dès lors que le législateur lui-même n'avait pas jugé utile de faire figurer cet avertissement sur le modèle type qu'il avait lui-même rédigé [...] aucune réticence dolosive ne pouvait être imputée au cocontractant".
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:397000