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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la rédaction
Le 27 Mars 2014
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Réf. : Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-41.016, Société CSF venant aux droits de la Société Amidis c/ Mme Valérie Grupposo, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8283DN4)
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N7132AKD
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
Le 07 Octobre 2010
Solution inédite
Une mutation géographique ne constitue pas, en elle-même, une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix de son domicile. Elle peut simplement priver de cause réelle et sérieuse le licenciement du salarié qui la refuse lorsque l'employeur la met en oeuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle, sans conduire à la nullité du licenciement. |
Décision
Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-41.016, Société CSF venant aux droits de la Société Amidis c/ Mme Valérie Grupposo, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8283DN4) Cassation (CA, Aix-en-Provence, 9ème chambre B, 10 décembre 2003) Texte visé : C. trav., art. L. 122-14-4 (N° Lexbase : L8990G74) ; C. trav., art. L. 120-2 (N° Lexbase : L5441ACI) Mots-clefs : mobilité professionnelle ; incidences sur la vie familiale du salarié ; sanction ; refus d'admettre la nullité ; privation éventuelle de cause réelle et sérieuse du licenciement. Lien bases : |
Faits
1. Mme Grupposo, télévendeuse au service de la société Amidis devenue société CSF et affectée à Lieusaint, en Seine-et-Marne, a obtenu, le 5 juin 2001, une mutation à Salon-de-Provence où elle s'est installée avec sa famille. Elle a refusé, en août 2001, de signer un avenant à son contrat de travail faisant état d'une limitation dans le temps de cette nouvelle affectation. Le 3 septembre 2001, l'employeur lui a fait connaître qu'il y mettait fin et qu'il lui appartenait de rejoindre son lieu antérieur de travail, et lui a interdit l'accès à l'établissement de Salon-de-Provence. Un délégué du personnel de l'établissement de Salon-de-Provence, qui avait demandé à l'employeur, le 29 août 2001, l'organisation d'une réunion de délégués pour évoquer, notamment, la question d'une "carte d'accès concernant (Mme Grupposo)", a demandé, le 5 septembre 2001, jour de la réunion prévue, qu'y soit évoquée aussi la question de l'expulsion de l'intéressée et la "fin de son contrat de détachement" au regard de la mutation précédemment accordée. Mme Grupposo a été licenciée pour faute grave le 26 septembre, motif pris de son refus de rejoindre Lieusaint. 2. Elle a directement saisi, le 28 septembre 2001, le bureau de jugement du conseil de prud'hommes, qui a dit le licenciement nul et ordonné, sous astreinte, la poursuite du contrat de travail à Salon-de-Provence. La cour d'appel a confirmé ce jugement. |
Solution
1. "Les dispositions de l'article L. 422-1-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6356ACE) permettant au salarié ou au délégué du personnel de saisir, sans recourir au préalable de conciliation, le bureau de jugement du conseil de prud'hommes statuant selon les formes du référé, sont applicables, à défaut de solution trouvée avec l'employeur, lorsqu'existent des divergences sur la réalité de l'atteinte aux droits des personnes dénoncée par le délégué ou lorsque l'employeur saisi d'une telle atteinte ne diligente pas d'enquête ; la cour d'appel, qui a retenu que le délégué du personnel avait exercé son droit d'alerte dans des circonstances exceptionnelles et qu'aucune suite n'avait été donnée à sa lettre du 5 septembre 2001, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision" (non commenté). 2. "Vu les articles L. 122-14-4 et L. 120-2 du Code du travail", "Pour juger nul le licenciement de Mme Grupposo et ordonner la poursuite de son contrat de travail à Salon-de-Provence, l'arrêt retient qu'en lui interdisant l'accès aux lieux de travail dans lesquels elle avait été affectée, en la contraignant à rejoindre son ancien poste alors qu'il ne pouvait ignorer qu'elle était installée avec sa famille dans la région, et en la licenciant au motif qu'elle n'avait pas rejoint ce poste de travail, l'employeur a porté atteinte à ses droits quant au maintien de son emploi tel que prévu par les relations contractuelles et quant au respect de sa vie de famille". "Une mutation géographique ne constitue pas en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix de son domicile ; si elle peut priver de cause réelle et sérieuse le licenciement du salarié qui la refuse lorsque l'employeur la met en oeuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle, elle ne justifie pas la nullité de ce licenciement". "En statuant comme elle l'a fait la cour d'appel a violé les textes susvisés". Par ces motifs : casse et annule, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 décembre 2003, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ; condamne Mme Grupposo aux dépens ; vu l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile, rejette la demande". |
Commentaire
1. Une mutation géographique ne constitue pas en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix de son domicile
Les mutations géographiques résultent souvent de la volonté de l'employeur, et la jurisprudence est venue fixer les règles applicables en opérant une distinction selon que le salarié est ou non astreint à une obligation, conventionnelle ou contractuelle, de mobilité. Mais, il arrive également que le salarié souhaite être muté, notamment pour suivre son conjoint. Dans cette hypothèse, l'employeur n'a, sauf dispositions conventionnelles favorisant les salariés, aucune obligation d'accepter. S'il accède à la demande du salarié, le contrat de travail sera alors modifié et il conviendra d'en tirer toutes les conséquences. En dépit de l'apparente simplicité des principes, la réalité est parfois beaucoup plus confuse, comme le montre cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 28 mars 2006.
Dans cette affaire, une salariée avait obtenu sa mutation de Seine-et-Marne à Salon-de-Provence, où elle s'était installée avec sa famille. Deux mois plus tard, son employeur lui avait demandé de signer un avenant à son contrat de travail faisant état d'une limitation dans le temps de cette nouvelle affectation. La salariée avait refusé de signer cet avenant, mais l'employeur avait décidé, quelques semaines plus tard, de mettre un terme à cette mutation, ordonné à la salariée de rejoindre son ancien poste et lui avait interdit l'accès à l'établissement de Salon-de-Provence. Devant son refus persistant, l'employeur l'avait licenciée pour faute grave. La salariée avait alors saisi le conseil de prud'hommes pour obtenir l'annulation de son licenciement et sa réintégration dans l'établissement de Salon-de-Provence, ce qui lui avait été accordé à la fois en première instance et devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence. Pour justifier cette annulation, les magistrats aixois avaient considéré, en particulier, que la décision prise par l'employeur portait atteinte "au respect de sa vie de famille", en d'autres termes au "droit à une vie familiale normale", fondé sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4798AQR). Cet arrêt est cassé, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérant qu'"une mutation géographique ne constitue pas en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix de son domicile ; si elle peut priver de cause réelle et sérieuse le licenciement du salarié qui la refuse lorsque l'employeur la met en oeuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle, elle ne justifie pas la nullité de ce licenciement".
Cette solution semble parfaitement justifiée sur un plan juridique. Pour bien comprendre ce qui est en jeu ici, il convient de reprendre le raisonnement qui fonde cette décision. L'article L. 120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI) dispose que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Lorsque l'atteinte illicite à une liberté n'est pas sanctionnée par un texte spécial, la jurisprudence considère qu'elle est susceptible d'entraîner la nullité de la mesure attentatoire et, s'il s'agit d'un licenciement, la réintégration du salarié (jurisprudence "Clavaud" : Cass. soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804, Société anonyme Dunlop France c/ M. Clavaud, publié N° Lexbase : A4778AA9, Dr. soc. 1988, p. 428, conc. H. Ecoutin, note G. Couturier). L'examen de la jurisprudence rendue depuis cet arrêt montre, toutefois, que cette hypothèse est rarement envisagée mais, de surcroît, que la Cour de cassation refuse, de manière quasiment systématique, d'en faire effectivement application, qu'il s'agisse de consacrer un prétendu droit de se vêtir librement (Cass. soc., 28 mai 2003, n° 02-40.273, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6668CK8, Dr. soc. 2003, p. 808, chron. P. Waquet ; JCP G 2003, II, 10128, note D. Corrignan-Carsin) ou le principe selon lequel "le criminel tient le civil en l'état" (Cass. soc., 31 mars 2004, n° 01-46.960, F-P+B N° Lexbase : A7474DBG, lire nos obs., Annulation du licenciement et article 6 de la CESDH : la salutaire mise au point de la Cour de cassation, Lexbase Hebdo n° 115 du 8 avril 2004 - édition sociale N° Lexbase : N1178ABA). C'est dans cette tendance stricte que s'inscrit incontestablement cet arrêt. La Chambre sociale de la Cour de cassation affirme, en effet, qu'"une mutation géographique ne constitue pas en elle-même une atteinte à la liberté fondamentale du salarié quant au libre choix de son domicile". Ce faisant, la Cour se situe dans le prolongement de sa jurisprudence "Spileers", dégagée en 1999, aux termes de laquelle elle avait annulé une clause de mobilité assortie d'une obligation de résidence, au visa notamment de l'article 8 de la CESDH (Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755, M. Spileers c/ Société Omni Pac N° Lexbase : A4618AG7, Dr. soc. 1999, p. 287, obs. J.-E. Ray ; RJS 1999, pp. 9497, chron. J. Richard de la Tour ; D. 1999, p. 645, note J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; Cass. soc., 13 juillet 2004, n° 02-44.958, F-D N° Lexbase : A1108DDE : validité de la clause de mobilité/résidence d'un gardien d'immeuble). C'est donc l'obligation de résidence, qui accompagnait l'obligation de mobilité, qui ne semblait pas indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise, et qui avait entraîné l'annulation de l'ensemble, et non la mobilité elle-même. La Cour de cassation a d'ailleurs eu l'occasion, depuis, de manifester son hostilité à l'égard des clauses de résidence, singulièrement lorsqu'elles sont insérées dans le contrat d'un avocat salarié, indépendamment de toute obligation de mobilité (Cass. soc., 12 juillet 2005, n° 04-13.342, FS-P+B N° Lexbase : A9337DIN, lire Validité limitée des clauses d'obligation de résidence, Lexbase Hebdo n° 178 du 28 juillet 2005 - édition sociale N° Lexbase : N7071AIQ ; Cass. civ. 1, 7 février 2006, n° 05-12.113, F-P+B N° Lexbase : A8547DMI). Or, dans cette affaire, la "mutation géographique" en cause ne s'accompagnait d'aucune obligation de résidence. La Cour d'Aix-en-Provence avait, toutefois, fait une application extensive de l'article L. 120-2 du Code du travail, considérant sans doute que la mutation ordonnée conduirait nécessairement la salariée à déménager. Or, c'est précisément pour cette raison que la Cour de cassation refuse, ici, de considérer que la décision de l'employeur pouvait être annulée. 2. Le refus de la nullité au profit d'une privation de cause réelle et sérieuse
Sur ce point, la solution semble justifiée car aucune autre analyse ne pourrait être raisonnablement envisagée. Les vies professionnelle et personnelle des salariés sont, en effet, nécessairement imbriquées et les employeurs ne doivent pas franchir volontairement la ligne de démarcation qui les sépare. En revanche, il n'est pas possible de faire peser sur les entreprises les conséquences de choix personnels de salariés et de les paralyser dans leur gestion du personnel, sous prétexte que les mesures adoptées seraient de nature à avoir des répercussions sur la vie personnelle ou familiale, surtout lorsqu'il s'agit de prononcer la nullité de ces mesures. Sur un plan plus général, l'affirmation selon laquelle la vie familiale du salarié n'était pas directement en cause semble pourtant fragile. Si la mutation d'un salarié à quelques kilomètres de son domicile ne l'obligera vraisemblablement pas à déménager, un changement de lieu de travail de plusieurs centaines de kilomètres ne pourra pas ne pas se traduire par un changement de domicile ; affirmer le contraire semble, alors, faire fi des contingences quotidiennes des salariés. Comment, dès lors, concilier ces deux exigences, en apparence contradictoires ?
Le refus d'annuler le licenciement, sous prétexte que la décision de l'employeur imposerait de facto au salarié un changement de domicile, ne signifie toutefois pas que le comportement de l'employeur ne sera pas sanctionné. C'est bien ce que précise la Cour de cassation, après avoir écarté l'annulation du licenciement. Dans de telles circonstances, le refus opposé par le salarié peut apparaître comme parfaitement légitime, si la décision de l'employeur ne l'est pas, et conduire à considérer le licenciement du salarié comme privé de cause réelle et sérieuse dès lors que l'employeur met en oeuvre la mutation "dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle". On reconnaît, ici, la formule utilisée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, dans ses arrêts du 23 février 2005, pour préciser dans quelles conditions la mise en oeuvre du pouvoir de direction de l'employeur peut être paralysée, qu'il s'agisse de mesures prises unilatéralement ou de la mise en oeuvre d'une clause du contrat de travail, en l'occurrence d'une clause de mobilité (Cass. soc., 23 février 2005, n° 03-42.018, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8789DGM ; Cass. soc., 23 février 2005, n° 04-45.463, F-P+B+R+I N° Lexbase : A8816DGM, lire nos obs., La bonne foi de l'employeur et la mise en oeuvre de la clause de mobilité, Lexbase Hebdo n° 158 du 10 mars 2005 - édition sociale N° Lexbase : N4888ABN).
Pour déterminer les torts des parties dans cette affaire, il convient de reprendre l'analyse de la situation, analyse sur laquelle la Cour de cassation est, malheureusement, passée bien rapidement. On ne sait pas, en effet, à la lecture de l'arrêt, si la première mutation de la salariée, de Seine-et-Merne vers Aix-en-Provence, devait être considérée comme définitive ou si elle avait été valablement stipulée par les parties comme ne devant intervenir que de manière provisoire. Si cette modification devait être considérée comme définitive, alors la décision de l'entreprise de la remettre en cause apparaissait clairement comme abusive et le licenciement de la salariée privé de cause réelle et sérieuse. Dans l'hypothèse inverse, c'est, en effet, la salariée qui était en tort car elle aurait refusé de reprendre ses fonctions antérieures alors qu'elle s'y était engagée contractuellement. Il appartiendra, par conséquent, aux juges du fond, saisis dans le cadre du renvoi après cassation, d'examiner le fond de l'affaire et de déterminer si le refus du salarié était totalement illégitime, auquel cas la faute grave serait établie, illégitime mais explicable par sa situation familiale, auquel cas une simple faute sérieuse pourrait être retenue, ou légitime compte tenu de la volte face de l'employeur et de sa décision d'imposer unilatéralement à la salariée une modification de son contrat de travail, auquel cas le licenciement serait privé de cause réelle et sérieuse. |
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Réf. : Cass. soc., 14 mars 2006, n° 04-43.119, Société Défense conseil international (DCI) c/ M. Jean Yves Chuiton, FS-P (N° Lexbase : A6126DN9)
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par Nadia Chekli, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
Le 07 Octobre 2010
Confirmation de jurisprudence
Lorsque les parties n'ont fait le choix d'aucune loi pour régir leurs rapports, que les relations de travail sont établies depuis un premier contrat conclu le 1er février 1990 en France entre une personne morale de droit français et un français, que le salaire de l'intéressé est libellé en francs français et déterminé par référence à la convention collective Syntec, que les bulletins de salaire portent la mention de cette convention, que seules les indemnités journalières destinées à couvrir les frais exceptionnels de vie en Arabie saoudite sont libellées en devises étrangères, que le salarié bénéficie de la couverture sociale française et que l'employeur cotise à la caisse de sécurité sociale des français à l'étranger, au régime de retraite complémentaire des cadres et au régime de l'assurance chômage, alors les contrats de travail successifs présentent des liens étroits avec la France et la loi française est applicable au litige. |
Décision
Cass. soc., 14 mars 2006, n° 04-43.119, Société Défense conseil international (DCI) c/ M. Jean Yves Chuiton, FS-P (N° Lexbase : A6126DN9) Rejet (CA Paris, 22ème ch., sect. C, 20 février 2004) Textes concernés : Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, art. 3 et 6 (N° Lexbase : L6798BHA) ; C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) ; C. trav., art. L. 122-1 (N° Lexbase : L5451ACU) ; C. trav., art. L. 122-1-1 (N° Lexbase : L9607GQU) ; C. trav., art. L. 122-3-10 (N° Lexbase : L9643GQ9), C. trav., art. D. 121-2 (N° Lexbase : L8259ADA). Mots-clefs : contrat de travail international ; Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles ; loi applicable ; absence de choix de la loi ; liens étroits, changement de loi. |
Faits
M. Chuiton a été engagé le 1er février 1990 en qualité d'instructeur par la société Navale française de formation et de conseil (Navfco) aux droits de laquelle est la société Défense conseil international (DCI). Il a exercé ses fonctions en Arabie Saoudite jusqu'au 31 mars 2001, date à laquelle expirait le dernier des contrats à durée déterminée successivement conclus. Son employeur a calculé les contributions au régime d'assurance chômage sans tenir compte de la prime d'expatriation perçue par le salarié. Il a saisi la juridiction prud'homale d'une demande tendant à voir requalifier sa relation de travail, à obtenir diverses indemnités en raison de la rupture abusive de cette dernière et à la condamnation de l'employeur à lui verser des indemnités égales au montant des prestations chômage qui lui auraient été dues si les cotisations avaient été assises sur son salaire réel. |
Solution
1. Rejet. 2. "[...] la cour d'appel, après avoir relevé que les parties n'avaient fait choix d'aucune loi pour régir leurs rapports, a constaté que les relations de travail étaient établies depuis un premier contrat conclu le 1er février 1990 en France entre une personne morale de droit français et un français, [...] ; qu'elle a pu en déduire que les contrats de travail successifs présentaient des liens étroits avec la France et qu'elle a exactement décidé que la loi française était applicable au litige [...]". 3. "[...] il ne résulte ni de l'arrêt ni de la procédure que l'employeur a soutenu devant les juges du fond que les parties auraient convenu de nover leur accord d'origine en sorte que la loi française n'aurait plus régi leurs rapports [...]". |
Commentaire
Les dispositions de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sont applicables, dans les situations comportant un conflit de lois, aux obligations contractuelles. S'agissant de la loi applicable au contrat, le principe est celui du libre choix par les parties, c'est-à-dire la loi d'autonomie. D'un point de vue formel, l'article 3 de la Convention de Rome précise que ce choix "doit être exprès ou résulter de façon certaine des dispositions du contrat ou des circonstances de la cause". A défaut de choix par les parties de la loi régissant leurs relations contractuelles, il convient de se tourner vers les dispositions de l'article 6 de la Convention de Rome, dispositions spécifiques à l'hypothèse du contrat individuel de travail. En son paragraphe 2, cet article dispose, notamment, qu'à défaut de choix, "le contrat de travail est régi : a) par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s'il est détaché à titre temporaire dans un autre pays, ou b) si le travailleur n'accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, par la loi du pays où se trouve l'établissement qui a embauché le travailleur, à moins qu'il ne résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable". A plusieurs reprises, l'attention s'est portée sur la détermination des "liens plus étroits" qu'un contrat de travail peut présenter avec un autre pays. L'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 14 mars 2006, en est une parfaite illustration. Dans cet arrêt, la Chambre sociale se prononce sur un litige opposant la société DCI à Monsieur Jean-Yves Chuiton. Le litige était relatif, notamment, à la caractérisation des éléments de proximité de la relation contractuelle avec la France et, partant, avec la loi française (1). Il est, par ailleurs, prévu par les dispositions de l'article 3 de la Convention de Rome que la liberté des parties dans le choix de la loi puisse s'exprimer autrement. Ainsi, la liberté de choix peut-elle conduire les parties à ne pas soumettre l'intégralité du contrat à une même loi. Une telle pratique est connue sous l'expression de "dépeçage du contrat". Cette liberté de choix peut également conduire les parties à changer de loi applicable au cours de la vie du contrat. Dans cette hypothèse, comme dans les autres, le choix doit être exprès. Quels sont alors les éléments permettant de justifier la volonté des parties de nover l'accord d'origine et, partant, la loi applicable ? En l'espèce, il a été jugé que la loi française était la seule loi applicable au contrat dans la mesure où les parties n'avaient aucunement convenu de nover leur accord d'origine (2). 1. La caractérisation des liens étroits existant entre les contrats de travail et la France Il n'est pas inutile de rappeler, ici, que la Convention de Rome, entrée en vigueur le 1er avril 1991, présente un caractère universel en ce sens que la loi qu'elle désigne s'applique même s'il s'agit d'une loi d'un Etat non contractant. En conséquence, la considération suivant laquelle la demanderesse au pourvoi principal soutient que les contrats litigieux étaient soumis à la loi saoudienne ne fait pas échec à l'application des dispositions de la Convention du 19 juin 1980. D'ailleurs, l'application de cette Convention était expressément demandée par la société DCI. Elle reproche même à la cour d'appel d'avoir violé certaines de ses dispositions. Ainsi, au soutien de son pourvoi, la société DCI fait-elle notamment grief à la cour d'appel d'avoir violé, par fausse application, l'article 3 de la Convention de Rome. En décidant "qu'aucun choix en faveur de la loi française n'était exprès (ou) ne résultait de façon certaine du contrat ou des circonstances de la cause", les juges du fond auraient violé, par fausse application, les dispositions de l'article 3 de la Convention de Rome. La Cour de cassation va dénier tout intérêt à cette prétention en jugeant les dispositions de l'article 3 de la Convention de Rome inapplicables et ce, au profit de celles de l'article 6.
En soutenant une telle argumentation, la demanderesse avance, en fait, qu'en aucun cas, il n'est possible de soutenir que les parties auraient opté pour l'application de la législation française. L'exigence d'un choix formulé de manière expresse n'est, en effet, pas remplie. A titre d'exemple, elle se trouve, au contraire, remplie lorsque le contrat de travail de salariés engagés en qualité de plongeurs-scaphandriers prévoit l'application de la législation en vigueur à Jersey. Dans cette affaire, la Chambre sociale a rejeté le pourvoi intenté par les salariés au motif que "les parties avaient expressément choisi d'appliquer la loi en vigueur où se trouvait l'établissement qui avait embauché les salariés et que ces derniers travaillaient à l'étranger" (Cass. soc., 29 avril 2003, n° 01-43.416, FS-D N° Lexbase : A0292B7X). En outre, dans l'affaire jugée le 14 mars 2006, l'éventualité d'un choix en faveur de la loi française ne ressort nullement des éléments de la cause. Bien au contraire, ces derniers semblent plutôt plaider en faveur de l'application de la loi étrangère, en l'occurrence, la loi saoudienne. Cet argument, qui n'avait guère de réelles chances de prospérer à lire les éléments de fait fournis dans l'arrêt, va être rapidement écarté par les magistrats de la juridiction suprême. Ces derniers se contentent, en effet, de préciser que la cour d'appel a relevé que "les parties n'avaient fait choix d'aucune loi pour régir leurs rapports". Cette précision suffit à écarter le moyen pris de la violation, pour fausse application, de l'article 3 de la Convention de Rome. Partant, les juges étaient logiquement invités à se placer sur un autre terrain, à savoir sur celui de l'article 6 de la Convention de Rome.
Même si ce point n'était pas soulevé en l'espèce, il n'est pas superflu de rappeler que le choix par les parties ne peut priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui serait applicable (Convention de Rome, art. 6 § 1). Au soutien de son pourvoi, la société DCI prétend, notamment, qu'en ayant refusé d'appliquer tant l'article 6 de la Convention de Rome que l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), l'arrêt de la cour d'appel de Paris encourt la cassation pour violation de base légale. Cette argumentation s'appuie plus particulièrement sur l'article 6 § 2 a) de la Convention de Rome aux termes duquel, à défaut de choix exercé par les parties, le contrat de travail est régi par "la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s'il est détaché à titre temporaire dans un autre pays". Or, en l'espèce, il est établi que M. Chuiton a "exercé ses fonctions en Arabie Saoudite jusqu'au 31 mars 2001, date d'expiration du dernier des contrats à durée déterminée successivement conclus". Le lieu d'accomplissement habituel de son travail étant l'Arabie Saoudite, la loi de cet Etat devait logiquement régir leurs rapports contractuels. Cette affirmation trouve appui en jurisprudence et, notamment, dans un arrêt en date du 8 novembre 2005 (Cass. soc., 8 novembre 2005, n° 03-46.970, F-D N° Lexbase : A5114DLY). En l'espèce, la cour d'appel, après avoir constaté qu'aucun choix n'avait été exprimé de façon expresse par les parties lors de la mutation du salarié en France, a légitimement décidé d'appliquer la loi française dans la mesure où, en exécution de son contrat de travail, le salarié accomplissait habituellement son travail en France. Par ailleurs, la solution préconisée par la société DCI se justifie d'autant plus au regard du respect du principe, édicté par l'article 1134 du Code civil, suivant lequel le contrat fait la loi des parties. Dans l'ensemble, une telle argumentation aurait pu prospérer, mais c'était sans compter la disposition finale de l'article 6 de la Convention de Rome. Une lecture attentive de celle-ci nous enseigne, en effet, qu'à défaut de choix, plusieurs lois sont susceptibles de trouver application. Conformément aux dispositions de l'article 6 § 2 de la Convention de Rome, outre la loi du lieu d'exécution habituelle du travail, il est possible de retenir la loi du pays de situation de l'établissement embaucheur lorsque le travail n'est pas exécuté dans un seul pays. Deux rattachements peuvent donc être retenus en vue de déterminer la loi applicable au contrat individuel de travail. Si le premier rattachement est susceptible d'être invoqué, ainsi que nous l'avons indiqué précédemment, il en va autrement du deuxième. Rappelons, ici, que le travail n'a été exécuté que dans un seul pays, à savoir l'Arabie Saoudite. Cela étant, il convient de préciser qu'il existe un cas dans lequel ces rattachements doivent nécessairement s'effacer. En effet, il ressort, au moins in fine, des dispositions de l'article 6 § 2, que les rattachements énoncés précédemment doivent être écartés s'il "résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable". Il revient donc aux juges du fond, dans le cadre de leur appréciation souveraine de la commune intention des parties et des éléments de fait et preuve (Cass. soc., 17 octobre 2000, n° 98-45.864, M. Joaquim Gasalho c/ Société Tap air Portugal, société anonyme N° Lexbase : A9767ATW), de chercher à localiser le contrat de travail international. Pour effectuer cette recherche de la localisation objective du contrat, il est nécessaire de prendre en compte différents éléments matériels. C'est à cette tâche que s'est livrée la cour d'appel, lorsqu'elle relève des éléments matériels révélateurs de la proximité entre le contrat et la France.
Il convient de préciser que cet arrêt est l'occasion de rappeler les éléments qui peuvent être pris en considération par les juges aux fins de caractériser la proximité du contrat individuel de travail avec telle ou telle législation étatique. Cet arrêt met également en évidence la nécessité de retenir plusieurs éléments matériels, l'existence de l'un d'entre eux n'étant pas, à elle seule, déterminante. En l'espèce, les juges ont pris soin de relever plusieurs indices permettant de situer le centre de gravité de l'opération contractuelle litigieuse en France. Ils se sont, tout d'abord, attachés à relever que "les relations de travail étaient établies depuis un premier contrat conclu le 1er février 1990 en France entre une personne morale de droit français et un français". La nationalité commune des parties contractantes, si elle n'est pas à elle seule un élément décisif, contribue tout de même, pour une part non négligeable, à la caractérisation des liens étroits que le contrat entretient avec un tel pays. En ce sens, dans un arrêt en date du 23 mars 2005 (Cass. soc., n° 03-42.609, F-D N° Lexbase : A4238DHG), la Cour de cassation précise que la cour d'appel a, entre autres indices, constaté que "les contrats de travails successifs de la salariée avaient été conclus entre personnes de nationalité française". Dans l'espèce opposant la société DCI à M. Chuiton, les juges ont également relevé que "le salaire de l'intéressé était libellé en francs français et déterminé par référence à la convention collective Syntec". Pareillement, il est précisé que "les bulletins de salaire portaient la mention de cette convention", que "le salarié bénéficiait de la couverture sociale française" et que "l'employeur cotisait à la caisse de sécurité sociale des français à l'étranger, au régime de retraite complémentaire des cadres et au régime de l'assurance chômage". Indéniablement, il ressort de l'ensemble de ces éléments que le contrat de travail litigieux présente des liens très étroits avec la France ou, du moins, des liens plus étroits avec la France qu'avec l'Arabie Saoudite. En effet, les juges n'ont relevé qu'un seul élément qui n'atteste pas de l'existence d'une proximité avec la France. Ainsi, les juges ont-ils pris soin d'indiquer que "seules les indemnités journalières destinées à couvrir les frais exceptionnels de vie en Arabie Saoudite étaient libellées en devises étrangères". Le contrat de travail de M. Chuiton est donc régi par les dispositions de la loi française. Il est à noter que la liste établie en l'espèce n'est nullement exhaustive. Les juges peuvent, en effet, retenir d'autres éléments aussi significatifs. Ainsi et pour exemple, parmi les éléments matériels pouvant servir à déterminer le centre de gravité de la relation litigieuse, les juges peuvent s'attarder sur la langue dans laquelle le contrat a été rédigé. Egalement, dans l'arrêt du 23 mars 2005 précité, l'attention a notamment été portée sur le fait que le salarié accomplissait son travail dans un établissement français soumis à la réglementation française en vigueur dans les établissements d'enseignement, sous le pouvoir disciplinaire du conseiller culturel de l'ambassade de France, lui-même placé sous l'autorité du ministre français de la Coopération. Dans cette affaire, la Cour da cassation a, fort logiquement, approuvé les juges du fond d'avoir appliqué la loi française. La réunion des différents éléments matériels relevés par les juges de la cour d'appel de Paris justifiait incontestablement la proximité du contrat en cause avec la France. Partant, le rattachement qu'est la loi du lieu d'exécution habituelle du travail a été logiquement écarté. L'application de la loi française, conformément aux dispositions de l'article 6 § 2 de la Convention de Rome, ne fait alors aucun doute. Une fois la question de la loi applicable au contrat résolue, se posait la question d'une éventuelle novation de la convention originaire et, par conséquent, d'un changement de la loi applicable. La Cour de cassation y a répondu par la négative. 2. L'absence de novation de l'accord d'origine Il convient d'indiquer que, conformément aux dispositions de l'article 3 de la Convention de Rome du 19 juin 1980, les parties ont toute latitude de "convenir, à tout moment, de faire régir le contrat par une loi autre que celle qui le régissait auparavant soit en vertu d'un choix antérieur selon le présent article, soit en vertu d'autres dispositions de la Convention". L'hypothèse du changement de loi applicable en cours d'exécution du contrat est donc expressément formulée. C'est dans ce cadre là que s'est placée la société défenderesse lorsqu'elle prétend, dans la troisième branche de son moyen, que les parties ont entendu nover la convention originaire. Préalablement à tout examen de la solution retenue par les juges de la Chambre sociale, il est nécessaire d'apporter quelques précisions terminologiques. Par définition, la novation s'entend d'une substitution d'une obligation nouvelle à une obligation ancienne qui se trouve par conséquent éteinte. Pour qu'il y ait effectivement novation, différentes conditions doivent être remplies dont, notamment, la volonté des parties de remplacer l'obligation ancienne par l'obligation nouvelle. Qu'en est-il en l'espèce ? En l'occurrence, le choix par les parties d'une loi étrangère applicable au contrat de travail traduit-il la volonté commune des contractants de nover la convention originaire soumise à la loi française ? C'est notamment ce que prétendait la société DCI lorsqu'elle reproche à l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris de ne pas avoir recherché "si les parties en faisant le choix de la loi saoudienne dans les contrats conclus à compter du 30 octobre 1991 n'avaient pas d'un commun accord nové la convention originaire faisant obstacle à ce que ces contrats puissent être regardés comme la continuation de la convention initiale de droit français". Avant de se pencher sur la réponse apportée par la Cour de cassation, il convient de s'attarder quelques instants sur un point qui est loin d'être anodin. En argumentant de la sorte, la demanderesse au pourvoi reconnaît explicitement que, s'agissant au moins du contrat de travail initialement conclu entre M. Chuiton et la société Navfco, il est incontestablement régi par les dispositions de la loi française. Pour la société DCI, il convient d'établir une distinction entre, d'une part, la convention originaire et, d'autre part, les contrats à durée déterminée successivement conclus à partir du 30 octobre 1991. Alors que le premier contrat serait régi par la loi française, les autres le seraient, d'un commun accord, par la loi saoudienne. Ces contrats ne pourraient donc être considérés comme étant "la continuation de la convention initiale de droit français". Cette argumentation est loin d'avoir convaincu les magistrats de la juridiction suprême qui ont, au contraire, approuvé les juges du fond d'avoir accueilli la demande en requalification de la relation de travail en contrat à durée indéterminée. En matière de succession de contrats à durée déterminée, il est prévu que si la relation contractuelle se poursuit avec le même salarié à l'issue du contrat à durée déterminée, le contrat devient à durée indéterminée (C. trav., art. L. 122-3-10, al. 1 N° Lexbase : L9643GQ9). Dans certains cas (contrats de remplacement, contrats saisonniers, contrats d'usage) l'employeur peut conclure avec le même salarié des contrats à durée déterminée successifs (C. trav., art. L. 122-3-10, al. 2). Qu'en est-il en l'espèce ? En d'autres termes, quelles sont les raisons qui ont animé les juges du fond dans leur opération de requalification de la relation litigieuse ? A cet égard, dans la deuxième branche de son moyen, la société DCI fait grief à la cour d'appel de s'être contentée de se référer au préambule de l'avenant n° 11 du 8 juillet 1993 à la convention collective Syntec , alors même que la Cour aurait dû préciser si le secteur d'activité concerné est défini par décret, par voie de convention ou d'un accord collectif étendu. Les juges auraient également omis de préciser la nature de l'emploi concerné par ledit secteur. Ces prétendues omissions n'ont pas retenu l'attention de la Chambre sociale qui, de manière très laconique, précise que, dans le cadre de leur pouvoir d'appréciation, les juges du fond ont constaté que le secteur d'activité en question était celui de l'ingénierie. Or, dans la mesure où il y est d'usage de recourir à des contrats à durée indéterminée, la relation litigieuse doit être requalifiée. Partant, qu'en est-il d'un éventuel changement de la loi applicable et ce, au profit de la législation saoudienne ? Pour réfuter toute idée de novation de l'accord d'origine, et partant toute modification de la loi applicable, la Cour de cassation précise "qu'il ne résulte ni de l'arrêt ni de la procédure que l'employeur a soutenu devant les juges du fond que les parties auraient convenu de nover leur accord d'origine en sorte que la loi française n'aurait plus régi leurs rapports". Outre le fait que le moyen est irrecevable en sa troisième branche comme nouveau et mélangé de fait et de droit, il importe de souligner que la preuve de la novation n'a pas été apportée par la société demanderesse. Le prétendu changement de loi au profit de la législation saoudienne n'est donc pas effectif. Il s'ensuit que l'ensemble des rapports existants entre M. Chuiton et la société Navfco reste régi par le droit français. L'employeur a donc rompu abusivement la relation de travail en invoquant à tort le terme d'un contrat à durée déterminée. La Cour de cassation déclare logiquement que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches. Finalement, l'intérêt principal de l'arrêt rendu le 14 mars 2006 par la Chambre sociale réside incontestablement dans la caractérisation, par les juges du fond, des différents éléments matériels servant à localiser objectivement le centre de gravité de la relation de travail internationale litigieuse. |
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Réf. : Cass. civ. 1, 7 mars 2006, n° 05-11.657, M. Andrieu c/ M. Sarradet, FS-P+B (N° Lexbase : A5105DNE)
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Le 07 Octobre 2010
I - Pouvoirs respectifs de la gérance et des associés dans une SCP notariale
S'agissant des sociétés civiles, auxquelles s'attache un fort intuitu personae, l'articulation des pouvoirs des associés et de la gérance (A) prend un aspect particulier, en pratique, du fait de la proximité d'intérêt des associés et du gérant. La mise en oeuvre des différents textes applicables fait, de surcroît, apparaître des possibilités d'interprétations différentes, différences qui sont au coeur du litige (B) ci-dessous exposé.
A - Des décisions de la gérance placées dans un cadre statutaire
Les faits de l'espèce renvoient, à l'origine, à la réforme, le 26 janvier 1990, des statuts de la SCP notariale Andrieu, Molinie, Sarradet. Aux termes de la nouvelle rédaction de ses statuts, leur article 17 nouveau établit, "selon les cas", que l'unanimité, une majorité qualifiée ou la majorité simple sont requises pour adopter les décisions excédant les pouvoirs des gérants.
Ces statuts sont modifiés valablement, à l'occasion d'une cession de parts, le 27 juin 1990 et le 23 avril 1991, les règles de majorité étant modifiées à cette occasion. La soeur de M. Andrieu étant licenciée après cette nouvelle rédaction, M. Andrieu conteste ce licenciement, pris à la majorité des deux associés, estimant qu'il est en contravention avec les nouvelles règles statutaires.
Quant à la procédure, il convient de souligner que la Cour de cassation avait connu une première fois du litige, ayant cassé un arrêt de la cour d'appel de Toulouse au visa de l'article 16 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2222ADN), c'est-à-dire pour des raisons de procédure qui n'intéressent pas le fond des débats. L'arrêt cassé le 7 mars 2006, en l'espèce, à été rendu par la cour d'appel de Pau statuant sur renvoi, et cette décision traite, cette fois, d'un problème de fond autrement plus consistant.
Les motifs de la cour d'appel, tels que rapportés dans l'arrêt, posent, en tant que principe, la position suivante : les modalités de prise de décision sont régies par l'article 19 du décret du 2 octobre 1967, par "dérogation à l'article 1854 du code civil". En l'espèce, le juge du second degré établit, sur ce fondement, que les décisions excédant les pouvoirs des gérants étaient nécessairement prises par les associés réunis en assemblée et ne pouvaient résulter de leur consentement exprimé dans un acte. La cour en conclut que les stipulations applicables sont celles des anciens statuts, ce qui permettait de prendre, selon les circonstances, les décisions aux seules majorités simple, qualifiée ou encore, à l'unanimité.
M. Andrieu forme, alors, un nouveau pourvoi en cassation au motif, dans la première branche de son moyen, que, lors de la cession de parts intervenue le 27 juin 1990, il avait unanimement été convenu de modifier les statuts afin d'étendre la règle de l'unanimité à l'ensemble des décisions excédant les pouvoirs de gérance ainsi, qu'en l'espèce, à l'occasion d'un licenciement.
B - Les difficultés de mise en oeuvre des dispositions textuelles applicables à la cause
Les thèses en présence font, ainsi, nettement apparaître la possibilité de donner deux orientations aux décisions au sein d'une SCP notariale : les unes concluent à la mise en oeuvre d'un ordre interne gouverné par la norme, alors que les autres plaident pour l'application des décisions issues d'un accord de volontés. Pour autant, chacune de ces positions peut apparaître comme étant cohérente car les textes, il faut le reconnaître, invitent largement à l'interprétation.
Ainsi que le rappellent successivement la cour d'appel et la Cour de cassation (sur ce point, tout le monde est d'accord), la règle de base en la matière est celle qui est posée à l'article 1854 du Code civil, disposition dont l'économie transparaît à la lecture conjointe des articles 1852 (N° Lexbase : L2049ABI) et 1853 (N° Lexbase : L2050ABK) du même code. En effet, l'article 1852 dispose que "les décisions qui excèdent les pouvoirs reconnus aux gérants sont prises selon les dispositions statutaires ou, en l'absence de telles dispositions, à l'unanimité des associés". Vient alors la précision suivante, à l'article 1853 : "les décisions sont prises par les associés réunis en assemblée. Les statuts peuvent aussi prévoir qu'elles résulteront d'une consultation écrite". Enfin, la section 3 du chapitre consacré à la société civile s'achève sur l'article 1854 -le pivot de l'affaire- qui dispose que "les décisions peuvent encore résulter du consentement de tous les associés exprimé dans un acte".
Ceci posé, d'autres textes concernent également la prise de décision dans les sociétés civiles. Ce sont, respectivement, les articles 13 de la loi du 29 novembre 1966 sur les sociétés civiles et 19 du décret du 2 octobre 1967.
La loi de 1966 dispose, ainsi, que, "les décisions qui excèdent les pouvoirs des gérants sont prises par les associés [...]", mais surtout que "le décret à chaque profession détermine le mode de consultation des associés, les règles de quorum et de majorité exigées pour la validité de leurs décisions et les conditions dans lesquelles ils sont informés de l'état des affaires sociales". Le législateur a, de la sorte, adapté de façon précise le fonctionnement interne de ces sociétés aux besoins professionnels, ainsi qu'à certaines de leurs contraintes déontologiques.
C'est ainsi que, s'agissant de la profession de notaire, l'article 19 du décret du 2 octobre 1967 dispose que, "les décisions qui excèdent les pouvoirs des gérants sont prises par les associés réunis en assemblée. [...] Les statuts déterminent les modalités de convocation de l'assemblée".
On voit, ici, que le texte réglementaire est silencieux quant à la consultation unanime des associés au moyen d'un acte, mieux, la loi sur les sociétés civiles, elle-même, n'apporte pas de précision sur ce point.
Ce silence est à la source du conflit qui oppose les deux catégories d'associés, et c'est là tout le problème que devait trancher la Cour de cassation. La question se posait, en effet, de savoir si, en dehors de toute assemblée et de toute consultation écrite prévue par les statuts, une décision pouvait résulter du "consentement de tous les associés constaté dans un acte", comme en dispose l'article 1854 du Code civil qui régit les sociétés civiles en général.
II - L'articulation entre le droit commun et le droit spécial en matière de sociétés civiles
Au plan théorique, la question de droit soumise au juge renvoie à un mouvement de balancier auquel nous a plus ou moins accoutumé la politique législative, entre l'option pour l'aménagement conventionnel et statutaire du fonctionnement de ces sociétés ou, au contraire, la généralisation sans dérogation de la règle légale dans l'ordre social interne. En l'espèce, la Cour de cassation recentre -heureusement- le débat sur les aspects techniques de la décision de la cour d'appel : fausse application des articles 13 de la loi du 29 novembre 1966 et 19 du décret du 2 octobre 1967 (A) dans un premier temps et, dans un second temps, refus d'application de l'article 1854 du Code civil (B).
A - La sanction de la fausse application de la loi de 1966 et du décret de 1967
C'est, en premier lieu, au motif de la fausse application de l'article 13 de la loi du 29 novembre 1966 que la Cour de cassation sanctionne la décision du juge de Pau. A la décharge de ce dernier, on mesure, à lire le texte, que différentes interprétations étaient envisageables. Outre la mention laconique que"les décisions qui excèdent les pouvoirs des gérants sont prises par les associés [...]" figure, en effet, un renvoi à des dispositions réglementaires précisant l'organisation pratique de la prise de décision, "le décret à chaque profession" fixant le mode de consultation des associés et les règles de quorum et de majorité.
De ce libellé, on peut déduire, en retenant une interprétation littérale, que c'est la norme réglementaire -et exclusivement elle- qui peut fixer les modalités des décisions collectives. Ce texte, selon cette lecture stricte, serait donc une disposition visant à désigner la règle de droit applicable, celle-ci étant, en l'espèce, le décret du 2 octobre 1967 pour la profession notariale.
Celui-ci, applicable aux SCP de notaires, est largement plus laconique que les dispositions du Code civil puisqu'il se contente d'établir l'existence de deux mécanismes :
- la prise en assemblée des décisions excédant les pouvoirs du gérant,
- la fixation statutaire des modalités de convocation des assemblées.
C'est sans doute ce laconisme qui est à l'origine du litige. En effet, le libellé ouvrait la porte, en pratique, à la position suivante : considérer que, d'une part, les décisions excédant les pouvoirs du gérant devaient être prises exclusivement en assemblée et que, d'autre part, les statuts ne pouvaient exclusivement fixer, en la matière, que les modalités de convocation. Tel était le sens que la cour d'appel de Pau donnait au décret, ainsi qu'en attestent ses motifs, rapportés par le juge du droit : "les décisions excédant les pouvoirs des gérants étaient nécessairement prises par les associés réunis en assemblée". La cour d'appel estime, donc, qu'en l'espèce, le consentement unanime exprimé dans un acte n'était pas permis dans cette forme sociale.
Que penser de cette interprétation ? Elle s'explique, à défaut de se trouver justifiée, car il apparaît que la position de la cour d'appel traduit la confirmation de la recherche, par les praticiens, de la plus grande sécurité juridique possible. Un souci tout à fait compréhensible d'éviter l'annulation des décisions aurait, en effet, pu conduire à cette analyse, plus que rigoureuse, des deux textes : si le renvoi par la loi au décret doit être considéré comme exclusif de l'application de toute autre solution, c'est bien pour éviter toute contestation. Le recours aux seules assemblées pour prendre une décision aurait été guidé par le même type de considération, le silence de la loi ne valant pas permission d'imaginer d'autres techniques de prise de décision.
Il est paradoxal de constater que, dans cette affaire, la position correspondant à la recherche de la sécurité juridique aboutisse à une cassation pour "fausse application". Cette sanction était pourtant prévisible si l'on en croit la doctrine et la jurisprudence. En effet, les auteurs avaient posé de longue date que si, en principe, les décisions étaient prises en assemblée, elles pouvaient également "résulter du consentement de tous les associés". La solution était, ici, fondée sur la logique, puisque seuls certains textes interdisant expressément la consultation écrite des associés, tels les décrets applicables aux infirmiers et aux masseurs-kinésithérapeutes, ceux qui demeuraient silencieux pouvaient autoriser implicitement ce type de consultation.
Ce qui perturbait pourtant la doctrine, qui rédigeait jusqu'à présent cette position au conditionnel, tenait à l'ambiguïté des décrets précités. En effet, si ces derniers interdisent les consultations écrites, ils autorisent explicitement la décision des associés résultant de leur consentement unanime "exprimé dans un acte". Qu'en déduire ? Qu'il fallait que des textes mentionnent cette possibilité de consentement unanime pour que ce dernier soit valide ? La doctrine n'allait pas jusque là et préconisait, au prix de quelques précautions oratoires, d'en reconnaître la possibilité, sauf texte contraire.
Cette analyse a été reprise par la jurisprudence puisque la première chambre civile de la Cour de cassation est venue, le 21 mars 2000 (Cass. civ. 1, 21 mars 2000, n° 98-14.933, préc.), confirmer le raisonnement des auteurs, dans un contentieux relatif à une SCP médicale. La Cour a, ainsi, affirmé à cette occasion que, "lorsqu'en l'absence d'une réunion d'assemblée ou d'une consultation écrite, les décisions des associés résultent de leur consentement unanime, ce consentement doit être exprimé dans un acte". La solution visait, dans l'arrêt précité, à sanctionner une cour d'appel qui avait décidé que "la volonté unanime des associés pouvait être établie par tout moyen et se déduire du mode de fonctionnement de la société".
Restaient alors deux pas à franchir dans l'espèce examinée aujourd'hui : affirmer de façon positive, et non plus à partir d'un raisonnement a contrario, puis, extrapoler la solution dégagée en matière médicale. C'est ce qu'a fait la Cour de cassation en étendant la solution du 21 mars 2000, précisant bien qu'elle s'adresse également aux "SCP notariales". Faudra-t-il d'autres arrêts pour que cette solution soit applicable progressivement à l'ensemble des sociétés civiles professionnelles ? La rédaction de la Cour de cassation, qui n'évoque pas les SCP professionnelles dans leur ensemble, le laisserait supposer.
Au-delà de la solution pratique, incontestable désormais pour les prochaines affaires, reste à analyser au plan théorique le fondement de cette décision, tout le moins celui qui pourrait permettre de conclure à cette solution pour toutes les SCP.
B - La sanction du refus d'application de l'article 1854 su Code civil
Une lecture superficielle de la décision pourrait conduire à penser que l'utilisation du terme "fausse application" par la Cour de cassation renvoyait au caractère supplétif de la loi de 1966 et du décret de 1967. Nous conclurons, toutefois, à une autre solution : l'articulation entre un texte de droit commun et des textes de droit spécial.
En effet, le refus d'application, invoqué par la Cour de cassation, porte sur l'article 1854 du Code civil qui établit le principe de la validité, en tant que décision, des consentements unanimes constatés dans un acte. Son origine, en premier lieu, sa codification plus précisément, le place, d'emblée, au rang de texte de droit commun. Les autres dispositions s'analysent, en revanche, comme relevant du droit spécial, dans le silence desquelles la base de droit commun s'applique.
On pourrait répliquer à cela que, bien que les textes relatifs aux sociétés civiles soient codifiés dans le Code civil, celles-ci relèvent du droit spécial et que, de la sorte, il n'y aurait pas de rapport entre le droit commun et un droit spécial ; pourtant, deux arguments permettent de balayer cette assertion.
Le premier ressort de la simple lecture du premier article du chapitre consacré à la société civile : en effet, l'alinéa 1 de l'article 1845 du Code civil (N° Lexbase : L2038AB4) précise que "les dispositions du présent chapitre sont applicables à toutes les sociétés civiles, à moins qu'il n'y soit dérogé par le statut légal particulier auquel certaines d'entres elles sont assujetties". L'article 1854, quant à lui, est bien inséré dans ce chapitre : l'application conjointe de ces deux textes est donc sans équivoque, et sauf au cas d'incompatibilité de l'article 1854 avec le décret régissant la profession concernée, le consentement de tous les associés exprimé dans un acte vaut décision prise en assemblée.
Le second résulte du constat que l'opposition entre le Code civil et le décret est pure spéculation : à supposer que les textes soient en contradiction, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, le texte de loi l'emporterait sur le décret en vertu de l'application du principe de hiérarchie des normes.
Que faut-il en conclure ? Sans nul doute que, bien que la Cour de cassation ait adopté une rédaction prudente à l'occasion de cet arrêt, la logique commande de retenir que la solution de l'arrêt rapporté, sauf texte contraire, sera désormais applicable à toutes les sociétés civiles professionnelles.
Jean-Baptiste Lehnof
Maître de conférences à l'ENS-Cachan - Antenne de Bretagne
Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
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Réf. : Cass. civ. 3, 22 mars 2006, n° 04-16.747, Société Gelied c/ Société civile immobilière (SCI) Les Chênes rouges, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7948DNP)
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par Julien Prigent - SGR Droit commercial
Le 07 Octobre 2010
Les juges du fond ayant débouté le créancier inscrit de sa demande, il s'est pourvu en cassation.
L'article L. 143-2, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L5694AIQ) impose, en effet, au propriétaire qui poursuit la résiliation du bail de l'immeuble dans lequel s'exploite un fonds de commerce grevé d'inscriptions de notifier sa demande aux créanciers antérieurement inscrits, au domicile élu par eux dans leurs inscriptions. Dans ce cas, le jugement ne peut intervenir qu'après un mois écoulé depuis la notification.
L'alinéa 2 de ce même texte prévoit des dispositions analogues en présence d'une résiliation amiable du bail qui ne devient définitive qu'un mois après la notification qui en a été faite aux créanciers inscrits, aux domiciles élus.
Le but de la notification est "de réserver aux créanciers bénéficiant d'une inscription de nantissement ou de privilèges un moyen de sauvegarder leur gage dont le droit au bail est un des principaux éléments, en leur permettant d'accomplir ou de faire accomplir le cas échéant par leur débiteur les obligations nées du contrat de location" (P.-H. Brault, J-Cl. Bail à loyer, Fin du bail, Résiliation judiciaire ou amiable, Fasc. 1282, n° 13. Voir également, pour une formulation de la finalité de la règle par les tribunaux, Cass. civ. 3, 13 avril 1976, n° 74-11.774, Lamy c / Coffy, SARL Couleurs mon Soleil N° Lexbase : A9745AGZ et Cass. civ. 3, 4 mars 1998, n° 94-12.977, Union de banques à Paris c/ Compagnie La Mondiale et autre N° Lexbase : A2324AC3).
La détermination du champ d'application de l'obligation de notification aux créanciers inscrits est essentielle au regard de la sanction encourue en cas de violation de cette obligation. La jurisprudence a précisé, en effet, en raison du silence de l'article L. 143-2 du Code de commerce sur ce point, qu'à défaut de notification de la résiliation du bail à un créancier inscrit, cette dernière lui est inopposable (Cass. com., 17 juillet 1965, n° 62-11.443, Plée c/ Santoni N° Lexbase : A2729AUM). Il peut, en conséquence, former tierce opposition contre la décision constatant la résiliation et en obtenir la rétractation (Cass. civ. 3, 22 mars 1989, n° 87-19.019, M. Aiello c/ Mme Tahar N° Lexbase : A3159AHH) à l'égard de toutes les parties (Cass. civ. 3, 15 décembre 1976, n° 75-14.898, Société Hôtel Britannique c/ Société Somar N° Lexbase : A9672A4Y) et sans qu'il puisse être suppléé ultérieurement au défaut de notification (Cass. civ. 3, 6 décembre 1995, n° 94-11.068, Grand café de Gassendi c/ Crédit lyonnais N° Lexbase : A8490AB3).
Surtout, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), le bailleur sera condamné au paiement de dommages et intérêts dont le montant pourra être égal à celui de la créance du créancier inscrit non averti (Cass. com., 13 novembre 1969, n° 67-13.425, Société civile immobilière de la route de Brienne c/ Camus N° Lexbase : A9247AHX), même si la résiliation est obtenue pour la violation par le preneur d'une obligation à l'exécution de laquelle le créancier ne pourrait personnellement se substituer (Cass. civ. 3, 14 décembre 1988, n° 87-10.620, Bordereau c/ Bajeux N° Lexbase : A7775AG3 ; en l'espèce, défaut d'exploitation du fonds).
La jurisprudence a, par ailleurs, assimilé à la résiliation amiable la résiliation de plein droit d'un bail par application de la clause résolutoire (Cass. civ. 3, 27 juin 1990, n° 88-20.294, Epoux Delrieu c/ Société UFIPRO N° Lexbase : A7842AGK et Cass. civ. 3, 4 mars 1998, n° 95-18.900, Caisse régionale de Crédit mutuel d'Ile-de-France et autres N° Lexbase : A2416ACH). La mise en jeu de la clause résolutoire est, en effet, une variété de résiliation amiable puisque qu'elle repose sur un accord contractuel des parties sur la résiliation du bail en cas de non-respect de ses obligations par le locataire.
La particularité du mécanisme de la résiliation du bail commercial par l'effet d'une clause résolutoire pose de manière particulière la question de la détermination du créancier inscrit au regard de la date de l'inscription, question à laquelle l'arrêt commenté apporte une réponse.
En effet, l'alinéa 2 de l'article L. 143-2 du Code de commerce, qui envisage la résiliation amiable, dispose que cette dernière ne devient définitive qu'un mois après la notification qui en a été faite aux créanciers inscrits.
En matière de bail commercial, l'article L. 145-41 du Code de commerce (N° Lexbase : L5769AII), disposition d'ordre public, dispose que la clause résolutoire d'un bail commercial ne peut produire effet qu'un mois après un commandement demeuré infructueux.
Le créancier inscrit auquel la notification doit être effectuée est-il celui inscrit à la date de la délivrance du commandement, à la date d'acquisition de la clause résolutoire nécessairement postérieure d'au moins un mois à la date de la délivrance du commandement ou à celle de la délivrance de l'assignation tendant au constat de l'acquisition de la clause résolutoire, voire de la demande reconventionnelle tendant aux mêmes fins si le locataire a saisi au préalable le juge, par exemple, en opposition à commandement ?
La question n'est pas théorique dans l'hypothèse où une inscription serait prise entre la date de délivrance du commandement et celle de l'expiration du délai de un mois, ou entre cette dernière date et l'assignation en constat d'acquisition de la clause résolutoire.
La date de la délivrance du commandement paraît prématurée.
A cette date, en effet, la résiliation n'est qu'éventuelle pour trois raisons :
1. le locataire peut déférer au commandement dans le délai de un mois ;
2. la clause résolutoire du bail peut stipuler au profit du bailleur le choix de se prévaloir ou non de la résiliation ;
3. le juge peut toujours suspendre les effets de la clause résolutoire en accordant des délais au locataire pour exécuter l'obligation violée (C. com., art. L. 145-41, al. 2).
Cette date ne saurait donc être retenue et les créanciers inscrits postérieurement à la délivrance du commandement doivent se voir notifier la résiliation (en ce sens, voir Cass. civ. 3, 13 mai 1980, n° 79-10.775, SCI Somar c/ SARL Hôtel Britannique N° Lexbase : A7422AGY).
L'hésitation reste permise en ce qui concerne les créanciers inscrits entre la date d'effet du commandement et l'assignation.
En effet, l'article L. 143-2, alinéa 2, du Code de commerce impose de notifier aux créanciers inscrits la résiliation amiable. La jurisprudence ayant assimilé la résiliation par l'effet de la clause résolutoire à la résiliation amiable, et la résiliation ayant lieu à l'expiration du délai du commandement, il pourrait être considéré que seuls les créanciers inscrits antérieurement à la date d'effet du commandement doivent être pris en considération.
Cependant, il est vrai qu'il subsiste un doute sur la résiliation effective du bail dans l'hypothèse où le bailleur peut disposer de la faculté contractuelle de se prévaloir ou non de la clause résolutoire et, qu'en tout état de cause, tant qu'il n'a pas saisi un juge, un doute subsiste sur la résiliation effective.
Surtout, l'alinéa 1er de l'article L. 143-2 du Code de commerce impose au bailleur, de manière générale, "de notifier sa demande aux créanciers inscrits antérieurement". Le point de référence de l'antériorité semble donc être la demande et rien ne permet de dire que ces dispositions doivent être écartées en présence d'une résiliation fondée sur la clause résolutoire.
C'est en ce sens que se prononce la Cour de cassation dans cet arrêt du 22 mars 2006. Elle affirme, en effet, que, lorsque le bailleur entend poursuivre en justice la résiliation du bail par acquisition de la clause résolutoire, il doit notifier sa demande à tous les créanciers inscrits à la date de celle-ci. Elle vise, à cette fin, l'ensemble des dispositions de l'article L. 143-2 du Code de commerce et pas seulement le second alinéa.
C'est donc la date de la demande, c'est-à-dire, la date de l'assignation ou de la demande reconventionnelle, qui constitue la date de référence de la détermination des créanciers antérieurement inscrits : ceux de ces derniers qui se sont inscrits avant cette date devront se voir notifier l'assignation, tandis que ceux des créanciers inscrits après cette date ne pourront se prévaloir de l'absence de notification.
La solution semble justifiée au regard du but de cette notification qui est de permettre aux créanciers inscrits de sauvegarder leur gage. Ils pourront, en effet, exécuter ou faire exécuter les obligations dont le manquement avait été reproché au commandement. La résiliation pourra être évitée, même si elle est a priori acquise, par la suspension des effets de la clause résolutoire prévue à l'article L. 145-41 du Code de commerce (N° Lexbase : L5769AII), à la condition d'accepter qu'elle puisse être demandée par une autre partie que le locataire, ce qui paraît souhaitable. Dans le cas contraire, il ne serait d'aucun intérêt de notifier à un créancier inscrit une demande de constat d'acquisition de clause résolutoire.
Sur un plan pratique, il conviendra donc d'opérer les vérifications nécessaires auprès du greffe du tribunal de commerce compétent, pour vérifier l'existence de créanciers inscrits, à une date la plus proche possible de l'assignation ou de la demande reconventionnelle.
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Le 07 Octobre 2010
1) Les trois premiers articles du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994 prévoient, désormais, la délivrance à titre onéreux des conclusions prononcées par les commissaires du Gouvernement ([LXB=L1104HIQ])
Le décret n° 2005-1397 du 10 novembre 2005 modifie les trois premiers articles du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994 en prévoyant que les conclusions prononcées par les commissaires du Gouvernement du Conseil d'Etat (article 1er), des cours administratives d'appel (article 2) et des tribunaux administratifs (article 3) peuvent être délivrées "moyennant le paiement de participations versées à titre d'offres de concours". Cela signifie, donc, que la délivrance à titre onéreux de ces conclusions n'est qu'une simple faculté, et non une obligation, offerte aux juridictions administratives qui restent donc libres de délivrer gratuitement ces documents à ceux qui en font la demande.
Les trois premiers articles du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994 prévoient, en outre, que ces documents "peuvent être délivrés sur tout support", ce qui laisse la possibilité aux juridictions administratives de communiquer les conclusions des commissaires du Gouvernement, non seulement, sur support papier, mais aussi, éventuellement, sur support informatique via le courrier électronique (ce, dans le cas où existe un tel support).
2) L'article 3-1 du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994 interdit aux juridictions administratives la délivrance à titre onéreux des conclusions des commissaires du Gouvernement à l'égard de certaines institutions
Cet article 3-1 est intégralement issu du décret n° 2005-1397 du 10 novembre 2005 qui crée, donc, pour la première fois, une distinction entre le public "habituel " et le public "institutionnel" en matière de délivrance des copies des conclusions des commissaires du Gouvernement des juridictions administratives. En effet, alors que pour le public habituel, ces juridictions peuvent exiger une redevance lorsqu'elles délivrent de telles copies, cette faculté leur est interdite pour le public institutionnel.
Concrètement, ce public institutionnel comprend les institutions et services de l'Etat, les universités et autres établissements d'enseignement supérieur ainsi que les organes de presse écrite et audiovisuelle. En bref, les juridictions administratives ont donc l'obligation de délivrer gratuitement une copie des conclusions des commissaires du Gouvernement (lorsqu'un texte écrit existe, bien entendu) aux administrations d'Etat, aux universités et aux médias.
Par ailleurs, en ce qui concerne uniquement le Conseil d'Etat et le Tribunal des conflits, la délivrance gratuite des conclusions est prévue pour les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation.
Au total, nous pouvons, donc, relever que les juridictions administratives ont la possibilité d'exiger de toute collectivité territoriale et de tout avocat (hormis les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation) le paiement d'une redevance en échange de la délivrance d'une copie des conclusions prononcées par leurs commissaires du Gouvernement.
3) Le montant de la redevance est encadré par l'article 4 du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994
Cet article 4, qui existait avant l'entrée en vigueur du décret n° 2005-1397 du 10 novembre 2005, reste inchangé. Il prévoit que le montant des redevances que peuvent exiger les juridictions administratives en échange de la délivrance d'une copie des conclusions prononcées par leurs commissaires du Gouvernement est "fixé par un arrêté du vice-président du Conseil d'Etat". Les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel doivent, donc, se référer à cet arrêté lorsqu'elles réclament des redevances.
Par ailleurs, l'article 4 du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994 prévoit qu'aucun profit ou bénéfice ne peut être effectué par les juridictions administratives en matière de délivrance des conclusions prononcées par leurs commissaires du Gouvernement puisque les redevances, "qui peuvent être fixées de façon forfaitaire et sous forme d'abonnement, ne peuvent excéder le coût de réalisation et de transmission de ces documents".
La délivrance des copies des conclusions prononcées par leurs commissaires du Gouvernement ne saurait donc être une source de revenus pour les juridictions administratives qui peuvent simplement exiger une redevance équivalant au coût des frais d'impression et d'envoi qu'elles ont dû exposer du fait de cette délivrance.
Relevons, à cet égard, que la délivrance par courrier électronique de ces conclusions devrait, donc, logiquement, être gratuite puisqu'une telle délivrance n'entraînerait aucun coût d'impression ou d'envoi.
4) Les sommes perçues à titre de redevances par les juridictions administratives au titre de la délivrance des conclusions des commissaires du Gouvernement doivent être affectées au paiement des dépenses afférentes à cette délivrance
L'article 5 du décret n° 94-980 du 14 novembre 1994, qui existait avant l'entrée en vigueur du décret n° 2005-1397 du 10 novembre 2005, reste inchangé. Il prévoit que les sommes perçues au titre de la délivrance des conclusions des commissaires du Gouvernement sont "versées au Trésor pour être rattachées par la procédure du fonds de concours aux crédits de fonctionnement concernant le Conseil d'Etat, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs inscrits au budget du ministère de la Justice".
Ces sommes sont, ainsi, affectées directement au paiement des dépenses exposées par les juridictions administratives lorsqu'elles procèdent à la délivrance des conclusions.
II. Le statut des conclusions prononcées par les commissaires du Gouvernement des juridictions administratives
1) Le rôle du commissaire du Gouvernement
La mission de ce magistrat administratif est définie par les dispositions de l'article L. 7 du Code de justice administrative selon lesquelles il est "un membre de la juridiction [qui] expose publiquement, et en toute indépendance, son opinion sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu'elles appellent" (N° Lexbase : L2614ALE). Le commissaire du Gouvernement est donc un juge indépendant : il n'est ni le représentant du Gouvernement, ni celui d'une partie, ni celui de l'opinion des autres membres de la formation de jugement. Il appartient à la formation de jugement, prise comme l'ensemble des juges qui concourent à la formation collégiale de la décision juridictionnelle.
Dans un arrêt du 29 juillet 1998, le Conseil d'Etat affirme, ainsi, que le commissaire du Gouvernement "a pour mission d'exposer les questions que présente à juger chaque recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l'espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur les solutions qu'appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction à laquelle il appartient" (2).
Cette définition du rôle du commissaire du Gouvernement est ainsi conforme à la formule de Laferrière selon laquelle ce dernier conclut "selon la loi et sa conscience" (3).
Au total, le commissaire du Gouvernement a donc une triple mission :
1/ Exposer publiquement les questions que présente à juger chaque recours contentieux ;
2/ faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation -qui doit être impartiale- sur les circonstances de droit et de fait de l'affaire ;
3/ donner son opinion sur la solution qu'appelle, selon sa conscience, le litige (4).
La position du commissaire du Gouvernement est, donc, originale dans la mesure où il est à la fois intérieur et extérieur à la formation de jugement. En effet, nous l'avons vu, il est un membre à part entière de la juridiction, fait partie d'une de ses formations d'instruction et participe aux séances de travail (souvent appelées "séances d'instruction") au cours desquelles cette formation procède au premier examen de chaque affaire et arrête une solution provisoire.
Toutefois, ainsi que l'écrivent D. Chauvaux et J.-H. Stahl, le jour où l'affaire est appelée à l'audience, "les chemins du commissaire et de ses collègues se séparent. Le premier a pour tâche d'exposer publiquement les données de l'affaire et d'indiquer la solution qui lui paraît conforme au droit, les autres doivent rendre la décision au terme d'une discussion à huis clos (appelée "délibéré") qui se termine, si la solution n'est pas consensuelle, par un vote".
2) Les conclusions prononcées par les commissaires du Gouvernement des juridictions administratives ne sont pas des documents administratifs au sens de la loi du 17 juillet 1978 (6)
Par une ordonnance du 20 janvier 2005 (7), le juge des référés du Conseil d'Etat a rappelé que "si, lors de leur prononcé à l'audience, les conclusions du commissaire du Gouvernement revêtent un caractère public, le texte écrit qui leur sert, le cas échéant, de support, n'a pas le caractère d'un document administratif" et "n'est donc pas soumis aux dispositions du titre 1er de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, qui sont relatives à la communication des documents administratifs".
Le juge des référés a, cependant, indiqué qu'il était "loisible [...] à toute partie au litige comme à toute personne d'en solliciter la communication" tout en précisant que le commissaire du Gouvernement restait "libre de la suite à donner à une pareille demande".
A cet égard, le Conseil d'Etat a jugé que les conclusions n'avaient pas à être communiquées aux parties (8) et que la juridiction administrative ne pouvait ordonner au commissaire du Gouvernement de les communiquer (9).
3) Le principe du contradictoire ne s'applique pas aux conclusions prononcées par les commissaires du Gouvernement
C'est ce qu'a jugé le Conseil d'Etat, dans l'arrêt précité du 29 juillet 1998, en indiquant que "procédant après la clôture de l'instruction à laquelle il a été procédé contradictoirement", le commissaire du Gouvernement "participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre" et que "l'exercice de cette fonction n'est pas soumis au principe du contradictoire applicable à l'instruction".
En effet, si tout document soumis au juge doit normalement pouvoir être discuté par les parties, même si le document émane d'une instance indépendante et impartiale (expert), cette approche ne saurait valoir pour les prises de position émanant d'un membre de la juridiction qui participe en cette qualité à l'examen du dossier. Ainsi que l'écrivent D. Chauvaux et J.-H. Stahl dans l'article précité, "ni la note du rapporteur, ni celle du réviseur n'ont à être communiquées aux parties pour qu'elles puissent répondre. Or, il n'existe aucune différence de nature entre ces documents et les conclusions du commissaire" car, même si celles-ci sont prononcées publiquement, "elles émanent d'un membre de la juridiction si bien qu'elles échappent, en droit, au champ du contradictoire".
De fait, la communication des conclusions provoquerait, entre parties et commissaire du Gouvernement, un nouveau débat contradictoire qui, outre qu'il serait inutile (l'instruction ayant déjà été faite), entraînerait un alourdissement des procédures.
III. Le commissaire du Gouvernement et le délibéré
1) L'assistance du commissaire du Gouvernement au délibéré, source de divergence entre la CEDH et le Conseil d'Etat
Il s'agit là de la divergence essentielle entre la position de la CEDH et celle du Conseil d'Etat et du législateur français. Aux termes de l'article R. 731-7 du Code de justice administrative, créé par l'article 6 du décret nº 2005-1586 du 19 décembre 2005 (10), "le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré. Il n'y prend pas part" (N° Lexbase : L7774HEN).
En effet, dans la célèbre décision "Kress c/ France" (11), la CEDH a jugé que la présence du commissaire du Gouvernement au délibéré des formations de jugement des juridictions administratives contrevenait aux exigences du droit à un procès équitable garanties par les stipulations de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR). La Cour a d'ailleurs adopté la même position dans une décision du 5 juillet 2005 (12). Elle fait, donc, prévaloir la théorie des apparences : en s'exprimant publiquement sur le rejet ou l'acceptation des moyens présentés par l'une des parties, le commissaire du Gouvernement pourrait être légitimement considéré par les parties comme prenant fait et cause pour l'une d'entre elles. Or, l'intérêt qualifié de supérieur du justiciable implique que celui-ci doive avoir la garantie que le commissaire du Gouvernement ne puisse pas, par sa présence, exercer une certaine influence sur l'issue du délibéré.
Soulignons, à cet égard, avec J.-F. Flauss (13), que la Cour vise le principe même de la présence du commissaire du Gouvernement au délibéré, que sa participation soit active ou passive ou encore qu'il se borne à "assister" au délibéré ou qu'il y "participe" pleinement. Les dispositions de l'article R. 731-7 du Code de justice administrative semblent, ainsi, contraires à la position de la CEDH.
Toutefois, cette position ne tient pas compte de la position du commissaire du Gouvernement qui est, nous l'avons vu, à la fois intérieur et extérieur à la formation de jugement. En particulier, la CEDH ne tient pas compte du fait que le commissaire du Gouvernement est un membre à part entière de la juridiction et qu'il peut, donc, assister au délibéré. Au fond, la CEDH fait, ainsi, passer la circonstance que le commissaire a révélé sa position à l'audience avant son statut de membre à part entière de la juridiction.
2) La possibilité offerte aux parties de produire une note en délibéré à l'issue de l'audience
Cette possibilité a été réaffirmée et encadrée par une décision du Conseil d'Etat du 12 juillet 2002 (14). Le statut de la note en délibéré comporte, ainsi, trois points principaux.
Le premier point tient à l'obligation qu'a la juridiction de prendre connaissance de la note en délibéré avant la séance au cours de laquelle le jugement sera rendu.
Le deuxième point tient à la faculté qu'a la juridiction de décider la réouverture de l'instruction si l'intérêt d'une bonne justice lui paraît recommander de soumettre la note à un débat contradictoire.
Le troisième et dernier point tient à l'obligation (sous peine d'irrégularité du jugement) qu'a la juridiction de réouvrir l'instruction si la note est de nature à renouveler le débat en invoquant une circonstance de fait dont la partie ne pouvait faire état avant la clôture de l'instruction et que la juridiction ne saurait ignorer sans vicier sa décision ou en exposant une circonstance de droit nouvelle ou que la juridiction devrait relever d'office.
Ajoutons que si, en principe, les parties ne peuvent, au cours de l'audience, prendre la parole après le commissaire du Gouvernement, D. Chauvaux et J.-H. Stahl estiment, dans l'article précité, qu'il "ne serait peut-être pas inenvisageable [...] de prévoir [...] que les parties puissent reprendre brièvement la parole à l'audience, après le prononcé des conclusions, pour leur permettre d'ajouter oralement quelques mots en réplique au commissaire". Une telle innovation ne serait, cependant, pas sans créer des difficultés, les auteurs relevant eux-mêmes qu'il "faudrait [...] éviter que cet échange supplémentaire ne perturbe le déroulement du procès en relançant un débat qu'il appartient à la formation de jugement de trancher à l'issue de l'audience" et qu'un tel mécanisme "conduit normalement à laisser le défendeur s'exprimer en dernier, ce qui revient, devant le juge de première instance, à entendre en dernier le représentant de l'administration". Au total, il n'est donc pas sûr que les requérants gagneraient à s'exprimer à l'audience après le prononcé des conclusions du commissaire du Gouvernement.
3) La possibilité offerte aux parties de demander au commissaire du Gouvernement, avant l'audience, de leur communiquer le sens de ses conclusions
Ainsi que l'a rappelé une réponse ministérielle (15), les parties peuvent demander "communication du sens général des conclusions du commissaire du Gouvernement" (16). L'échange avec l'avocat, sur l'initiative de celui-ci, porte alors "sur le sens des conclusions et non sur le détail du raisonnement du commissaire".
Intervenant dans les jours ou heures précédant l'audience, il a lieu à un moment où, juridiquement, l'instruction n'est pas nécessairement close. L'usage veut, toutefois, que l'avocat, après s'être ainsi "entretenu avec un commissaire du Gouvernement", s'interdise de produire un nouveau mémoire faisant valoir un moyen ou une argumentation supplémentaire.
En revanche, rien ne s'oppose à ce que, "suite à cet échange avec le commissaire, l'avocat présente des observations orales à l'audience" ou prépare une note en délibéré, initiatives qui ne peuvent modifier les conditions du débat contradictoire entre les parties, tel qu'il résulte de l'instruction écrite, mais seulement, le cas échéant, conduire la formation de jugement à rayer l'affaire du rôle pour rouvrir l'instruction.
Dans les affaires dispensées de ministère d'avocat, le requérant qui le souhaite peut, également, demander communication du sens général des conclusions.
La réponse ministérielle ajoute qu'il pourrait difficilement être envisagé de procéder à cette communication par écrit, eu égard au déroulement actuel de la procédure : "En effet, le commissaire du Gouvernement doit prendre en considération les arguments échangés par, les parties dans d'ultimes mémoires, jusque dans les tout derniers jours qui précèdent l'audience, conformément à la pratique de nombreux avocats. Le sens des conclusions ne peut donc être communiqué que dans les jours -en pratique la veille ou le vendredi pour une audience tenue le lundi- voire les heures qui précèdent l'audience".
Frédéric Dieu
Commissaire du Gouvernement près le Tribunal administratif de Nice
(1) Rép. Min., n° 20977, JO Sénat du 2 mars 2006, p. 635 (N° Lexbase : L1093HIC).
(2) CE Contentieux, 29 juillet 1998, n° 179635, Mme Esclatine (N° Lexbase : A8031ASA).
(3) "Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux", Berger-Levrault, tome 1, 2ème édition (1896), p. 236.
(4) A la différence des avocats généraux, principalement chargés de veiller à l'application de la loi et même au respect de l'intérêt général, les commissaires du Gouvernement expriment, donc, "l'opinion personnelle d'un jurisconsulte", selon l'expression du professeur Chapus.
(5) "Le commissaire, le délibéré et l'équité du procès", AJDA 2005, p. 2116.
(6) Loi n° 78-753, 17 juillet 1978, portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal (N° Lexbase : L6533AG3).
(7) CE référé, 20 janvier 2005, n° 276625, M. René Georges Hoffer (N° Lexbase : A7821DNY).
(8) CE 9° et 7° s-s-r., 9 décembre 1970, n° 79282, Dame Veuve Jame (N° Lexbase : A2963AUB).
(9) CE Contentieux, 15 avril 1988, n° 63896, Vincent (N° Lexbase : A6597APZ).
(10) Décret n° 2005-1586, 19 décembre 2005, modifiant la partie réglementaire du Code de justice administrative (N° Lexbase : L9642HDH).
(11) CEDH, 7 juin 2001, req. 39594/98, Kress c/ France (N° Lexbase : A2964AUC).
(12) CEDH, 5 juillet 2005, req. 55929/00, Marie-Louise Loyen et autre c/ France (N° Lexbase : A1577DKM).
(13) "Retour sur la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré", AJDA 2005, p. 1593.
(14) CE 5° et 7° s-s-r., 12 juillet 2002, n° 236125, M. et Mme Leniau (N° Lexbase : A1581AZL).
(15) Rép. min., n° 19606, JO Sénat 8 décembre 2005, p. 3186 (N° Lexbase : L1092HIB).
(16) Cette pratique a été reconnue par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Kress contre France. Selon la Cour, "les avocats qui le souhaitent peuvent demander au commissaire du Gouvernement avant l'audience, le sens général de ses conclusions".
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par Chrystel Farnoux, conseiller juridique à la Chambre de Commerce et d'Industrie de l'Essonne
Le 07 Octobre 2010
- définition des prestations par référence à des normes (article 6 du projet de réforme) ;
- publication d'un avis d'attribution au-delà des seuils de l'article 28 dudit code : 135 000 euros HT pour l'Etat et 210 000 euros HT pour les collectivités territoriales (article 85 du projet de réforme).
L'arrêt ici étudié concerne l'attribution de marchés passés selon la procédure de l'article 30. Cet arrêt se rapporte à un marché passé par l'ANPE et relatif à la réalisation de prestations destinées aux demandeurs d'emploi et, plus particulièrement, à des prestations intitulées "accompagnement dans l'emploi", "diplôme à l'emploi", "bilan de compétences approfondi", "objectif emploi individuel", "objectif emploi de groupe" et "objectif projet individuel".
A l'issue de la procédure de passation, l'un des soumissionnaires (non retenu, bien entendu), considérant que le marché n'avait pas été passé dans des conditions régulières, avait déféré l'affaire devant les tribunaux, arguant du fait que les marchés passés selon la procédure de l'article 30 (et, plus particulièrement, ceux ayant pour objet la réalisation des prestations précitées au paragraphe 1er de la présente étude) n'étaient pas dispensés d'une certaine publicité et transparence lors de leur passation et, notamment, quant à l'information des soumissionnaires relative aux critères de jugement des candidatures et des offres qui seront mis en oeuvre par l'entité passant le marché aux fins d'attribution.
L'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Versailles est très enrichissant et en dit long sur les incertitudes créées par les dispositions réglementaires prévues par le code et sur les risques juridiques en découlant. En effet, alors même que, comme le rappelle la cour, seules les obligations de définition des prestations par référence à des normes et de publication d'un avis d'attribution (au-delà d'un certain seuil) doivent être respectées pour les services d'éducation et de qualification et d'insertion professionnelles, il n'en demeure pas moins que d'autres obligations découlant de l'article 1er du code soient prescrites (C. marchés publ., art. 1, version du 9 septembre 2001 N° Lexbase : L1226ANQ).
Rappelons, tout d'abord, les dispositions dudit article sur lesquelles s'appuie la juridiction administrative. Celui-ci disposait (et dispose encore) que "les marchés publics respectent les principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. L'efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics sont assurés par la définition préalable des besoins, le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence ainsi que par le choix de l'offre économiquement la plus avantageuse".
De ces dispositions, qui sont d'ailleurs reprises tant par le code actuel que par la réforme en cours d'adoption, la cour administrative d'appel en déduit des obligations importantes pour la personne responsable du marché, à savoir :
- l'obligation "d'ouverture du marché à la concurrence" ;
- l'impartialité de la procédure qui doit pouvoir être contrôlée.
Alors même que ce point n'était pas spécifiquement abordé par le requérant, il convient de remarquer que la cour rappelle que les dispositions de l'article 1er précitées, ont pour objet de garantir l'ouverture du marché à la concurrence. Cette dernière précise, en effet, que tout soumissionnaire "potentiel" doit pouvoir participer à la procédure par le biais d'un degré de publicité adéquat. Ainsi, cela signifie, très clairement, que la passation de ces marchés est soumise en amont, à une obligation de publicité devant, bien entendu, être suffisante, puisque devant permettre d'atteindre les "soumissionnaires potentiels", selon les termes mêmes employés par la cour.
Il convient, donc, de remarquer que même si les textes (notamment, les derniers en date, à savoir la réforme du code en cours d'adoption) excluent l'obligation de publicité pour les quatre catégories de marchés précitées, au nombre desquels figurent les marchés à conclure dans le domaine des services d'éducation et de qualification et d'insertion professionnelles, il n'en reste pas moins que cette obligation doit quand même être mise en oeuvre. Ainsi, il conviendra (à chaque fois que cela sera possible), à l'instar de ce qui est prévu par la réforme concernant les autres services de l'article 30, de mettre en place une procédure adaptée pour la passation desdits services, procédure dont les modalités de publicité et d'attribution seront librement choisies par le représentant du pouvoir adjudicateur (la notion de personne responsable du marché devant normalement disparaître dans le code 2006), en fonction des circonstances de l'espèce, de l'objet du marché, de l'état de la concurrence, etc.
La cour, dans l'arrêt ici analysé, précise, qu'outre le fait de garantir l'ouverture du marché à la concurrence, la soumission de l'ensemble des procédures (et, notamment, celle prévue par l'article 30) à l'article 1er du code, implique que la procédure soit passée selon des règles permettant l'impartialité de l'attribution, impartialité devant pouvoir être contrôlée notamment par les soumissionnaires non retenus. Cette obligation d'impartialité a plusieurs conséquences et engendre elle-même un certain nombre d'obligations non limitatives. Il s'agit, donc, pour l'entité passant le marché de tout mettre en oeuvre afin que l'acte d'achat ne puisse être taxé d'opacité. Il conviendra, notamment :
1. d'informer les soumissionnaires, en amont de la procédure (et non après l'attribution, comme dans notre cas d'espèce) :
- des critères de jugement de leur offre et donc des critères au regard desquels le marché sera attribué ;
- des modalités de mise en oeuvre desdits critères ;
2. de donner toute information, sur leur demande, concernant les offres reçues (dans le respect, bien entendu, des dispositions légales en vigueur et, notamment, celles relatives à la communication des documents administratifs) ;
3. de justifier de la supériorité de l'offre retenue par rapport aux autres offres...
La cour précise, en outre, que le contrôle devra être possible, ceci impliquant obligatoirement, pour des problématiques de preuve, que l'ensemble des informations transmises mais aussi l'analyse des offres fassent l'objet d'un écrit.
Ainsi, au regard de la jurisprudence susanalysée, il convient de remarquer que l'ensemble des procédures est assis sur un pilier commun, à savoir les principes fondamentaux prévus par l'article 1er du Code des marchés publics. Ceci a pour conséquence d'obliger l'entité passant le marché à mettre en oeuvre des mesures de publicité, que ces dernières soient prescrites par le code (cas des achats de fournitures, travaux ou services de l'article 29, au-delà du seuil européen) ou qu'elles soient choisies par le pouvoir adjudicateur en fonction, notamment, des circonstances de chaque espèce, de la nature et de l'objet de la consultation, de l'état concurrentiel du marché (cas des achats de fournitures, travaux et services en deçà des seuils européens et des achats de services de l'article 30 au-delà desdits seuils).
Il est donc préconisé aux acheteurs d'adapter les modalités de mise en oeuvre de leurs procédures de passation aux caractéristiques du marché et non aux dispositions réglementaires en vigueur qui ne doivent pas être suivies à la lettre. Il conviendra, donc, d'adopter une attitude pragmatique lors de la conduite des procédures en ayant toujours à l'esprit les mots d'ordre suivants : liberté, transparence et égalité. Ceci conduit donc à se poser la question de la possibilité (au regard des inconvénients opérationnels potentiels et de l'effet utile de la procédure) de mettre en oeuvre une procédure formalisée (notamment appel d'offres) quel que soit le service concerné. Dans le même esprit, il est conseillé de mettre en oeuvre une procédure adaptée pour les services juridiques, les services sociaux et sanitaires, les services récréatifs et culturels ainsi que les services d'éducation et de qualification et d'insertion professionnelles et ce, à chaque fois qu'aucun obstacle sérieux ne pourra s'y opposer. Enfin, quel que soit le type de procédure engagée, il conviendra d'attribuer le marché à l'offre économiquement la plus avantageuse, sur la base de critères connus de tous les soumissionnaires, y compris quant à leurs modalités de mise en oeuvre.
Enfin, rappelons que les marchés passés conformément à l'article 30 doivent respecter les règles prévues par le Code des marchés publics en matière d'exécution. Ainsi, une fois attribué, le marché sera exécuté selon des modalités dites classiques, notamment, en ce qui concerne le versement d'avances et/ou d'acomptes, le délai maximum de paiement et, plus généralement, selon l'ensemble des dispositions rendues applicables par les articles 86 à 118 (N° Lexbase : L1125DYC) ainsi que les titres V et VI du Code des marchés publics.
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Réf. : Loi n° 2006-387 du 31 mars 2006, relative aux offres publiques d'acquisition (N° Lexbase : L9533HHK)
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Le 07 Octobre 2010
Au plan communautaire, on ne peut qu'être saisi, devant la propagation de réflexes nationaux défensifs perceptibles ici et là, du résultat paradoxal auquel aboutit une Directive conçue originellement dans un esprit et une perspective d'ouverture et de désarmement multilatéral. Manifestement, les hautes ambitions initiales ont en partie sombré en 2001 avec la proposition qu'elles portaient, et le compromis de secours trouvé deux ans plus tard n'a fait qu'entériner le profond désaccord européen, dont les conséquences sont aujourd'hui payées au prix fort, par l'élévation de barrières en tous genres aux acquisitions transfrontières. Le mouvement se trouve en partie justifié par les réactions des pays voisins, selon une application inattendue du principe de réciprocité, qui alimente ainsi une sorte de spirale négative pour la construction communautaire, par voie de contagion défensive. On peut, dans ces conditions, être pris d'inquiétude, face aux actuelles manifestations de "néoprotectionnisme", pour l'édification du marché intérieur (trop récente encore, sans doute, pour susciter l'élan patriotique ?), ce dont n'a pas manqué de s'émouvoir la Commission de Bruxelles (12). Où prennent une résonnance particulière les doutes exprimés en son temps par le commissaire Bolkestein quant à l'opportunité d'adopter cette bien étrange Directive d'harmonisation qui procède par voie d'interdictions facultatives, d'obligations optionnelles !
Au plan national, on aurait pu, dans le concert (pour ne pas dire cacophonie) actuel, attendre la France dans un rôle un peu moins crispé, compte tenu du dynamisme de ses entreprises sur le marché européen et international du contrôle (13). Position susceptible de lui éviter de se poser, après sa démonstration de patriotisme politique du 29 mai dernier, en grand défenseur du "patriotisme" -ou "nationalisme", selon les sensibilités- "économique". On pensait acculturé le phénomène des offres publiques non négociées avec la société visée, et l'on donne à penser qu'il s'agit en vérité d'une acculturation sélective, la seule "hostilité" tolérable étant d'origine nationale. Mais à cela, et fort des opérations en cours, le gouvernement français a pu répondre en soulignant la vulnérabilité capitalistique des grandes entreprises françaises, faute en particulier de fonds de pension locaux, et témoigner de sa volonté de ne pas transformer celles-ci en forteresses imprenables mais, repoussant les discours angéliques, de leur permettre simplement de jouer à armes égales sur le terrain juridique et économique (14).
Du caractère équilibré, de l'opportunité, voire parfois de la légalité communautaire et internationale, des options ainsi retenues, chacun se fera une opinion et appréciera selon ses inclinations ou ses intérêts. Sur les deux premiers points, il apparaît en tous cas difficile voire hasardeux de tenir des propos définitifs alors que l'encre du texte est à peine sèche et que, pour une part essentielle, les dispositions nouvelles renvoient à la liberté de décision des sociétés concernées. L'on sait la distance qu'il y a, en ces domaines, de la coupe aux lèvres. Si des facultés nouvelles sont accordées aux entreprises nationales pour assurer leur défense face à des offres qualifiées d'"hostiles", l'avenir renseignera sur leur usage et leur efficacité.
On se contentera, dans le cadre de cette étude, de présenter une vue synthétique de l'économie générale des options exercées par la France en vertu de l'article 12 de la Directive OPA. En bref et en clair -si tant est que cela soit possible-, on retiendra que les choix inscrits dans la loi du 31 mars 2006 donnent naissance à un système de solutions complexe reposant, d'une part, sur une transposition totale, mais avec réserve de réciprocité, de l'article 9 de la Directive, en vue de neutraliser l'action défensive des dirigeants d'une société cible (I) ; et d'autre part, sur une transposition partielle, mais sans réserve de réciprocité cette fois, de l'article 11 de la Directive, relatif aux restrictions apportées au transfert de titres et à l'exercice du droit de vote de leurs titulaires en assemblée générale (II). Une combinaison originale, on le voit, que seuls s'apprêtent à retenir à l'heure actuelle et selon nos informations : la Belgique, la Hongrie, le Portugal et la Slovaquie.
I. Transposition totale, mais avec réserve de réciprocité, de l'article 9 de la Directive
Suivant en cela les recommandations du "groupe Lepetit", la France a fait le choix d'une application obligatoire des dispositions de l'article 9 de la Directive, assortie d'une option de réciprocité. Chemin qu'envisagent également d'emprunter, en sus des quatre pays précités, la Grèce et la Lituanie. Inspirée de la "board passivity rule", en vigueur outre-Manche, la solution consiste à brider la capacité défensive, préventive ou réactive, des dirigeants sociaux (A), pour la déposer, à titre de principe, entre les mains de l'assemblée générale des actionnaires (B). Ce gain recherché de légitimité des mesures anti-OPA, qui dépendra, néanmoins, de la réalité de la maîtrise exercée sur elles par la collectivité des actionnaires, passait nécessairement par un glissement vers le bas des compétences décisionnelles, au sein des sociétés par actions cotées, dont l'équilibre organique se trouve en conséquence profondément affecté en temps d'offre publique.
A - Une neutralisation directoriale en trois règles
La première règle figure au nouvel article L. 233-32-I du Code de commerce (N° Lexbase : L1384HI4) :"pendant la période d'offre publique visant une société dont des actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé, le conseil d'administration, le conseil de surveillance, à l'exception de leur pouvoir de nomination, le directoire, le directeur général ou l'un des directeurs généraux délégués de la société visée doivent obtenir l'approbation préalable de l'assemblée générale pour prendre toute mesure dont la mise en oeuvre est susceptible de faire échouer l'offre, hormis la recherche d'autres offres".
Cette disposition principale, qui transpose l'article 9 § 2 de la Directive, entend encadrer strictement l'action des organes d'administration, de surveillance et de direction de la société cible d'une offre publique. Elle emporte une contraction temporaire des compétences de ces derniers, frappés d'une forme d'incapacité spéciale destinée à les empêcher d'influer significativement et négativement sur le sort des destinataires de l'offre. La justification implicite de cette mesure de dépossession résiderait dans la méfiance qu'inspire la sévérité du conflit d'intérêts dans lequel les dirigeants d'une société cible d'une offre publique peuvent se trouver placés (15). Une défiance que l'on pourra juger excessive et décalée, eu égard aux récents progrès du corporate governance. Mais on peut aussi, plus positivement, considérer qu'il appartient, essentiellement, aux actionnaires, et à eux seuls, de décider souverainement des mérites d'une offre publique dont ils sont les destinataires exclusifs, en dépit des limites inhérentes à l'intelligence et à l'efficience de leur action collective.
Cet assaut de "démocratie directe", qui met à mal notre système de séparation légale des pouvoirs, dont l'arrêt "Motte" fut une auguste expression, trouve à s'appliquer largement. Hormis le pouvoir de nomination du conseil d'administration, ou du conseil de surveillance, et la recherche d'autres offres, auquel on ajoutera celui d'émettre un avis motivé sur l'offre (16), les dirigeants se voient interdire l'adoption de "toute mesure dont la mise en oeuvre est susceptible de faire échouer l'offre" et qui n'aurait pas obtenu l'approbation préalable de l'assemblée générale. Ainsi, par exemple, une contre-offre publique (défense "pac-man") ne pourrait plus désormais être mise en place par les seuls dirigeants de la société cible, la gouvernance de l'offrant étant, ici, exceptionnellement réglementée en raison de la double qualité de la société concernée (cible-initiatrice). La formule légale paraît, en tous cas, assez lâche et, on l'imagine, en raison, notamment, de son libellé peu juridique, d'appréhension malaisée pour les dirigeants concernés, encore que la référence à la possibilité d'une mise en échec de l'offre puisse autoriser une certaine souplesse. Doit-elle être comprise comme allant jusqu'à interdire d'engager, sans l'aval des actionnaires, un recours judiciaire contre une décision autorisant ou facilitant l'offre initiée ? Seule certitude, le texte, par construction, ne devrait pas remettre en cause la faculté, pour les organes concernés, de procéder à la convocation d'une assemblée générale à l'effet de décider des mesures de défense.
Ample matériellement, cette amputation des compétences directoriales demeure cependant bornée dans le temps, puisqu'elle ne trouve à s'appliquer que "pendant la période d'offre publique". La détermination du dies a quo prend, en conséquence, une importance stratégique considérable. Le début de ladite période est actuellement fixé, par l'article 231-15 du règlement général de l'AMF(17), au moment de la publication par celle-ci des principales dispositions du projet d'offre. Combiné au nouveau dispositif "anti-rumeur" de l'article L. 433-1 du Code monétaire et financier, sur le modèle britannique des "put up or shut up orders", destiné à révéler tôt les intentions "prédatrices", ce point de départ peut paraître, désormais, relativement tardif et ouvrir une fenêtre défensive aux dirigeants de la société convoitée. On observera, à ce propos, le choix fait par le législateur de ne pas exploiter la faculté ouverte par la Directive d'avancer le début de la période de référence au moment par exemple où "l'organe d'administration ou de direction de la société visée a connaissance de l'imminence de l'offre".
Les deux autres règles de neutralisation sont étroitement liées. La seconde, énoncée à L. 233-32-III, alinéa 1er, du Code de commerce, dispose que "toute délégation d'une mesure dont la mise en oeuvre est susceptible de faire échouer l'offre, hormis la recherche d'autres offres, accordée par l'assemblée générale avant la période d'offres, est suspendue en période d'offre publique". La troisième, inscrite au second alinéa du même paragraphe, ajoute que "toute décision du conseil d'administration, du conseil de surveillance, du directoire, du directeur général ou de l'un des directeurs généraux délégués, prise avant la période d'offre, qui n'est pas totalement ou partiellement mise en oeuvre, qui ne s'inscrit pas dans le cours normal des activités de la société et dont la mise en oeuvre est susceptible de faire échouer l'offre doit faire l'objet d'une approbation ou d'une confirmation par l'assemblée générale".
D'inspiration commune, ces deux règles secondaires viennent compléter la précédente en neutralisant, comme le requiert l'article 9 § 3 de la Directive, les mesures à effet -et vraisemblablement à objet- défensif, adoptées préventivement. La neutralisation frappe tant les mesures décidées en leur capacité propre par les dirigeants sociaux, que celles votées par l'assemblée générale des actionnaires, dès lors qu'elles emportent délégation au profit de ces derniers, toutes soumises, désormais, à la ratification de l'assemblée générale des actionnaires réunie en période d'offre.
La transposition recherchée de l'article 9 § 3 de la Directive est, cependant, réalisée d'une manière un peu particulière, dans la mesure où celui-ci ne distingue pas entre les deux cas de figure présentés, pour se contenter de soumettre à approbation ou confirmation de l'assemblée générale toutes décisions antérieures non encore partiellement ou totalement mises en oeuvre, qui ne s'inscrivent pas dans le cours normal des activités de la société et susceptibles de faire échouer l'offre.
La loi française apparaît, en conséquence, plus restrictive que la Directive en n'englobant pas l'ensemble des décisions sociales antérieures concernées. Mais, s'agissant en particulier des résolutions votées par l'assemblée générale, le paragraphe 3 de l'article 9 de la Directive relatif, rappelons-le, aux "obligations de l'organe d'administration ou de direction", devrait pouvoir s'interpréter comme contemplant les seules délégations de pouvoir ou de compétence au profit des dirigeants de la société cible.
Telle qu'opérée, la scission en deux alinéas présente, en tous cas, l'inconvénient d'introduire une dualité de régimes entre les décisions de l'assemblée générale, déclarées par la loi suspendues, et celles émanant des dirigeants sociaux, soumises à approbation ou confirmation de l'assemblée générale réunie en période d'offre.
Plus généralement, outre ce qui peut passer pour des maladresses de plume, comme lorsqu'il est fait référence à des mesures "non totalement ou partiellement" mises en oeuvre, sans doute pour insister sur le fait que sont incluses toutes les mesures antérieures, qu'elles aient ou non connu un début d'exécution, on regrettera la formulation et la construction juridiquement approximatives de ces dispositions (à l'instar de l'impropriété juridique du terme "confirmation"), que l'on s'est contenté de reprendre directement de la Directive.
Alain Pietrancosta
Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Directeur du Master Droit financier
Centre de Recherches en Droit financier
Pour la deuxième partie de cet article, lire (N° Lexbase : N7294AKD).
(1) L'article paraîtra, avec l'aimable autorisation de Lexbase, dans le premier numéro de la Revue trimestrielle de droit financier / Corporate Finance and Capital Markets Law Review, en mai prochain.
(2) Journal officiel du 1er avril 2006, p. 4882.
(3) Directive 2004/25 du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, concernant les offres publiques d'acquisition (N° Lexbase : L2413DYZ).
(4) V. A. Pietrancosta, La directive européenne sur les offres publiques d'acquisition enfin adoptée !, RD banc. et fin. sept.-oct. 2004, p. 338 ; M. Haschke-Dournaux, L'adoption de la directive européenne relative aux offres publiques d'acquisition, LPA, 26 avr. 2004, n° 83, p. 7 ; F. Peltier et F. Martin-Laprade, Directive 2004/25/CE du 21 avril 2004 relative aux OPA ou l'encadrement par le droit communautaire du changement de contrôle d'une société cotée, Bull. Joly Bourse 2004, p. 610 ; A. Couret, La fin d'une trop longue saga : l'adoption de la 13e directive en matière de droit des sociétés concernant les offres publiques d'acquisition, Mélanges Béguin, Litec, 2005, p. 195 ; P. Servan-Schreiber, W. Grumberg, Défenses anti-OPA, Adoption de la directive européenne sur les OPA et enjeux pour les entreprises françaises, JCP E, n° 44, p. 1774 ; T. Granier, La directive concernant les offres publiques d'acquisition, Europe, n° 11, novembre 2004 ; Reforming Company and Takeover Law in Europe, edited by G. Ferrarini, K. J. Hopt, J. Winter, E. Wymeersch, Oxford University Press, 2004 ; S. V. Simpson, L. Corte, The Future Direction of Takeover Regulation In Europe, 1520 PLI/Corp 759, Practising Law Institute, December, 2005.
(5) Rapport du groupe de travail sur la transposition de la Directive concernant les offres publiques d'acquisition, J.-F. Lepetit, 27 juin 2005.
(6) V. e.g. pour la Grande-Bretagne, Implementation of the EU Directive on Takeover Bids Guidance on changes to the rules on company takeovers, Department of Trade and Industry, march 2006.
(7) Décret n° 2005-1739, du 30 décembre 2005, réglementant les relations financières avec l'étranger et portant application de l'article L. 151-3 du Code monétaire et financier, (N° Lexbase : L6440HEA).
(8) C. mon. et fin., art. L. 433-3 IV réécrit par l'article 2 IV de la présente loi.
(9) V. C. mon. et fin., art. L. 433-1 V introduit par l'article 1er de la présente loi.
(10) V. not. la modif. de l'art. L. 432-1 C. trav. par l'article 7 de la présente loi ; P. Lagesse, S. Miara, Le projet de loi transposant la directive européenne sur les OPA renforce l'obligation d'information pesant sur l'auteur de l'offre, Les Échos, 23 fév. 2006, p. 14.
(11) V. les propos tenus par le ministre de l'Economie et des Finances lors des débats à l'Assemblée nationale, deuxième lecture, séance du 6 mars 2006.
(12) Libre circulation des capitaux: la Commission examine la loi française établissant une procédure d'autorisation pour les investissements étrangers dans certains secteurs, Bruxelles, IP/06/438, 4 avr. 2006 ; W. Maxwell, France criticized for new foreign investment rules, IFLR, March 2006, p. 44.
(13) La France figurait ainsi, au 21 septembre 2005, au premier rang des fusions-acquisitions sur des entreprises européennes, v. Ph. Marini, rapport fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur le projet de loi relatif aux offres publiques d'acquisition, Sénat, 1ère lecture, Annexe au procès-verbal de la séance du 13 octobre 2005, n° 20, p. 14.
(14) "Que les choses soient claires ! Mon intention n'est certainement pas de transformer les entreprises françaises en forteresses dont la stratégie ne serait jamais remise en cause. Elle est de rendre la partie plus égale dans les cas où les entreprises françaises ont une gouvernance ouverte, et de les autoriser à appliquer les mêmes clauses, dans les mêmes conditions que les autres", propos du ministre de l'Economie et des Finances, Sénat, 2ème lecture, séance du 21 février 2006.
(15) V. A. Pietrancosta, Le droit des sociétés sous l'effet des impératifs financiers et boursiers, éd. Transactive, 2000, et Droit21.com, n° 1605 et s.
(16) Directive n° 2004/25 du 21 avril 2004, art. 9 § 5.
(17) Règlement général AMF, version du 30 décembre 2005 .
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