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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 13 Novembre 2015
Cette soft law, pour rendre à la common law ce qui lui appartient, est difficile d'appréhension pour un pays de droit continental. Mais, 200 ans après la constitution civile de la France, les parlementaires ont jugé bon de développer des "lois bavardes et incantatoires" comme les fustigeait Pierre Mazeau, en 2005, alors Président du Conseil constitutionnel : des "lois bavardes" témoignages d'une légistique mal maîtrisée, souvent irréfléchie, nécessairement éphémère ; des "lois incantatoires", espérant que l'action sera dans le verbe -"l'objectif de l'école est la réussite de tous les élèves" ; "l'architecture est une expression de la culture"...-.
Cette nécessité est, à n'en pas douter, la marque d'une impuissance législative à déterminer et satisfaire le bien commun. Pourtant, "la loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre" : et bien c'est cet universalisme que le "droit souple" et le "droit mou" mettent à mal. Entendons-nous bien, si "les lois doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs : [si] elles doivent se rapporter au degré de liberté, que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs moeurs, à leurs manières", Montesquieu n'aurait pas renié que la loi soit l'expression de la volonté générale, ni Thomas d'Aquin pour qui la loi a pour rôle de diriger les actes humains.
Alors, que dire de ce dévoiement législatif visant à multiplier les instruments qui relèvent désormais du droit dépourvu de force contraignante ? Jacky Richard et Laurent Cytermann, rapporteurs d'une étude du Conseil d'Etat consacrée au "droit souple" (2013), ont bien tenté d'expliquer en quoi "le droit souple" peut être utile, lorsqu'il est impossible d'avoir recours au "droit dur", lorsqu'il accompagne du "droit dur", dont la mise en oeuvre est déléguée au "droit souple", lorsqu'il s'agit de préparer du "droit dur" dans un domaine émergent, ou lorsqu'il constitue une alternative pérenne au "droit dur" existe. Il est même à envisager que ce "droit souple" puisse faire la "jonction entre ce qui doit être et ce qui est", chère à Hugo, dans cette querelle du droit contre la loi, quand le droit parle et commande du sommet des vérités et la loi réplique du fond des réalités.
Mais, on ne peut qu'être perplexe face à une législation incantatoire ou mémorielle, n'emportant aucun effet normatif, mais qui pourtant peut, par le simple fait de son existence, troubler certains citoyens. Le droit se meut peut-être dans le juste, mais la loi ne se meut dès lors plus dans le possible.
C'est tout le sens de la censure, par le Conseil constitutionnel, en avril 2005, d'un "neutrons" législatifs -l'article 7 de la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école-, au nom de la clarté, de l'intelligibilité et de l'accessibilité de la loi, soutenant encore qu'elle "a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative" (Véronique Champeil-Desplats, Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (dossier : La normativité) - janvier 2007).
Mais une fois publiée, sans passer sous les fourches caudines de la censure constitutionnelle, il ne faut pas compter sur la question prioritaire de constitutionnalité pour rectifier le tir.
En effet, une disposition législative ayant pour objet de "reconnaître" un crime de génocide, telle que l'article 1er de la loi du 29 janvier 2001, relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, n'a pas de portée normative, si bien que la question de sa conformité à la Constitution ne peut être déférée au Conseil constitutionnel, selon les Hauts magistrats administratifs, aux termes d'un arrêt rendu le 19 octobre 2015.
Le principe n'est évidemment pas nouveau. Le Conseil d'Etat avait, déjà, jugé que les dispositions d'une loi de programmation dépourvues de portée normative ne pouvaient faire l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité, en 2011 -au sujet d'un recours formé par deux associations de chasseurs contre le décret du 13 avril 2010, portant création du Comité national du développement durable et du "Grenelle de l'environnement", notamment au regard des articles fixant les objectifs à l'action de l'Etat-. La Cour de cassation suit également le mouvement.
Mais l'on admettra que bien que fondée et cohérente, l'intangibilité des lois mêmes dépourvues de portée normative a de quoi surprendre. Car s'il est apparu important de sanctuariser une reconnaissance ou un objectif en l'inscrivant dans une loi, on peut raisonnablement penser que la question de la conformité de cette simple symbolique au bloc constitutionnel peut parfaitement être posée : on lutte contre des symboles en déboulonnant le souverain (la loi, la réalité) face aux valeurs fondamentales (le droit, le juste), justement grâce à la procédure de la QPC.
D'autant que, même dépourvues de portée normative ab initio, les lois mémorielles peuvent acquérir avec le temps une normativité dérivée, par l'effet des lois pénales qui intègreraient les déclarations contenues dans les lois mémorielles au sein des éléments constitutifs de certaines infractions, comme le rappelait, en 2013, notre Directeur scientifique en droit pénal, Romain Ollard. Ainsi, quoique purement déclarative et symbolique à l'origine, la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien aurait-elle pu acquérir une force normative par la grâce de la loi postérieure visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides, s'interrogeait-il encore. Ces lois peuvent même devenir normatives à rebours si ces qualifications juridiques s'étaient imposées aux juges pour la constitution des délits de négationnisme, d'apologie ou de diffamation. Mais, la Cour de cassation ferma le ban, aussi, en février 2013, car le droit pénal ne saurait être un instrument de normativité justement des lois mémorielles.
Alors, aussi paradoxale que cela puisse paraître, le "droit le plus mou" échappe complètement à la sellette constitutionnelle, quand le "droit le plus dur", lui, peut encourir la censure la plus cinglante. Si la cohérence est de mise, on s'étonnera tout de même que des dispositions législatives, parfois hautement symboliques, échappent définitivement à l'examen de conscience constitutionnel... Seule une nouvelle loi pouvant défaire la lumière créée par le seul verbe...
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N9661BUD
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par Dominique Vidal, Professeur émérite, Arbitre agréé ICC, IEMA
Le 11 Novembre 2015
L'arbitrage est un mode conventionnel de règlement juridictionnel d'un litige. La configuration peut surprendre, tant le phénomène juridictionnel est généralement associé au domaine judiciaire. Mais l'histoire et le droit comparé démontrent que le juge peut tenir sa fonction du Prince, de l'administration, de l'élection ou du contrat. L'arbitre est un juge qui tient sa fonction juridictionnelle de la convention d'arbitrage, clause compromissoire ou compromis.
L'arbitre est un juge. Il rend une décision qui a autorité de chose jugée et qui pourra à ce titre fonder par exemple une mesure conservatoire. La sentence pourra donner lieu à exécution forcée au terme d'une procédure d'exequatur au demeurant fort simple dans son déroulement et ses critères. L'arbitre n'a pas le pouvoir d'accorder la force exécutoire (imperium) ; mais il a le pouvoir (et le devoir) de dire le droit entre les parties (jurisdictio), ou à tout le moins de trancher le litige par une décision rationnelle (en droit ou bien en amiable composition) qui aura autorité.
Cela emporte pour conséquences, notamment, l'indépendance et l'impartialité de l'arbitre, le respect du principe de la contradiction, la motivation de la sentence. Accessoirement, cela autorise l'intitulé : l'arbitrage à juge unique.
Les intérêts pratiques de l'arbitrage sont bien connus ; l'on peut les rappeler brièvement.
Célérité. L'arbitrage est plus rapide que la procédure judiciaire. Une certaine célérité de la justice arbitrale tient à sa nature propre, aux besoins des parties, aux habitudes de ceux qui l'administrent, à leur conscience de sa nécessité, à l'usage des moyens modernes de communication. Le délai dans lequel une solution définitive est trouvée à un litige de droit des affaires a souvent une valeur économique en soi. Le rythme de l'entreprise n'est pas celui du Palais. Le temps de l'arbitrage se rapproche de celui de l'entreprise.
Globalité. L'arbitrage peut inclure dans l'objet du litige plusieurs différends que les règles de prorogation de la compétence judiciaire ne permettraient pas toujours d'instruire et de juger ensemble, alors qu'une bonne administration de la justice le commande.
Confidentialité. Elle demeure un principe, le plus souvent respecté.
Savoir-faire arbitral. Il serait discourtois à l'égard du monde judiciaire et fort injuste de considérer, en général, que les arbitres sont meilleurs juges. Toujours est-il que, compte tenu de la nature du litige, les parties ont la possibilité de désigner des arbitres dont ils savent qu'ils auront a priori une connaissance et un savoir-faire appropriés.
Pertinence des devoirs de l'arbitre. Entre une certaine perfection de la règle de droit ou du système juridique, à la recherche de laquelle le monde judiciaire est réputé participer d'une part, et d'autre part la recherche du caractère raisonnable de la solution, l'arbitrage préfère la seconde approche. A cet effet, on a pu mettre en évidence quatre devoirs de l'arbitre : 1°/ rendre une sentence juste et fidèle au contexte ; 2°/ respecter l'équité procédurale ; 3°/ rechercher l'efficacité et administrer une justice optimale ; 4°/ se préoccuper de l'exécution à venir de la sentence.
Reste le coût de l'arbitrage, souvent présenté comme un inconvénient. Admettons en le principe. Les quelques dizaines ou quelques centaines d'heures d'arbitres qui sont souvent des professionnels confirmés représente assurément un budget significatif, ou souvent important. Certes, il existe des barèmes de frais et honoraires d'arbitrage que même les arbitres ad hoc se font un devoir moral de respecter ; mais ils affichent des sommes qui sont conséquentes, quoiqu'en corrélation avec l'ampleur des tâches à accomplir.
Pourtant, il ne faut pas se limiter à considérer seulement de telles sommes affichées. L'arbitrage fait faire des économies, parfois considérables. La célérité de la procédure en limite proportionnellement le coût global. La rapidité de la solution du litige peut souvent avoir une valeur économique en soi. La maîtrise des délais optimise les coûts difficilement mesurables mais bien réels et considérables que représentent les frais et diligences des services de l'entreprise qui suivent le procès et qui ont mieux à faire ; le tout sans sous-estimer les risques de déstabilisation interne de l'entreprise ; un procès important sur ce que les différents services ont fait, ou n'ont pas fait, ou ont mal fait, n'étant jamais neutre.
En tout état de cause, les bons arbitres appliquent le principe de délicatesse. Dernière considération et non des moindres, le tribunal arbitral pourra faire application dans sa sentence de l'article 700 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1253IZG) et les arbitres, à l'instar du juge judiciaire, le font de moins en moins rarement.
Reste un solde, et c'est ce solde qu'il faut considérer. Il reste pour les parties une charge que les difficultés économiques du moment peuvent rendre difficilement supportable. D'où la question : est-il judicieux de désigner un seul arbitre ?
Si l'on exprime la curiosité d'interroger la CCI de Paris (I.C.C.) sur la composition des tribunaux arbitraux qu'elle désigne, l'on peut voir que, sur la période sous revue, soit depuis 15 ans et sur plusieurs centaines de procédures, l'arbitre unique intervient de manière constante, bon an mal an, dans près de 40 % des cas. Voilà qui donne à réfléchir.
Procédons par étapes. Il est d'abord des circonstances où l'arbitre unique est désigné par un tiers, institution d'arbitrage ou juge d'appui. Le rôle des avocats est alors limité à la préparation et la mise en oeuvre d'une telle désignation (I). Fort de ces premières indications, on se demandera comment l'avocat peut affronter la problématique de la désignation par les parties (II).
I - L'arbitre unique désigné par un tiers
A - Désignation par le juge d'appui
Rappelons que, selon l'article 1451, alinéa 3 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2272IPT), si les parties ne s'accordent pas sur la désignation d'un arbitre complémentaire (le "troisième arbitre"), le tribunal arbitral est complété par le juge d'appui mentionné à l'article 1459 du même code (N° Lexbase : L2267IPN), c'est-à-dire le président du TGI. L'article 1452 (N° Lexbase : L2271IPS) prévoit la même solution en cas d'arbitrage par un arbitre unique, si les parties ne s'accordent pas sur le choix de l'arbitre. Tout cela est fort classique et bien connu.
En revanche, l'article 1453 (N° Lexbase : L2270IPR) ajoute en 2011 (décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011, portant réforme de l'arbitrage N° Lexbase : L1700IPN) une solution nouvelle : "lorsque le litige oppose plus de deux parties et que celles-ci ne s'accordent pas sur les modalités de constitution du tribunal arbitral, la personne chargée d'organiser l'arbitrage ou, à défaut, le juge d'appui, désigne le ou les arbitres".
Si l'on envisage par exemple un litige de travaux publics ou de construction. En matière internationale, l'arbitrage y est d'usage courant, et c'est le contraire en matière interne. La réforme de 2001 (loi n° 2001-420 du 15 mai 2001, relative aux nouvelles régulations économiques N° Lexbase : L8295ASZ) rend pourtant éligible à la clause compromissoire le domaine des activités professionnelles non commerciales, parmi lesquelles figurent bien entendu les activités de construction immobilière.
Mais la difficulté demeure de constituer un tribunal arbitral dans le respect du principe d'égalité des parties : s'il y a sept ou huit parties ou davantage, ce qui est fréquent (un maître d'ouvrage, un maître d'oeuvre, un cabinet d'ingénieurs, un géologue, une entreprise principale, une société d'assurance, une société de vérifications techniques, et un nombre plus ou moins important de sous-traitants à différents niveaux), faut-il désigner autant d'arbitres ou bien faut-il considérer que certaines parties puissent désigner un arbitre commun ? Mais alors selon quels critères? Peut-on les adopter sans préjugé ? Que faire si le déroulement de la procédure fait émerger un conflit d'intérêts entre certaines des parties qui ont désigné un arbitre commun ? L'on voit bien que la solution n'est guère praticable.
L'on peut certes imaginer de considérer que certaines parties ont des intérêts de même nature permettant de ne désigner qu'un arbitre pour leur compte (par exemple les sous-traitants d'une même catégorie) ; mais cette considération est aléatoire, factuelle, et, pour finir, proche d'un préjugé qui peut être démenti par les circonstances.
Jusqu'au décret du 13 janvier 2011, le juge d'appui n'avait d'autre pouvoir que celui de suppléer la carence de la volonté des parties, c'est-à-dire prendre une décision que les parties elles-mêmes auraient eu le pouvoir de prendre. Décider de prendre un arbitre unique dans un litige entre dix personnes, qui n'en sont pas convenues, n'était pas au pouvoir du juge d'appui. Désormais, le juge d'appui peut désigner un arbitre unique dans un arbitrage multipartite.
Comment douter que ce puisse être une bonne solution lorsque l'on voit les délais de mise en état, d'audiencement ou de renvoi qui sont en vigueur devant certaines juridictions étatiques à un point tel que l'on peut tenir pour déraisonnable qu'il faille ainsi plusieurs années après expertise pour obtenir une décision au fond. L'arbitre unique permettrait à l'arbitrage de se développer utilement dans le domaine du droit de la construction.
B - Désignation par le centre d'arbitrage
Dans un arbitrage que l'on dit "administré" par un centre d'arbitrage, si la clause compromissoire prévoit un arbitre unique et si les parties ne s'accordent pas sur le choix de l'arbitre, l'article 1452 du Code de procédure civile prévoit que celui-ci est désigné par la personne chargée d'organiser l'arbitrage. L'hypothèse de base est bien celle où 1°/ la clause compromissoire prévoit un arbitrage institutionnel ; 2°/ avec la précision de la désignation d'un arbitre unique ; 3°/ et à défaut d'accord des parties sur le choix de l'arbitre.
La solution est reprise par les centres d'arbitrage, par exemple l article 12-3 du Règlement ICC ; autre exemple, l'article 9, alinéa 5, du Règlement IEMA (Nice) prévoit que "si les deux parties ont opté pour l'arbitrage unique, le Président de la chambre arbitrale désignera cet arbitre unique à défaut d'accord des parties sur le choix de l'arbitre".
Bien plus, dans le Règlement ICC, l'article 12-2 dispose que "si les parties ne sont pas convenues du nombre d'arbitres, la Cour nomme un arbitre unique, à moins que le différend ne lui paraisse justifier la nomination de trois arbitres". Dans les arbitrages ICC, une règle supplétive donne ainsi la préférence à l'arbitre unique.
Quant à l'appréciation de la question de savoir si le différend parait justifier la nomination de trois arbitres, elle est de la stricte compétence de la Cour internationale d'arbitrage (organe de gouvernance de la CCI) et elle échappe à tout contrôle.
II - L'arbitre unique désigné par les parties
L'article 1451 du Code de procédure civile dispose que "le tribunal arbitral est composé d'un ou de plusieurs arbitres en nombre impair". Les parties ont le choix. La question se pose dans le contexte de l'arbitrage ad hoc aussi bien que dans celui de l'arbitrage institutionnel.
Rappelons qu'en l'état d'une clause compromissoire qui prévoit un tribunal à trois membres, les parties peuvent encore décider d'un commun accord de nommer un arbitre unique. L'option pour l'unicité d'arbitre peut intervenir à la clause compromissoire, mais aussi au compromis ou encore à l'acte de mission. Autrement dit, le domaine d'un tel choix est très large ; les parties ont cette liberté.
La question qui se pose est celle de l'usage de cette liberté ; quels peuvent être les critères du choix qui sera exercé par les avocats et leurs clients entre l'option "tribunal arbitral collégial" et l'option "arbitre unique" ? Chaque cas sera évidemment particulier. Dans cette perspective, on peut identifier et regrouper d'une part des motifs d'inquiétude (A), d'autre part des motifs d'apaisement de telles inquiétudes (B).
A - Quelques motifs d'inquiétude
Les craintes suscitées par l'unicité d'arbitre. L'on sait bien l'hésitation, la perplexité, la crainte ou la frayeur que peut faire naître en pratique l'hypothèse d'un arbitre unique. Ne serait-ce pas altérer la qualité du délibéré ? Le "délibéré avec soi-même" sera-t-il aussi exhaustif que s'il était collégial ? L'impartialité du juge unique ne serait-elle pas davantage exposée à certaines tentations ?
Personne ne pourra jamais dissiper de telles craintes, il faut bien le reconnaître. Les avantages de l'arbitre unique ne doivent pas empêcher de demeurer lucide sur certains risques. L'on peut cependant les mesurer et les relativiser.
D'abord, de tels risques ne sont pas propres à l'arbitre unique. Dans le domaine de l'arbitrage, une certaine affaire à retentissement médiatique donne à penser qu'un certain dysfonctionnement peut s'envisager aussi bien avec un tribunal arbitral collégial.
D'ailleurs, même sans aucun dysfonctionnement, il faut bien admettre que dans toute formation collégiale juridictionnelle le rôle du président est de toute façon prépondérant, s'il n'est déterminant. Le tribunal à juge unique manifesterait donc une différence de degré davantage qu'une différence de nature.
L'arbitre unique est un juge unique. L'arbitrage à juge unique n'est qu'une application du procédé plus général de la juridiction statuant à juge unique. Qu'elle soit composée d'un juge unique comme le tribunal d'instance, ou bien qu'elle soit a priori collégiale et parfois habilitée à statuer à juge unique, comme le tribunal de grande instance, il est en définitive assez fréquent dans le domaine civil qu'une juridiction judiciaire décide à juge unique. L'observation vaut pour le domaine commercial ; qu'il suffise de songer au juge-commissaire.
Certes, l'institution du juge unique au TGI a soulevé à une certaine époque quelques protestations. Mais il s'est avéré que cette modalité, en définitive, n'avait pas pour effet d'altérer globalement la qualité des décisions de justice rendues et en toute hypothèse, la question ne soulève plus d'objection. La même crainte envers l'arbitre unique pourrait-elle connaître la même évolution ? L'avenir le dira.
Pour l'anecdote, rappelons qu'en 1996, l'Université de Toulon organisait un colloque sur les juges uniques. Dans son rapport de synthèse (1), le professeur Jacques Mestre rappelait (Actes du colloque, Dalloz 1996, p.136) que 21 ans auparavant, un autre colloque des IEJ, également consacré au juge unique, se demandait si l'on pouvait admettre cette unicité par rapport à une norme souhaitable de collégialité. Il exposait que le débat semblait alors "largement dépassé", observant que le colloque avait démontré que l'unicité n'était pas fondamentalement une mauvaise chose et avait même des avantages spécifiques.
B - Quelques motifs d'apaisement de telles inquiétudes
Les avantages de l'arbitre unique. L'arbitre unique présente des avantages spécifiques, parfaitement en phase avec la logique de l'arbitrage (sans les ordonner selon leur importance, qui peut d'ailleurs varier selon les procédures) : 1°/ le coût des honoraires d'arbitrage est allégé ; 2°/ l'organisation pratique du déroulement de la procédure d'arbitrage est plus facile, à commencer par le calendrier de la procédure (accessoirement mais surtout, la modification du calendrier également, ce qui peut à l'occasion donner à l'agenda une souplesse bienvenue) ; 3°/ le dialogue avec les avocats des parties ou avec les parties est plus direct ; 4°/ l'arbitre unique se ressent plus directement responsable ; 5°/ la procédure est aisément plus rapide dans le respect constant des conditions requises. En définitive, un arbitre, dont la compétence est notoire, a pu écrire (2) que "l'arbitre unique peut remplir la mission qui lui est confiée dans le parfait respect des règles qui régissent l'arbitrage".
Peut-on se référer à l'enjeu du différend ? Peut-on envisager que l'arbitre unique convient mieux à des "petites affaires", à raison du meilleur coût de l'arbitrage ? Il leur convient bien, pour cette raison.
Mais on rencontre aussi l'arbitrage à juge unique pour des litiges très importants. La pratique de la CCI de Paris en atteste. Ce sera notamment le cas si la procédure doit être particulièrement rapide. On peut évoquer un exemple exposé à une session de formation, celui d'un litige relatif au renouvellement d'un contrat dont le terme était proche, que les parties avaient intérêt à voir jugé avant l'expiration du contrat en cours. Le litige concernait deux très grosses entreprises dont l'effectif de salariés se comptait en milliers, et il n'était pas question que le problème ne fût pas résolue en temps utile. Elle l'a été.
Un autre argument en faveur de l'arbitre unique, assez péremptoire en matière internationale, est seulement indicatif en matière interne, du moins pour l'instant. L'article 1513, alinéa 3, du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2206IPE), relatif à la sentence d'arbitrage international, dispose "à défaut de majorité, le président du tribunal arbitral statue seul. En cas de refus de signature des autres arbitres, le président en fait mention dans la sentence qu'il signe alors seul".
Dans un tel cas de figure, chacun s'accordera à considérer que le président du tribunal arbitral collégial se comporte en définitive comme un arbitre unique, du moins au stade du délibéré, de la rédaction de la sentence et de sa signature (ce qui est tout de même le plus important) alors même que les parties n'avaient pas fait le choix de désigner un tribunal arbitral à juge unique.
Puisque la volonté commune des parties de ne pas choisir un arbitre unique peut être licitement surprise, c'est que cette volonté ne mérite pas de protection, et si tel est le cas, c'est qu'elle n'exprime pas une qualité supérieure de règlement du litige. L'on peut certes mesurer le côté discutable de l'argument. Mais l'arbitrage n'est pas qu'un mode conventionnel de règlement ; il comporte aussi une dimension matérielle qui peut échapper à la volonté exprimée par les parties, tout en demeurant fidèle à leur volonté commune réelle et fondamentale : le règlement global et définitif du litige.
La solution adoptée par l'article 1513, alinéa 3, est excellente. En effet, les affaires soumises à arbitrage sont souvent des affaires complexes dans le sens où elles comportent de nombreuses questions, auxquelles le tribunal doit apporter autant de réponses sous peine de statuer infra petita. Il n'est pas rare que dans une seule affaire le tribunal arbitral doive répondre à dix, quinze questions ou davantage.
Or, le délibéré n'est pas toujours simple dans sa structure ; le débat est rarement entre deux solutions ; il porte sur plusieurs systèmes de solutions, et il est fréquent que les trois arbitres expriment trois positions différentes. Par exemple, le président peut être du même avis que l'arbitre "A" sur la question 3, mais de l'avis de l'arbitre "B" sur la question 15, et ainsi de suite. Puisque la finalité de l'arbitrage est de trouver une solution raisonnable, globale et définitive dans un délai déterminé, il faut que le président puisse sortir de l'impasse et définir la solution cohérente qui lui parait juste. Bien plus, le mécanisme évite que le président soit obligé de se ranger à l'opinion de l'un ou de l'autre arbitre désigné par une partie.
On peut ainsi convenir qu'avec la solution de l'article 1513, alinéa 3, l'arbitrage à juge unique devient, en substance, un mécanisme légal à vocation subsidiaire mais générale ; du moins en matière internationale. Et l'on sait avec quelle largeur d'esprit la Cour de cassation admet le caractère international d'un arbitrage.
En tout état de cause, cet article 1513, alinéa 3, est un précédent législatif important. Certains considèrent qu'il pourrait préfigurer ce qui pourrait devenir la solution en droit de l'arbitrage interne, où les mêmes difficultés pourraient conduire à la même solution.
En définitive, l'arbitrage à juge unique occupe déjà dans le paysage juridique une place plus que significative. Il peut être une solution dès lors, bien entendu, que l'arbitre unique est pénétré des exigences du droit de l'arbitrage et des devoirs de sa charge. Le législateur lui-même en a fait sinon une priorité, du moins une solution largement aussi légitime que l'arbitrage collégial. Cette place devrait s'affirmer et pourrait s'accroître.
(1) IEJ de Toulon, XXIème colloque des IEJ, Dalloz 1996, p.135.
(2) Michel Armand-Prévost, L'arbitre unique, mythe ou réalité ?, Les Cahiers de l'arbitrage, volume III, édition Gazette du Palais, 2006, p.61.
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Réf. : Cass. com., 3 novembre 2015, n° 14-14.373, FS-P+B (N° Lexbase : A0287NWK)
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Le 11 Novembre 2015
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N9819BU9
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par Hervé Causse, Professeur d'Université, Directeur du Master Droit des Affaires et de la Banque de l'Université d'Auvergne, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit bancaire"
Le 11 Novembre 2015
1. Liberté d'octroyer des crédits, négociations, accord de principe et taux d'endettement. Motif pris d'un arrêt assez pointu, on rappelle que la banque est une commerçante qui bénéficie d'une grande liberté économique ; ainsi et notamment, elle n'est liée s'agissant d'un crédit que par sa signature ou sa promesse antérieure (H. Causse, Droit bancaire et financier, 2015, Mare et Martin, p. 599, n° 1219 ; sur la liberté de refuser un crédit, cf. Ass. plén., 9 octobre 2006, n° 06-11.056, publié N° Lexbase : A6865DRP, Bull. Ass. plén. n° 11, p. 27 ; JCP éd. G, 2006, II, 10175, note Th. Bonneau ; D., 2006, p. 2525, obs. X. Delpech ; D., 2006, p. 293, note D. Houtcieff ; JCP éd. E, 2007, 1679, n° 19, obs. N. Mathey). La confiance motive l'octroi d'un crédit et, si le banquier pense ne pas devoir être remboursé par un emprunteur, il a le droit (fondamental ?) de refuser le crédit. Si tel est le cas c'est que les remboursements sont la condition pour que les banques ne fassent pas faillite. Il doit donc être jugé, comme le fait la Cour de cassation (Cass. com., 2 juin 2015, n° 14-15.632, F-D N° Lexbase : A2145NKN ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E5146A3Y), qu'un accord de principe donné par une banque "sous les réserves d'usage" implique que les conditions définitives de l'octroi de son concours restent à définir et oblige seulement celle-ci à poursuivre, de bonne foi, les négociations en cours. L'augmentation du taux d'intérêt de 4 % visé dans l'accord de principe donné aux emprunteurs, puis, devant leur refus, la mise d'un terme aux négociations ne permettent pas d'engager la responsabilité de l'établissement alors que le taux d'endettement du candidat au financement s'élevait à 41,14 %, soit un taux supérieur à celui de 35,07 % figurant dans la demande de prêt. Sachant qu'un établissement doit se décider au vu d'un dossier à jour et de données actualisées (Cass. civ. 1, 9 juillet 2015, n° 14-18.559, F-D N° Lexbase : A7550NML, notamment pour savoir s'il délivre une mise en garde ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire N° Lexbase : E2201AHY).
2. Rappels sur l'exercice illégal de la profession de banquier. Deux arrêts de la Chambre criminelle rappellent à tous que les professions bancaires et financières requièrent un agrément (en principe de l'ACPR, parfois de l'AMF) ; sans ladite autorisation, ces professions ne peuvent pas être exercées (v. not. C. mon. fin., art. L. 511-5 N° Lexbase : L2550IXQ). Une incrimination renforce l'interdit civil, le Code monétaire et financier renferme de nombreuses infractions pénales (v. not. C. mon. fin., art. L. 571-3 N° Lexbase : L4250AP4, et les dispositions suivantes). Leur commission peut être le fait de particuliers ou d'entreprises opérant hors le secteur financier, mais aussi de professionnels agréés qui, étrangers ou nationaux, dépassent leur agrément. Cette hypothèse est de plus en plus grande alors que les métiers sont très sectorisés (services bancaires, services de paiement, services de garantie, services de change, services d'investissement, service de gestion de portefeuille...), les entreprises pouvant à l'occasion ne pas réaliser, tant les opérations sont techniques, qu'elles dépassent le domaine de leur agrément.
La première affaire évoque (Cass. crim., 11 mars 2015, n° 13-88.250, F-D N° Lexbase : A3274NDM ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E1223AHR) un exercice illégal de la profession de banquier, les juges d'appel ayant relevé que les prévenus ont collecté, auprès de nombreux immigrés installés en France, des fonds, lesquels devaient être, soit convertis en "machines outil " livrées en Algérie, soit changés en dinars remis à des résidents de ce pays. L'importance des sommes saisies et l'aménagement d'une cache dans la roue de secours d'un véhicule -cela ne s'invente pas- témoignent du caractère habituel des opérations. La réception, auprès d'un public identifié, de fonds que les prévenus, après en avoir eu la libre disposition, devaient rembourser, caractérise l'existence d'opérations de banque (dépôts à restituer) au sens de l'article L. 311-1 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2512IXC).
La seconde affaire voit des individus condamnés pour avoir encaissé des chèques et faits des retraits en liquide de ces sommes qui provenaient de délits. Le fondement légal de la condamnation est le délit de l'article L. 324-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1789AM9) relatif au blanchiment ; il n'a pas été utile de se référer aux multiples dispositions du titre VI livre V du Code monétaire et financier (C. mon. fin., art. L. 561-1 N° Lexbase : L7095ICR et s.) qui imposent, par le menu détail, des pratiques professionnelles pour éviter la commission du délit (Cass. crim., 17 juin 2015, n° 14-80.977, FS-P N° Lexbase : A5127NLH ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire N° Lexbase : E1223AHR ; pour un autre cas de blanchiment au moyen de chèques et de la violation des articles L. 324-1, L. 324-2 N° Lexbase : L1958AMH du Code pénal, et C. mon. fin., art. L. 112-6 N° Lexbase : L7804IZ3, L. 131-6 N° Lexbase : L9362HD4, cf. Cass. crim., 17 mars 2015, n° 14-80.805, F-D N° Lexbase : A1750NEK).
3. "Rachats de dettes par la BCE" validés par la CJUE. Le Traité interdit à la BCE de financer les institutions publiques : "il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des Etats membres, ci-après dénommées banques centrales nationales', d'accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l'Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des Etats membres ; l'acquisition directe, auprès d'eux, par la [BCE] ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite" (TFUE, art. 123 § 1 ; dispositif du Traité de Maastricht de 1992 (art. 101), dit "règle de l'article 123 du Traité de Lisbonne" ; rappr. loi n° 73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France : "le Trésor public ne peut être le présentateur de ses propres effets (titres) à l'escompte de la Banque de France" (art. 25) ; loi n° 93-980 du 4 août 1993, art. 3 N° Lexbase : L0639A33 ; C. mon. et fin., art. L. 141-3 N° Lexbase : L9818DYB). La première proposition de la phrase interdit tout financement, et la seconde interdit spécialement les acquisitions (directes) de titres (obligations étatiques ou autres espèces de titres étatiques), cette mention les montrant bien comme des financements (pour une analyse, v. notre ouvrage, op. cit., 2015, n° 389 et s. ; rapport Sénat, n° 533 : "Quoi qu'il en coûte" : la Banque centrale européenne face à la crise, 18 juin 2015, spéc. p. 23).
Malgré le principe interdisant le financement de toute collectivité publique, la BCE a voté, en septembre 2012, un programme d'achat des obligations d'Etats participant à l'euro. A défaut d'appliquer ce programme (dit OMT), dont la seule annonce a produit les effets voulus, la BCE a décidé et lancé effectivement, le 16 janvier 2015, un autre programme, dont la nature de quantitative easing (de politique monétaire assouplie), était cette fois avérée et assumée. Cette décision a été prise alors que la CJUE était saisie du litige par la question préjudicielle posée par la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe (Bundesverfassungsgericht) qui donne l'arrêt discuté -le juge étant plutôt mis devant le fait accompli-. Il s'agit de parer à des attaques de l'euro à l'occasion des émissions d'obligations étatiques, spécialement grecques. L'ironie du sort aura voulu que ce soit au cours d'une énième crise grecque (bancaire, monétaire et européenne) que la CJUE donne raison à la BCE : les banques grecques ont dû fermer en juin et juillet 2015 ; fallait-il penser que ces mesures étaient indispensables ou qu'elles étaient vaines puisque les difficultés -certes essentiellement grecques- perduraient ? L'arrêt de la CJUE n'est pas intervenu dans un contexte serein : l'ensemble des autorités européennes cherchaient en urgence et encore une solution à la dette grecque.
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Dans un arrêt de principe du 16 juin 2015 (CJUE, 16 juin 2015, aff. C-62/14 N° Lexbase : A9353NKM, D., 2015, 2145, obs. H. Synvet ; Dalloz Actualité, 17 juillet 2015, obs. E. Autier ; JCP éd. G, 2015, 814, obs. Th. Bonneau ; Europe 2015, Repère 7, obs. D. Simon), la CJUE valide la décision de la BCE qu'elle vise à travers son communiqué de presse. De ce texte riche, on note le considérant 54 qui semble être, au fond, le plus décisif : "l'article 18, paragraphe 1, du protocole sur le SEBC et la BCE, figurant sous le chapitre IV de celui-ci, afin d'atteindre les objectifs du SEBC et d'accomplir ses missions, tels qu'ils résultent du droit primaire, la BCE et les banques centrales nationales peuvent, en principe, intervenir sur les marchés de capitaux en achetant et en vendant ferme des titres négociables libellés en euros. Il s'ensuit que les opérations envisagées par le conseil des gouverneurs dans le communiqué de presse utilisent l'un des instruments de la politique monétaire prévus par le droit primaire". L'état juridique de la BCE n'a jamais fait douter qu'elle puisse intervenir sur les marchés, sauf pour financer massivement et ouvertement les collectivités publiques. La CJUE fait toutefois une réserve sur les garanties d'un tel plan d'achat (dit ici OMT) que la BCE doit prendre (ce qui reste naturellement très virtuel...) ; elle contrôle ensuite la proportionnalité de la décision sans en tirer de grief, elle la valide donc (les pouvoirs de la BCE sont aussi discutés sur d'autres plans ; elle n'est pas compétente pour règlementer l'activité des chambres de compensation : TPIUE, 4 mars 2015, aff. T-496/11 N° Lexbase : A6792NCK). Quatre mois après cette décision, la BCE semble se sentir libérée du droit ; interprétant les propos de son président, la presse titre en première page "La BCE prête à tout pour raviver la croissance" (Le Monde, 24 octobre 2015, p. 1). La politique monétaire est probablement enrichie de plus d'un nouvel instrument monétaire que ce seul type d'opération de rachat ! Outre ceux de droit, les manuels d'économie qui ne disaient rien de cela vont pouvoir être complétés.
4. Le secret bancaire et la copropriété. Dans le régime de la copropriété des immeubles bâtis, la copropriété est une personne morale, le syndicat de copropriété, représentée par le syndic qui, assisté par le conseil syndical, applique les décisions de l'assemblée des copropriétaires qui délibère sur les questions de la copropriété. Dans ce contexte, le secret bancaire est évidemment inopposable au syndicat de copropriété s'agissant du compte bancaire renfermant les opérations de la copropriété. Le syndic, professionnel ou pas, a la mainmise sur le compte qu'il a du reste le pouvoir d'ouvrir (loi n° 65-557 du 10 juillet 1965, art. 18 N° Lexbase : L5536AG7). Un syndic estima pourtant que la banque avait violé le secret bancaire en transmettant des informations relatives au fonctionnement de ce compte au président du conseil syndical : le syndic a assigné la banque en responsabilité, en vain jugea le juge du fond (CA Reims, 28 mai 2013, n° 11/01564 N° Lexbase : A0048KEI) dont le pourvoi contre son arrêt fut rejeté (Cass. com., 24 mars 2015, n° 13-22597, F-P+B N° Lexbase : A6610NEK). Le compte bancaire d'un syndicat est en principe séparé du ou des comptes propres au syndic (sauf délibération spéciale de l'AG qui peut accepter la forme d'un sous-compte, v. art. 18, préc.). Or, en l'espèce, le compte était réservé à la copropriété mais non séparé : il était ouvert au nom de la société du syndic professionnel, ce qui est une irrégularité. En communiquant des informations sur ce compte au président du conseil syndical, l'établissement semblait violer le secret bancaire puisqu'il communiquait des éléments relatifs à un compte qui n'était pas au nom du syndicat de copropriété. C'est ce qu'a soutenu ce syndic, sachant que le banquier a pu signaler, à l'occasion, la situation d'anomalie de ce compte (qui n'était pas exactement un compte séparé). Pour situer le contexte, rappelons que le conseil syndical a vocation à obtenir les éléments du compte de la copropriété : les alinéas 3 et 4 de l'article 21 de la loi de 1965 disposent que le conseil syndical (et donc son président) reçoit tout document relatif au syndicat de copropriété, mais l'article 18 dispose que c'est "le syndic [qui] met à disposition du conseil syndical une copie des relevés périodiques du compte, dès réception de ceux-ci". On comprend alors que la Cour de cassation approuve le juge d'appel sans un luxe de motifs : "le compte litigieux [...] n'était pas un compte séparé au sens de l'article 18 de la loi du 10 juillet 1965 et [...] il enregistrait exclusivement les opérations de gestion de la copropriété [...], la cour d'appel, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les deuxième à quatrième branches, en a exactement déduit que le secret bancaire ne s'opposait pas à la communication, au syndicat, d'informations sur le fonctionnement de ce compte" (cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E7940AKB).
II - Comptes, paiements et instruments de paiements
5. Contrôle par l'établissement de l'opposition à un chèque. L'établissement de crédit sur lequel a été tiré un chèque qui, ensuite, a été frappé d'opposition n'a pas à vérifier la réalité du motif d'opposition invoqué mais seulement si ce motif est l'un de ceux autorisés par la loi (Cass. com., 16 juin 2015, n° 14-13.493, P+B N° Lexbase : A5288NLG ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E9190AE4). L'arrêt sera utile à la pratique car le banquier en viendrait parfois à enquêter sur la réalité (mot de l'arrêt), alors qu'il doit s'en tenir au motif donné, sans du reste avoir de moyens pour un contrôle in concreto (perspective qui est d'ailleurs mise en échec par le principe de non-immixtion du banquier dans les affaires de son client). L'opposition était en l'espèce fondée sur l'absence d'une signature conforme, et la cour d'appel (CA Saint-Denis de la Réunion, 29 novembre 2013, n° 12/01891 N° Lexbase : A6934KQU) qui a ainsi "fait ressortir" qu'était alléguée une utilisation frauduleuse des chèques n'avait pas à effectuer d'autre vérification. Ce cas d'opposition de l'article L. 131-35 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L4089IAP) est, de par l'expression légale ("utilisation frauduleuse"), assez difficile à appliquer car, très large, il peut étonner les employés de banque. L'illustration par cet arrêt vaut d'autant plus. La même formation commerciale avait déjà énoncé la solution quelques semaines auparavant, tout en admettant la possibilité d'une faute contractuelle de la banque qui, pour sa part, ne peut donner aucune explication sur le type de motif fondant l'opposition puisque l'établissement doit le consigner à partir de la déclaration de l'opposant (Cass. com., 17 février 2015, n° 13-22.520, F-D N° Lexbase : A0012NCG).
6. L'extrait de compte d'une seule ligne et la déclaration de créance. Un établissement cherchait un relevé de compte pour perdre son procès ? En tout cas ce fut le cas, car il l'a produit, au double sens qu'il l'a créé et qu'il l'a joint à une déclaration de créance (production judiciaire). La créance a été rejetée sans doute car ce relevé de compte d'une seule ligne a paru bien suspect par rapports aux autres (sur le relevé, J. Stoufflet et alii, Travaux dirigés de droit bancaire, LexisNexis, 2011, p. 77). Le banquier attaque ce rejet de créance mais la Cour de cassation l'invite à revoir les textes sur les procédures collectives (Cass. com., 2 juin 2015, n° 14-10.391, F-P+B N° Lexbase : A2191NKD). Il n'appartient pas au juge saisi d'inviter la banque à produire les documents justificatifs faisant défaut, au motif d'une prétendue obligation tirée des articles L. 622-25, alinéa 1er (N° Lexbase : L3745HBC) et L. 643-1 (N° Lexbase : L3504ICR), dans leur rédaction issue de la loi du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises (N° Lexbase : L5150HGT) et R. 622-23 du Code de commerce (N° Lexbase : L0895HZ8). Lorsque le débiteur ou le liquidateur conteste la déclaration de créance en invoquant l'absence ou l'insuffisance des justifications produites à l'appui de celle-ci, comme dans le cas d'espèce, il appartient au créancier, ici le banquier, de verser aux débats, le cas échéant, des pièces complémentaires probantes. Ce relevé ressemblait trop à un instrumentum que le créancier s'était fait pour lui-même, alors que la créance ressortant d'un compte est une suite d'opérations régulièrement communiquées au client. Qu'on se le dise, chez les débiteurs opportunistes, qui pourraient contester les créances mal produites, et chez les banquiers inondés de procédures collectives. L'espèce n'est pas qu'anecdotique : elle illustre, certes par extrapolation, la difficulté pour les parties de savoir ce qui vaut titre de créance (cf. l’Ouvrage "Entreprises en difficulté N° Lexbase : E0430EX9.
7. Avertissement du tireur d'un chèque problématique. L'avertissement que le banquier tiré doit à son client, le tireur, à défaut de provision, est destiné à lui rappeler les conséquences de ce tirage (C. mon. fin., art. L. 131-73, al. 1er N° Lexbase : L6672IM3). Indiscutablement, cet avertissement permet de réparer les difficultés liées à de pures maladresses du client qui a pu oublier d'approvisionner le compte en cause ou qui l'a débité en oubliant le chèque en cause et que le tiré est obligé de refuser de payer. Cette formalité, qui est une obligation légale, a son utilité ; à l'occasion, le défaut d'avertissement peut constituer une faute qui cause au client un préjudice réparable (Cass. com., 14 mars 2006, n° 04-16.946, FS-P+B N° Lexbase : A6069DN4, Bull. civ. IV, n° 64). Toutefois, tel n'est pas systématiquement le cas. Il n'y a pas de responsabilité civile de l'établissement à défaut de préjudice, notamment si le tireur, après avoir reçu l'avertissement, ne peut pas, de toute façon, constituer la provision (Cass. com., 17 février 2015, n° 13-28.495, F-D N° Lexbase : A0046NCP ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E9736AEC) ; la responsabilité suppose l'existence d'un préjudice, lequel n'existe pas si l'avertissement ne sert à rien au client. L'infortune appelle l'infortune.
8. Des chèques aux endossements de fortune. Il n'est pas besoin d'insister sur le caractère formel du chèque. Le formalisme répond à un objectif de rapidité et d'efficacité, non réellement à celui de la protection de tel ou tel signataire de ce titre, ou d'un autre effet de commerce. Sans paradoxe, toute irrégularité semble devoir entraver le jeu du titre, plus le formalisme est poussé, ne tenant qu'à quelques mots ou signes, plus il est indispensable (mais tout formalisme est indispensable). De ce fait, si malgré un défaut formel, le titre accomplit son oeuvre en étant exécuté, celui qui souffre de cette exécution peut alors penser pouvoir engager la responsabilité civile banquier qui a prêté son concours à une opération (formellement) irrégulière. Des décisions indiquent qu'il faut cependant y réfléchir à deux fois : certaines irrégularités formelles ne dérivent pas en cas de responsabilité. Ainsi en est-il du chèque à son ordre endossé par la concubine, endossement non pas fait au profit de sa banque mais de son compagnon, lequel encaisse ensuite le chèque sur son compte à lui. Deux ans plus tard, la concubine vient se plaindre de ce que la banque a encaissé un chèque formellement irrégulier : la concubine pouvait seulement l'endosser au profit d'un établissement de crédit et son compagnon ne pouvait pas, lui, l'endosser. Restituant les faits à l'origine de cet endossement (opération faite par les concubins ensemble au guichet pour un partage de gains de jeux), les juges du fond (CA Aix-en-Provence, 23 mai 2013, n° 12/17982 N° Lexbase : A7606KD3) et du droit (Cass. com., 17 février 2015, n° 13-23.156, F-D N° Lexbase : A0183NCR ; cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E6915AET) rejettent la demande de responsabilité civile de la banque. Dans un arrêt un peu plus ancien, la signature de l'endosseur était celle du tireur (par hypothèse sans que cela dusse être le cas, comme lorsque l'on tire un chèque à son ordre et à son propre profit) ; les juges n'y voient aucune anomalie apparente, approuvant une motivation au fond faisant référence au bordereau de remise du chèque qui, de surcroît, comportait une erreur (Cass. com., 23 septembre 2014, n° 13-21.338, F-D N° Lexbase : A3196MXN). Ainsi, a-t-on envie de dire, le droit du chèque est strict et formel, sauf quand il l'est moins. La réflexion fondamentale théorique sur les titres pourrait peut-être être revisitée à la lumière de tels cas et de l'idée que des actes juridiques se cachent derrière certains mots (tireur, endossement, aval) qui parfois ressurgissent (v. sur le negotium du chèque : nos obs., Les titres négociables, Essai sur le contrat négociable, 1993, Litec, p. 240, n° 415).
9. Retraits de compte et de coffre-fort sur fond d'abus de faiblesse. Une personne avait "aidé" un monsieur d'un certain âge à faire de multiples retraits et fut condamnée pour abus de faiblesse par le juge pénal. L'héritière, devenue tutrice, a alors agi au civil contre la banque en invoquant son devoir de vigilance ; l'argument, trop facile et trop nébuleux, ne prospère pas la plupart du temps contrairement à ce que croit la pratique (sur ce point, nos obs., L'évanescente obligation de vigilance, Lexbase Hebdo n° 385 du 12 juin 2014 - édition affaires N° Lexbase : N2591BUI ; v. aussi, nos obs., in Panorama de droit bancaire et financier - Première partie (institutions, institutions de régulation et monnaies ; comptes, paiements et instruments de paiement) (n° 13), Lexbase Hebdo n° 407 du 8 janvier 2015 - édition affaires N° Lexbase : N5318BUI). La Haute juridiction considère (Cass. com., 27 janvier 2015, n° 13-20.088, F-D N° Lexbase : A7121NAY), au vu de faits précis (retraits opérés au guichet par le client dont le consentement a été vérifié par l'employé de banque), que les retraits de compte n'engagent pas la responsabilité de l'établissement. En revanche, les retraits du coffre-fort sont jugés irréguliers dès lors que le client était hospitalisé, un défaut de surveillance (et non de vigilance) de la banque étant relevé ; ces retraits constituent un préjudice certain car, avec un contrôle, ils n'auraient pas été effectués (cf. l’Ouvrage "Droit bancaire" N° Lexbase : E8732AUX et N° Lexbase : E9489AKN).
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Réf. : Ass. plén., 23 octobre 2015, n° 13-25.279, P+B+R+I (N° Lexbase : A8615NTA)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
Le 11 Novembre 2015
Résumé
Les dispositions de l'article 3 de l'avenant "Mensuels" du 2 mai 1979 à la Convention collective régionale des industries métallurgiques, mécaniques et connexes de la région parisienne (N° Lexbase : X0668AEH) ne confèrent pas au lieu de travail un caractère contractuel et signifient seulement qu'en cas de non-acceptation par le salarié de la modification envisagée du lieu de travail, l'employeur qui n'entend pas renoncer à la modification doit prendre l'initiative de la rupture du contrat de travail en engageant une procédure de licenciement. Le refus de la modification du lieu de travail par les salariés, pour la justification duquel aucune raison légitime n'était avancée, caractérisait une faute grave rendant impossible la poursuite de leur relation contractuelle de travail. |
Commentaire
I - L'affaire
Les faits. Conformément aux indications portées par leurs contrats de travail, trois salariés étaient employés au sein d'un établissement situé à Rungis. En raison d'une restructuration interne de l'entreprise, l'employeur les informa de leur mutation dans des locaux situés dans le 8ème arrondissement de Paris, tout en respectant un délai de prévenance qui semblait suffisant.
Considérant qu'il s'agissait d'une modification d'un élément essentiel de leur contrat de travail, les salariés refusèrent la modification de lieu de travail. Ils continuèrent à se présenter de manière systématique à l'établissement de Rungis. Face à cette attitude, l'employeur licencia les salariés pour faute grave.
Les règles applicables. Si on laisse pour le moment de côté les règles prétoriennes applicables au lieu de travail, on peut immédiatement constater, dans cette affaire, que les contrats de travail des salariés et le statut collectif applicable à l'entreprise paraissaient à première vue contradictoires.
D'un côté, en effet, les contrats de travail comportaient chacun une clause de mobilité dont la zone géographique d'effet était limitée à la région parisienne, cela en indiquant que le lieu de travail initial était situé à Rungis.
D'un autre côté, l'article 3 de l'avenant "Mensuels" du 2 mai 1979 à la Convention collective régionale des industries métallurgiques, mécaniques et connexes de la région parisienne, comporte des dispositions intéressant le lieu de travail.
Ainsi, le texte dispose que l'engagement d'un salarié doit être confirmé à l'issue de la période d'essai par une lettre stipulant notamment "l'établissement dans lequel cet emploi doit être exercé". Le texte poursuit surtout en prévoyant que "toute modification de caractère individuel apportée à un des éléments ci-dessus fera préalablement l'objet d'une nouvelle notification écrite" et que "dans le cas où cette modification ne serait pas acceptée par l'intéressé, elle sera considérée comme une rupture de contrat de travail du fait de l'employeur et réglée comme telle".
La procédure. Déboutés en première instance de leurs demandes visant à contester les licenciements, les salariés interjetèrent appel devant la cour de Paris qui confirma le jugement prud'homal, en décidant que l'article 3 de l'accord n'avait pas "pour effet de conférer automatiquement au lieu de travail un caractère contractuel ni de statuer par avance sur le bien-fondé du licenciement consécutif au refus du salarié".
Cette décision fut cassée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, par un arrêt rendu le 26 septembre 2012 (1) qui jugea que les stipulations du contrat de travail n'étaient pas plus favorables que celles de l'accord collectif, alors que les salariés "n'avaient pas accepté de modification de l'établissement où ils exerçaient leur emploi, ce dont il résult[ait] que la rupture du contrat était imputable à l'employeur".
La cour d'appel de Paris, à nouveau saisie, résista à la position de la Chambre sociale, en considérant que l'accord collectif n'avait pas pour effet de contractualiser le lieu de travail des salariés et que leurs refus d'une modification du lieu de travail, pourtant prévue par la clause de mobilité, constituaient des fautes dont la gravité résultait de l'obstruction systématique à laquelle ils s'étaient livrés (2).
La solution. Les salariés formèrent un nouveau pourvoi afin de voir fixée la doctrine de la Cour de cassation, et la Chambre sociale décida de renvoyer l'affaire devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation.
Par un arrêt rendu le 23 octobre 2015, l'Assemblée plénière contredit la solution rendue par la Chambre sociale en 2012 et rejette donc le pourvoi formé contre le second arrêt de la cour d'appel de Paris dont elle avalise le raisonnement, en jugeant que les dispositions conventionnelles "ne confèrent pas au lieu de travail un caractère contractuel et signifient seulement qu'en cas de non-acceptation par le salarié de la modification envisagée du lieu de travail, l'employeur qui n'entend pas renoncer à la modification doit prendre l'initiative de la rupture du contrat de travail en engageant une procédure de licenciement".
S'agissant de la qualification de faute grave, l'Assemblée plénière ajoute que l'attitude d'obstruction systématique des salariés malgré le respect par l'employeur d'un délai de prévenance suffisant permettait à la cour d'appel de considérer que "leurs refus, pour la justification duquel aucune raison légitime n'était avancée, caractérisait une faute grave rendant impossible la poursuite de leur relation contractuelle de travail".
Premiers éléments. La décision rendue par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation doit être analysée sous deux aspects.
Elle présente, d'abord, l'intérêt de permettre de faire le point sur l'influence des multiples sources du droit du travail sur la détermination du lieu de travail du salarié. Le travail d'articulation entre les contrats de travail et l'accord collectif était rendu d'autant plus délicat que les formules employées par l'accord collectif n'étaient pas d'une grande clarté et devaient, par conséquent, être interprétées par le juge.
L'interprétation aboutissant, ensuite, à atténuer les effets de l'accord collectif sur la détermination du lieu de travail, c'est une analyse plus classique du caractère fautif du refus d'un changement des conditions de travail qui devait être menée.
II - L'interprétation téléologique de l'accord collectif de travail
Le contrat de travail, siège naturel des règles encadrant le lieu de travail. Le lieu de travail du salarié constitue l'un des éléments de la relation de travail qui peut, selon les cas, relever du domaine du contrat de travail ou des simples conditions de travail.
Le lieu de travail est un élément du contrat de travail, d'abord, lorsque les parties ont stipulé une clause de sédentarité, c'est-à-dire une clause prévoyant expressément, de manière claire et précise, que le lieu de travail est contractualisé. Cette situation est exceptionnelle puisque, depuis la fin du XXème siècle (3), la jurisprudence considère qu'à défaut d'une telle clause précise, l'employeur est libre de modifier le lieu de travail du salarié, à condition que celui-ci reste situé dans une même zone géographique. L'indication du lieu de travail dans le contrat de travail, sans contractualisation expresse, ne constitue qu'une clause informative (4).
Ensuite, lorsque le lieu de travail indiqué au contrat n'a que valeur informative, c'est le secteur géographique de travail dans lequel est situé ce lieu de travail initial qui fait figure d'élément essentiel du contrat de travail et que l'employeur ne peut modifier unilatéralement. La taille du secteur géographique et, par conséquent, les limites du pouvoir de l'employeur en la matière, doit être appréciée de manière objective en fonction de la distance géographique entre les deux lieux de travail, des moyens de transport et de communication à la disposition du salarié, etc. (5). Le changement de lieu de travail à l'intérieur des limites de ce secteur géographique est un simple changement des conditions de travail.
Enfin, la taille de ce secteur géographique peut être modifiée par le jeu d'une clause de mobilité qui l'étendra aux seules conditions que le secteur géographique envisagé soit précisément délimité (6) et que l'employeur ne se réserve pas le droit, par la clause, d'en modifier unilatéralement les frontières (7).
Ces règles peuvent toutefois être perturbées par des dispositions conventionnelles portant elles aussi sur le lieu de travail
L'influence de l'accord collectif sur le lieu de travail. Sans aucun doute, le lieu de travail des salariés de l'entreprise ou de la branche peut faire l'objet de dispositions conventionnelles. D'abord, parce que ces questions relèvent bien du domaine de la négociation collective, ensuite parce que l'article L. 2254-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2417H9E) règle l'éventuel conflit qui peut survenir entre les dispositions conventionnelles et le contrat de travail, socle naturel des règles relatives au lieu de travail. Ainsi, les clauses conventionnelles "s'appliquent aux contrats de travail conclus [...] sauf stipulations plus favorables".
Il est, par exemple, permis aux partenaires sociaux de prévoir que les salariés placés dans son champ d'application seront soumis à une clause de mobilité, à la condition qu'ils soient informés, au moment de l'embauche, de l'existence de l'accord collectif, et qu'ils soient mis en mesure d'en prendre connaissance (8).
A l'inverse, certains accords collectifs peuvent durcir le régime juridique du lieu de travail en prévoyant clairement que le lieu de travail stipulé dans le contrat de travail aura valeur contractuelle et ne pourra donc être modifié, même dans les limites de la zone géographique de travail. De telles dispositions sont toutefois bien rares, et l'on trouve plus fréquemment des textes alambiqués qui ne prévoient pas clairement que le lieu de travail est contractualisé mais semblent offrir au salarié le droit de refuser la modification (9).
Les difficultés ne proviennent pas du domaine conventionnel mais de la manière dont les textes sont rédigés par les partenaires sociaux.
L'interprétation des dispositions conventionnelles. Comme Madame Depommier le rappelle parfaitement dans le rapport joint à l'arrêt (10), les dispositions conventionnelles sont souvent susceptibles de multiples interprétations. Cela était le cas en l'espèce puisque les partenaires sociaux se sont abstenus de disposer clairement que le lieu de travail était un élément du contrat de travail ou que l'accord du salarié était obligatoire.
Certains termes de l'article 3 de l'accord laissaient penser que le lieu de travail était contractualisé. Ainsi, par exemple, la référence à une "modification de caractère individuel" fait spontanément penser à une modification d'un élément essentiel du contrat de travail, tout comme l'éventualité que la modification ne soit pas "acceptée par l'intéressé", ce qui laisse entendre que le salarié aurait la faculté de refuser la modification.
D'autres, au contraire, incitent à penser que le lieu de travail n'est pas contractualisé. Comme en cas de refus d'un changement des conditions de travail, le refus de la modification sera considéré comme une rupture du fait de l'employeur (11), c'est-à-dire à l'initiative de l'employeur par un licenciement. L'exigence que le lieu de travail soit indiqué au salarié, dans la lettre d'engagement ou par écrit au moment du changement de lieu évoque elle aussi le caractère informatif de la clause du contrat de travail.
Les règles d'interprétation d'un accord collectif de travail sont globalement calquées sur les méthodes d'interprétation de la loi. C'est d'abord la lettre du texte qui doit être analysée, dans une approche exégétique. Si cette approche est infructueuse, en particulier s'agissant de textes dont on peine à identifier l'intention exacte de ses rédacteurs, l'interprète peut adopter l'analyse retenue pour une disposition législative portant sur le même objet ou, en dernier recours, s'engager dans la voie d'une interprétation téléologique (12).
Le choix d'une interprétation téléologique. Confrontée à une disposition conventionnelle ambiguë en matière de lieu de travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation a souvent considéré que l'accord contractualisait le lieu de travail, qu'il était donc plus favorable que le contrat de travail, et que ses dispositions s'imposaient à l'employeur, comme cela fut d'ailleurs le cas dans la première décision rendue par la Chambre sociale, en 2012, sur cette affaire (13).
Ce raisonnement pouvait toutefois sembler anachronique (14). En effet, les accords collectifs prévoyant des dispositions similaires à celles de l'article 3 de l'accord en cause avaient pour objectif de paralyser les effets de la jurisprudence relative à la modification du contrat de travail avant 1987. On se souviendra qu'à cette époque, le salarié qui refusait une modification de son contrat de travail était considéré comme démissionnaire, que la modification soit ou non substantielle. En renversant le principe et en imputant la rupture à l'employeur, ces accords faisaient une application de la jurisprudence "Raquin" avant l'heure.
Or, la jurisprudence a évolué et la rupture suivant une modification refusée est désormais toujours imputable à l'employeur, celui-ci conservant la possibilité de démontrer l'existence d'une cause réelle et sérieuse. Dans ce nouveau contexte juridique, l'article 3 de l'accord collectif était privé de but. Lui trouver une nouvelle raison d'être allait bien au-delà des fonctions d'interprétation du juge.
Un reniement de la lettre de l'accord collectif. Si l'on comprend parfaitement cette argumentation, il n'est pas possible d'ignorer totalement que le texte n'a pas seulement de l'importance s'agissant des effets du refus d'une modification ou d'un changement des conditions de travail.
L'emploi, à plusieurs reprises, du terme "modification" par le texte, peine à convaincre d'une volonté de contractualisation du lieu de travail, car il a été rédigé à une époque où la distinction entre modification du contrat de travail et changement des conditions de travail n'existait pas.
En revanche, la référence à une modification qui "ne serait pas acceptée" par l'intéressé suscite davantage l'interrogation. Pour que le salarié puisse ne pas accepter une modification, il faut qu'un droit au refus lui soit ouvert. Prévoir l'hypothèse d'un refus pouvait tout aussi bien être interprété comme manifestant le droit au refus et donc la qualification contractuelle. Le droit de refuser va de pair avec le refoulement de la modification unilatérale du contrat de travail, sans s'intéresser encore au régime juridique de la rupture du contrat de travail qui s'ensuivra.
Comment l'accord collectif peut-il évoquer l'hypothèse de non-acceptation par le salarié et, dans le même temps, le juge conclure que le lieu de travail n'est pas contractualisé, qu'il peut donc être modifié librement par l'employeur -dans les limites du secteur géographique- sans que le salarié ait le droit de s'y opposer ? A titre de comparaison, le changement des conditions de travail ne peut être refusé par le salarié, ce refus est illicite, et c'est précisément pour cela qu'il justifie un licenciement pour motif disciplinaire.
Les signes d'une interprétation opportuniste. L'interprétation du texte aurait pu être dédoublée. En considérant, d'une part, que la faculté de refuser, offerte clairement par le texte, avait pour conséquence une contractualisation du lieu de travail. En concluant, d'autre part, que le régime du refus, l'imputation de la rupture à l'employeur, n'avait plus véritablement d'objet depuis l'introduction de la jurisprudence "Raquin". Le régime conventionnel aurait alors été interprété comme la conséquence logique de tout refus par le salarié d'une modification du contrat de travail : l'employeur peut prendre la responsabilité de le licencier, le licenciement sera justifié à condition que la proposition de modification ait elle-même reposé sur une cause réelle et sérieuse de licenciement.
Malgré l'argument historique avancé par l'avocat général et le rapporteur, l'interprétation menée par la Cour de cassation entend finalement s'inscrire dans un mouvement plus général du droit du travail de promotion de la mobilité. La fin du XXème siècle a vu le développement des clauses de mobilité et la rétrogradation des clauses du contrat de travail relatives au lieu de travail en simples clauses informatives. Le début du XXIème siècle a vu encore se développer toutes sortes de mobilités, par les accords de mobilité qui peuvent imposer une mobilité au salarié, nonobstant la rédaction de leur contrat de travail, par l'invention des périodes de mobilité volontaire sécurisée. Et l'on parle déjà, pour demain, du nomadisme professionnel.
Voilà une bien curieuse volte-face du droit français qui, pendant cent cinquante ans, a cherché à sédentariser la main-d'oeuvre, pour finalement, aujourd'hui, promouvoir la mobilité tous azimuts.
Une fois admis que l'accord collectif n'avait pas pour effet de contractualiser le lieu de travail, la qualification des faits fautifs répondait à une démarche beaucoup plus classique.
III - L'appréciation classique de l'existence d'une faute grave
L'analyse de l'appréciation de la faute du salarié en cas de refus du changement de lieu de travail ne mérite qu'une attention moindre.
La Chambre sociale de la Cour de cassation juge de manière constante que le refus d'un salarié de changer de lieu de travail dans un même secteur géographique est constitutif d'une faute professionnelle (15). Pour autant, ce manquement ne suffit pas, "à lui seul", à qualifier une faute grave (16), quand bien même une clause de mobilité aurait été stipulée au contrat (17). Le contrôle léger de la qualification de faute grave par la Chambre sociale (18) lui permet de préciser que l'ancienneté, les antécédents disciplinaires, le niveau de responsabilité, les fonctions exercées, l'attitude de l'employeur pouvant expliquer la faute ou encore les circonstances particulières entourant le manquement, peuvent influer sur la qualification de faute grave.
Il faut donc un élément aggravant, s'ajoutant au refus, pour que le manquement soit qualifié de faute grave. C'est à cette fin que la Chambre sociale met en exergue le respect par l'employeur d'un "délai de prévenance suffisant" et l'attitude persistante d'obstruction des salariés qui ont continué à se présenter de "manière systématique" sur leur ancien lieu de travail (19). La Chambre sociale en conclut qu'aucune "raison légitime" ne pouvait excuser le refus et permettre de ne retenir qu'une faute sérieuse.
Les deux premiers arguments ne surprennent pas puisqu'ils peuvent être perçus comme des éléments supplémentaires venant aggraver le comportement des salariés (20). La conclusion tirée est plus surprenante, parce qu'elle semble exiger du salarié qu'il justifie d'une raison légitime pour obtenir l'allègement de la qualification en faute sérieuse.
Etonnant, d'abord, parce que la charge de la preuve de la gravité de la faute repose sur les épaules de l'employeur, même s'il est vrai que la pratique judiciaire du débat probatoire s'apparente davantage à un dialogue qu'à un monologue.
Intriguant, ensuite, car il ressort de cette approche une sorte de renversement du raisonnement. Au lieu de considérer que la faute est sérieuse et que, si un élément s'y ajoute, elle pourra être qualifiée de faute grave, l'exigence d'une raison légitime laisse penser que la qualification spontanée est une faute grave qui pourrait être excusée en cas de raison légitime.
A la réflexion toutefois, il ne s'agit là que d'une illustration du caractère très pragmatique et empirique du processus de qualification de la faute grave. La Chambre sociale ne raisonne pas ici sur deux, mais sur trois temps : le manquement, à lui seul, n'est pas une faute grave ; les circonstances aggravantes permettent de qualifier la faute grave ; cette qualification pourrait tomber si des raisons légitimes justifiaient les comportements fautifs ou aggravants du salarié.
Pour conclure, on peut enfin penser que la "raison légitime" exigée par la Chambre sociale aurait pu être identifiée. D'abord, en raison de l'ambiguïté de la disposition conventionnelle dont on a vu qu'elle était susceptible de plusieurs interprétations. Ensuite, en raison de la position constante de la Chambre sociale de la Cour de cassation interprétant jusqu'ici ces dispositions comme ayant pour effet de contractualiser le lieu de travail. S'il n'y a, certes, pas de droit acquis à une jurisprudence constante (21), le refus des salariés aurait parfaitement pu être analysé comme une erreur de droit dont on peine à croire qu'il ne s'agisse pas alors d'une raison légitime de refuser la modification.
(1) Cass. soc., 26 septembre 2012, n° 11-20.452, F-D (N° Lexbase : A5981ITP).
(2) CA Paris, 11 septembre 2013, Pôle 6, 9ème ch., 11 septembre 2013, n° 12/10306 (N° Lexbase : A9557KK8).
(3) Cass. soc., 16 décembre 1998, n° 96-40.227 (N° Lexbase : A4538AG8) ; Dr. soc., 1999, p. 566, note Ph. Waquet ; Cass. soc., 4 mai 1999, n° 97-40.576 (N° Lexbase : A4696AGZ) ; Les grands arrêts du droit du travail, 4ème éd., D., 2008, n° 51.
(4) Cass. soc., 3 juin 2003, n° 01-40.376, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A6993CK9) ; Dr. soc., 2003, p. 884, obs. J. Savatier.
(5) V. Ph. Waquet, Le renouveau du contrat de travail, RJS, 1999, p. 383.
(6) Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 04-45.396, F-P+B (N° Lexbase : A4407DQB) et nos obs., La précision de la zone géographique de la clause de mobilité : principe et sanction, Lexbase Hebdo n° 227 du 14 septembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N2633AL4).
(7) Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-45.846, FS-P+B (N° Lexbase : A9457DPX) et les obs. de G. Auzero, La clause de mobilité doit définir de façon précise sa zone géographique d'application, Lexbase Hebdo n° 221 du 29 juin 2006 - édition sociale N° Lexbase : N0070AL8).
(8) Cass. soc., 27 juin 2002, n° 00-42.646 (N° Lexbase : A0076AZT).
(9) V. les exemples cités par Madame J. Depommier, rapport, pp. 21-23.
(10) Ibid..
(11) Une interprétation plus causaliste pourrait être retenue en considérant qu'il n'est pas seulement ici question d'initiative mais d'imputabilité de la rupture, auquel cas d'ailleurs ces termes rapprocheraient le texte d'une approche contractualiste.
(12) J.-Y. Frouin, L'interprétation des conventions et accords collectifs de travail, RJS, 3/96, p. 137 ; M.-L. Morin, Le dualisme de la négociation collective à l'épreuve des réformes : validité et loyauté de la négociation, application et interprétation de l'accord, Dr. soc., 2008, p. 24.
(13) En se limitant aux décisions rendues après l'élaboration de la distinction entre modification du contrat de travail et changement des conditions de travail, v. par ex. Cass. soc., 4 février 2003, n° 01-40.384, F-P (N° Lexbase : A9035A4E) ; Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-45.388, F-D (N° Lexbase : A8551DPE) ; Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 05-42.558, F-D (N° Lexbase : A2111DSY) ; Cass. soc., 19 septembre 2013, n° 11-28.657, F-D (N° Lexbase : A4938KLH).
(14) V. en ce sens J. Depommier, préc. ; v. également l'avis de l'avocat général Madame C. Courcol-Bouchard.
(15) Cass. soc., 24 juin 1992, n° 88-44.805 (N° Lexbase : A9343AAB) ; Cass. soc., 25 juin 1992, n° 88-42.498 (N° Lexbase : A1540AAB).
(16) Cass. soc., 23 février 2005, n° 03-42.018, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8789DGM) ; Cass. soc., 11 mai 2005, n° 03-41.753, F-P+B (N° Lexbase : A2319DIQ) ; Cass. soc., 12 mai 2015, n° 14-10.408, F-D (N° Lexbase : A8613NHH).
(17) Cass. soc., 23 janvier 2008, n° 07-40.522, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1079D4Q).
(18) Cass. soc., 30 novembre 2010, n° 08-43.499, FS-P+B (N° Lexbase : A6257GMP) et nos obs., Le contrôle de la qualification de faute grave : refus de la modification du lieu de travail et propos désobligeants du salarié, Lexbase Hebdo n° 422 du 6 janvier 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N0336BRU).
(19) Pour une illustration récente, v. Cass. soc., 24 juin 2015, n° 13-25.522, FS-P+B (N° Lexbase : A9797NLG) et les obs. de Ch. Radé, L'obligation pour le salarié en fin de détachement de réintégrer son poste d'origine, Lexbase Hebdo n° 620 du 9 juillet 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N8291BUM).
(20) Quoique l'on pourrait discuter avec Madame Courcol-Bouchard, préc., p. 22, de l'obstination des salariés à refuser le changement du lieu de travail, qui pourrait être vue comme une simple manifestation du refus et du fait de se présenter sur l'ancien lieu de travail étant destiné à éviter de se voir reprocher un abandon de poste.
(21) Cass. soc., 22 septembre 2010, n° 09-40.968, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2304GAL).
Décision
Ass. plén., 23 octobre 2015, n° 13-25.279, P+B+R+I (N° Lexbase : A8615NTA). Rejet (CA Paris, 11 septembre 2013, Pôle 6, 9ème ch., 11 septembre 2013, n° 12/10306 N° Lexbase : A9557KK8, statuant sur renvoi après cassation, Cass. soc., 26 septembre 2012, n° 11-20.452, F-D N° Lexbase : A5981ITP). Textes concernés : Avenant "Mensuels" du 2 mai 1979 à la Convention collective régionale des industries métallurgiques, mécaniques et connexes de la région parisienne, art. 3 (N° Lexbase : X0668AEH). Mots-clés : lieu de travail ; contrat de travail ; accord collectif de travail ; licenciement disciplinaire. Lien base : (N° Lexbase : E2290ETY). |
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Réf. : CE 10° s-s., 4 novembre 2015, n° 374066, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0391NWE)
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Le 19 Novembre 2015
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Réf. : Cass. soc., 4 novembre 2015, n° 14-25.745 FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6496NU7)
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Le 18 Novembre 2015
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Réf. : Cass. civ. 3, 22 octobre 2015, n° 14-23.726, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7682NTP)
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par Jérôme Casey, Avocat associé au barreau de Paris, Maître de conférences à l'université de Bordeaux
Le 11 Novembre 2015
Le motif n'est pas discutable lorsqu'il affirme que la cotitularité du bail (celle de l'article 1751 du Code civil N° Lexbase : L8983IZQ) prend fin avec les effets du divorce, et donc, à l'égard des tiers, une fois le jugement transcrit à l'état civil des époux. La solution est acquise depuis longtemps déjà, tant en doctrine (v., not., F. Dekeuwer-Defossez, Séparation des époux et solidarité ménagère, Dr. et Patrimoine, déc. 1995, p. 49 ; G. Yamba, Le sort de la solidarité ménagère en cas de séparation des époux, JCP éd. N, 1996, I, p. 1505 ; nos obs., Solidarité ménagère et instance en divorce, note sous Cass. civ. 2, 24 novembre 1999, n° 97-19.079 N° Lexbase : A5268AWZ, JCP éd. G, 2000, II, 10284), qu'en jurisprudence (Cass. civ. 2, 3 octobre 1990, n° 88-18.453 N° Lexbase : A3920AHN ; Cass. civ. 2, 24 novembre 1999, préc. ; Cass. civ. 3, 2 février 2000, n° 97-18.924 N° Lexbase : A3480AUG, Bull. civ. III, n° 18). Bien entendu, il est possible que l'un des époux ait cessé volontairement d'être titulaire du bail (avant même la transcription de la décision de divorce) en raison du congé délivré au bailleur. Mais s'il ne l'a pas fait, les droits dérivés de l'article 1751 continueront de s'appliquer jusqu'à ce que les effets de la décision de divorce soient opposables au tiers, et donc une fois le jugement transcrit en marge des actes de l'état civil, conformément aux dispositions de l'article 262-1 du Code civil (N° Lexbase : L2828DZR). Par conséquent, nul ne peut disconvenir de la partie du motif de l'arrêt commenté qui énonce que "la transcription du jugement de divorce ayant attribué le droit au bail à l'un des époux met fin à la cotitularité du bail", et l'on ne comprend pas vraiment pourquoi le moyen de cassation soutenait que la transcription du jugement ne mettait pas fin à la colocation. Décider du contraire serait prolonger le bail par-delà le divorce, en une sorte de cotitularité infinie que seul un congé en bonne et due forme pourrait vaincre. C'est donc avec raison que la troisième chambre civile rejette le pourvoi sur ce point, et précise que toute cotitularité, légale ou conventionnelle, prend fin avec les effets du divorce à l'égard des tiers. Imaginerait-on Roméo rester locataire du bailleur, alors même que le divorce est opposable audit bailleur et que la décision attribue le bail à Juliette ? La réponse est de toute évidence négative.
En revanche, là où la décision heurte davantage, c'est sur la question factuelle devant être tranchée. En effet, tout le litige reposait sur le point de savoir si Roméo devait régler les presque 8 mois de loyers restés impayés entre octobre 2010 et mai 2011 et l'on apprend du moyen de cassation (et ce point est capital) qu'il existait une clause de solidarité contenue au bail. Il fallait donc savoir si Roméo, qui n'était plus titulaire du bail depuis le 7 janvier 1998 (date des effets du divorce opposables aux tiers) restait malgré tout tenu solidairement des loyers échus postérieurement à 1998. Or, la cour d'appel ne l'a pas pensé puisqu'elle a débouté la SCI bailleresse de sa demande en paiement, et la Cour de cassation ne le pense pas davantage, puisqu'elle rejette le pourvoi de ladite SCI. Là, un doute surgit, au moins temporairement, et ceci pour deux raisons.
La première est que le raisonnement de la Cour de cassation semble lier cotitularité du bail et solidarité, alors que ces deux questions sont pourtant distinctes. La question n'est pas nouvelle, et l'on sait que diverses cours d'appel ont, dans le passé, déduit le caractère solidaire de la dette de la cotitularité issue de l'article 1751 du Code civil (v., not. CA Fort-de-France, 22 novembre 1996, Bull. inf. Cass. 1997, n° 394 ; CA Metz, 8 septembre 1994, JCP éd. N, 1996, II, p. 795, n° 6, obs. G. Wiederkehr). Cette affirmation a été fermement combattue en doctrine (v., not. Ph. Bihr, Le logement de la famille en secteur locatif, Dr. et patrimoine, février 1998, p. 64 ; B. Beignier, Dr. Famille, 1998, comm. 72 et 1999, comm. 141 ; nos obs., note sous Cass. civ. 2, 24 novembre 1999, préc.). Il est d'ailleurs à noter que la troisième chambre elle-même décide que "la dette de loyer n'est pas par elle-même indivisible", ce qui empêche toute application d'un cas de solidarité à raison de la nature de la dette (Cass. civ. 3, 3 octobre 2013, n° 12-21.034, FS-P+B N° Lexbase : A8043KN9, la décision est rendue au visa des articles 1202 N° Lexbase : L1304ABW et 1222 N° Lexbase : L1336AB4 du Code civil). La solidarité sera donc soit légale (C. civ., art. 220 N° Lexbase : L7843IZI), soit conventionnelle parce que les époux auront signé une telle clause dans le bail. De sorte que la cotitularité du bail pouvait bien prendre fin, cela n'avait pas d'incidence directe sur le régime d'une éventuelle obligation solidaire. Et c'est donc en cela que le motif de la Cour de cassation dérange un peu, car il rejette le pourvoi d'un bailleur qui demandait... à être payé, et sous cet angle, on ne voit pas d'évidence ce que la cotitularité avait à voir avec la question.
La seconde raison qui nous conduit à être un rien surpris par le motif de la présente décision touche à l'existence, en l'espèce, d'un cas de solidarité conventionnelle. En effet, il n'est pas douteux que, dans cette affaire, la solidarité légale de l'article 220 ait pris fin à la date de transcription de la décision de divorce à l'état civil, soit le 7 janvier 1998. Il ne pouvait donc être question de fonder la condamnation de l'ex-mari sur ce texte, puisque les impayés dataient de 2010/2011. Cependant, le pourvoi nous apprend, ainsi que nous l'avons déjà souligné, qu'il y avait une clause de solidarité conventionnelle. Hélas, nul ne dit quels en étaient les termes, et pour quelle durée une telle clause avait été prévue. En particulier, nul ne sait si elle couvrait les renouvellements successifs du bail (ce qui est peu fréquent en pratique, mais se rencontre parfois). Si la clause ne s'étendait pas au renouvellement du bail, il est alors évident qu'il n'existait plus aucune solidarité, que ce soit conventionnelle ou légale (après le 7 janvier 1998). Au contraire, si la clause visait aussi les renouvellements, la solidarité devait forcément couvrir tous les loyers dus jusqu'au terme du bail, ainsi qu'une éventuelle indemnité d'occupation puisque la solidarité s'étend toujours aux dettes accessoires du bail. C'est là, dans ce second cas, s'il correspond au cas d'espèce, que l'on ne comprend pas la généralité des termes employés par la Cour de cassation. Pourquoi répondre sur le terrain de la cotitularité alors que la demande du bailleur portait sur l'application d'un cas de solidarité conventionnelle ? D'ailleurs, le pourvoi visait expressément l'article 1200 du Code civil (N° Lexbase : L1302ABT), ce qui est on ne peut plus clair.
En réalité, et ceci est de nature à sérieusement relativiser ce qui précède, nous avons la conviction que la Cour de cassation s'est bornée à répondre à un moyen particulièrement mal rédigé. En effet, et nous l'avons souligné au début de ce rapide commentaire, la critique menée par le pourvoi contre l'arrêt d'appel, affirmait, dans sa majeure, que la transcription du divorce à l'état civil ne mettait pas fin à la colocation. C'est là une affirmation inexacte, nous l'avons vu. Mais c'est aussi une affirmation illogique par rapport au but même que le pourvoi cherchait à obtenir. En effet, de deux choses l'une : soit Roméo était tenu au paiement parce qu'il était locataire (ce que le moyen soutenait, affirmant que la colocation demeurait malgré le divorce). Soit il était tenu au paiement parce qu'il était solidairement engagé, et ceci qu'il soit colocataire ou non (la solidarité pouvant exister indépendamment de la qualité de locataire ; c'est alors un cas classique de coobligé solidaire non intéressé à la dette). Dans le premier cas, les seuls textes à viser étaient les articles 1751 et 262-1. Dans le second cas, les articles 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) et 1200 suffisaient. En revanche, viser les quatre à la fois, ainsi que l'a fait le moyen de cassation, était profondément illogique dès lors que la thèse soutenue était celle du maintien de la qualité de locataire en dépit de l'opposabilité aux tiers de la décision de divorce, et non l'existence d'un cas de solidarité. Il nous semble donc que le pourvoi était infecté d'un illogisme interne très important.
Dans ces conditions, on peut lire la décision de la Cour de cassation comme une réponse simple et directe à la majeure du pourvoi : à l'égard du bailleur, la transcription du divorce met fin à la qualité de locataire de Roméo, que ce soit sa titularité issue de la loi (C. civ., art. 1751) ou celle issue du titre conventionnel (le bail). Le pourvoi voulait donc obtenir une condamnation en paiement, mais posait la question en terme de titularité du bail, ce qui n'était pas logique (et laisse penser que la clause de solidarité ne s'étendait pas aux renouvellements successifs du bail, sans quoi la question eût sûrement été mieux posée...). Il lui est donc répondu sur le terrain de la titularité, quand bien même l'enjeu réel était ailleurs. En somme, le pourvoi, au lieu de demander l'heure, a demandé comment la montre était fabriquée, et la Cour de cassation répond parfaitement à cette question, non à la première. Nul ne dira qu'elle n'est pas dans son rôle en statuant ainsi : le moyen, et rien que le moyen...
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Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 2 novembre 2015, n° 373896, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5802NUG)
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N9847BUA
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Le 14 Novembre 2015
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Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 4 novembre 2015, n° 377340, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8423NUI)
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N9873BU9
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Le 17 Novembre 2015
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Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 2 novembre 2015, n° 372377, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5799NUC)
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N9851BUE
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Le 13 Novembre 2015
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Réf. : CEDH, 26 novembre 2015, Req. 64846/11 (N° Lexbase : A9183NXE)
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N0234BWL
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Le 05 Décembre 2015
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Réf. : CEDH, 5 novembre 2015, Req. 21444/11 (N° Lexbase : A7326NUU)
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N9818BU8
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Le 11 Novembre 2015
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Réf. : Cass. civ. 3, 5 novembre 2015, n° 14-20.845, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7356NUY)
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N9825BUG
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Le 11 Novembre 2015
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N9821BUB
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par Mathieu Disant, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Lyon Saint-Etienne
Le 11 Novembre 2015
Sur la période étudiée, la jurisprudence concerne une variété de domaines (de l'incrimination des gallodromes... à l'accès aux données de connexion internet). Les QPC concernant le domaine fiscal sont toutefois prégnantes, certaines avec des enjeux financiers particulièrement importants (Cons. const., décision n° 2015-479 QPC du 31 juillet 2015 N° Lexbase : A0565NNA).
I - Champ d'application
A - Normes contrôlées et statut de l'interprétation de la loi
La Chambre sociale de la Cour de cassation a écarté les caractères nouveau et sérieux de deux QPC dans des conditions qui soulignent les réticences à soumettre au Conseil constitutionnel l'interprétation qu'elle retient de la loi (Cass. QPC, 7 juillet 2015, n° 15-12.417, FS-P+B N° Lexbase : A7700NM7).
La première question "ne tend, sous le couvert de nouveauté, qu'à contester la possibilité même pour le juge de procéder, ainsi qu'il en a l'obligation, à l'interprétation à la lumière du droit de l'Union européenne des dispositions législatives qu'il doit mettre en oeuvre". Il s'agit d'une interprétation pour le moins extensive de la règle selon laquelle ne peut être contestée dans le cadre d'une QPC "la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises d'une directive de l'Union européenne, en l'absence de mise en cause d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".
Plus encore, la seconde question posée "ne tend, sous le couvert de nouveauté, qu'à contester la possibilité même pour le juge, dans le cadre de son office, de donner une portée quelconque aux dispositions législatives qu'il doit mettre en oeuvre pour trancher le litige dont il est saisi". Puis la Cour juge que cette seconde QPC "ne présente pas un caractère sérieux en ce que la formalisation par écrit de la convention de forfait en jours, en application des dispositions de l'article L. 3121-38 du Code du travail (N° Lexbase : L3861IBM), telles qu'interprétées par la Cour de cassation, qui, sans dénaturer la portée de la liberté contractuelle, participe aux garanties de nature à satisfaire aux exigences de santé et de sécurité au travail résultant du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L1356A94), ne porte pas atteinte à une situation légalement acquise et ne méconnaît pas les dispositions des articles 4 (N° Lexbase : L1368A9K) et 16 (N° Lexbase : L1363A9D) de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 et du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946". Il est à noter que l'interprétation donnée par la Cour de cassation des dispositions législatives en cause (il s'agit de l'exigence de la formalisation d'un écrit pour prévoir les modalités et caractéristiques principales des conventions de forfait) était contestée de deux façons : d'une part, en raison de sa prescription substantielle (l'interprétation retenue conduirait à la remise en cause d'accords collectifs) ; d'autre part, sur le principe même de l'intervention du juge (le juge serait intervenu pour fixer des règles qu'il appartient au seul législateur de déterminer).
Par cet arrêt de non-renvoi, la contestation de l'incompétence négative du législateur se trouve neutralisée lorsqu'elle vaut à l'égard du juge. C'est une position de principe contestable, la jurisprudence du Conseil constitutionnel retenant avec constance que le législateur ne peut laisser au juge le soin de prendre des dispositions que lui seul doit édicter. En réalité, on trouve, dans l'affirmation de l'arrêt rapporté, un avatar de la résistance de la Cour à ce que son interprétation de la loi fasse l'objet d'un contrôle de constitutionnalité. D'autant plus que la QPC en question, par la combinaison des griefs, conduisait à s'interroger sur les conditions de constitutionnalité de la rétroactivité de la jurisprudence...
B - Normes constitutionnelles invocables
1 - Rétroactivité et situation légalement acquise
Le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé que les dispositions de l'article 18 de la loi n°2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L9357ITQ), "modifient des modalités de déduction des moins-values de cession à court terme de titres de participation dont aucune règle constitutionnelle n'impose le maintien" et que "les règles modifiées sont relatives au traitement fiscal des cessions de titres de participation et non à celui des apports en contrepartie desquels ces titres ont été émis", a donc jugé que les dispositions contestées "ne portent aucune atteinte à des situations légalement acquises ou aux effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations". Il a relevé "qu'en particulier, l'acquisition de titres de participation en contrepartie d'un apport ne saurait être regardée comme faisant naître une attente légitime quant au traitement fiscal du produit de la cession de ces titres quelle que soit l'intention de l'acquéreur des titres de participation quant à la durée de leur détention et quel que soit leur prix de cession". Le grief tiré de la méconnaissance des exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 a donc été écarté (Cons. const., décision n° 2015-475 QPC du 17 juillet 2015 (N° Lexbase : A8503NMU).
Cette décision mérite attention. On notera la différenciation réalisée par le Conseil constitutionnel entre une disposition rétroactive et une disposition qui, sans être rétroactive, porte atteinte aux effets qui peuvent légitimement être attendus d'une situation légalement acquise. Dans la mise en oeuvre de sa jurisprudence sur la petite rétroactivité de la loi fiscale, le Conseil refuse de prendre en considération la première opération d'un ensemble composé de deux opérations économiques successives (en l'occurrence, un apport en recapitalisation et une cession) pour en tirer des conséquences en termes d'effets fiscaux pouvant être attendus de la seconde opération. L'effet légitimement attendu d'un apport ne peut correspondre qu'à cette opération, dès lors qu'elle est distincte d'opérations ultérieures de cession et relèvent de règles fiscales indépendantes. De sorte que la réalisation de la première opération ne saurait constituer une attente légitime quant au maintien en vigueur des règles applicables à la seconde ; le seul fait que les sociétés les combinent fréquemment, au point d'associer intimement l'une et l'autre, ne saurait correspondre à une attente légitime. Le Conseil constitutionnel s'en tient à une lecture objectivée qui limite sensiblement le champ de contrôle de la garantie des droits. Cette position confirme le traitement abstrait en QPC de la protection des attentes légitimes.
2 - Droit au respect de la vie privée
Dans l'affaire n° 2015-478 QPC du 24 juillet 2015 (N° Lexbase : A9644NM7), les associations requérantes suggéraient au Conseil constitutionnel de reconnaître formellement deux droits découlant, de façon spécifique, du droit au respect de la vie privée : le droit au secret des échanges et correspondances des avocats et le droit au secret des sources journalistiques. Le droit au secret des échanges et correspondances des avocats présente en effet un fondement particulier car il repose également sur l'article 16 de la Déclaration de 1789, les droits de la défense et le droit au procès équitable. Le droit au secret des sources journalistiques s'appuie quant à lui sur l'article 11 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1358A98) et la protection de liberté de communication et des opinions.
Pour autant, le Conseil constitutionnel a refusé de s'inscrire dans cette autonomisation. Au cas présent, il a jugé que "le législateur a prévu des garanties suffisantes afin qu'il ne résulte pas de la procédure prévue aux articles L. 246-1 (N° Lexbase : L0336IZH) et L. 246-3 (N° Lexbase : L0338IZK) du Code de la sécurité intérieure une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée, aux droits de la défense, au droit à un procès équitable, y compris pour les avocats et journalistes" et il a donc écarté le grief tiré de l'incompétence négative affectant les dispositions contestées.
3 - Egalité devant les charges publiques et liberté d'entreprendre
Dans la décision n° 2015-484 QPC du 22 septembre 2015 (N° Lexbase : A4510NPQ), le Conseil constitutionnel a jugé "qu'est inopérant un grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques à l'encontre de dispositions instituant une sanction ayant le caractère d'une punition au sens de l'article 8 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1372A9P)".
Dans cette même décision, le Conseil a précisé les conditions dans lesquelles les griefs tirés de la méconnaissance de la liberté d'entreprendre et du principe d'égalité devant les charges publiques peuvent être utilement invoqués. Il refuse d'admettre, à juste titre, qu'un grief tiré de la méconnaissance de la liberté d'entreprendre puisse être opérant à l'encontre d'une incrimination ayant pour objet d'interdire une activité destinée à favoriser l'organisation d'une autre activité, elle-même interdite. Une solution inverse aurait eu pour effet de reconnaître une forme de liberté d'entreprendre (même limitée) pour favoriser le développement d'activités illicites. On ne peut protéger constitutionnellement -ni d'ailleurs encourager- la liberté d'entreprendre de ceux qui favorisent le développement d'activités illégales !
II - Procédure devant le Conseil constitutionnel
A - Organisation de la contradiction
1 - Procédure et production
Dans l'affaire n° 2015-479 QPC du 31 juillet 2015 (N° Lexbase : A0565NNA), en application de l'article 7 du règlement intérieur sur la procédure suivie pour les QPC du 4 février 2010, le Conseil constitutionnel a informé les parties et autorités qu'était susceptible d'être relevé d'office le grief tiré de ce que les dispositions contestées portaient atteinte au principe de responsabilité qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1368A9K). Il est à noter que ce courrier d'information a été adressé... la veille de l'audience publique. Il est à noter également que le moyen soulevé d'office n'a pas abouti à une censure.
Autre fait remarquable du même ordre, la décision n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015 (N° Lexbase : A2347NPM) a été rendue deux jours seulement après la tenue de l'audience publique. Une semaine a suffi dans la procédure n° 2015-484 QPC du 22 septembre 2015 (N° Lexbase : A4510NPQ).
2 - Interventions devant le Conseil constitutionnel
La société X a fait valoir un intérêt spécial dans l'affaire n° 2015-479 QPC du 31 juillet 2015 et a été admise à intervenir, sans que cet intérêt ne soit précisé dans les commentaires officiels. Elle a présenté devant le Conseil constitutionnel des griefs complémentaires de ceux qui étaient soulevés par la société requérante... et ce avant même que cette dernière ne présente ses propres observations. Cela témoigne à la fois du rôle important joué par certaines parties intervenantes devant le Conseil constitutionnel et à certains égards de la nature particulière du contradictoire dans le procès constitutionnel. Au cas présent, les observations du gouvernement ont été déposées postérieurement aux observations de l'intervenante... mais antérieurement aux observations de la requérante !
Dans la procédure n° 2015-484 QPC du 22 septembre 2015, l'Union nationale des taxis, d'une part, et des sociétés de taxis, d'autre part, ont produit des observations en défense. L'Union nationale des industries du taxi, quant à elle, a produit des observations en intervention.
La Section française de l'observatoire international des prisons (SFOIP) est intervenue devant le Conseil constitutionnel au soutien de la procédure n° 2015-485 QPC du 25 septembre 2015 (N° Lexbase : A6743NPG).
3 - Déport et récusation des membres du Conseil constitutionnel
Dans l'affaire n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015, M. Michel Charasse s'est déporté. Ce déport a été signalé par le Président du Conseil constitutionnel au début de l'audience publique.
En revanche, on ne sait ce qui justifie les absences de deux membres du Conseil constitutionnel dans les affaires n° 2015-482 QPC du 17 septembre 2015 (N° Lexbase : A2349NPP) et n° 2015-483 QPC du 17 septembre 2015 (N° Lexbase : A2350NPQ).
B - Techniques de contrôle employées par le Conseil constitutionnel
1 - Contrôle de l'incompétence négative
Pour être invocables en QPC, les griefs d'incompétence négative doivent être de nature à entraîner une méconnaissance d'un droit ou liberté garanti par la Constitution. Dans l'importante affaire n° 2015-478 QPC du 24 juillet 2015, le Conseil constitutionnel a admis l'invocabilité du grief développé par les associations requérantes, selon lequel l'incompétence négative résultant de l'absence de définition légale des notions d'"informations ou documents", d'"opérateurs de communications électroniques" et de "sollicitation du réseau" figurant aux articles L. 246-1 et L. 246-3 du Code de la sécurité intérieure serait de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée. Le flou de ces dispositions a été mis en lumière pas la doctrine et notamment la CNIL. Le Conseil a relevé "qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) : 'La loi fixe les règles concernant [...] les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques' ; que la méconnaissance par le législateur de sa compétence, dans la détermination de ces garanties dans le cadre d'une procédure de réquisition administrative de données de connexion, affecte par elle-même le droit au respect de la vie privée".
Si le Conseil prononce une décision de conformité dans cette affaire, la motivation de sa décision lève le risque d'une interprétation trop extensive de la loi. Le Conseil constitutionnel relève notamment "qu'il résulte de l'article L. 246-1 que les données de connexion requises sont transmises par les opérateurs aux autorités administratives compétentes ; que selon l'article L. 246-3, lorsque les données de connexion sont transmises en temps réel à l'autorité administrative, celles-ci ne peuvent être recueillies qu'après 'sollicitation' de son réseau par l'opérateur ; que, par suite, les autorités administratives ne peuvent accéder directement au réseau des opérateurs dans le cadre de la procédure prévue aux articles L. 246-1 et L. 246-3". Ainsi, à l'incompétence négative du législateur répond la compétence interprétative du Conseil constitutionnel. Cette dernière lui permet efficacement de figer le sens de la loi, pour ne pas avoir à la censurer.
Le grief de l'incompétence négative a été développé en plusieurs branches dans l'importante affaire n° 2015-485 QPC du 25 septembre 2015, sans succès toutefois. En l'espèce, le Conseil n'était pas saisi d'une disposition excluant un régime, mais d'une disposition posant certains principes quant à l'encadrement de la relation de travail entre le détenu et l'administration pénitentiaire. La décision rendue n'est pas sans rappeler la logique de l'arrêt "Dehaene" (CE, Ass., 7 juillet 1950, n° 01645, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5106B7A) en considérant que le législateur a permis à l'administration, par l'intermédiaire du chef d'établissement, lors de la détermination du contenu de "l'acte d'engagement" (qui, comme le précise la décision, est un acte unilatéral et non contractuelle), de porter atteinte à un certain nombre de droits et libertés constitutionnels. En outre, pour le Conseil, le fait que ni les dispositions contestées ni aucune autre disposition législative n'accordent aux détenus le bénéfice des droits collectifs garantis par les sixième à huitième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 ne saurait en soi être contraire à la Constitution : il s'agit uniquement de droits et libertés "dont sont susceptibles de bénéficier les détenus dans les limites inhérentes à la détention". De quoi rafraîchir les espoirs de voir la jurisprudence constitutionnelle jouer un rôle en matière de droit des détenus.
2 - Réserves d'interprétation
Dans la décision n° 2015-482 QPC du 17 septembre 2015, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d'interprétation neutralisante dont les contours pratiques demeurent à la fois larges et incertains. Le Conseil a jugé que, "dès lors, les tarifs réduits fixés aux B et C du tableau du a) du A du 1 de l'article 266 nonies du Code des douanes (N° Lexbase : L1911IZS)ne sauraient être appliqués aux déchets insusceptibles de produire du biogaz réceptionnés par les installations produisant et valorisant le biogaz". Il s'agit d'éviter que les tarifs réduits prévus par les dispositions des B et C du tableau s'appliquent aux installations qui y sont mentionnées lorsque celles-ci réceptionnent des déchets insusceptibles de produire du biogaz. Une telle application, précise le Conseil, "entraînerait une différence de traitement sans rapport direct avec l'objet de la loi et serait, par suite, contraire au principe d'égalité devant la loi". La portée d'une telle réserve est puissante et large. Elle pose définitivement la règle selon laquelle le critère du tarif favorable de TGAP est le déchet et non l'installation. Pour une même catégorie de déchet (même type), il n'est pas possible d'appliquer des règles d'assujettissement différentes à la TGAP selon les exploitants. Autrement dit, un même déchet ne peut pas être taxé de manière différente selon le lieu de stockage. Il s'agit d'une clarification notable, ouvrant plusieurs perspectives quant au redressement de l'équilibre du régime tarifaire de TGAP, et par ricochet sur une remise en ordre du jeu concurrentiel dans le secteur du traitement des déchets. Reste l'application concrète de cette réserve, qu'il appartient à l'administration de préciser et au juge de faire appliquer... Cela interroge notamment sur les enjeux pratiques de différenciation des déchets.
Sur le même terrain de l'égalité devant les charges publiques, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve neutralisante dans la décision n° 2015-483 QPC du 17 septembre 2015. Il retient "qu'eu égard à la durée de ces contrats que le législateur a entendu encourager, les dispositions contestées ne sauraient, sans créer une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques, avoir pour objet ou pour effet de faire obstacle à ce que le contribuable puisse prétendre au bénéfice d'intérêts moratoires au taux de l'intérêt légal sur l'excédent qui lui est reversé en vertu du 1. du paragraphe III bis de l'article L. 136-7 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L4972I7B) pour la période s'étant écoulée entre l'acquittement de l'imposition excédentaire et la date de restitution de l'excédent d'imposition". Cette réserve a toutefois des effets limités, ainsi que le commentaire officiel s'efforce de les détailler, que ce soit dans le champ d'application de la réserve ou dans les modalités de calcul des intérêts en cause.
C - Effets dans le temps - Application immédiate aux instances en cours
Saisi de dispositions de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014, relative à l'économie sociale et solidaire (N° Lexbase : L8558I3D), dite loi "Hamon", le Conseil constitutionnel a prononcé une censure de la sanction en nullité prévue pour défaut d'obligation d'information des salariés en cas de cession d'une participation majoritaire dans une société. Après avoir relevé que l'"action en nullité [d'une telle cession] peut être exercée par un seul salarié, même s'il a été informé du projet de cession ; qu'il ressort du cinquième alinéa de l'article L. 23-10-1 (N° Lexbase : L8649I3Q) et du quatrième alinéa de l'article L. 23-10-7 (N° Lexbase : L0165KBQ) [du Code de commerce] qu'à défaut de publication de la cession cette action en nullité ne commence à courir qu'à compter de la date à laquelle tous les salariés ont été informés de cette cession ; que la loi ne détermine pas les critères en vertu desquels le juge peut prononcer cette annulation ; que l'obligation d'information a uniquement pour objet de garantir aux salariés le droit de présenter une offre de reprise sans que celle-ci s'impose au cédant", le Conseil en a déduit qu'"au regard de l'objet de l'obligation d'information" et "des conséquences de la nullité de la cession pour le cédant et le cessionnaire", cette action en nullité porte une atteinte manifestement disproportionnée à la liberté d'entreprendre (Cons. const., décision n° 2015-476 QPC du 17 juillet 2015 N° Lexbase : A8504NMW). Le Conseil a décidé de ne pas reporter dans le temps les effets de l'abrogation. Il a donc jugé que la "déclaration d'inconstitutionnalité des quatrième et cinquième alinéas de l'article L. 23-10-1 et des troisième et quatrième alinéas de l'article L. 23-10-7 prend effet à compter de la publication de la décision" et "qu'elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date".
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Réf. : AMF, Rapport 2015 sur le gouvernement d'entreprise et la rémunération des dirigeants de sociétés cotées
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N9895BUZ
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Le 19 Novembre 2015
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Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 1er octobre 2015, n° 369846, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5703NSZ)
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N9883BUL
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par Sabrina Le Normand-Caillère, Maître de conférences à l'Université d'Orléans et Co-directrice du Master 2 Droit des affaires et fiscalité
Le 11 Novembre 2015
Le 22 décembre 2006, la société a adressé une réclamation à l'administration fiscale tendant à la restitution de la TVA acquittée entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2006 au motif que la société a pris en compte ses produits financiers s'agissant du calcul du prorata de déduction en application du 2 b de l'article 212 de l'annexe II du CGI (N° Lexbase : L2999HNE), texte jugé postérieurement contraire à la 6ème Directive-TVA (N° Lexbase : L9279AU9). L'administration fiscale a fait droit partiellement à la demande en retenant un remboursement de la TVA s'agissant seulement de la période de 2003 à 2006. Celle de 2001 à 2002 a été considérée, quant à elle, comme tardive. La société a, dès lors, exercé un recours, rejeté par le tribunal administratif de Melun retenant également la tardiveté de sa demande. Saisie du litige, la cour administrative d'appel de Versailles a annulé le jugement en ce qu'il a accueilli la fin de non-recevoir relative à la tardiveté de la demande de la société opposée par l'administration fiscale (CAA Versailles, 28 février 2013, n° 11VE00693 N° Lexbase : A8891MQD). Pour autant, les juges d'appel ont refusé de faire droit à la demande de restitution de la TVA pour les années 2001 à 2002 mais cette fois-ci au motif que les activités financières litigieuses ne présenteraient pas un caractère accessoire.
Le Conseil d'Etat a ainsi dû répondre à la question de savoir si les produits financiers exonérés provenant du placement en comptes à terme du produit de la cession de titres-restaurant émis par une société dans le cadre de son activité principale soumise à TVA exercée dans le cadre de la réglementation régissant l'utilisation et la délivrance des titres-restaurant pouvaient être regardés comme présentant un caractère accessoire pour le calcul du prorata de déduction. Les Hauts magistrats ont ainsi dû se prononcer sur les critères à retenir s'agissant du caractère accessoire des produits financiers perçus par un redevable partiel.
En s'appuyant sur les articles 17 et 19 de la 6ème Directive-TVA, les Hauts magistrats considèrent que la cour administrative d'appel a pu se prononcer sur les critères définissant le caractère accessoire d'une activité économique et ce, sans méconnaître le caractère accessoire de la procédure, ni les stipulations de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). Au regard de l'article 19 § 2 de la Directive-TVA, ils jugent "qu'une activité économique ne saurait être qualifiée d'accessoire, au sens de ces dispositions, si elle constitue le prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise ou si elle implique une utilisation significative de biens et de services pour lesquels la TVA est due". Eu égard aux caractéristiques du placement financier réalisé en l'espèce, le Conseil d'Etat considèrent que les opérations financières, indissociablement liées à l'activité d'émission et de cession de titres-restaurant et normalement pratiquées par les organismes exerçant celle-ci conformément à la réglementation en vigueur, en constituent non seulement le prolongement direct et permanent mais également le prolongement nécessaire. Demeure ainsi indifférent le fait que celles-ci ne soient pas rendues obligatoires par la réglementation ou encore qu'elles ne conditionnent pas la rentabilité de la société émettrice. De ces éléments, la cour d'appel a pu valablement déduire, selon le Conseil d'Etat, que ces opérations ne puissent être regardés comme accessoires au sens de l'article 19 de la Directive et ce, sans avoir à examiner si le critère tiré de l'utilisation limitée des moyens de la société requérante ait été satisfait. Les juges du fond n'ont, dès lors, commis aucune erreur de droit et ont suffisamment motivé l'arrêt.
Lorsque les opérations financières se situent hors du champ d'application de la TVA, elles demeurent sans influence sur le calcul du prorata de déduction. Il en va en revanche différemment lorsqu'elles se situent dans le champ d'application de la TVA. Les opérations exonérées doivent figurer au seul dénominateur du prorata de déduction sauf si elles présentent un caractère accessoire.
Par cette décision, les Hauts magistrats précisent la notion "d'opérations financières accessoires" (I) pour en déduire les conséquences s'agissant du calcul du prorata de déduction (II).
I - Notion "d'opérations financières accessoires"
Lors de cet arrêt du 1er octobre 2015, le Conseil d'Etat précise que, sur le fondement de l'article 19 § 2 de la 6ème Directive-TVA, pour le calcul du prorata "une activité économique ne saurait être qualifiée d'accessoire, [...], si elle constitue le prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise ou si elle implique une utilisation significative de biens et de services pour lesquels la TVA est due". Cet arrêt se situe dans le prolongement de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, intervenue afin de donner les critères permettant de définir la notion d'opérations financières accessoires (A). La jurisprudence interne en prend acte et applique les nouveaux critères (B).
A - Interprétation européenne de la notion d'opérations financières accessoires
L'article 19 § 2 de la 6ème Directive-TVA (1) prévoit que les produits financiers entrant dans le champ d'application de la TVA mais exonérés en application de l'article 13 B sous d) de la même Directive, ne sont pas exclus du dénominateur du prorata de déduction s'ils ne présentent pas le caractère de produits d'opérations financières accessoires. En l'absence de définition expresse de la Directive, la question se pose de savoir ce qu'il faut entendre par cette notion.
Saisie de la question, la Cour de justice de l'Union européenne n'en a, dans un premier temps, donné qu'une définition négative. Lors de sa décision du 11 juillet 1996 (2), elle a indiqué que des placements de fonds réalisés par une entreprise de gestion d'immeubles ne sauraient être exclus du champ d'application de la TVA dans la mesure où ils constituent le prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise. Elle en a ainsi déduit qu'ils ne sauraient être qualifiés d'opérations financières accessoires au sens de l'article 19 § 2 de la 6ème Directive.
Dans un second temps, la Cour a refusé d'appliquer ce critère qualitatif pour lui préférer un critère quantitatif fondé sur le chiffre d'affaires. Lors de son arrêt du 29 avril 2004, la CJCE a ainsi jugé que les opérations financières entrant dans le champ d'application de la TVA mais exonérées doivent être considérées comme des opérations accessoires au sens de la Directive dans la mesure où ces opérations n'impliquent qu'une utilisation très limitée des biens et services pour lesquels la TVA est due (3).
Comme l'ont noté plusieurs auteurs, le changement d'approche et de raisonnement demeure sensible. L'appréciation du caractère accessoire des produits financiers ne dépend plus du lien fonctionnel avec l'activité principale du redevable mais de l'importance des biens ou des prestations de services grevés de TVA ayant permis leur genèse. De l'arrêt de 2004 a été déduite l'incompatibilité avec la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne des dispositions de l'ancien article 212 l'annexe II du CGI (4). Ce dernier texte a donc été par la suite amendé par le décret du 26 novembre 2005 afin de prendre en compte les seuls critères de lien de l'activité principale et de l'utilisation limitée de biens et services grevés de TVA (5).
Un débat s'est toutefois engagé en doctrine pour savoir si l'arrêt de 2004 devait être interprété extensivement (c'est-à-dire qu'il remettait en cause le critère du "prolongement direct, permanent et nécessaire") ou restrictivement (c'est-à-dire qu'il réduisait simplement la portée de l'arrêt de 1996, l'application du critère étant limitée aux seules entreprises de gestion d'immeuble). Lors de son interprétation, l'administration a pris le parti en 2006 de cantonner le critère qualitatif aux seules activités de syndics immobiliers (6). C'était, toutefois, sans compter sur une nouvelle position de la Cour de justice de l'Union européenne. Lors de sa décision du 29 octobre 2009, la Cour a réutilisé le critère du prolongement direct, permanent et nécessaire en le combinant à celui de l'utilisation significative de biens et services grevés de TVA s'agissant d'une activité de construction-vente d'immeubles (7).
Comme en témoigne l'arrêt du 1er octobre 2015, cette définition nouvelle de la notion d'opérations accessoires a eu des répercussions en droit interne.
B - Application interne de la notion "d'opérations financières accessoires"
Dans l'arrêt du 21 octobre 2011 (8), les Hauts magistrats reprennent explicitement dans leur considérant la référence aux derniers arrêts de la CJUE pour énoncer "qu'une activité économique ne saurait être qualifiée d'accessoire au sens des dispositions de l'article 19, paragraphe 2 de la 6ème Directive, si elle constitue le prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise ou si elle implique une utilisation significative de biens et de services pour lesquels la TVA est due". Cette décision, relative à une activité de location, gérance et exploitation de biens et droits immobiliers, combine à son tour le critère qualitatif avec le critère quantitatif, conformément à la jurisprudence européenne.
La même motivation est reprise dans l'arrêt du 1er octobre 2015. En l'espèce, le Conseil d'Etat applique le critère qualitatif du "prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise" au placement du produit de la cession de titres de restaurant mais, avec une alternative possible pour le critère quantificatif s'agissant à l'importance relative des biens et services grevés de TVA mis en oeuvre pour réaliser cette activité accessoire. Ainsi, conformément aux critères énoncés, les Hauts magistrats s'attachent aux caractéristiques des opérations financières litigieuses afin de caractériser le caractère accessoire ou non de l'activité. Ils retiennent ainsi que les opérations de placement du produit étaient indissociablement liées à l'activité d'émission et de cession des tickets restaurant. Ils en déduisent que les opérations de placement des produits de cession des tickets en constituent le prolongement direct et permanent de l'activité d'émission et de ventes des tickets mais également le prolongement nécessaire au motif qu'elles sont pratiquées par les organismes conformément à la réglementation en vigueur. Ces opérations ne peuvent être regardées comme accessoires au sens de l'article 19 § 2 de la 6ème Directive et cela, sans qu'il soit besoin de tenir compte du critère quantitatif. Demeure ainsi indifférente la circonstance que ces opérations ne conditionnent pas la rentabilité de la société émettrice. Les juges du fond n'avaient donc aucune obligation d'étudier le critère de l'utilisation des moyens de la société.
Ce refus du caractère accessoire du placement du produit de cessions des tickets restaurant a des répercussions sur le calcul du prorata.
II - Calcul du prorata
Le caractère non accessoire des intérêts du placement du produit de cession de titres-restaurant entraîne leur prise en compte lors du calcul du prorata de déduction (A). Cette décision, confirmative de l'arrêt du Conseil d'Etat du 21 octobre 2011, n'est pas sans portée juridique. Elle étend le champ d'action du critère qualitatif (B).
A - Non exclusion des produits de placement du calcul du prorata
L'enjeu du caractère accessoire des activités est important. Selon la qualification retenue, le prorata pourra se trouver plus ou moins diminué.
Le prorata résulte du rapport établi entre le montant du chiffre d'affaires hors TVA afférent aux opérations ouvrant droit à déduction et le montant du chiffre d'affaires hors TVA relatif à toutes les opérations taxables ou exonérées. Figure au numérateur la totalité du chiffre d'affaires afférent aux opérations ouvrant droit à déduction et au dénominateur la totalité du chiffre d'affaires relatif aux opérations imposables et ce, qu'elles soient taxées ou exonérées.
L'augmentation du dénominateur du prorata, dénommé également coefficient de taxation forfaitaire, diminuera corrélativement le pourcentage du droit à déduction sauf à distinguer les activités par une sectorisation.
En l'espèce, le caractère non accessoire des intérêts résultant du placement des produits de cession des titres-restaurant aboutit à les inclure lors du calcul du prorata.
B - Appréciation de la décision
Lors du commentaire de l'arrêt d'octobre 2011, un auteur l'avait analysé comme un "triomphe de la parole trahie" (9).
D'une part, "parole trahie", au motif que l'administration fiscale ne respectait pas son interprétation des textes en réservant dans son instruction de 2006 le critère du "prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise" aux seules activités de syndic de copropriété. L'administration fiscale vient récemment de réformer expressément sa position à ce sujet. Elle reprend dans sa doctrine in extenso la motivation de l'arrêt de 2011. Depuis le 15 février 2013, l'administration fiscale ne limite plus dorénavant l'application de la notion de prolongement direct, permanent et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise à la seule profession de syndics immobiliers ou de professionnels de la gestion immobilière (10). Elle s'accorde, dès lors, le droit depuis cette date à se fonder sur la combinaison des deux critères pour refuser le caractère accessoire d'une opération financière. Elle reprend dans sa doctrine in extenso la motivation de l'arrêt de 2011.
D'autre part, "triomphe" car le Conseil d'Etat utilise le critère qualitatif lors de l'arrêt de 2011 aux seuls gestionnaires de biens immobiliers en propre et pour leur compte, et non aux syndics d'immeubles. L'arrêt du 1er octobre 2015 étend davantage le champ d'application de ce critère. Désormais, il s'applique également aux produits perçus hors du secteur immobilier, notamment à ceux résultant du placement du produit de cession des titres-restaurant. Cette décision lève ainsi le doute laissé par l'arrêt de 2011. En dehors du secteur de la gestion immobilière, la jurisprudence et l'administration se devront de préciser l'application du critère du prolongement direct, permanant et nécessaire de l'activité taxable de l'entreprise aux sociétés holdings mixtes (11).
Les contribuables se trouvent ainsi placés sur un pied d'égalité (12). Mais à quel prix ! Ce souci d'égalité ne va sans porter atteinte à la sécurité juridique. A l'aune de cette décision, il sera désormais difficile d'exclure les produits financiers du calcul du prorata.
(1) L'article 19 § 2 de la 6ème Directive-TVA disposait qu'"il est fait abstraction, pour le calcul du prorata de déduction, [...] du montant du chiffre d'affaires afférent aux opérations accessoires immobilières et financières". Ce texte correspond aujourd'hui à l'article 174 de la Directive 2006/112/CE (N° Lexbase : L7664HTZ).
(2) CJCE, 11 juillet 1996, aff. C-306/94 (N° Lexbase : A7255AH8) : Dr. fisc., 1996, n° 45-46, étude 10008, J. Turot ; RJF, 8-9/1996, n° 1112 ; BDCF, 5/1996, p. 17, concl. C.-O. Lenz ; RMCUE, 1998, n° 416, note J.-P. Maublanc.
(3) CJCE, 29 avril 2004, aff. C-77/01 (N° Lexbase : A9953DBA) : Dr. fisc., 2004, n° 29, comm. 631, note M. Guichard et B. Jeannin ; RJF, 7/2004, n° 827, étude Ph. Tournès, p. 511 ; BDCF, 7/2004, n° 97, concl. Ph. Léger ; RDBF, 2004, n° 4, étude 100049, comm. Y. Sérandour. Cette décision relève que "l'ampleur des revenus générés par les opérations financières relevant du champ d'application de la sixième Directive peut constituer un indice de ce que ces opérations ne doivent pas être considérées comme accessoires au sens de l'article 19, paragraphe 2, deuxième phrase, de la sixième Directive. Toutefois, le fait que des revenus supérieurs à ceux produits par l'activité indiquée comme principale par l'entreprise concernée sont générés par de telles opérations ne saurait à lui seul exclure la qualification de celles-ci d'opérations accessoires au sens de ladite disposition".
(4) L'ancien article 212-2-b de l'annexe II au CGI subordonnait la qualification du caractère accessoire des opérations financières exonérées à deux critères cumulatifs : le premier qualitatif, selon lequel les opérations financières doivent présenter un caractère accessoire par rapport à l'activité principale de l'entreprise ; le second quantitatif énonce que les opérations financières ne doivent pas excéder 5 % du chiffres d'affaires total, toutes taxes comprises, du redevable.
(5) Le décret n° 2005-1648 du 26 décembre 2005 (N° Lexbase : L1921HEU) a modifié l'article 212 de l'annexe II au CGI, pour prévoir que les opérations accessoires s'entendent désormais de celles "qui présentent un lien avec l'activité principale de l'entreprise et dont la réalisation nécessite une utilisation limitée au maximum à un dixième des biens et des services grevés de taxe sur la valeur ajoutée qu'elle a acquis". Depuis la refonte des droits à déduction intervenue au 1er janvier 2008, cette définition est codifiée, inchangée, au b du 3° du 3 du III de l'article 206 de l'annexe II au CGI (N° Lexbase : L4430IQ7).
(6) Instruction du 10 janvier 2006 publiée au BOI sous la référence 3A-1-06 (N° Lexbase : X5217ADL), puis BOI-TVA-DED-20-10-20, n° 210 (N° Lexbase : X7625ALY).
(7) CJUE, 29 octobre 2009, aff. C-174/08 (N° Lexbase : A5607EMM). Le recours au critère qualitatif est également confirmé par l'arrêt : CJUE, 3ème ch., 29 octobre 2009, aff. C-29/08 (N° Lexbase : A5614EMU) : RJF, 1/2010, n° 90.
(8) CE 9° et 10° s-s-r., 21 octobre 2011, n° 315469, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8317HYP), Dr. fisc., 2012, n° 2, com. 55.
(9) C. Sniadower, TVA et revenus accessoires : retour sur terre, à propos de l'arrêt CE 9° et 10° s-s-r., 21 octobre 2011, n° 315469, publié au recueil Lebon, préc., Dr. fisc., 12 janvier 2012, n° 2, com. 55.
(10) BOI-TVA-DED-20-10-20, n° 210, préc. ; v. D. Chrétien, Récupération de la TVA d'amont : nouvelles précisions doctrinale sur la prise en compte des produits financiers accessoires, Lexbase Hebdo n° 528 du 23 mai 2013 - édition fiscale (N° Lexbase : N7186BTC).
(11) CJUE, 3ème ch., 29 octobre 2009, aff. C-29/08, préc. ; RJF, 1/2010, n° 90. V. J.-C. Bouchard et O. Courjon, Comment un lien direct peut en cacher un autre ? A propos de l'arrêt CJCE, 29 octobre 2009, Dr. fisc., 2009, n° 50, act. 368.
(12) O. Courjon et D. Goldenbaum, TVA sur les activités financières : en attendant la nouvelle règlementation, la jurisprudence au secours des textes communautaires, Lexbase Hebdo n° 492 du 5 juillet 2012 - édition fiscale (N° Lexbase : N2717BTS).
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Réf. : Cass. soc., 4 novembre 2015, n° 14-16.338, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0295NWT)
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Le 17 Novembre 2015
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