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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 27 Mars 2014
Trois exemples récents, de natures bien différentes, font montre de cette méprise à l'égard de l'animus d'une profession que les sociologues du travail considèrent eux-mêmes, pourtant, comme "à part", originale dans sa composition, son fonctionnement, sa régulation et ses motivations.
Le premier exemple a, bien évidemment, trait aux nouvelles dispositions de la loi du 17 mars 2014, relative à la consommation, et introduisant en France cette action de groupe qui, paraît-il, manquait terriblement à la défense des intérêts collectifs des consommateurs, aujourd'hui, des patients, demain... Sans s'appesantir sur le dispositif en lui-même, et sans donner forcément raison à John Webster, pour qui "L'aigle vole seul ; ce sont les corbeaux, les choucas et les étourneaux qui vont en groupe", il est frappant de constater que l'avocat n'en est pas un des rouages essentiels. Tout juste lui concède-t-on le "bénéfice" de son monopole judiciaire en la matière ; les associations de consommateurs ayant la part belle dans l'initiative, l'organisation et la constitution du dossier amenant au contentieux, puis à la plaidoirie. La raison clairement invoquée, et les pouvoirs publics ne s'en cachent même pas : une méfiance vis-à-vis des avocats et, notamment, quant à une éventuelle captation d'un marché nouveau favorisant quelques cabinets spécialisés dans le contentieux de masse. Le spectre des infortunes de la class action américaine finissant de nourrir les fantasmes quant à l'avidité supposée des avocats, eux qui se doivent pourtant d'être constitutivement désintéressés.
Le deuxième exemple récent concerne la réaction de certaines professions du droit, notamment le notariat, vis-à-vis des avocats quand a été évoqué la possibilité d'un règlement des divorces par consentement mutuel par la signature d'un acte d'avocat homologué par le juge ; ou quand il a fallu défendre la nature et la qualité de ce même acte d'avocat devant le Conseil constitutionnel, par sénateurs interposés, pour réfuter tout amalgame avec un simple sous-seing privé d'expert-comptable. D'aucuns ont crié au corporatisme, d'autres accusant les avocats d'avoir "la volonté permanente de faire le métier des autres" ; sous-entendant, là encore, une profession qui raisonne en terme de marchés économiques, quand la déontologie et la compétence sont les piliers du serment de ces auxiliaires de justice.
Le troisième exemple relève, presque, de la provocation émanant, étrangement, du corps universitaire ; une école de management grenobloise, toutefois. Cette dernière, dans le cadre d'une étude, dont on a pu comprendre qu'elle avait trait à la sociologie du travail, compte tenu de la qualité professorale de celui qui la dirige, avait adressé à des avocats (notamment ?) nantais, un questionnaire pour le moins singulier. Il était donc demandé à l'avocat, répondant de manière anonyme bien entendu, s'il avait déjà dévoilé des informations confidentielles pour s'attirer les faveurs de l'opinion publique ; défendu une affaire dans laquelle il avait un conflit d'intérêts ; ralenti une instruction pour facturer plus d'honoraires ; utilisé un langage exagérément complexe pour manipuler son client ; accepter des pots-de-vin afin de mal défendre un client ; ou encore, plus simplement, défendu une affaire sous l'emprise de stupéfiants. Autant dire que le questionnaire a fait le tour de la nouvelle Maison de l'avocat et que le Bâtonnier s'en est évidemment saisi, tant la teneur des questions, à charge, n'avait évidemment pour but que de "salir" la profession toute entière.
Ces trois exemples sont topiques d'une incompréhension latente entre une profession que l'on juge parfois arc-boutée sur ces valeurs et sa précieuse déontologie et des corps constitués, qui n'appréhendent une profession, au XXIème siècle, que sous son volet marchand.
Pourtant, le sociologue Lucien Karpik, dans Les avocats. Entre l'Etat, le public, le marché. XIIIème-XXème siècle, réfutait, déjà en 1995, clairement toute application des théories économiques néo-classiques traditionnelles. L'entrecroisement d'un barreau d'Etat, par le biais de l'aide juridictionnelle aujourd'hui, d'un barreau classique et d'un barreau d'affaires n'empêche en rien la persistance d'un socle commun de principes essentiels gouvernant, finalement, toute l'activité de la profession. Pour la majorité d'entre eux, leur capacité collective d'action est le fruit, d'abord, de leur "mandat" ; c'est ce mandat qui définit les avocats. "Restreint", le mandat concerne la seule relation de l'avocat avec son client. Et la confiance qui anime ce mandat explique le caractère, souvent plénipotentiaire, des pouvoirs qui lui sont conférés. "Etendu", le mandat "recouvre le rôle de l'avocat comme porte-parole de valeurs qui le dépassent (du public, du marché), mais repose sur le même principe de délégation du pouvoir pour une action plus efficace". Est-il d'autres professions qui "agissent de manière collective, ceci contribuant à faire évoluer le monde qui les entoure" ?
Alors on ne peut nier l'évidence. La profession d'avocat a énormément évolué face aux nouvelles technologies, mais surtout au regard des attentes des justiciables qui les souhaitent, toujours et encore, plus compétents, plus inventifs, plus en charge de leurs intérêts divers et variés (immobilier, TIC, sport, médiation, etc.). Pour autant, l'ouverture de ces nouveaux champs de compétence, l'accroissement important du nombre d'avocats en trente ans, ont-ils condamné la profession au secteur marchand, justifiant dès lors une méfiance naturelle à leur égard comme on pourrait en avoir à l'égard de n'importe quel commerçant ? L'intégration d'un volet "publicité et démarchage" de la profession d'avocat au sein de la loi du 17 mars 2014, est en soi une provocation : assimilant client et consommateur...
C'est oublier, outre le socle déontologique, que de prospection par l'avocat, il n'y a guère que l'utilisation des ressorts de son réseau ; et la "sollicitation personnalisée" introduite par la loi relative à la consommation n'y changera probablement pas grand-chose au regard des obligations de loyauté, de confraternité, de probité, etc.. C'est l'économie du réseau qui permet à l'avocat d'avoir des clients ; et ce réseau s'entretient évidemment par la compétence, de bonnes pratiques professionnelles et la facturation d'honoraires justifiés. Il y a une incertitude sur le service qui consiste à fournir un travail juridique. Ce n'est qu'à l'issue du procès que l'on saura si l'avocat a été performant, si le service en question avait de la valeur ou pas. Et, il n'existe pas d'information objective sur la valeur d'un avocat : il y a simplement un faisceau d'indices. C'est donc bien l'existence de réseaux qui permet la rencontre et "l'économie de la qualité" qui permet la confiance et la réputation.
En 2009, dans Les avocats, entre ordre professionnel et ordre marchand, les auteurs du rapport, sous la direction d'Olivier Favereau, indiquaient que réduire la profession d'avocat au statut de marché d'un service quelconque, c'était ignorer que les services juridiques bénéficiaient largement de l'encastrement des relations professionnelles dans d'autres types de relations sociales : les rapports entre les avocats relevaient plutôt du modèle de "coopétition" (compétition et coopération) que de celui de concurrence. Le travail de l'avocat consiste, également, à dépasser la satisfaction microéconomique du client au bénéfice d'un intérêt macroéconomique, celui de la société prise dans son ensemble. En transformant l'ordre professionnel en ordre marchand, l'équilibre macro-micro disparaîtrait au profit de la seule défense des intérêts individuels et donc au détriment de la collectivité.
En clair, appréhender la profession d'avocat comme une profession marchande, comme la plupart des prestataires de services juridiques maintenant, ce serait commettre un contresens. Et, rien n'indique qu'elle entende marcher sur les "plate-bandes" des autres professions juridiques -déjà s'attache-t-elle à défendre son périmètre d'intervention-. Comme rien n'indique, qu'assurant le service public de la défense des justiciables, les avocats soient tout d'un coup plus intéressés que d'autres à escroquer leurs clients et à faire fi de leur déontologie, seul rempart contre la marchandisation du droit justement, et seul repère de leur identité finalement.
CQFD
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N1314BU9
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par Jean-Paul Lévy, Ancien membre du conseil de l'Ordre, Ancien membre du Conseil national des barreaux
Le 20 Mars 2014
Plus vraisemblablement, pourra se poser le cas du chantage, délit prévu et puni par les articles 312-10 (N° Lexbase : L1879AMK) à 312-12 du Code pénal, lorsque la menace de déclencher une procédure pénale sera formulée explicitement sous la condition de signature ou à l'engagement de contracter une obligation pour le client du destinataire.
Il convient tout d'abord de rappeler que l'infraction pénale, si elle est poursuivie et sanctionnée définitivement sous l'une des qualifications évoquées plus haut, générera presque automatiquement une saisine de la juridiction disciplinaire qui aboutira au prononcé d'une sanction disciplinaire pour manquement à l'honneur et à la probité (Conseil de discipline de l'Ordre des avocats au barreau de Paris, 23 avril 2013, BDP Paris n° 226687).
Mais plus fondamentalement, il s'agit de savoir si la confidentialité des correspondances peut couvrir les manquements aux principes essentiels de délicatesse de dignité et de confraternité. La réponse à cette question est négative. Dans un arrêt rendu le 29 janvier 2009 par la cour d'appel de Paris, confirmant un arrêté du 18 décembre 2007 du Conseil de discipline de l'Ordre des avocats au barreau de Paris (base déontologique et professionnelle), cette juridiction venait affirmer, en visant l'article 3.2 du RIN, que les correspondances confidentielles doivent néanmoins respecter les principes essentiels de la profession tels qu'ils sont définis par l'article 1.3 du Règlement.
Certes les propos reprochés étaient, en l'espèce, diffamatoires puisque l'intéressé n'avait pas craint d'écrire à son confrère : "Monsieur, j'ai pris connaissance du contenu de votre nouvelle et délicieuse lettre de dénonciation qui fleure bon celles envoyées au temps de l'Occupation allemande à la Gestapo", mais le raisonnement tenu doit être le même s'agissant des menaces de toute nature.
Il s'en déduit, selon la cour, deux conséquences :
- d'une part, le courrier entre avocats, dès lors qu'il ne contient aucune référence à aucun écrit ou propos antérieurs qui serait confidentiel ne constitue pas une pièce du dossier au sens de l'article 66 V de la loi du 31 décembre 1971 ;
- d'autre part, la lettre elle-même peut être le corps de l'infraction disciplinaire et la confidentialité ne peut constituer l'immunité disciplinaire.
Mais qu'en est-il si, au-delà de la grave violation des principes essentiels de modération, de courtoisie, de confraternité et de dignité, la lettre ou le courriel est l'instrument de la commission du délit de chantage ? Telle est la situation dans laquelle se trouve l'avocat qui, dans une procédure de divorce, transmet à son client des courriers échangés dans le cadre de pourparlers avec son confrère adverses contenant éventuellement un chantage. La remise au client constitue une violation du secret professionnel peut-on lire dans un arrêt de la cour de Cassation (Cass. civ. 1, 1er février 1983, n° 82-10720, publié au bulletin N° Lexbase : A6307CEC).
Est-ce à dire pour autant que de tels échanges de correspondances, s'ils venaient à être découverts au cabinet de l'avocat suspecté de chantage, lors d'une perquisition menée dans les formes de l'article 56-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3557IGT), ne pourraient pas être saisis par le magistrat instructeur ? Il y aurait lieu, alors, à la constitution d'un scellé fermé avec saisine du juge des libertés dans les cinq jours. Le débat organisé devant cette juridiction aurait pour objet de déterminer si les pièces ainsi appréhendées ressortent du secret professionnel ou si elles sont susceptibles d'établir la participation de l'avocat à la commission de l'infraction.
Dans cette dernière hypothèse (Cass. crim., 14 janvier 2003, n° 02-87.062, F-P +F N° Lexbase : A8208A4R), le juge des libertés validera la saisie, le secret professionnel ne permettant pas faire échapper la pièce aux investigations.
On voit donc que les réponses à la question posée dans cette chronique sont multiples, mais qu'en tous cas la confidentialité des correspondances n'est pas génératrice d'une impunité pour l'avocat tant au plan disciplinaire qu'au niveau pénal.
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Réf. : CA Lyon, 4 mars 2014, n° 12/08841 (N° Lexbase : A1371MGU)
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N1377BUK
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Le 20 Mars 2014
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Réf. : CA Metz, 25 février 2014, n° 13/00248 (N° Lexbase : A2293MGZ)
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N1291BUD
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Le 20 Mars 2014
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Réf. : CE référé, 19 mars 2014, n° 376232, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5857MHE)
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N1513BUL
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Le 31 Mars 2014
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Réf. : Cass. civ. 1, 19 mars 2014, n° 13-50.005, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0784MHI)
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N1463BUQ
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Le 27 Mars 2014
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Réf. : CJUE, 5 février 2014, aff. C-385/12 (N° Lexbase : A5802MDA)
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N1469BUX
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par Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale
Le 27 Mars 2014
A ce titre, la société Hervis faisait l'objet d'un taux moyen d'imposition nettement supérieur à celui qui aurait correspondu à la base constituée du seul chiffre d'affaires de ses propres magasins.
3 - Selon la société, l'impôt spécial provoquait une discrimination à son encontre face à ses concurrents directs qu'étaient les chaînes de magasins "Décathlon", "Intersport" et "SPG Sporcikk". En effet, comme les chaînes de magasins concurrentes étaient pour la plupart structurées en points de vente franchisés, dotés de la personnalité morale et n'appartenant pas à un groupe, le montant de l'impôt spécial dû par ces dernières était nettement plus faible.
Pour la société Hervis, un tel système aboutissait à taxer plus lourdement les personnes morales assujetties à l'impôt spécial liées à des sociétés non résidentes. A ce titre, la législation établissant cet impôt méconnaissait plusieurs dispositions du Traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et était même constitutive d'une aide d'Etat prohibée. En conséquence, la société Hervis réclama à l'administration fiscale hongroise la décharge de l'impôt spécial pour l'année 2010. Ayant essuyé un refus, la société saisit la juridiction compétente. Confrontée à la délicate interprétation du Traité, la juridiction hongroise interrogea alors la Cour de justice de l'Union européenne.
4 - La question préjudicielle était particulièrement large puisqu'il était demandé à la Cour de se prononcer sur la compatibilité de l'impôt spécial sur les activités de commerce de détail avec de nombreuses dispositions du Traité.
La Cour recentra cependant le débat en identifiant la liberté principale concernée par le litige, à savoir la liberté d'établissement.
La Cour se demanda alors si la législation instaurant l'impôt spécial en question provoquait bien une restriction à la liberté d'établissement.
Après avoir souligné que la législation en question ne créait aucune discrimination directe, la Cour se concentra sur les effets potentiellement discriminatoires des modalités d'imposition. Reconnaissant que la forte progressivité de l'impôt et les modalités de son calcul, adossé au chiffre d'affaires de l'ensemble des entreprises liées, aboutissaient à pénaliser les entreprises liées, la Cour s'interrogea pour déterminer si la législation litigieuse ne défavoriserait, de facto, les filiales de sociétés mères ayant leur siège dans d'autres Etats membres, compte tenu de la structure du commerce de détail sur le marché hongrois. Pour la Cour, s'il s'avérait que, sur le marché de la vente de détail, les assujettis appartenant à un groupe de sociétés et relevant de la plus haute tranche de l'impôt spécial étaient, dans la plupart des cas, "liés", au sens de la législation nationale, à des sociétés ayant leur siège dans d'autres Etats membres, alors la législation en cause introduisait une discrimination indirecte fondée sur le siège des sociétés.
Cette décision nous invite à reprendre le raisonnement suivi par la Cour.
I - L'articulation entre les différentes libertés fondamentales
5 - La présente affaire montre que s'il est toujours nécessaire d'identifier la liberté fondamentale concernée, le choix reste toujours un exercice périlleux, même si la jurisprudence construit, à petits pas, une grille d'analyse opérationnelle.
A - La nécessité d'identifier la liberté concernée
6 - D'une manière très classique, lorsqu'une partie prétend devant la Cour de justice qu'une disposition nationale enfreint une liberté protégée par le droit de l'Union européenne, il lui faut identifier la liberté en question (D. Gutmann, Droit fiscal des affaires, Montchrestien, 4ème éd., n° 87). L'identification de la liberté concernée est importante, puisque les restrictions aux différentes libertés n'obéissent pas au même régime. Par exemple, l'article 63 (N° Lexbase : L2713IP8), relatif à la liberté de circulation des capitaux, autorise les Etats à apporter à cette liberté des restrictions non discriminatoires. De plus la liberté d'établissement ne s'applique qu'à l'intérieur de l'Union européenne, tandis que la liberté de circulation des capitaux s'applique également dans les relations avec les pays tiers (CJUE, 10 février 2011, aff. C-436/08 et C-437/08 N° Lexbase : A1171GUW, point 138).
7 - Dans la présente affaire, cet exercice paraissait délicat, car plusieurs libertés semblaient concernées par la législation fiscale litigieuse. L'embarras de la juridiction hongroise se traduisit par une question préjudicielle particulièrement large, puisqu'elle visait tout à la fois le principe général de non discrimination (TFUE, art. 18 N° Lexbase : L2118IP7 et 26 N° Lexbase : L2126IPG), le principe de liberté d'établissement (TFUE, art. 49 N° Lexbase : L2697IPL), le principe d'égalité de traitement (TFUE, art. 54 N° Lexbase : L2703IPS), le principe d'égalité en ce qui concerne la participation financière au capital des sociétés au sens de l'article 54 TFUE (TFUE, art. 55 N° Lexbase : L2704IPT), le principe de libre prestation de services (TFUE, art. 56 N° Lexbase : L2705IPU), le principe de libre circulation des capitaux (TFUE, art. 63 et 65 N° Lexbase : L2715IPA) et le principe d'égalité en ce qui concerne l'imposition des entreprises (TFUE, art. 110 N° Lexbase : L2408IPU).
8 - Vaste programme ! Ne manquait plus que la compatibilité de cet impôt spécial avec l'article 401 de la Directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de TVA (JO L 347, p. 1) (N° Lexbase : L7664HTZ), dans la mesure où cette disposition concerne spécialement la compatibilité avec le droit de l'Union des taxes sur le chiffre d'affaires (voir, à ce propos, Conclusions de l'Avocat général, J. Kokott, n° 88 et s. : l'avocat général reconnaît que l'article 401 de la Directive TVA n'était pas applicable à l'espèce conformément à la jurisprudence traditionnelle de la Cour, mais plaidait justement pour une inflexion de cette jurisprudence afin d'affirmer que l'impôt spécial en cause était contraire au droit communautaire puisqu'il avait pour résultat, du fait de la progressivité de son taux, de fausser sensiblement la concurrence entre les entreprises à fort chiffre d'affaires et celles à faible chiffre d'affaires).
9 - Le Gouvernement hongrois soutenait qu'une telle demande de décision préjudicielle était irrecevable en raison justement de son manque de précision. Mais la Cour de justice estime au contraire que la demande est recevable, dès l'instant que la juridiction nationale avait suffisamment justifié qu'une interprétation du droit de l'Union était nécessaire pour rendre son jugement et que les indications de la juridiction de renvoi avaient été suffisamment complétées, tant sur le plan factuel que juridique, par les observations écrites des différentes parties (voir, en ce sens, CJUE, 3 mars 1994, aff. C-316/93 N° Lexbase : A9395AUI, Rec. p. I 763, point 14).
La Cour opère néanmoins le travail qu'aurait dû accomplir la juridiction hongroise, en recherchant plus précisément la liberté essentielle concernée par la législation litigieuse.
B - Le choix en faveur de la liberté d'établissement
10 - La question préjudicielle visait différentes libertés : la liberté d'établissement, la libre prestation de services et la libre circulation des capitaux.
Afin de déterminer précisément la liberté applicable au litige, la Cour se réfère à une "jurisprudence bien établie qu'il y a lieu de prendre en considération l'objet de la législation en cause" (CJUE, 12 septembre 2006, aff. C-196/04, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas N° Lexbase : A9641DQ7, Rec. p. I-7995, points 31 à 33 ; CJUE, 12 décembre 2006, aff. C-374/04, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation N° Lexbase : A8517DSA, Rec. p. I-11673, points 37 et 38 ; CJUE, 13 mars 2007, aff. C-524/04, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation N° Lexbase : A6517DUW, Rec. p. I-2107, points 26 à 34 ; CJUE, 10 février 2011, aff. C-436/08 et C-437/08, HariboLakritzen Hans Riegel et ÖsterreichischeSalinen, point 34 : Europe 2011, comm. 128, obs. A.-L. Mosbrucker, ainsi que Accor, précité, point 31).
Il est vrai que la jurisprudence a mis en relief une méthode rationnelle pour déterminer si une règle nationale enfreint la liberté d'établissement ou la liberté de circulation des capitaux. Cette question se pose lorsqu'une société détient une participation substantielle dans le capital d'une société établie dans un autre Etat membre. Une participation en capital constitue a priori un investissement et semble relever de la liberté de circulation des capitaux. Mais la possibilité de créer une filiale, en détenant une participation majoritaire, exprime également la liberté d'établissement consacrée dans l'Union.
Pour déterminer si la législation nationale litigieuse relève de l'une ou de l'autre des libertés, il résulte d'une jurisprudence bien établie qu'il y a lieu de prendre en considération l'objet de la législation en cause.
Relève du champ d'application de l'article 49 TFUE, relatif à la liberté d'établissement, une législation nationale qui a vocation à s'appliquer aux seules participations permettant d'exercer une influence certaine sur les décisions d'une société et de déterminer les activités de celle-ci (voir CJUE, 4ème ch., 3 octobre 2013, aff. C-282/12 N° Lexbase : A1788KM8 ; CJUE, 13 novembre 2012, aff. C-35/11 N° Lexbase : A7338IWP : Europe 2013, comm. 27, obs. A.-L. Mosbrucker).
En revanche, des dispositions nationales qui trouvent à s'appliquer à des participations effectuées dans la seule intention de réaliser un placement financier sans intention d'influer sur la gestion et le contrôle de l'entreprise doivent être examinées exclusivement au regard de la libre circulation des capitaux (Haribo Lakritzen Hans Riegel et Österreichische Salinen, précité, point 34, précité).
11 - Dans notre affaire, la Cour de justice s'est référée à l'objet de la législation fiscale hongroise, entendu non comme son but, mais comme son contenu. La Cour se réserve d'ailleurs la possibilité de tenir compte des éléments factuels du cas d'espèce afin de déterminer si la situation visée par le litige au principal relève de l'une ou de l'autre desdites dispositions (voir, en ce sens, arrêts Test Claimants in the FII Group Litigation, précité, points 37 et 38 ; CJUE, 26 juin 2008, aff. C-284/06, Burda N° Lexbase : A3211D9S, Rec. p. I-4571, points 71 et 72, ainsi que CJUE, 21 janvier 2010, aff. C-311/08, SGI N° Lexbase : A4534EQY, Rec. p. I-487, points 33 à 37). Cette analyse n'était toutefois pas nécessaire dans la présente espèce, car la législation fiscale était suffisamment claire pour trancher la question. En effet, la réglementation introduisait la notion d'entreprise liée par référence à la détention par une société d'une participation permettant d'exercer directement ou indirectement une influence majoritaire dans une autre société. Il en ressortait incontestablement que seule la liberté d'établissement était concernée par le litige.
12 - Indépendamment du caractère concurrent entre la libre prestation des services et la liberté d'établissement, la libre prestation des services n'était aucunement concernée, puisque l'objet de l'activité d'Hervis était la distribution de produits (en ce sens, Conclusions de l'Avocat général, J. Kokott, n° 86). La Cour évacua également rapidement l'article 18 TFUE relatif au principe général de non-discrimination, en rappelant que cette règle générale ne s'applique que dans des situations pour lesquelles le Traité n'a justement pas prévu de règles spécifiques de non-discrimination. Par ailleurs, comme l'impôt spécial ne frappait pas plus lourdement les produits provenant d'autres Etats membres que les produits nationaux, le principe d'égalité de l'imposition des entreprises (TFUE, art. 110) n'avait pas sa place dans le cadre du litige au principal.
Après avoir identifié la liberté principale concernée, la Cour s'interrogea sur l'existence d'une discrimination.
II - L'atteinte à la liberté d'établissement
13 - La Cour de justice affirme qu'il n'y avait pas de discrimination directe, mais une discrimination indirecte potentielle.
A - L'absence de discrimination directe
14 - La liberté d'établissement interdit en principe toute discrimination fondée sur le lieu du siège des sociétés (voir CJUE, 22 décembre 2008, aff. C-282/07, Truck Center N° Lexbase : A9974EBZ, Rec. p. I 10767, point 32, ainsi que CJUE, 18 juin 2009, aff. C-303/07, Aberdeen Property Fininvest Alpha N° Lexbase : A2792EIA, Rec. p. I 5145, point 38, et jurisprudence citée). Il y a discrimination en cas d'application de règles différentes à des situations comparables ou bien d'application de la même règle à des situations différentes (CJUE, 14 février 1995, aff. C-279/93, Schumacker N° Lexbase : A1803AWP, Rec. p. I 225, point 30) ; CJUE, 12 décembre 2006, aff. C-374/04, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation N° Lexbase : A8517DSA, Rec. p. I 11673, point 46, et CJUE, 2 avril 2009, aff. C-459/07, Elshani N° Lexbase : A3007EE4, Rec. p. I 2759, point 36). C'est pourquoi l'article 49 TFUE interdit que soit réservé un traitement fiscal différent aux sociétés établies sur le territoire national, d'une part, et à celles établies en dehors du territoire national, d'autre part, si, à l'égard de la mesure nationale en cause, les sociétés concernées se trouvent dans une situation objectivement comparable (voir, en ce sens, arrêts Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, précité, point 46, et Truck Center, point 36).
15 - La législation fiscale hongroise opérait un traitement plus sévère pour les entreprises membres d'un groupe que pour les entreprises indépendantes.
En effet, le taux d'impôt était fortement progressif et pouvait attendre jusqu'à 2,5 % si le chiffre d'affaires dépassait les 100 milliards de forints hongrois (environ 336 millions d'euros). Or, le chiffre d'affaires à prendre en compte correspondait à celui de l'entreprise assujettie, mais également à toutes les "entreprises liées". Cette notion d'entreprise liée était définie par référence à la détention de participations majoritaires. Toutes les sociétés d'un même groupe devaient ainsi cumuler leurs chiffres d'affaires afin de déterminer le montant global d'impôt à payer, puis cette somme était répartie entre les différentes sociétés au prorata de leurs chiffres d'affaires respectifs. Bien entendu, le chiffre d'affaires à prendre en compte ne concernait que les activités de commerce de détail exercées sur le territoire hongrois.
Le fait que la société mère soit une société hongroise ou une société étrangère ne changeait nullement la situation. L'impôt spécial ne créait pas de disparité de traitement au détriment des sociétés hongroises assujetties à l'impôt fondée sur le lieu du siège de leur société mère. Les modalités de perception de l'impôt ne différaient en conséquence pas en fonction du lieu du siège de la société mère.
Bien au contraire, la réglementation fiscale s'appliquait à toutes les filiales d'un même groupe, que la société mère soit hongroise ou étrangère (art. 4 de la loi).
Il en ressortait indiscutablement qu'une société étrangère n'était nullement moins bien traitée qu'une société hongroise.
Néanmoins, la Cour n'écarte nullement la possibilité que la législation fiscale en cause provoque une discrimination indirecte et dissimulée entre les sociétés assujetties à l'impôt spécial en fonction du lieu du siège de leur société mère.
B - Une discrimination indirecte potentielle
16 - Même non fondées sur la nationalité, nombre de législations nationales conduisent à des situations de discriminations indirectes par l'institution de conditions qui défavorisent essentiellement les ressortissants d'autres Etats membres.
Or, la structure particulière du commerce de détail sur le marché hongrois pouvait amener à une telle discrimination.
En effet, si l'on s'en tient aux indications de la société Hervis, du Gouvernement autrichien, mais également de la Commission européenne, les magasins de la grande distribution appartenant à des sociétés étrangères seraient généralement exploités, comme c'est le cas d'Hervis, sous la forme de filiales, tandis que les sociétés hongroises exploiteraient leurs magasins par le biais de réseaux de franchise.
17 - Il ne fait aucun doute que l'impôt spécial mis en place par le législateur hongrois favorisait les réseaux de franchise au détriment des groupements de sociétés.
D'abord, la société franchiseur n'était nullement concernée par l'impôt spécial qui ne visait que les commerces de détail et non les grossistes. Par ailleurs et surtout, les franchisés étaient assujettis à l'impôt progressif en prenant uniquement en compte le montant de leur propre chiffre d'affaires et sans être tenu de partir du chiffre d'affaires consolidé de l'ensemble des franchisés.
18 - Compte tenu de ces données factuelles, il n'était nullement exclu que la législation en cause n'aboutisse pas à une discrimination dissimulée. Comme l'indique la Cour de justice, compte tenu de la forte progressivité de l'impôt spécial, une inégalité de traitement cachée entre les sociétés locales et étrangères pouvait être caractérisée si, dans la très grande majorité des cas, les assujettis réalisant un chiffre d'affaires élevé étaient gérés par les étrangers, tandis que ceux réalisant un chiffre d'affaires inférieur l'étaient par des résidents (en ce sens également, Conclusions de l'Avocat général, J. Kokott, n° 50).
La Cour a d'ailleurs recommandé à la juridiction de renvoi de vérifier si, "sur le marché de la vente de détail en magasin dans l'Etat membre concerné, les assujettis appartenant à un groupe de sociétés et relevant de la plus haute tranche de l'impôt spécial sont, dans la plupart des cas, liés', au sens de la législation nationale, à des sociétés ayant leur siège dans d'autres Etats membres".
A l'issue de cette décision, plusieurs questions surgissent cependant.
19 - A quel moment la juridiction de renvoi devra se placer pour apprécier la structure du marché ? Selon l'avocat général, "le fait qu'une réglementation nationale qui était irréprochable au regard du droit de l'Union lors de son adoption puisse soudainement présenter un caractère discriminatoire ne s'oppose pas à ce que l'on se réfère à la situation de fait actuelle" (Conclusions de l'Avocat général, J. Kokott, n° 44). Cette approche est cependant curieuse, puisque l'impôt contesté concerne l'année 2010, et l'on se demande si ce n'est pas davantage à cette période qu'il conviendrait de se placer.
20 - Quelle structure de marché faut-il examiner ? La Cour précise qu'il s'agit du marché de la vente de détail. La société Hervis s'appuyait uniquement sur des données relatives au secteur de l'alimentation. Cependant, ces informations ne concernaient qu'une partie du champ d'application de l'impôt spécial et laissaient de côté, en particulier, la branche dans laquelle Hervis exerçait elle-même son activité (vente d'articles de sport). Or, une disparité de traitement dissimulée entre les résidents et les étrangers doit être constatée, en principe, pour l'ensemble de la règle en cause et ne peut pas se limiter à une partie déterminée du champ d'application de celle-ci (en ce sens, Conclusions de l'Avocat général, J. Kokott, n° 53). On soulignera néanmoins que l'impôt spécial s'appliquait au commerce de détail en magasin, mais également aux activités de télécommunications, ainsi qu'à la fourniture d'énergie. Or, seul le commerce de détail en magasin devra faire l'objet d'une analyse par la juridiction hongroise.
21 - Quelle doit être la proportion d'entreprises étrangères discriminées ? La Cour indique "dans la plupart des cas", ce qui pourrait laisser entendre que le simple fait que les étrangers soient affectés de manière prépondérante suffit. Cette position n'était toutefois pas partagée par l'Avocat général, qui souhaitait subordonner la reconnaissance d'une discrimination dissimulée à des conditions plus strictes (Conclusions de l'Avocat général, J. Kokott, n° 40). La formule de la Cour est toutefois répétée deux fois, ce qui ne laisse a priori aucun doute quant à sa position.
22 - Quelles sont les justifications que pourrait invoquer le Gouvernement hongrois pour justifier une telle discrimination ? La Cour rappelle que ne pourraient être valablement invoqués, au soutien d'un tel système, ni la protection de l'économie du pays (voir, en ce sens, CJUE, 6 juin 2000, aff. C-35/98, Verkooijen N° Lexbase : A1828AWM, Rec. p. I 4071, points 47 et 48), ni le rétablissement de l'équilibre budgétaire par l'accroissement de recettes fiscales (voir, en ce sens, CJUE, 21 novembre 2002, aff. C-436/00, X et Y N° Lexbase : A0406A78, Rec. p. I 10829, point 50). Mais il existe d'autres justifications envisageables. Comme la législation fiscale opérait indirectement une discrimination entre les assujettis appartenant à un réseau de franchisés et ceux appartenant à un groupe de sociétés, le Gouvernement hongrois pourrait tenter de démontrer que tous ces distributeurs ne se trouvent pas dans une situation objectivement comparable au regard du critère du chiffre d'affaires servant de base au calcul de l'impôt spécial. En effet, la société mère qui exerce le contrôle a une grande latitude pour décider de réaliser le chiffre d'affaires elle-même ou par l'intermédiaire d'une filiale imposable, alors qu'il n'en va pas de même pour le franchiseur, en raison de l'indépendance juridique et économique de chaque franchisé. C'est en raison de cette influence dominante que les chiffres d'affaires des filiales étaient d'ailleurs imputables aux sociétés mères, tandis que ceux des franchisés n'étaient pas imputables aux franchiseurs. Par ailleurs, la disparité de traitement entre les structures avec succursales et le système de franchise pouvait se justifier par une différence de capacité contributive. En effet, il fallait se demander si une différence dans les montants du chiffre d'affaires pouvait conduire justement, sous l'angle de l'égalité, à l'application de taux différents. Or, il a déjà été admis que la progressivité du taux de l'impôt constitue, en matière de fiscalité directe sur le revenu, c'est-à-dire d'impôts calculés sur le bénéfice, un mode de différenciation licite, sous réserve que la progressivité du taux soit conforme au critère de proportionnalité.
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Réf. : Lire le communiqué de presse de l'OCDE du 24 mars 2013
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N1502BU8
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Le 31 Mars 2014
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Réf. : Décret n° 2014-364 du 21 mars 2014 (N° Lexbase : L8258IZU)
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N1518BUR
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Le 31 Mars 2014
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Réf. : Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014, pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (N° Lexbase : L8342IZY)
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N1547BUT
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Le 31 Mars 2014
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Réf. : Cass. soc., 18 février 2014, n° 12-18.029, FS-P+B (N° Lexbase : A7656MEB)
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N1475BU8
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par Alexandre Fabre, Professeur à la Faculté de droit de Douai
Le 27 Mars 2014
Résumé
L'employeur tenu de saisir une commission territoriale de l'emploi en application de l'article 28 de l'Accord national sur l'emploi dans la métallurgie du 12 juin 1987, étendu par arrêté du 16 octobre 1987, doit proposer au salarié de manière écrite, précise et personnalisée, les offres de reclassement qui lui ont été transmises par l'intermédiaire de la commission compétente, après avoir vérifié que ces offres sont en rapport avec les compétences et les capacités du salarié. |
Commentaire
I - Le défaut de saisine de la commission territoriale de l'emploi constitue une violation de l'obligation de reclassement
Pour saisir toute la portée de l'arrêt commenté, il convient de revenir au préalable sur l'obligation pour l'employeur de saisir une commission territoriale de l'emploi prévue par certains textes conventionnels ainsi que sur l'interprétation qui en est faite par la Cour de cassation depuis quelques années.
L'obligation conventionnelle de saisir une commission territoriale de l'emploi. L'obligation pour les employeurs de saisir des commissions territoriales de l'emploi en cas de licenciement collectif a été créée par l'Accord national interprofessionnel sur la sécurité de l'emploi du 10 février 1969. Dans son article 5, l'accord stipule que ces commissions seront saisies en cas de "problème de reclassement non résolu dans l'entreprise" et qu'"elles s'efforceront alors d'élaborer un plan comportant des propositions de reclassement ou de formation".
Sur la base de cet accord interprofessionnel, plusieurs branches ont mis en place des mécanismes de reclassement externe similaires. C'est le cas de la branche de la métallurgie au sein de laquelle a été conclu, le 12 juin 1987, un accord national "sur les problèmes généraux de l'emploi". Dans son article 28, cet accord impose à l'employeur de "rechercher les possibilités de reclassement à l'extérieur de l'entreprise en particulier dans le cadre des industries des métaux, en faisant appel à la commission territoriale de l'emploi [...]". Ces stipulations ne doivent pas être confondues avec celles, tout aussi répandues, qui se contentent d'appeler les chambres syndicales ou les organisations patronales du secteur à se mobiliser en cas de licenciement collectif pour motif économique (1). Puisque ces énoncés ne formulent aucune obligation à la charge de l'employeur, la Cour de cassation refuse de les rattacher à son obligation de reclassement comme elle l'admet pour les premières (2).
Rattachement à l'obligation de reclassement préalable au licenciement. Dans un arrêt "Moulinex" du 28 mai 2008 (3), la Cour de cassation a interprété les termes de l'article 28 de l'Accord national conclu dans la métallurgie. Selon la Haute juridiction, "la méconnaissance par l'employeur de dispositions conventionnelles qui étendent le périmètre de reclassement et prévoient une procédure destinée à favoriser un reclassement à l'extérieur de l'entreprise, avant tout licenciement, constitue un manquement à l'obligation de reclassement préalable au licenciement et prive celui-ci de cause réelle et sérieuse". En somme, la saisine par l'employeur d'une commission territoriale de l'emploi avant tout licenciement collectif pour motif économique fait partie intégrante de son obligation de reclassement préalable au licenciement. De sorte que s'il omet de saisir ladite commission, il manque à son obligation de reclassement et prive, par conséquent, le licenciement de cause réelle et sérieuse.
Depuis cet arrêt, la Cour de cassation a largement contribué à donner plein effet à cette procédure de saisine. Elle a ainsi décidé que l'employeur ne peut s'affranchir de cette obligation qu'en prouvant qu'il s'est trouvé dans l'impossibilité de la mettre en oeuvre, par exemple, parce que la commission n'existe pas ou que son fonctionnement est défaillant. Il faut, en outre, que l'employeur la saisisse en temps utile. S'il la sollicite après le prononcé des licenciements, il manque alors à son obligation de reclassement, même s'il a effectué des recherches par ailleurs (5). A l'inverse, s'il la saisit en temps utile tout en cherchant des solutions de reclassement externe, il est considéré avoir satisfait à ses obligations conventionnelles (6).
Cette construction jurisprudentielle a connu dernièrement une étape importante. Par une sorte de retournement de l'histoire, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur la portée des stipulations de l'ANI du 10 février 1969, celles-là même qui ont servi de modèle à l'article 28 de l'accord national de la métallurgie. Sans reprendre à l'identique la solution de l'arrêt "Moulinex", elle a admis dans un arrêt du 30 septembre 2013 que l'absence de saisine de la commission territoriale prive le licenciement de cause réelle et sérieuse (7). Bien qu'elle ne fasse pas directement référence à l'obligation de reclassement, on peut penser que cette dernière constitue tout de même le fondement de la solution.
C'est dans le cadre de cette construction jurisprudentielle que s'inscrit l'arrêt commenté. Son originalité est indéniable. En l'espèce, le litige ne venait pas d'une absence de saisine de la commission territoriale compétente, l'employeur s'étant manifestement acquitté de son obligation. Le problème ne venait pas non plus d'un fonctionnement défaillant de la commission, celle-ci ayant au contraire transmis à l'employeur un certain nombre d'offres de reclassement externe. La question était plus précisément de savoir ce que l'employeur doit faire des informations communiquées par la commission : peut-il se contenter de les envoyer telles quelles au salarié ou doit-il les analyser pour s'assurer de leur degré de précision et de leur adéquation au profil du candidat ? C'est cette seconde proposition que la Cour de cassation a finalement retenue.
II - L'obligation de reclassement de l'employeur exige plus que la simple transmission au salarié des offres émanant de la commission territoriale de l'emploi
La saisine d'une commission territoriale de l'emploi n'est pas une obligation autonome ; elle n'est qu'un acte préparatoire du reclassement dont l'employeur est le seul et unique responsable. Il est donc logique que ce dernier, une fois en possession d'offres d'emploi transmis par la commission, doive respecter les exigences propres de l'obligation de reclassement.
Les exigences propres de l'obligation de reclassement. Synthétisant une partie de sa jurisprudence, la Cour de cassation résume ainsi l'objet de l'obligation de reclassement : "l'employeur est tenu avant tout licenciement économique, d'une part, de rechercher toutes les possibilités de reclassement existant dans le groupe dont il relève, parmi les entreprises dont l'activité, l'organisation ou le lieu d'exploitation permettant d'effectuer la permutation de tout ou partie du personnel, d'autre part, de proposer ensuite aux salariés dont le licenciement est envisagé tous les emplois disponibles de la même catégorie ou, à défaut, d'une catégorie inférieure" (8).
La première phase de recherche répond à une logique quantitative. L'employeur doit prospecter de façon à identifier le plus de solutions de reclassement possibles. C'est cette logique qui est à l'oeuvre lorsque la Cour de cassation délimite le périmètre de l'obligation. Celui-ci épouse en principe les frontières de l'entreprise, mais il peut aller au-delà si l'entreprise appartient à un groupe (9) ou si, comme en l'espèce, des textes conventionnels imposent à l'employeur de saisir une commission territoriale de l'emploi. Dans ce dernier cas, le périmètre du reclassement s'ouvre alors aux entreprises du même secteur d'activité présentes localement.
La seconde phase de proposition répond pour sa part à une logique qualitative. S'il incombe à l'employeur de proposer tous les emplois disponibles, encore faut-il que ces emplois permettent un reclassement effectif du salarié. C'est pour s'en assurer que le législateur et surtout la Cour de cassation ont précisé l'effort attendu de l'employeur. Il faut d'abord que le salarié se voit proposer des "offres écrites et précises" (C. trav., art. L. 1233-4 N° Lexbase : L3135IM3). La Cour de cassation va même plus loin puisqu'elle exige des propositions "concrètes et personnalisées" (10). Cela signifie sur le plan formel que l'employeur ne peut pas se limiter à un envoi groupé (11) ou un simple affichage (12) des offres de reclassement. Plus substantiellement, cette exigence suppose que l'employeur procède à un tri, une sélection, des solutions envisageables afin de ne proposer aux salariés que celles "adaptées [à leurs] aptitudes et [à leurs] compétences" (13).
Ce sont bien ces exigences qui sont rappelées au cas présent. Quand bien même l'employeur se verrait transmettre des offres de reclassement par une commission territoriale de l'emploi, il doit "vérifier que ces offres sont en rapport avec les compétences et les capacités du salarié" et, dans l'affirmative, lui proposer "de manière écrite, précise et personnalisée". S'il en ainsi, c'est parce qu'en dépit de l'aide que peut constituer l'intervention d'une commission territoriale de l'emploi, l'employeur est, et doit rester, le seul responsable du reclassement.
L'employeur, seul responsable du reclassement. De prime abord, la solution peut sembler sévère. Il est difficile de dire qu'en l'espèce l'employeur n'avait pas joué le jeu. Non seulement celui-ci avait saisi en temps utile la commission territoriale compétente, mais sa démarche avait en plus porté ses fruits, puisqu'elle lui avait permis de transmettre au salarié plusieurs propositions de reclassement. Le voilà pourtant condamné pour s'être contenté de renvoyer par voie électronique ces offres au salarié. La Cour de cassation ne fait-elle pas preuve ici d'une sévérité excessive ?
Peut-être. Mais la solution est, il faut le reconnaître, d'une cohérence implacable. Dès lors que la saisine d'une commission territoriale de l'emploi a été conçue comme une source d'extension du périmètre de l'obligation de reclassement de l'employeur, il fallait s'attendre à ce que la Cour de cassation fasse application des principes qui gouvernent la mise en oeuvre de cette obligation dans cette hypothèse. Lorsque l'employeur saisit une commission territoriale de l'emploi, il ne s'acquitte pas d'une obligation autonome ; il met en oeuvre son obligation de reclassement. Il faut donc qu'il "traite" les offres transmises selon les mêmes exigences.
Plus fondamentalement, on peut se demander si cette solution n'a pas été guidée par la crainte d'une déresponsabilisation de l'employeur. Si ce dernier peut se faire aider par des instances paritaires pour reclasser les salariés, il ne saurait entièrement se retrancher derrière leur action. En tant que seul et unique débiteur de l'obligation de reclassement, il lui appartient de contribuer personnellement à la recherche des solutions de réemploi du salarié. De ce point de vue, l'arrêt commenté partage une certaine proximité intellectuelle avec une décision rendue le 30 septembre 2013 (14), considérant l'employeur responsable de la faute commise par le cabinet de reclassement qu'il avait mis en place (15).
(1) V. par ex., la CCN des industries chimiques (N° Lexbase : X0653AEW) (qui prévoit que "les chambres syndicales patronales s'efforceront d'assurer le reclassement du personnel") ou la CCN des industries textiles (N° Lexbase : X0651AET) (qui se bornent à énoncer que "les organisations patronales locales prendront les dispositions nécessaires pour faciliter le reclassement du personnel intéressé dans les autres entreprises").
(2) Interprétant la CCN des industries chimiques, la Cour de cassation a ainsi considéré qu'elle ne crée pas "d'obligation particulière à la charge de l'employeur" (Cass. soc. 12 novembre 2008, n° 07-43.242, F-D N° Lexbase : A2466EBX).
(3) Cass. soc., 28 mai 2008, n° 06-46.009, FS-P+B (N° Lexbase : A7828D8G), RDT, 2009, p. 529, obs. F. Héas. V. égal. P. Morvan, L'obligation irréelle de reclassement "extérieur" et les commissions paritaires de l'emploi fantômes, JCP éd. S, 2009, 1235.
(4) Cass. soc., 13 septembre 2012, n° 11-22.414, F-D (N° Lexbase : A7418ISK).
(5) Cass. soc., 26 septembre 2012, n° 10-24.104, F-D (N° Lexbase : A6058ITK).
(6) Cass. soc., 5 juin 2012, n° 11-21.859, F-D (N° Lexbase : A3862IND).
(7) Cass. soc., 30 septembre 2013, n° 12-15.940, F-D (N° Lexbase : A3297KM3).
(8) Cass. soc., 24 juin 2008, n° 06-45.870, FS-P+B (N° Lexbase : A3616D9S), Bull. civ. V, n° 139 ; RDT, 2008, p. 598, obs. J.-Y. Frouin ; Dr. soc., 2009, p. 116, obs. G. Couturier. V. égal., Cass. soc., 4 mars 2009, n° 07-42.381, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6328EDQ).
(9) Selon la formule consacrée, l'employeur doit alors rechercher à reclasser le salarié "parmi les entreprises dont les activités, l'organisation ou le lieu d'exploitation leur permettent d'effectuer la permutation de tout ou partie du personnel".
(10) V. par ex., Cass. soc., 7 juillet 2004, n° 02-42.289, F-D (N° Lexbase : A0385DDM) ; Cass. soc., 18 janvier 2005, n° 02-46.737, F-D (N° Lexbase : A0786DG9) ; Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-45.519, F-D (N° Lexbase : A8560DIU) ; Cass. soc., 8 avril 2009, n° 08-40.125, F-D (N° Lexbase : A1168EGD). V. égal., Cass. soc., 16 mai 2013, n° 11-27.476, F-D (N° Lexbase : A4996KDE).
(11) V. par ex. au sujet de l'envoi du même extrait du plan social à tous les salariés (Cass. soc., 29 janvier 2003, n° 00-44.044, F-D N° Lexbase : A8398A4S).
(12) V. par ex., Cass. soc., 12 mars 2003, n° 00-46.700, F-D (N° Lexbase : A4066A7Q), (affichage papier) ; Cass. soc., 26 septembre 2006, n° 05-43.840, F-D (N° Lexbase : A3608DR3), (site intranet).
(13) Cass. soc., 19 mai 2010, n° 09-40.524, F-D (N° Lexbase : A3897EXM). Pour une formule voisine faisant référence aux "capacités et à l'expérience du salarié", v. Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 04-44.714, F-D (N° Lexbase : A4396DQU).
(14) Cass. soc., 30 septembre 2013, n° 12-13.439, FS-P+B (N° Lexbase : A3218KM7).
(15) S. Tournaux, Modulation du périmètre et de l'intensité de l'obligation de reclassement, Lexbase Hebdo n° 544 du 17 octobre 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N8936BT7).
Décision
Cass. soc., 18 février 2014, n° 12-18.029, FS-P+B (N° Lexbase : A7656MEB). Rejet (CA Chambéry, ch. soc., 23 février 2012, n° F 10/309 N° Lexbase : A2352IDH). Mots clés : offre de reclassement ; reclassement effectif ; commission territoriale de l'emploi. Lien base : (N° Lexbase : E4778EXA). |
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N1392BU4
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par Lauréline Fontaine, Professeure de droit public, Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III
Le 27 Mars 2014
On considère souvent qu'il existe une relative souplesse dans l'application des restrictions au droit de critique, soit parce que les poursuites ne sont pas entamées (le plus souvent), soit parce que le caractère répréhensible de la critique est finalement assez peu souvent retenu. Quoiqu'il en soit, il y a plusieurs fondements à la possibilité d'apporter des restrictions à la liberté d'expression lorsqu'elle vise des décisions de justice, des magistrats ou le système judiciaire dans son ensemble (I). Qui dit plusieurs fondements aux restrictions du droit de critique, dit que celui-ci ne peut être apprécié uniformément. Beaucoup d'éléments doivent être pris en compte pour conclure à l'existence ou à l'inexistence d'une infraction. La combinaison de ces différents éléments permet de convoquer le texte applicable, et aussi les cas importants d'immunité (II).
I - Une pluralité de fondements des restrictions au droit de critique
Ces fondements sont spécifiques ou au contraire relèvent du droit commun. Relève du droit commun l'incrimination des propos prohibés par la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW) (2). Relèvent, en revanche, de dispositions particulières inscrites dans le Code pénal l'incrimination de l'outrage, diffamation et injure prévus à l'article 434-24 (N° Lexbase : L1937AMP), et le fait de chercher à jeter le discrédit sur la justice, prévu à l'article 434-25 (N° Lexbase : L1849AMG), et enfin, le cas particulier de la discipline des avocats qui, sur le fondement du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat (N° Lexbase : L8168AID), peuvent aussi être sanctionnés pour les propos critiques qu'ils peuvent être amenés à tenir. La liberté d'expression recouvre donc une réalité tout à fait spécifique lorsqu'il s'agit de viser la justice, tant dans ses manifestations particulières, organiques ou normatives, que dans son principe même. La notion de "discrédit" confère ainsi à la justice une place à part dans la conception de la séparation des pouvoirs, dont l'utilisation s'avère, toutefois, particulièrement faible (A). Le recours à l'outrage, la diffamation ou l'injure est bien plus fréquent (B).
A - Le particularisme de l'infraction de discrédit
Il ne fait guère de doutes que les décisions de justice relèvent de la chose publique, et donc, du débat public. Elles peuvent donc être l'objet d'un débat. Mais, en droit français, ce débat trouve des limites dans le fait de chercher à jeter le discrédit sur une décision juridictionnelle "dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance", et dès lors que le débat n'est pas en quelque sorte institutionnalisé.
La spécificité du discrédit visant la justice. Cette infraction concerne tous "actes, paroles, écrits ou images de toute nature", cherchant à jeter le discrédit "sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance". Elle est punie de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende par l'article 434-25 du Code pénal. Cette disposition paraît liée au système de l'Etat de droit, mais l'article 434-25 n'a pas d'équivalent concernant les autres pouvoirs "traditionnel" de l'Etat, pouvoirs législatif et exécutif. Le délit d'offense au chef de l'Etat a été supprimé par la loi n° 2013-711 du 5 août 2013, portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France (N° Lexbase : L6201IXX), et ne subsiste en quelque sorte que la diffamation ou l'atteinte à l'honneur, équivalent à l'outrage pour le pouvoir judiciaire. L'infraction de discrédit a été introduite dans le Code pénal en 1958, c'est-à-dire tardivement dans l'histoire juridique française. Par rapport à la version initiale (l'article 226 du Code pénal avait d'ailleurs à l'époque été qualifié par un magistrat de "maladresse nuisible à la bonne marche de la justice"), son champ a été réduit, elle ne figurait pas dans le projet de nouveau Code pénal déposé par le Gouvernement (mais a finalement été réintroduite par le Sénat et la commission mixte paritaire), et elle a aussi fait l'objet d'une proposition d'abrogation en 2000 "visant à autoriser la libre critique des actes de justice et des décisions juridictionnelles" (3). Mais la proposition n'a finalement pas été au terme du processus législatif. Le fait de "chercher à jeter le discrédit publiquement" sur une décision de justice est donc aujourd'hui une infraction, dont la frontière avec la "critique" est théoriquement mince.
A première lecture, l'article 434-25 du Code pénal permet de sanctionner certains comportements de manière plutôt "large". En dépit du fait qu'il existe particulièrement peu de poursuites sur le fondement de cette infraction, un faible contentieux n'est pas nécessairement le signe d'une justice très souple, et le "risque" est donc présent. Qu'est-ce qu'une "critique" qui n'aurait pas pour effet de jeter le discrédit, dès lors qu'il s'agit de dire, d'une manière ou d'une autre, que l'on estime que la décision est mauvaise ? L'auteur de la proposition d'abrogation estimait ainsi qu' "on ne peut critiquer avec force ou désapprouver résolument un acte ou une décision juridictionnelle sans risquer d'être poursuivi, puis condamné pour 'discrédit' porté sur ceux-ci et 'atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance'". En dehors de l'outrage, le principe de l'incrimination de discrédit apparaît très contestable. Si l'on peut admettre certaines limites à la liberté d'expression, celles qui conduisent à faire de tous les juges et juridictions des modèles irréprochables le sont-elles ? Car finalement, ne peut-on imaginer "dénoncer" une décision de justice, éventuellement définitive, dont on saurait, par exemple et de manière certaine, qu'elle aurait été rendue dans des conditions contraires à l'indépendance ? Il se trouve que l'article 434-25 du Code pénal permet théoriquement d'incriminer cette dénonciation. Il est, ainsi, surtout le garant du maintien d'une disposition dont les effets sont potentiellement nocifs au regard d'un système démocratique.
L'inapplication du discrédit dans l'espace institutionnalisé. C'est l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 qui envisage des cas de paroles qui ne peuvent donner "ouverture à aucune action", y compris donc celle visée à l'article 434-25 du Code pénal. Il s'agit des "discours tenus dans le sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l'une de ces deux assemblées" (alinéa 1). Il s'agit aussi du "compte-rendu des séances publiques des assemblées [...] fait de bonne foi dans les journaux" (alinéa 2). Cela implique dans ce cadre une assez grande liberté de parole et de critique, qui pourrait aller jusqu'aux propos couverts par le champ de l'infraction de l'article 434-25 du Code pénal. S'il est heureux que cet espace de parole existe, sans limites judiciaires (mais qui n'exclut pas théoriquement l'application de la discipline interne des assemblées), il apparaît néanmoins étonnant qu'il concerne justement les autres pouvoirs constitués (le Parlement et les ministres qui s'y expriment), auxquels, précisément, il est formellement prescrit de pouvoir agir d'une manière quelconque -autres que par les voies de recours légales- en direction de la révision ou de la réformation des décisions de justice. D'un autre côté, c'est aussi la prudence qui guide ce type de dispositions, pour que le système judiciaire ne puisse pas venir troubler inopportunément l'action des pouvoirs législatif et exécutif.
Cela confirme la conception française de la démocratie qui veut que les représentants, ou leurs "commis" (les ministres responsables), absorbent l'essentiel de son exercice. Mais, a contrario, le débat politique "ouvert" ne s'étend donc pas à l'ensemble des citoyens. Et d'ailleurs, l'alinéa 3 de l'article 41 dispose que, ni les "propos tenus ou les écrits produits devant une commission d'enquête créée, en leur sein, par l'Assemblée nationale ou le Sénat, par la personne tenue d'y déposer [...], ni le compte rendu fidèle des réunions publiques de cette commission fait de bonne foi", "ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage", réintroduisant la possibilité de l'application de l'article 434-25 du Code pénal, dès lors que celui-ci ne relève strictement ni de l'outrage, ni de l'injure ou de la diffamation. L'inapplication de l'infraction de discrédit dans les assemblées cesse lorsque ce sont des personnes habituellement "étrangères" à cet espace qui viennent y tenir parole. Mais, de fait, dans la pratique actuelle, l'outrage, l'injure et la diffamation sont préférés comme fondement des poursuites, impliquant à la fois que le contentieux visant la critique de la justice ou de ses serviteurs ne se "spécialise" pas trop, et que, par conséquent, il ne conduise pas nécessairement à distinguer entre la qualité des personnes, dès lors que la "critique" est exprimée dans un même espace institutionnel ou fonctionnel (les assemblées en l'occurrence).
B - Le recours plus fréquent à l'outrage, la diffamation et l'injure
Il existe deux séries de dispositions permettant de retenir l'outrage, l'injure ou la diffamation lorsqu'ils concernent la justice et, notamment, les membres des juridictions. La première série figure dans la loi du 29 juillet 1881, la seconde à l'article 434-24 du Code pénal. Ces deux textes permettent de faire une distinction entre des espaces "spécialisés" et l'espace public en général. Les espaces spécialisés faisant l'objet de dispositions particulières sont ainsi l'espace judiciaire (voir l'article 434-25 du Code pénal) et l'espace législatif, considéré non uniformément selon ses modalités d'exercice (article 41 de la loi du 29 juillet 1881).
L'outrage, l'injure ou la diffamation à l'égard de la justice dans certains espaces "spécialisés". L'article 434-24 du Code pénal incrimine l'outrage, "par paroles, gestes ou menaces, par écrits ou images de toute nature non rendus publics ou par l'envoi d'objets quelconques adressé à un magistrat, un juré ou toute personne siégeant dans une formation juridictionnelle dans l'exercice de ses fonctions ou à l'occasion de cet exercice et tendant à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont il est investi", en le punissant d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Il s'agit donc bien d'une infraction qui se réalise dans le cadre spécifique de l'espace judiciaire, et son caractère "feutré" emporte des conséquences pénales moins lourdes que s'agissant de la même infraction dans l'espace public. D'ailleurs, l'alinéa 2 prévoit aussi que, si "l'outrage a lieu à l'audience d'une cour, d'un tribunal ou d'une formation juridictionnelle, la peine est portée à deux d'emprisonnement et à 30 000 euros d'amende", car il se publicise en partie, dès lors que, sauf exception, une audience juridictionnelle est publique. En revanche, l'alinéa 4 de l'article 41 de la loi du 28 juillet 1881 dispose encore que, "ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux", disposition la plupart du temps considérée comme conférant à l'avocat une sorte d'immunité dans l'exercice spécifiquement contentieux de sa profession, et conférant aux journalistes et chroniqueurs judiciaires une assez large protection pour les propos qu'ils rapportent.
Ce sont de nouveau les deux premiers alinéas de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 qui définissent un espace spécialisé, celui des assemblées, qui implique aussi une immunité judiciaires de leurs membres pour les propos qu'ils y tiennent, en tout cas du point de vue des infractions d'outrage, de diffamation, d'injure, ou même de discrédit comme il a été vu. La discipline interne des assemblées peut, en revanche jouer, dès lors qu'elle n'est pas judiciaire.
L'outrage, l'injure ou la diffamation publics visant la justice. Les immunités tendent à disparaître dans l'espace "public" entendu comme un espace, quel que soit son support (réunion publique, production artistique, culturelle, informative ou de divertissement, lieux publics en général, réseaux sociaux par le medium d'internet, etc.), où des personnes produisent des propos destinés ou susceptibles d'être entendus et/ou relayés par un nombre de tiers indéfini. Ce sont les articles 29, 30 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 qui punissent surtout la diffamation, l'injure et l'outrage envers des personnes, "à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition" (article 31). Ce sont les dispositions les plus utilisées dans les cas de critique ad hominem visant des magistrats, que ce soit, ou non, à l'occasion de décisions juridictionnelles spécifiques.
Pourtant plutôt "tolérante" vis à vis des hommes politiques, on peut tout de même citer le cas d'un député, décidé à en découdre avec des magistrats qui avaient lancé à son encontre une procédure pour "manoeuvres électorales frauduleuses". Ce député utilisa ainsi publiquement la thématique ancienne des "juges rouges", qu'il utilisait dans des tracts qu'il faisait distribuer. Poursuivi, il fut condamné le 20 février 2009 par le tribunal correctionnel de Montbéliard à 700 euros d'amende avec sursis et à un euro de dommage et intérêt pour outrage, dans la mesure où il avait clairement et explicitement traité le procureur de "juge gaucho de merde" (son avocat prétendant le contraire, en indiquant que son client n'avait seulement parlé que de "procureur de gauche"), et invité le procureur à consulter le Code de procédure pénale. Sur appel de la condamnation, la cour d'appel de Besançon a confirmé la condamnation de première instance du député le 15 octobre 2009 estimant les propos "irrespectueux et outrageants". Il faut dire que, pendant ce temps, le député avait continué sa campagne de dénigrement, dans les mêmes termes, notamment à l'égard du procureur qui le poursuivait pour outrage (qui n'était pas celui qui avait initialement ouvert la procédure à son encontre pour manoeuvres électorales frauduleuses).
II - Les critères de la critique condamnable
En droit français, l'appréciation du droit de critique dépend à la fois du contenu de la critique, de l'auteur de la critique, des circonstances de la critique et enfin de son objet. Au regard des très nombreuses et parfois violentes critiques qui sont formulées publiquement et régulièrement à l'égard de la justice ou de ses manifestations, on ne peut pas dire que le contentieux de la critique de la justice est très abondant. Le contentieux existe néanmoins et le risque est toujours présent. Il faut tenir compte de différents éléments pour retenir le caractère sanctionnable de la critique. Certains peuvent être considérés comme "objectifs" (A), et d'autres comme subjectifs, qui laissent place à la manière dont est conçu à un moment donné le respect dû à la justice dans un Etat de droit (B).
A - Les critères "objectifs" de la critique condamnable
Comme on l'a vu précédemment, l'espace d'expression de la critique est nécessaire pour déterminer le fondement de l'infraction. Mais ce sont ensuite les auteurs de la critique qui sont pris en compte pour relever, ou non, l'infraction. Outre les immunités spécifiques qui s'attachent aux membres du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif (qui ne concernent pas spécifiquement la question de la critique de la justice), les règles relatives aux sanctions applicables en cas de critique condamnable se distinguent en fonction du statut de leur auteur. Ainsi, il y a la critique des parties à un procès, dont on peut penser que son appréciation oscille entre l'admission de la logique passionnelle (qui ne donne pas lieu à poursuites), et la nécessité du respect dû à l'autorité de la justice. Il y a les avocats des parties, dont les propos sont très rarement condamnés judiciairement mais font plus souvent l'objet de sanctions disciplinaires. Les membres des juridictions quant à eux, peuvent être concernés par la question de la critique de la justice : cela relève de la discipline judiciaire, mais qui reste peu appliquée aux "opinions". Enfin, le statut de toute autre personne qui formulerait un propos critique, lorsqu'elle le fait dans l'espace public ne paraît pas homogène non plus. D'une manière générale, le caractère direct, "cru", ou caricatural des propos semble assez déterminant, à la fois du point de vue de l'engagement des poursuites, et du point de vue ensuite de la caractérisation de l'infraction, notamment du point de son intentionnalité.
Le statut des parties. Peu de poursuites sont finalement engagées contre les propos qu'elles peuvent tenir dans le cadre du déroulement normal du procès. Il peut arriver que l'espace public accueille leurs confidences, mais c'est quand même principalement dans le cadre de l'espace judiciaire que la critique peut être appréciée pénalement, par le biais de l'outrage visé à l'article 434-24 du Code pénal. Mais celui-ci semble entrer en concurrence avec l'immunité instituée l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 destiné "à garantir le libre exercice du droit d'agir ou de se défendre en justice" (4), l'alinéa 5 indiquant que, "pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l'action publique, soit à l'action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l'action civile des tiers". La combinaison de ces deux articles implique que l'immunité est "applicable aux écrits produits et aux propos tenus devant toute juridiction ; que cette règle ne reçoit exception que dans les cas où les écrits outrageants sont étrangers à la cause" (5). Des propos figurant dans les conclusions écrites envoyées au président du tribunal saisi d'un dossier ne sont, ainsi, pas étrangers à la cause et ne peuvent en tout état de cause faire l'objet de poursuites (6), même si le passage incriminé "insinue que le magistrat concerné est partial du fait de son appartenance à une alliance secrète entre personnes de mêmes idées, de mêmes intérêts, s'entraidant afin d'obtenir des avantages, grâce à un réseau occulte". Les cas d'outrage sur le fondement de l'article 434-24 sont donc plutôt le fait de propos intempestifs, notamment dans le cadre d'affaires pénales. Relève, ainsi, de l'outrage le fait pour un prévenu d'interpeller un Procureur pour l'accuser de "forfaiture" et d'affirmer que "ce parquet est la honte de la nation" (7), le fait de traiter un magistrat de "fasciste" après que celui-ci ait rejeté la demande de libération du prévenu (8). L'outrage peut être constitué indirectement, lorsque l'auteur du propos ne pouvait ignorer que la personne qui en était le réceptionnaire ne pouvait que les rapporter au magistrat visé (9).
Le statut des avocats : entre immunité, droit commun et logique disciplinaire. On considère donc que l'article 41 alinéa 3 de la loi de 1881 confère une immunité à l'avocat dans l'exercice contentieux de sa profession, appelée couramment "immunité de robe", surtout depuis la suppression du délit d'audience par la loi par la loi n° 82-506 du 15 juin 1982, relative à la procédure applicable en cas de faute professionnelle commise à l'audience par un avocat, qui permettait au juge de sanctionner immédiatement un avocat qui aurait manqué à son serment. On considère que la liberté de parole de l'avocat est relativement grande dans l'espace judiciaire stricto sensu, et singulièrement dans l'espace du prétoire, tandis qu'elle est beaucoup plus restreinte en dehors de cet espace (10). Une plainte avec constitution de partie civile déposée devant la juridiction d'instruction ne provoque pas l'application de l'immunité dès lors qu'elle est diffusée sur internet (11). Dans le cadre du prétoire, néanmoins entendu largement, c'est-à-dire comme l'espace où s'applique une procédure contradictoire (comme, par exemple, pour le cas des sentences arbitrales), la liberté est encore appréciée au regard du lien entre la critique et la cause défendue par l'avocat. N'est ainsi pas considérée comme outrageante la plaidoirie de l'avocat parlant de "justice honteuse", mais comme le constat de l'impossibilité dans laquelle l'avocat se trouvait de pouvoir faire entendre une cause dont il était fondé à penser qu'elle était juste (12). Le fait aussi pour un avocat de pointer l'impartialité d'un magistrat, à raison de son appartenance à un réseau d'entraide secret fondé sur une proximité d'opinion et destiné à obtenir des avantages, n'a pas été considéré comme étranger à la cause (13), ce qui illustre la relative souplesse d'appréciation des magistrats à l'égard de la pratique des avocats dans leur prétoire.
Mais, d'un autre côté, les obligations professionnelles de l'avocat impliquent que celui-ci s'exprime avec "modération et courtoisie" et fasse preuve de "délicatesse". Il est ainsi constant que l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 ne s'applique pas en matière disciplinaire (14). Mais dans cette hypothèse, le propos de l'avocat est aussi apprécié en fonction de la cause qu'il défend. Par exemple, l'avocat qui dénonce une collusion d'intérêt entre l'avocat de la partie adverse et les magistrats du conseil des prud'hommes, ne commet pas de manquement à la délicatesse dès lors qu'il sollicite l'annulation d'un jugement sur le fondement notamment de la partialité de la juridiction qui l'a rendue (15). En revanche, a fait l'objet d'une sanction disciplinaire le faire de dire à un conseiller "je ne vous supporte plus... j'en ai assez de vous voir. Vous me gonflez avec votre sourire en coin. Vous serez responsable de ce gâchis. Ce que vous avez fait est dégueulasse. Je regrette de ne pas avoir, lorsque vous étiez à Lille, déposé plainte contre vous" (16). En dehors du prétoire, la liberté de parole de l'avocat est plus limitée, et la Cour européenne des droits de l'Homme a admis les restrictions en question, "lorsqu'elles sont nécessaires à garantir l'impartialité", "l'autorité du pouvoir judiciaire" ou "protègent la dignité de la profession d'avocat" (17).
Par son arrêt du 5 avril 2012, la première chambre civile de la Cour de cassation a aussi rappelé qu'"en dehors du prétoire", l'avocat n'est pas protégé par l'immunité figurant dans la loi du 29 juillet 1881 (18). Les cas de condamnation en France restent cependant relativement rares et relèvent, encore une fois, plus de la discipline de l'avocat que de l'outrage judiciaire (19). Certes la Cour de cassation a effectivement condamné un avocat pour avoir, dans un hebdomadaire, traité un magistrat de "traître génétique", en référence à son ascendant condamné pour collaboration après la libération (20), mais d'un autre côté, on a pu voir ce jugement de la dix-septième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, disant que les propos d'un avocat ayant accusé publiquement un autre avocat d'avoir commandité des enregistrements, étaient ceux "d'un avocat passionné qui consacre toute son énergie à la défense de sa cliente et qui ne saurait restreindre sa liberté d'expression au seul motif qu'il évoque sa cause devant les journalistes au lieu de s'adresser à des magistrats" (21). Il faut dire que l'avocat auteur des propos, aujourd'hui décédé, bénéficiait d'une notoriété exceptionnelle.
Le statut des membres des juridictions : une discipline peu appliquée aux "opinions". Il paraîtrait a priori peu probable que les membres des juridictions formulent eux-mêmes publiquement des critiques outrageuses ou cherchant à jeter le discrédit sur la justice. Et pourtant cela arrive, et c'est même normal si on considère que la critique est un élément important de la considération d'un système, surtout si on cherche à l'améliorer ou l'infléchir. On ne peut pas dire que le contentieux soit abondant et ne concerne que de manière rarissime les propos tenus sur la justice (la totalité des références du contentieux disciplinaire tient sur une page sur le site du Conseil supérieur de la magistrature). D'une manière générale, il relève de la logique disciplinaire de la magistrature et peut être, notamment, classé dans la catégorie devoirs de délicatesse à l'égard de la justice.
Par exemple, a été sanctionné par une réprimande avec inscription au dossier, le fait (pas exclusif), d'avoir déclaré à la presse que "la magistrature française ne brille pas par son courage politique -c'est le virus de l'avancement qui pourrit le corps des magistrats, qui fait d'eux des juges rampants et des petits fonctionnaires carriéristes. Le pouvoir judiciaire s'aplatit devant le pouvoir industriel et politique [...] ce que je mets en cause moi, ce sont les hommes, mais oui, il y a trop de marie-couches-toi-là, trop de gens qui hument le vent avant de prendre des décisions, qui ne cherchent qu'à coller à la vérité officielle du moment. La boutique judiciaire ne marche pas parce qu'il y a trop de carpettes- j'appartiens à une corporation d'ecclésiastiques dévoyés, d'archiprêtres sclérosés". Le Conseil supérieur de la magistrature a considéré que par ces propos, le magistrat avait "porté une grave atteinte au crédit et à l'image de l'institution judiciaire et des juges" (22).
En revanche, est célèbre l'affaire de ce magistrat, parfois désigné comme "juge rouge", qui, en 1974, adressa aux jeunes recrues de la magistrature le message suivant ("Harangue à des magistrats qui débutent"): " Soyez partiaux [...]. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l'enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l'ouvrier contre le patron, pour l'écrasé contre la compagnie d'assurances de l'écraseur, pour le malade contre la Sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice". Le texte fit scandale mais le magistrat, soutenu par un certain nombre de ses collègues, n'a finalement pas été sanctionné.
Le statut des autres personnes : l'importance de l'"audience" et de la portée du propos. Il faut évidemment distinguer l'individu ne bénéficiant, à aucun titre, d'une notoriété dans l'espace public, de ceux qui au contraire en bénéficie, et, dans cette catégorie, distinguer ceux dont la parole peut être considérée comme d'une influence suffisante (un journaliste, un homme politique, un intellectuel, certains artistes), de ceux dont l'influence intellectuelle est globalement considérée comme nulle (des "vedettes" participant exclusivement au divertissement). Les premiers, quand bien ils s'exprimeraient sur les réseaux sociaux notamment, semblent pouvoir procéder à l'exercice de leur sens critique à l'égard de la justice sans véritablement encourir de sanctions judiciaires, car leur parole est plutôt considérée comme sans portée véritable. Les seconds, dès lors que leur parole est, au contraire, considérée comme susceptible d'être influente, sont soumis en revanche à un régime judiciaire plus sévère, puisque des poursuites sont régulièrement entamées. Une affaire très récente concerne les propos télévisés d'un cinéaste renommé, à propos d'un juge dont le rôle venait d'être joué et diffusé dans un téléfilm. Le cinéaste a ainsi tenu les propos suivants : "Quand vous voyez le film, et je suis contre la peine de mort, c'est quelqu'un que vous avez envie d'exécuter, ce juge, le juge d'Outreau". Devant le tribunal correctionnel de Paris, le procureur a requis une peine de 3 000 euros d'amende lors de l'audience du 3 décembre 2013. C'est finalement à 1 500 euros d'amende qu'a été condamné le cinéaste, et à payer en outre 500 euros au juge injurié, à titre d'indemnisation de son préjudice (23). Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que le juge concerné obtient une condamnation pour injure publique. La médiatisation de l'affaire sur laquelle il avait instruit et qui avait conduit à ce qui a été qualifié de fiasco judiciaire, n'est sans aucun doute pas étrangère aux condamnations déjà prononcées.
Rappelons aussi que les journalistes peuvent facilement bénéficier de l'immunité de la loi de 1881 dès lors qu'on peut considérer qu'il ne fait que rapporter des débats judiciaires : "Attendu qu'il apparaît donc bien que dans son compte rendu M. Vincent Y [...] a mis en regard les prétentions contraires des parties et a permis, par une narration générale, d'apprécier l'ensemble des débats devant l'instance disciplinaire en s'abstenant de toute dénaturation des faits et de toute imputation malveillante, qu'en ce qui concerne plus particulièrement le paragraphe incriminé par la partie civile le journaliste a fait état avec fidélité et bonne foi des propos tenus par le rapporteur et les parties lors des débats devant la juridiction ordinale. Attendu en conséquence que c'est à juste titre que les premiers juges ont fait bénéficier les prévenus de l'immunité prévue par l'article 41 sus visé pour prononcer leur relaxe et déclarer de ce fait irrecevable la constitution de partie civile de Mme Catherine C. [...] que dès lors le jugement déféré sera confirmé" (24).
Mais l'immunité s'arrête au-delà de la fidélité aux débats judiciaires : le fait, ainsi, de qualifier la décision d'un juge d'expropriation de "chef d'oeuvre d'incohérence, d'extravagance et d'abus de droit" est considéré comme de nature à jeter le discrédit sur la décision, et le fait d'ajouter "que rarement, les annales judiciaires françaises, pourtant assez bien pourvues d'ordinaire en pareille sorte, n'en ont recélé de tels" est également de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice (25). Il n'est pas du tout évident de considérer que la même solution pourrait encore être donnée aujourd'hui, tant l'espace de critique a été élargi.
B - Les critères subjectifs de la critique condamnable
Il apparaît que la teneur elle-même des propos est insuffisante à déterminer l'infraction, puisqu'à la fois leurs auteurs et leur audience constituent des éléments fondamentaux. Cela implique, s'agissant des commentaires dits professionnels, qu'une assez grande tolérance soit à l'oeuvre, tandis que, émanant de personnes publiques, les positions semblent plutôt partagées sur la manière dont il est possible légalement d'appréhender la justice.
La tolérance vis-à-vis des commentaires professionnels. Ce sont le plus souvent ceux des juristes, professeurs du droit ou autres, qui peuvent être parfois assez "critique", rarissimement ad hominem, plus souvent à l'égard de la justice en général, et encore plus souvent s'agissant d'une ou de plusieurs décisions de justice. Ces commentaires figurent dans les supports traditionnels de ces commentaires : revues spécialisées, hebdomadaires, mensuelles ou trimestrielles souvent, sur "support papier" et/ou support électronique de plus en plus souvent, ouvrages spécialisés aussi. Globalement, il n'y a pas d'accès "grand public" à ces différents supports. Ce fait est sans aucun doute important, même si c'est le plus souvent une autre considération qui est avancée au soutien d'une relative immunité de fait des commentaires professionnels, à savoir la nature et la raison même de cette activité. L'extension de la publicité de cette activité n'interroge semble-t-il pas encore, car même par le biais de blogs, sites ou réseaux sociaux, le commentaire juridique reste essentiellement consulté par d'autres professionnels ou prétendants à cette activité (les étudiants en droit). On peut ainsi lire sur le blog d'une professeur de droit que la jurisprudence "Perruche" (26) est "choquante" et même qu'il s'agit d'une "monstruosité juridique et morale" dont le professeur s'interroge sur ses "relents d'eugénisme", ce qui est évidemment une critique extrêmement grave, car répondant à une pratique pénalement condamnable.
Les positions partagées à propos des interrogations générales sur la justice. Dans son arrêt du 20 avril 2004, "Amihalachioaie c/Moldova" (27), la Cour Européenne des droits de l'homme a estimé qu'"il convient de tenir compte de l'équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d'être informé sur les questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d'une bonne administration de la justice". Dans les faits de l'espèce, la Cour a estimé que le requérant n'avait pas dépassé les limites de la critique permise par l'article 10 de la Convention. La décision est logique au regard des propos du requérant, concernant une décision de la Cour constitutionnelle moldave à propos de la profession d'avocat. Il s'interrogeait, répondant aux questions d'un journal économique, sur la qualification de la Cour constitutionnelle ("est-elle une cour constitutionnelle ?") et sur la qualité de sa compétence comparée à celle de la Cour de Strasbourg. Mais l'arrêt maintient la possibilité d'apporter des restrictions au droit de critique, et la position de deux juges dissidents est à cet égard fort intéressante, lesquels critiquent justement la possibilité d'une restriction spécifique visant la justice, celle de l'outrage notamment ("contempt of court"), là où le droit commun devrait continuer à s'appliquer. Le juge Loucaides, notamment, estime que l'autorité de la justice "peut être effective en l'absence de 'considération' de la part des personnes sur qui elle s'exerce ou de toute autre tierce partie". Si l'on rapproche cette opinion de celle récemment émise par une personne qui a la qualité de secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats, qui estima que "le fait de dire que c'est une décision indigne, cela jette le discrédit sur la justice et en cela c'est attaquable au pénal", paraît relever d'une interprétation plutôt large, mais néanmoins constante, de la critique condamnable. Cette déclaration faisait suite à celle d'un député à propos de la mise en examen d'un ancien Président de la République. En général, le parquet est plutôt plus bienveillant avec les commentaires des élus de la République qu'avec les autres citoyens, et notamment ceux susceptible d'exercer une magistrature intellectuelle.
On peut ainsi rapprocher les propos dudit député (par lesquels il déclara contester la façon dont le juge d'instruction fait son travail, qu'il trouve indigne, déshonorant un homme, les institutions et la justice), de ceux d'un avocat reproduit dans un journal à la suite d'un article sur la décision qu'il commentait : "en refusant catégoriquement d'instruire, le juge d'instruction saisi de la plainte et la chambre d'accusation entendent édicter un principe jurisprudentiel dangereux pour l'avenir de la République : un magistrat est irresponsable pénalement même s'il est démontré que celui-ci a violé de façon manifeste la loi et porté atteinte à la liberté de la personne ; c'est en ce sens qu'une telle décision constitue outrageusement un véritable déni de justice". Et l'avocat poursuivait : "une telle attitude intellectuelle n'est pas sans me rappeler Voltaire qui avait forgé une expression pour décrire cette figure de l'injustice judiciaire orchestrée au XVIIIème siècle par des juges qui n'admettaient ni le conflit, ni la critique : les boeufs-tigres, bêtes comme des boeufs, féroces comme des tigres". Saisie de l'affaire, la Cour de cassation se prononça ainsi : "les déclarations incriminées entrent dans les prévisions de cet article, dès lors que, en mettant en cause en termes outranciers l'impartialité des juges ayant rendu la décision critiquée et en présentant leur attitude comme une manifestation de l'injustice judiciaire', leur auteur, excédant les limites de la libre critique permise aux citoyens, a voulu atteindre dans son autorité, par-delà les magistrats concernés, la justice, considérée comme une institution fondamentale de l'Etat" (28).
(1) Très exceptionnellement, elle est légale, voir nos obs., De la liberté de conscience à la désobéissance légale, Lexbase Hebdo n° 272 du 10 janvier 2013 - édition publique (N° Lexbase : N5113BTK).
(2) Propos xénophobes, propos incitant à la haine, diffamation et injure, etc., voir nos obs., La liberté d'expression : quel droit de parler, écrire, mettre en scène ou représenter ?, Lexbase Hebdo n° 262 du 11 octobre 2012 - édition publique (N° Lexbase : N3839BTD).
(3) Proposition n° 2090, Assemblée nationale, présentée par R.-G. Schwartzenberg.
(4) Cass. crim., 11 octobre 2005, n° 05-80.545, F-P+F (N° Lexbase : A0399DLD).
(5) Idem.
(6) Idem.
(7) Cass. crim., 24 novembre 1998, n° 97-84.547, inédit au bulletin (N° Lexbase : A8284CZT).
(8) Cass. crim., 27 septembre 2000, n° 99-87.929 (N° Lexbase : A3303AUU).
(9) Trib. corr. Bordeaux, 14 octobre 1996.
(10) Cass. crim., 27 février 2001, n° 00-83.315, inédit au bulletin (N° Lexbase : A4111CS3).
(11) Cass. crim., 26 mars 2008, n° 07-86.406, F-P+F (N° Lexbase : A9806D7C).
(12) CA Dijon, 15 décembre 1998, n° 98-00779 N° Lexbase : A5543DHR).
(13) Cass. crim., 11 octobre 2005, n° 05-80.545, F-P+F, préc..
(14) Cass. civ. 1, 16 décembre 2003, n° 03-13-353, FS-P (N° Lexbase : A5236DA8).
(15) Cass. civ. 1, 3 juillet 2008, n° 07-15.493, F-D (N° Lexbase : A4898D9B).
(16) Cass. civ. 1, 28 mars 2008, n° 05-18.598, F-D (N° Lexbase : A6003D7H).
(17) Voir, notamment, CEDH, 20 mai 1998, Req. 56/1997/840/1046 (N° Lexbase : A7417AWM).
(18) Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-11.044, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1218IIX).
(19) Même arrêt, par exemple, où l'avocat a écopé d'un avertissement pour avoir tenu des propos présentant une connotation raciale -il avait parlé de "jury blanc, exclusivement blanc où les communautés ne sont pas toutes représentées"- jetant l'opprobre sur les jurés et la suspicion sur leur probité caractérisant, ainsi, un manquement aux devoirs de modération et de délicatesse.
(20) Cass. civ. 1, 4 mai 2012, n° 11-30.193, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6570IKK).
(21) TGI Paris, 20 octobre 2010, n° 10-10.543 (N° Lexbase : A0458GMW).
(22) Décision CSM S073 du 16 décembre 1993.
(23) Trib. corr. Paris, 14 janvier 2014.
(24) CA Montpellier, 14 octobre 2009, n° 09/1027.
(25) Cass. crim., 27 février 1965.
(26) Ass. plén., 17 novembre 2000, n° 99-13.701 (N° Lexbase : A1704ATB).
(27) CEDH, 20 avril 2004, Req. 60115/00 (N° Lexbase : A8913DBQ).
(28) Cass. crim., 11 mars 1997, n° 96-82.283 (N° Lexbase : A1192AC7).
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit médical"
Le 17 Avril 2015
1.1. Faute médicale
1.1.1. Caractères
Intérêt. Cette décision fournit à la fois une illustration d'une faute commise dans le diagnostic de la situation d'une personne souffrant de troubles psychologiques et de la nécessité de faire application de la théorie de la perte de chance lorsqu'il n'est pas certain que sans la faute le dommage ne se serait pas réalisé (1).
Les faits. Un patient avait été retrouvé en état de prostration sur son lieu de travail et conduit par les pompiers aux urgences psychiatriques. Quarante-cinq minutes plus tard, après s'être entretenu avec un infirmier puis avec un interne de garde, il quittait le centre hospitalier, à sa demande, et contre l'avis de l'interne. Le lendemain matin, il avait mis fin à ses jours.
Invoquant une faute du centre hospitalier dans la prise en charge du patient, ses ayants droits ont mis en cause la responsabilité de l'établissement et obtenu gain de cause en première instance puis en appel pour l'intégralité du préjudice.
La condamnation est confirmée par le Conseil d'Etat qui rappelle qu'aux termes de l'article R. 6153-3 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L5872HB4), dans sa version alors applicable au litige, "l'interne en médecine exerce des fonctions de prévention, de diagnostic et de soins, par délégation et sous la responsabilité du praticien dont il relève". Pour condamner l'établissement, les juges du fond avaient relevé que le patient avait été déjà hospitalisé pour une tentative de suicide survenue neuf mois plus tôt, qu'il avait demandé à ne pas être hospitalisé malgré l'avis contraire de l'interne de garde, ce dernier n'ayant ni consulté son dossier médical, ni informé de cette situation le "médecin senior" présent dans l'établissement (2).
La Haute juridiction ne suit en revanche pas les juges du fond sur la réparation intégrale du préjudice et considère que cette faute a seulement fait perdre au patient une chance d'échapper au dommage qui s'est réalisé.
Intérêt. La profession de gynécologue-obstétricien est particulièrement exposée aux risques d'actions en responsabilité, compte tenu des difficultés de l'activité médicale en cause et de la très forte charge émotionnelle qui accompagne les drames en question. L'examen de la jurisprudence montre que les praticiens sont parfois mis hors de cause (3), même si les condamnations sont finalement assez nombreuses (4).
Les faits. Dans cette affaire, la patiente s'est présentée à la Polyclinique quatre jours après le terme de sa grossesse. Renvoyée à son domicile, elle était revenue deux jours plus tard, souffrant de contractions, et avait alors été hospitalisée. Le gynécologue de garde, appelé par la sage-femme, s'était rendu auprès d'elle à plusieurs reprises, puis le praticien qui l'avait suivi pendant sa grossesse et qui avait pris son service le lendemain, avait décidé de démarrer le travail. Devant des anomalies du rythme cardiaque, il a pris la décision de pratiquer une césarienne. L'enfant était né en état de mort apparente, a été réanimé mais présente désormais une encéphalopathie sévère, ce qui a conduit les parents, en leur nom personnel et au nom de leur enfant, à rechercher la responsabilité des deux praticiens ainsi que de la polyclinique.
Le gynécologue qui avait suivi la grossesse et qui avait démarré le travail a été condamné en appel, les juges ayant considéré qu'il avait commis des fautes dans la prise en charge de sa patiente lors de son accouchement, ces fautes ayant participé à une perte de chance de guérison ou de limitation du risque à hauteur de 70 % des préjudices subis par l'enfant et ses proches et au vu de nombreuses circonstances rappelées par la Haute juridiction : à huit heures, lors de sa prise de service, le praticien avait pris connaissance de l'ensemble du dossier médical de l'intéressé, et disposait des informations sur les anomalies du rythme cardiaque foetal précédemment constatées ; il avait décidé de diriger le travail de l'accouchement ; il avait été appelé plusieurs fois dans la matinée par la sage-femme qui le tenait informé de l'évolution du travail et de la mauvaise progression de la présentation céphalique foetale en variété postérieure et des anomalies répétées du rythme cardiaque foetal ; il avait pris la décision de procéder à une césarienne après avoir réexaminé l'intéressée, mais tardivement aux dires des experts, dans le contexte dystocique avec des anomalies du rythme cardiaque foetal ; que s'était ajouté à ce retard, le délai entre la décision de pratiquer la césarienne et la réalisation de celle-ci (50 minutes) alors que l'urgence de la situation justifiait une intervention rapide et qu'il appartenait à ce médecin de prendre immédiatement toutes les dispositions nécessaires. La cour d'appel a également constaté qu'il existe un délai incompressible fixé à vingt minutes par les différentes études de la littérature médicale, entre le moment où une césarienne est décidée en salle de naissance et le moment où cette césarienne est pratiquée au bloc opératoire. Elle a enfin fait état des observations des experts relevant, en l'absence d'un lien de causalité certaine entre les insuffisances constatées, l'anoxie foetale per partum et l'état du nouveau-né et ses conséquences ultérieures, de l'importance du "facteur temps" et d'un retard décisionnel en salle de naissance ainsi que du lien entre l'encéphalopathie chronique sévère de l'enfant et une anoxie pré, per ou postnatale.
Solution. Cette condamnation est confirmée par le rejet du pourvoi. Pour la Cour de cassation, en effet, la cour d'appel avait justement déduit de ses constatations que le praticien, au vu de l'ensemble des signes cliniques alarmants qu'il avait constatés depuis huit heures et sa connaissance de la patiente dont il avait suivi la grossesse, avait manqué de diligence dans la prise en charge de cette dernière et fait perdre à l'enfant des chances de se présenter dans un meilleur état de santé à la naissance, d'avoir des séquelles moindres, voire de n'en avoir aucune.
Le premier praticien, de garde lors de l'hospitalisation de la patiente, avait en revanche été mis hors de cause, la cour d'appel considérant qu'il n'avait pas commis de faute, ce que confirme le rejet du pourvoi sur ce point. La cour d'appel avait en effet constaté que ce médecin s'était déplacé à plusieurs reprises auprès de la patiente pour l'examiner consciencieusement, la dernière fois à 3 heures du matin, heure après laquelle il n'avait plus été appelé ; si, selon les experts, la dystocie de démarrage pouvait être suspectée ou diagnostiquée la veille de l'accouchement, dans un contexte de dépassement de terme patent et de probable macrosomie foetale, ils ne s'expriment qu'a posteriori et en termes de probabilité, étant observé que le foetus avait été considéré comme modérément macrosome par le gynécologue qui avait suivi la grossesse, lors des consultations préalables ; enfin, selon les mêmes experts, aucun signe clinique ne permettait avec certitude de la déceler et, au moment où il avait quitté sa garde, il n'y avait pas d'indication de césarienne.
1.1.2. Réparation
1.1.2.1. Fautes techniques
Les faits. Dans cette affaire, un jeune enfant avait été hospitalisé et une méningite d'infection locale avait été diagnostiquée avec retard ; à la suite de l'aggravation de son état de santé, il avait été transféré dans un autre établissement où une intervention chirurgicale avait été pratiquée de manière tardive, alors que la méningite s'était compliquée d'une vascularité infectieuse au niveau cérébral, occasionnant des lésions ischémiques.
Les parents avaient agi contre les deux établissements, estimant que leurs carences fautives avaient causé les graves séquelles dont leur fils demeurait atteint. Après avoir constaté que les retards de chacun des deux établissements présentaient un caractère fautif de nature à engager leur responsabilité, la cour administrative d'appel a jugé que ces fautes étaient "directement à l'origine des séquelles dont le jeune [enfant] est atteint", a mis les deux tiers du préjudice indemnisable à la charge du second établissement et le tiers restant à celle du premier condamné toutefois uniquement à hauteur de 20 % de cette fraction sous prétexte que la faute qu'il avait commise aurait seulement entraîné une perte de chance de guérir sans séquelles.
La solution. Le Conseil d'Etat annule cet arrêt en tant qu'il définit les préjudices subis par les requérants et fixe le partage de responsabilité entre les deux établissements car en procédant de la sorte, la cour, qui commet une erreur de droit, n'a pas assuré la réparation intégrale du dommage corporel dont elle avait pourtant affirmé qu'il était entièrement imputable aux fautes combinées des deux établissements.
1.1.2.2. Faute d'information
Cadre applicable. On sait que le manquement par le médecin à son obligation d'information ne peut donner lieu à trois types de réparations : soit il est certain qu'informé du risque le patient aurait refusé l'opération, et la faute est directement et intégralement à l'origine du dommage qui s'est réalisé ; soit il est possible, mais pas certain, que le patient aurait pris une autre décision, et il faudra faire application de la théorie de la perte de chance ; soit enfin il est certain que le patient, même informé du risque, aurait accepté l'opération, et il ne pourra réclamer au mieux que la réparation d'un préjudice d'impréparation. C'est dans ce dernier cas de figure que se trouvait la patiente dans cette affaire.
Les faits. Une patiente avait été opérée avec succès au pied en 1998 d'un double halux valgus, et avait de nouveau consulté le même chirurgien, six ans plus tard, pour une déformation gênante et douloureuse au niveau du cinquième orteil gauche. Le médecin lui avait alors prescrit un port de semelles, mais la patiente, non satisfaite de ce traitement, étant revenue en consultation et le médecin lui avait alors proposé une intervention sur les deux avant-pieds simultanément, qu'il avait pratiquée, et qui avait évolué défavorablement, ce dont elle réclamait réparation.
Faute technique et aléa. La cour d'appel l'avait déboutée de ses demandes après avoir considéré, à la suite du rapport d'expertise, que l'évolution défavorable dont elle se plaignait résultait non pas de fautes commises par le médecin mais de la réalisation d'un aléa thérapeutique dont il ne répond pas (5). La Cour de cassation ne dit pas autre chose et rejette le moyen.
Défaut d'information et absence de perte de chance. La patiente avait également développé un moyen fondé sur le manquement à l'obligation d'information sur le risque qui s'était finalement réalisé. La cour d'appel, tout en n'écartant pas la faute du médecin, avait considéré que, "compte tenu des gênes subies [...], il n'y avait pas la moindre chance qu'informée de l'existence de l'aléa thérapeutique qui s'est réalisé pour elle, elle aurait refusé une double intervention, peu important que l'une d'elles ait pour but de réparer une déformation existante et l'autre d'éviter l'apparition de la même déformation sur l'autre pied".
Le pourvoi est également rejeté sur cet autre moyen.
Le moins que l'on puisse dire est que cette motivation est des plus laconiques, car déduire de la seule existence de la pathologie le fait que le patient n'avait aucune chance de refuser l'opération semble un peu rapide, et tranche avec d'autres décisions rendues antérieurement où la Cour s'était montrée plus protectrice des droits du patient (6).
D'autres éléments pouvaient entrer ici en ligne de compte, et qui ont certainement convaincu la Haute juridiction, comme le fait que la patiente avait déjà été opérée par le même praticien, et pour les mêmes raisons, ce qui donnait certainement une indication sur le caractère non déterminant du défaut d'information puisqu'elle avait déjà accepté la première fois de courir ce même risque.
Intérêt. On s'était interrogé, après l'arrêt "Seurt" (7), pour déterminer si le préjudice résultant de la violation du droit à l'information du patient sur un risque qui s'est finalement réalisé, devait être considéré comme un préjudice en soi, ou s'il s'agissait d'un préjudice ressenti assimilé à un préjudice d'impréparation, comme l'avait par la suite jugé le Conseil d'Etat en 2012 dans l'arrêt "Beaupère et Lemaître" (8). Dans les précédentes décisions rendues par la Cour de cassation, la formule ne laissait transparaître aucune indication particulière (9). Cette nouvelle décision aura le mérite de clarifier la position de la Cour de cassation qui confirme ainsi l'analyse du Conseil d'Etat : il s'agit bien d'un préjudice d'impréparation.
Les faits. Un médecin généraliste avait prescrit et administré, entre 1996 et 1999, plusieurs injections vaccinales, dont cinq du vaccin GenHevac B contre l'hépatite B. La patiente, avait alors présenté un état de fatigue persistant et une instabilité des membres inférieurs provoquant des chutes, et des examens mirent en évidence des anomalies neurologiques, puis l'existence d'une sclérose latérale amyotrophique (SLA). Attribuant sa pathologie aux vaccinations, l'intéressée a recherché la responsabilité de la société Sanofi-Pasteur MSD, fabricant du vaccin, et du médecin traitant, puis, s'étant désistée de l'instance d'appel à l'égard de la société, a maintenu ses demandes envers le médecin.
La cour d'appel l'ayant déboutée, elle a alors formé un pourvoi en cassation, et n'aura ici pas plus de chance puisque celui-ci est ici rejeté.
Deux éléments doivent être distingués dans les motifs du rejet.
L'absence de lien de cause à effet entre la vaccination et l'affection. La mise hors de cause du médecin généraliste repose ici sur l'absence de tout lien de cause à effet entre le vaccin et l'atteinte corporelle que la patiente imputait à son administration.
La maladie en cause (la sclérose latérale amyotrophique - SLA) ne doit en effet pas être confondue avec une autre sclérose, la sclérose en plaques (SEP), qui constitue une maladie neurologique auto-immune, ce que n'est pas la sclérose latérale amyotrophique (encore appelée maladie de Charcot) qui est une maladie neurodégénérative des motoneurones. Même si son étiologie n'est pas aujourd'hui connue, les doutes qui peuvent exister sur une éventuelle imputabilité de la SEP à la vaccination anti-hépatite B ne peuvent pas s'étendre d'une affection à l'autre car elles sont bien différentes. C'est la raison pour laquelle la Cour de cassation, à la suite de la cour d'appel, écarte toute possibilité qu'un lien puisse exister, le niveau d'incertitude n'autorisant, contrairement au contentieux de la sclérose en plaques, aucune possibilité d'admettre des présomptions graves, précises et concordantes.
La définition du préjudice résultant du défaut d'information. C'est sur cet autre point que l'arrêt est intéressant puisqu'il profite de l'occasion pour préciser, par obiter dictum, la nature du préjudice résultant du défaut d'information, levant ainsi les ambiguïtés concernant l'analyse de la Cour de cassation. Pour la Haute juridiction, il s'agit clairement, "lorsque (le) risque se réalise, (du) préjudice résultant d'un défaut de préparation aux conséquences d'un tel risque", ce qui rejoint la position du Conseil d'Etat pour qui le patient doit obtenir "réparation des troubles qu'il a pu subir du fait qu'il n'a pas pu se préparer à cette éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles" (10).
Il n'y aura donc de réparation que si le risque s'est réalisé, ce qui exclut toute indemnisation si le patient n'a subi aucun dommage, ce qui pourrait être discuté au regard des frayeurs rétrospectives qui mériteraient également réparation lorsqu'un patient apprend qu'il aurait pu mourir, par exemple, et qu'il n'en a rien su (11).
Par ailleurs, la Cour de cassation prend bien la peine de préciser que le juge "ne peut laisser sans réparation" ce préjudice. Il sera donc par principe réparé, même si le patient ne justifie pas de troubles particuliers ; la preuve de l'importance de ces troubles sera toutefois logiquement de nature à majorer le montant des sommes perçues.
1.1.2.3. Vaccination et sclérose en plaques
Intérêt. Il s'agit ici de l'autre volet de l'affaire évoquée précédemment. Dans celui-ci, le patient considérait également que le médecin avait commis une faute en administrant le vaccin Genhevac B.
L'absence de tout lien, même suspecté, entre la vaccination anti hépatite B, et la sclérose latérale amyotrophique, interdisait également de considérer que le médecin ait pu commettre une faute dans son activité de prévention car, si on peut admettre qu'il est fautif de prescrire un produit connu pour ses défauts, en l'absence de tout doute seul le bénéfice escompté de la vaccination sera pris en compte, ce qui suffira à établir que l'acte était conforme aux données acquises de la science, et donc non fautif (12).
2. Produits de santé
Intérêt. Le Conseil d'Etat (13), comme la Cour de cassation (14), admet que la preuve de l'imputabilité de dommages à la vaccination soit établie par le biais de présomptions graves, précises et concordantes. Ces deux arrêts, rendus par le Conseil d'Etat le même jour et mettant en cause les adjuvants aluminiques de deux vaccins différents dans l'apparition des mêmes symptômes (myofasciite à macrophages), sont de ce point de vue particulièrement intéressants.
Les faits. Dans ces deux affaires, il s'agissait de personnes qui avaient été vaccinées et qui avaient développés postérieurement une myofasciite à macrophages. Elles avaient alors considéré que cette affection était imputable à l'adjuvant aluminique présent dans leur vaccin et avaient agi la première contre l'hôpital où elle avait été vaccinée dans le cadre de ses fonctions de cadre de santé (requête n° 347459), la seconde contre l'ONIAM dans le cadre de l'indemnisation du régime d'indemnisation des victimes de vaccinations obligatoires (requête n° 362488).
Dans les deux affaires, elles avaient été déboutées de leurs demandes au motif que l'état des connaissances scientifiques ne permettrait pas de démontrer un lien entre l'administration de vaccins contenant un adjuvant aluminique et la survenue d'un syndrome clinique spécifique.
Dans ces deux affaires, les victimes obtiennent gain de cause pour une même raison qui tient au fait que les juges du fond avaient statué par des affirmations générales sans étudier les circonstances précises de la survenance de cette affection (15).
La cassation. Dans les deux décisions, le Conseil d'Etat commence par relever que l'argument scientifique avancé pour débouter les victimes est erroné et que "dans le dernier état des connaissances scientifiques, l'existence d'un lien de causalité entre une vaccination contenant un adjuvant aluminique et la combinaison de symptômes constitués notamment par une fatigue chronique, des douleurs articulaires et musculaires et des troubles cognitifs n'est pas exclue et revêt une probabilité suffisante pour que ce lien puisse, sous certaines conditions, être regardé comme établi" (consid. 2).
Le Conseil d'Etat détaille, ensuite, les signes cliniques identifiés comme pouvant évoquer un rapport de cause à effet ; il s'agit du cas où "la personne vaccinée, présentant des lésions musculaires de myofasciite à macrophages à l'emplacement des injections, est atteinte de tels symptômes, soit que ces symptômes sont apparus postérieurement à la vaccination, dans un délai normal pour ce type d'affection, soit, si certains de ces symptômes préexistaient, qu'ils se sont aggravés à un rythme et avec une ampleur qui n'étaient pas prévisibles au vu de l'état de santé antérieur à la vaccination, et qu'il ne ressort pas des expertises versées au dossier que les symptômes pourraient résulter d'une autre cause que la vaccination".
L'identité des raisonnements. On retrouve ici le raisonnement et la formule qui avaient conduit le Conseil d'Etat à admettre l'imputabilité d'une poussée de sclérose en plaques à une vaccination obligatoire s'agissant d'un patient qui avait déjà subi une précédente poussée, dès lors que la nouvelle poussée, consécutive à la vaccination, ne présentait pas les mêmes caractéristiques (16).
Or, dans cette affaire, ces circonstances étaient établies, comme le relève le Conseil d'Etat. Dans la première affaire (requête n° 347459) : "l'intéressée ne présentait aucun antécédent médical, [...] il existait une proximité temporelle entre la vaccination et les premiers troubles et [...] aucun autre facteur ne permettait de penser qu'elle en était déjà atteinte lors des injections". Dans la seconde, la Haute juridiction considère même "qu'en écartant tout lien de causalité entre les troubles de santé [...] et les vaccinations subies au motif qu'il existait une relation entre les troubles subis par l'intéressée en raison de la myofasciite à macrophages et d'autres problèmes de santé, notamment un canal lombaire étroit, une hernie discale calcifiée et une arthrose inter-apophysaire postérieure, distincts de cette pathologie, alors qu'il lui appartenait de déterminer la part des troubles de santé présentés par la requérante qui était directement imputable à la myofasciite à macrophages, la cour administrative d'appel de Paris a méconnu son office".
Une solution bienvenue. Cette solution ne peut qu'être approuvée car elle protège les victimes contre tout dogmatisme des juges et des experts, en privilégiant une approche ouverte de la preuve, comme d'ailleurs la Cour de cassation depuis 2008 dans les contentieux de la sclérose en plaques (17), et généralise la technique des faisceaux d'indices permettant de présumer l'imputabilité d'une affection à une vaccination lorsqu'elle en était indemne avant l'apparition, qu'un délai restreint sépare l'apparition des premiers symptômes de la vaccination et que la victime n'a aucun antécédent (18). Il semble toutefois que le Conseil d'Etat se montre plus favorable aux victimes en contredisant les juridictions du fond, là où la Cour de cassation semble leur laisser une marge de manoeuvre plus grande, donnant ainsi le sentiment qu'elle ne veut surtout pas prendre position dans le débat, ce qui est regrettable.
3. Solidarité nationale
Contexte. La question de la prise en compte de l'état antérieur de la victime dans la détermination des indemnités versées par l'ONIAM empoisonne le débat depuis plus de dix ans maintenant, l'ONIAM tentant de faire supporter à la victime une part du dommage final sous prétexte que son état antérieur l'exposait plus qu'une autre au risque qui s'est finalement réalisé. Or, l'article L. 1142-1, du Code de la santé publique (N° Lexbase : L1910IEH), ne l'autorise pas. Le II fait bien mention de la condition d'anormalité des conséquences de l'accident médical "au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci", mais il s'agit d'une condition d'ouverture du droit à indemnisation destinée à bien identifier l'imputabilité du dommage à l'accident. Mais lorsque cette condition d'imputabilité est remplie, l'accident médical "ouvre droit à la réparation des préjudices du patient" dès lors que ceux-ci ont été provoqués par l'accident, et ce même si, compte tenu de l'état antérieur de la victime, ces conséquences ont pris une ampleur particulière. Juger du contraire, comme tente trop souvent de le faire l'ONIAM, ajouterait une condition d'application à la loi, qui n'existe pas, et équivaudrait à n'indemniser intégralement que les personnes en bonne santé au moment de l'accident et à faire payer aux malades leur maladie en ne mettant à la charge de l'Office que la fraction prétendument imputable au seul accident.
C'est très opportunément que le Conseil d'Etat rappelle le principe de réparation intégrale qui s'applique, une fois l'imputabilité du dommage à l'accident établie.
Les faits. Un enfant était né en 2003 avec une grave malformation cardiaque ayant entraîné huit jours après sa naissance une première opération, puis une seconde treize mois plus tard au cours de laquelle était survenue une complication et des lésions neurologiques majeures.
L'ONIAM avait été condamné en première instance à indemniser intégralement les parents, mais la cour administrative d'appel avait ramené cette part à 50 % pour tenir compte de l'état antérieur de la victime, et affirmé que "si les conséquences de l'acte de soin ne peuvent être considérées comme normales, il est néanmoins nécessaire de tenir compte, d'une part, de l'état de santé initial de l'enfant dont le pronostic vital était engagé à la naissance et, d'autre part, de la complication technique imprévisible et inhabituelle rencontrée lors de l'intervention litigieuse".
La cassation. Cette décision est fort heureusement censurée. Pour le Conseil d'Etat, dès lors que les juges établissent que le dommage est imputable non pas à une faute médicale mais résulte d'une circonstance fortuite, en l'occurrence "la présence, inhabituelle et imprévisible, d'adhérences entre le Blalock mis en place antérieurement et la paroi thoracique de l'enfant", et qu'il répond au critère de gravité exigé par la loi, alors la réparation doit être accordée intégralement à la victime sans qu'il soit possible de "limiter ce droit à réparation à une fraction seulement du dommage".
Une solution logique. La solution est parfaitement logique dans la mesure où la cour administrative d'appel avait confondu la situation dans laquelle se trouvait l'enfant avec celle résultant de l'aggravation du dommage. Lorsque l'accident médical a aggravé un état antérieur, il est logique de limiter le préjudice réparable à la fraction d'aggravation, car en réalité l'accident médical ne peut pas, par hypothèse, avoir causé l'état antérieur. Mais lorsque le dommage est sans lien avec l'état antérieur, ce qui était le cas ici (l'enfant souffrait d'une "grave malformation cardiaque" et réclamait réparation de "lésions neurologiques majeures"), alors la réduction de la réparation ne peut répondre qu'à une logique de partage avec la faute, soit commise par un autre intervenant, soit commise par la victime. Le dommage résultant d'un aléa et les médecins n'ayant pas commis de faute, la réparation devait donc être intégrale.
Contexte. L'article L. 1142-1 du Code de la santé publique a choisi comme critère définissant le champ d'application matériel du régime d'indemnisation des victimes d'accidents médicaux, non pas une référence générique aux "actes médicaux", mais de viser les "actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins" tant pour la responsabilité des professionnels de santé et que l'indemnisation au titre de la solidarité nationale.
Parmi les actes au statut discuté depuis 2002, figurent classiquement la circoncision rituelle et la chirurgie esthétique non réparatrice, certains, notamment à l'ONIAM, essayant d'exclure ces actes médicaux du domaine de la solidarité nationale sous prétexte qu'ils n'auraient pas de "véritable" finalité médicale et poursuivraient un but étrangers aux prévisions du législateur (19). On saura gré à la Cour de cassation d'avoir tranché le débat dans le sens de l'intérêt des victimes.
Les faits. Une jeune fille, âgée de 22 ans, avait été admise dans un centre chirurgical pour une liposuccion, et était décédée des suites d'un malaise cardiaque provoqué, avant l'anesthésie, par l'injection de deux produits sédatifs.
L'ONIAM avait été condamné à prendre en charge les préjudices, et tentait d'obtenir la cassation de l'arrêt d'appel en faisant valoir que n'entraient pas dans les prévisions de la loi "les actes de chirurgie esthétique, qui tendent à modifier l'apparence corporelle d'une personne, à sa demande, sans visée thérapeutique ou reconstructrice, ainsi que les actes médicaux qui leur sont préparatoires, [qui] ne sont pas des actes de prévention, de diagnostic ou de soins au sens de l'article L. 1142-1 II du Code de la santé publique".
La solution. Cette interprétation restrictive du champ d'application de la loi est clairement écartée : "les actes de chirurgie esthétique, quand ils sont réalisés dans les conditions prévues aux articles L. 6322-1 et L. 6322-2 du Code de la santé publique, ainsi que les actes médicaux qui leur sont préparatoires, constituent des actes de soins au sens de l'article L. 1142-1 du même code".
Cette solution est doublement justifiée.
En premier lieu, la distinction entre les différentes formes de chirurgie esthétique n'a rien de véritablement juridique, au regard des dispositions du Code de la santé publique, singulièrement de l'article L. 6322-1 qui est ici explicitement visé. Elle témoigne d'un parti pris défavorable aux patients qui recourent à ces actes médicaux qui relève plus du jugement moral que de l'analyse juridique, et qui doit donc être banni dans le contexte d'un débat juridique.
On relèvera également que le refus de distinguer est conforme à la dignité des victimes qui souffrent tout autant selon qu'elles ont subi une opération pour réparer les conséquences d'un accident, ou pour améliorer leur image. Pourquoi, dès lors, moins bien les traiter dans le second cas ? Au nom de quelles "valeurs" ? Ces victimes seront donc indemnisées par le praticien en cas de faute, mais surtout, et c'était bien là l'enjeu du débat dans cette affaire, elles le seront par l'ONIAM en cas d'accident médical non fautif.
3.1. Dommage imputable à la faute de la victime
Contexte. L'examen de la jurisprudence de ces dernières années montre la présence assez régulière d'affaires dans lesquelles les responsables tentent de s'exonérer en opposant à la victime leur comportement, avec un certain succès d'ailleurs s'agissant de patients cirrhotiques qui continuent de boire (20) ou d'un malade qui dissimule volontairement des informations à son médecin (21). N'a en revanche pas été fautive la décision prise par un patient d'aller se faire soigner en métropole (22).
Dans cette affaire, la "faute", si tant est d'ailleurs qu'il s'agisse bien de cela ici, n'avait pas été commise par la victime mais par son père, qui avait délibérément pris le risque de concevoir un enfant alors qu'il était porteur du VIH.
Les faits. Une personne, hémophile depuis l'enfance, avait été contaminée par le VIH et indemnisée par le FITH entre 1994 et 1998. Elle s'était mariée en 2000 et avait eu un enfant en 2002 qui est née également contaminée par le VIH.
En 2008, l'ONIAM a adressé à cette personne et à son conjoint une offre d'indemnisation de leurs préjudices, qu'ils ont partiellement acceptée, refusant la partie correspondant aux troubles dans leurs conditions d'existence. L'ONIAM avait alors retiré son offre, ce dont la juridiction d'appel n'avait pas tenu compte, entraînant une première cassation pour ce motif et le renvoi de l'affaire (23).
La Cour de renvoi avait condamné l'ONIAM à indemniser les préjudices causés à la personne contaminée, mais également partiellement à sa fille née postérieurement, considérant que "la contamination qui constitue la source des obligations de l'ONIAM est bien en lien objectif avec le préjudice dont il sollicite la réparation, mais qu'ayant lui-même, sciemment, entretenu des relations sexuelles sans protection avec son épouse, ce comportement engage sa responsabilité", "l'importance de la contrainte que représente l'interdiction de rapports sexuels sans protection même avec son épouse tout au long de sa vie" justifiant "un partage de responsabilité laissant à la charge de l'ONIAM un tiers du préjudice".
La cassation. Cet arrêt est cassé, au visa des articles L. 1142-22 (N° Lexbase : L7076IUM) et L. 3122-1 (N° Lexbase : L3065ICI) du Code de la santé publique. Pour la première chambre civile de la Cour de cassation, en effet, "l'ONIAM, chargé, en vertu des textes susvisés et au titre de la solidarité nationale, de l'indemnisation des victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus d'immunodéficience humaine causée par une transfusion de produits sanguins, ne saurait être tenu, fût-ce partiellement, des préjudices propres invoqués par la personne contaminée du fait de la contamination de ses proches, lorsque cette contamination a été causée par des relations sexuelles non protégées auxquelles cette personne, qui s'était ainsi affranchie de la contrainte qu'elle prétendait avoir subie, a eu sciemment recours".
Une solution justifiée. La solution est conforme aux textes. Il ressort en effet des différentes dispositions relatives à la mission de l'ONIAM, singulièrement de l'article L. 1142-22 du Code de la santé publique qui constitue le principal siège de ces missions, que les "victimes" qu'il est chargé d'indemniser s'entendent des victimes directes des différents événements qui entrent dans les prévisions de la loi. S'agissant singulièrement des proches contaminés en quelque sorte "par ricochet" (conjoint ou enfant), il est difficile de considérer qu'ils pourraient être des victimes du sang contaminé, à tout le moins lorsque celui ou celle qui les a contaminées se savait atteint du VIH, ce qui était bien le cas ici, comme le relève d'ailleurs explicitement la Cour dans l'arrêt. Dans cette hypothèse, en effet, leur propre contamination est imputable exclusivement à la décision prise par leur parent d'avoir des rapports sexuels non protégés, la cause de la contamination des parents étant finalement indifférente, à tout le moins secondaire puisqu'elle n'en constitue pas une suite logique et nécessaire.
En ramenant cette situation à un raisonnement de droit commun, on peut considérer, comme le fait la Cour de cassation, que la cause exclusive de leur contamination est à rechercher dans le comportement du parent qui les a contaminés ce qui, du point de vue de l'ONIAM, s'apparente à un événement irrésistible, même s'il n'est pas à proprement parler imprévisible, comme l'avait d'ailleurs jugé la cour d'appel.
Cette solution n'est pas sans en rappeler d'autres, comme celle où les enfants d'un homme qui les avaient conçus plusieurs années après un accident qui l'avait laissé gravement handicapé, avaient tenté de faire établir qu'ils seraient des victimes indirectes de l'accident, et qu'ils devraient donc être indemnisés du préjudice résultant de n'avoir pas été élevés par un parent valide (24). Outre le caractère scabreux de l'affirmation, la Cour de cassation avait considéré que leur naissance n'était pas une suite logique et nécessaire de l'accident, mais résultait du seul choix de leur père de les concevoir. Il en va en revanche différemment de l'enfant qui naît d'un viol ou d'une union incestueuse car il est bien directement la résultante de la faute commise, et peut donc prétendre à la qualité de victime indemnisable (25).
4. Procédures
Contexte. La loi "About" du 30 décembre 2002 (loi n° 2002-1577 N° Lexbase : L9375A8Q) a transféré à l'ONIAM la charge d'indemniser les victimes d'infections nosocomiales contractées en établissements lorsque leur taux d'APIPP est supérieur à 25 % (ou qu'elles sont décédées), sans préjudice d'un éventuel recours de l'Office contre l'établissement si ce dernier a commis une faute (26). Cette faculté de recours, propre au régime d'indemnisation des victimes d'infections nosocomiales, ne doit pas être confondue avec les conditions "de droit commun" de prise en charge des dommages par l'Office, qui suppose l'absence de responsable, ce qui confère à l'obligation de l'Office un caractère subsidiaire. Dans l'hypothèse d'une infection nosocomiale ayant entraîné le décès de la victime ou un taux d'APIPP supérieur à 25 %, l'ONIAM est en effet le seul débiteur sans qu'il soit question ici de subsidiarité, seul le recours permettant à l'Office de faire contribuer l'établissement responsable s'il a commis une faute. C'est ce qu'avait jugé la Cour de cassation en 2013 (27), et c'est ce que confirme le Conseil d'Etat dans cette affaire.
L'affaire. Après avoir reçu des soins pour remédier à une affection oculaire, un patient avait présenté une infection nosocomiale qui avait été traitée dans l'établissement et dont il a conservé des séquelles à l'origine d'une incapacité permanente partielle de 35 %. Il a alors demandé au juge des référés administratifs de mettre à la charge du centre hospitalier le versement d'une indemnité provisionnelle, et la caisse primaire d'assurance maladie a sollicité le versement d'une provision au titre de ses débours.
Le juge des référés a retenu l'existence d'une faute du centre hospitalier dans la prise en charge de l'infection contractée et a accueilli les demandes de la victime et de la caisse.
Une cassation justifiée. Le juge s'était totalement mépris sur le régime applicable aux infections contractées depuis le 1er janvier 2003 et avait fait application des dispositions issues de la loi "Kouchner" du 4 mars 2002, avant leur modification par la loi "About". La cassation s'imposait donc car non seulement le juge des référés ne pouvait faire droit à la demande de la victime dirigée directement contre l'établissement, mais il lui appartenait, même dans le cadre du référé, d'appeler l'ONIAM en la cause.
Contexte. La victime d'un accident médical dispose de deux possibilités d'action pour être indemnisée : elle peut saisir la CCI ou agir devant le tribunal normalement compétent, voire engager les deux actions en même temps. Généralement le tribunal sera saisi en référé, désignera un expert et, s'il considère que les conditions de la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement sont réunies, pourra accorder à la victime une provision en cas d'urgence et si la mesure ne se heurte à aucune contestation sérieuse, selon les dispositions de l'article 808 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0695H4I). C'est pour avoir oublié les implications de cette exigence que la Cour d'appel s'est faite censurer dans cette affaire.
Les faits. La cour d'appel avait en effet condamné l'ONIAM à verser en référé une provision à la victime d'un choc cardiogénique, survenu après une opération cardiaque, qui lui avait laissé de graves séquelles, et avait donc retenu la qualification d'accident médical non fautif. Elle avait dans le même temps ordonné une expertise en vue, notamment, de dire si les actes réalisés avaient été consciencieux, attentifs, diligents et conformes aux données acquises de la science médicale et en cas de manquement, d'en décrire les conséquences, de déterminer le rôle de sa pathologie initiale dans la réalisation du dommage et de dire si l'on était en présence de conséquences anormales au regard de son état de santé et de l'évolution prévisible de cet état, de sorte que les résultats de cette expertise étaient susceptibles de mettre en lumière des faits établissant la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé ou l'absence de caractère anormal des conséquences de l'intervention au regard de la pathologie, éléments de nature à exclure la réparation du préjudice du domaine de la solidarité nationale.
Une cassation justifiée. En d'autres termes, tout en accordant à la victime une provision, la Cour semblait douter des conditions de la condamnation de l'ONIAM, compte tenu de l'existence éventuelles de fautes médicales et du lien qui pourrait exister entre l'état antérieur de la victime et le dommage qui était survenu après l'opération. Pour la Haute juridiction, cette demande d'expertise établissait l'existence d'une contestation sérieuse sur le principe même de la dette de l'ONIAM, ce qui s'opposait à l'attribution d'une provision par le juge des référés.
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Réf. : Cass. mixte, 21 mars 2014, n° 12-20.002 et n° 12-20.003, P-B+R+I (N° Lexbase : A2650MHM)
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N1551BUY
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Le 04 Avril 2014
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Réf. : CE, 1° et 6° s-s-r., 17 mars 2014, 17 mars 2014, n° 357594, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5836MHM).
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N1548BUU
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Le 27 Mars 2014
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Réf. : Questionnaire sur le projet d'ordonnance sur le droit des sociétés
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N1485BUK
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Le 27 Mars 2014
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Réf. : Cass. com., 18 février 2014, n° 12-29.752, FS-P+B (N° Lexbase : A7585MEN)
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N1541BUM
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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 7301, Nancy)
Le 31 Mars 2014
La Cour de cassation censure cette analyse sur le visa des articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1842 (N° Lexbase : L2013AB8) du Code civil, pour ne pas avoir recherché si la décision de l'associé constituait de la part de l'associé majoritaire une faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d'associé, de nature à engager sa responsabilité personnelle envers le tiers cocontractant de la société. Par l'arrêt du 18 février 2014, la Cour de cassation pose le principe de la possible responsabilité personnelle de l'associé envers un tiers (I), en transposant les critères qu'elle applique à la responsabilité personnelle du dirigeant de société (II).
I - Le principe de la responsabilité personnelle de l'associé à l'égard d'un tiers
L'arrêt du 18 février 2014 est rendu sur le double visa des articles 1382 et 1842 (3) du Code civil. Le premier de ces textes est relatif à la responsabilité civile délictuelle, ce qui ne surprend guère dans la mesure où l'associé majoritaire de la société n'a pas la qualité de cocontractant. La référence à la seconde disposition légale, l'article 1842 précité, sert de fondement à l'affirmation du principe de la responsabilité personnelle de l'associé à l'égard du tiers, cocontractant de la société. En effet, il précise que la société jouit de la personnalité morale à compter de son immatriculation. Ainsi, en dépit de l'existence de la société, l'associé peut être reconnu responsable de faute qu'il a pu commettre, en cette qualité, à l'égard d'un tiers qui a entretenu une relation juridique avec la personne morale, ce qui constitue une véritable nouveauté !
Jusqu'à présent, la jurisprudence a reconnu la responsabilité personnelle du dirigeant de société en s'inspirant de la théorie de la faute détachable utilisée à propos de la responsabilité des fonctionnaires (4). Adaptée à la société et plus spécialement développée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation au cours des années quatre-vingt (5), elle s'applique à tous les types de dirigeants de sociétés, et pas seulement au représentant légal de la personne morale. Elle concerne toutes les sociétés, y compris les sociétés civiles (6). En l'absence de règle énonçant le principe de la responsabilité personnelle du dirigeant de société en raison de la réalisation d'une faute séparable de ses fonctions, une partie de la doctrine a pu qualifier cette théorie de contra legem (7).
Pour justifier le bien-fondé de la théorie de la faute séparable ou de la faute détachable des fonctions, la doctrine considère qu'il s'agit d'une conséquence logique de la théorie de la personnalité morale qui s'interpose ainsi entre les tiers et le dirigeant de société. Il semble que l'arrêt du 18 février 2014 fait indirectement référence à cette théorie, en se référant à l'article 1842 du Code civil, laissant ainsi de côté toute référence au contrat de mandat. Ainsi, la personnalité juridique de la société faisant écran entre les tiers et les membres de la société, la responsabilité personnelle de ces derniers ne pourrait être engagée dès lors qu'ils ont respecté la limite de leurs attributions. Par conséquent, "respectant la règle du jeu", c'est-à-dire la réalité et l'effectivité de la personnalité morale de la société, ils ne commettent aucune faute personnelle, susceptible d'engager leur responsabilité. En cas de préjudice, le tiers ne peut rechercher que la seule responsabilité de la société. Ainsi, l'associé majoritaire ayant le pouvoir de décider la motivation des statuts, en l'occurrence la majorité requise pour adopter une résolution en assemblée générale extraordinaire, il ne commet pas de faute lorsqu'il ne fait qu'user de son pouvoir de voter en assemblée générale. Le droit de vote de l'associé constitue un droit propre (8) de ce dernier. Il ne peut être considéré comme étant fautif, dès lors qu'il a été exercé normalement. A défaut, il pourrait être constitutif d'un abus de droit de vote (9) à l'égard des autres associés, ou bien entraîner sa responsabilité personnelle si les juges qualifie le vote de "faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d'associé".
II - La transposition des critères de la responsabilité personnelle du dirigeant de société
La Cour de cassation transpose ainsi les solutions retenues dernièrement en matière de responsabilité personnelle du dirigeant à l'associé de société en lui appliquant la théorie de la faute séparable des fonctions. Les critères permettant de la mettre en oeuvre ont évolué en trente ans d'application. Par l'arrêt du 18 février 2014, la Cour de cassation applique la dernière version de ces derniers à l'associé. Ainsi, sa responsabilité personnelle ne peut être mise en oeuvre que si les juges du fond caractérisent une faute séparable ayant entraîné un dommage au tiers, cocontractant de la société.
En effet, la notion de faute séparable a sensiblement évolué depuis un arrêt de principe du 20 mai 2003 (10). La doctrine (11) a ainsi relevé, dans le cadre d'une étude des solutions rendues par la Cour de cassation, un certain infléchissement de la signification de cette notion. Celle-ci évoluerait vers une plus grande "subjectivisation" des critères de la faute séparable des fonctions par référence à une conception subjective et morale de cette notion. Toutefois, l'arrêt du 18 février 2014 semble se tenir à la "version 2003" de cette notion, en se référant aux trois critères que sont la particulière gravité de la faute, l'intention de l'associé et l'exercice anormal des fonctions. En effet, en matière de responsabilité personnelle du dirigeant, la Cour de cassation, par un arrêt du 10 février 2009 avait jugé qu'une telle faute pourrait être caractérisée y compris dans les limites des attributions du dirigeant. Or, l'arrêt du 18 février 2014 fait expressément référence à "l'exercice normal des fonctions", de sorte que l'on doit en déduire que l'élargissement qui a été opéré en 2009 (12) ne doit pas être transposé à la responsabilité personnelle de l'associé. Ainsi, la Cour de cassation semble limiter la possibilité qu'elle offre à un tiers d'agir contre l'associé en se référant à la conception organique et traditionnelle de la faute, à laquelle doit être ajouté l'élément intentionnel.
Ainsi, la mise en oeuvre de la responsabilité personnelle de l'associé semble être plus limitée que celle du dirigeant de société. Cette solution est préférable, dans la mesure où les fonctions de dirigeant et d'associé sont organiquement différentes, et ce même si l'associé est majoritaire et même si ce dernier est cumulativement dirigeant. Par conséquent, le tiers, recherchant la responsabilité de l'auteur de la faute reprochée, doit être vigilent pour déterminer la qualité au titre de laquelle il recherche la responsabilité d'un "intervenant" d'une société.
Décision
Cass. com., 18 février 2014, n° 12-29.752, FS-P+B (N° Lexbase : A7585MEN). Cassation partielle (CA Paris, Pôle 5, 5ème ch., 22 novembre 2012, n° 11/06832 N° Lexbase : A2801IXZ). Lien base : (N° Lexbase : E1155AWP). |
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Réf. : Lire le communiqué de presse du ministère de l'Economie du 20 mars 2014
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N1407BUN
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Le 27 Mars 2014
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Réf. : Cons. const., décision n° 2014-375 QPC, du 21 mars 2014 (N° Lexbase : A2583MH7)
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N1486BUL
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Le 27 Mars 2014
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