Le Quotidien du 24 avril 2025

Le Quotidien

Avocats/Déontologie

[Dépêches] Publication d’une circulaire relative à la déontologie et à la discipline des avocats

Réf. : Circulaire du 8 avril 2025, de présentation du décret n° 2025-77 du 29 janvier 2025, relatif à la déontologie et à la discipline des avocats N° Lexbase : L3584M9M

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N2158B3C

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par Yann Le Foll

Le 30 Avril 2025

La circulaire du 8 avril 2025, de présentation du décret n° 2025-77 du 29 janvier 2025 relatif à la déontologie et à la discipline des avocats, comportant des dispositions intéressant la procédure disciplinaire simplifiée, la discipline et la déontologie des avocats, a été publiée au Bulletin officiel du ministère de la Justice du 15 avril 2025.

Elle détaille le champ d’application de la procédure disciplinaire simplifiée, les sanctions encourues, sa mise en œuvre (acceptation ou refus de la sanction proposée).

Concernant la discipline, elle traite du droit de se taire en matière disciplinaire et des dispositions spécifiques à l’outre-mer.

Concernant la déontologie des avocats, elle indique que le décret n° 2025-77 du 29 janvier 2025 N° Lexbase : L6370MX9 modifie le décret n° 2023-552 du 30 juin 2023, portant Code de déontologie des avocats N° Lexbase : L4042MYD, en actualisant les dispositions relatives aux incompatibilités liées à un mandat électoral au sein des collectivités territoriales (articles 28 à 31 du Code de déontologie des avocats), et en étendant aux modes de résolution amiable la levée du secret professionnel de l’avocat pour les besoins de sa propre défense.

Ces nouvelles mesures s’appliquent aux procédures disciplinaires engagées et aux réclamations reçues postérieurement au 30 janvier 2025, date de publication du décret n° 2025-77 au Journal officiel.

Pour aller plus loin :

  • v. ÉTUDE : La procédure disciplinaire de la profession d'avocat, La décision de l'instance disciplinaire, in La Profession d’avocat N° Lexbase : E36003RR.
  • Lire G. Teboul, Du nouveau pour la discipline des avocats : le décret du 29 janvier 2025, Lexbase Avocats, 2025 N° Lexbase : N1593B3E.
  • Voir Infographie, La procédure disciplinaire de l'avocat N° Lexbase : X9454APT.

 

newsid:492158

Eoliennes

[Questions à...] Avis de tempête sur l’éolien ? - Questions à Roxane Sageloli, Huglo Lepage Avocats

Réf. : CAA Nancy, 1ère ch., 3 avril 2025, n° 20NC00801 N° Lexbase : A12740LR

Lecture: 6 min

N2155B39

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Le 23 Avril 2025

Mots clés : éoliennes • environnement • saturation visuelle • énergies renouvelables • espèces protégées

Dans un arrêt rendu le 3 avril 2025, la cour administrative d’appel de Nancy, saisie en appel d’une demande d’annulation de l’arrêté du 26 juin 2017 du préfet des Ardennes autorisant l’implantation du parc éolien du Mont des Quatre Faux et de l’arrêté de régularisation du 3 octobre 2023, a annulé les arrêtés du préfet des Ardennes autorisant l’exploitation de soixante-trois éoliennes. Les juges ont notamment argué du dépassement pour les habitants du secteur des seuils d’alerte admis pour apprécier le phénomène de saturation visuelle. Pour apprécier le sens de cette décision mettant un point d’arrêt à la construction du plus grand parc éolien terrestre de France, Lexbase a interrogé Roxane Sageloli, Huglo Lepage Avocats*.


 

Lexbase : Dans sa décision, la CAA a notamment invoqué le phénomène de saturation visuelle. Pouvez-vous nous rappeler ce qu'il recouvre ?

Roxane Sageloli : Selon la jurisprudence du Conseil d’État il convient, pour apprécier l’effet de saturation visuelle causé par un projet de parc éolien, de tenir compte de l’effet d’encerclement résultant du projet en évaluant, au regard de l’ensemble des parcs installés ou autorisés et de la configuration particulière des lieux, notamment en termes de reliefs et d’écrans visuels, l’incidence du projet sur les angles d’occupation et de respiration, ce dernier s’entendant du plus grand angle continu sans éolienne depuis les points de vue pertinents.

Le juge s’appuie pour ce faire sur les différents indices pris en compte par les services de l’État : indice d’occupation de l’horizon (correspondant à la somme des angles de vision occupés par les éoliennes depuis un point fixe), indice de densité sur les horizons occupés (lié au nombre d'éoliennes rapporté à l'indice d'occupation de l'horizon) et indice d’espace de respiration ou angle de respiration (qui renvoie au plus grand angle de vision sans éolienne), ainsi que sur la topographie des lieux. Il prend également en compte le fait que ni le relief, ni la végétation ne peuvent masquer les éoliennes prévues par le projet. Le Conseil d’État a récemment étendu cette jurisprudence au cas d’instruction concomitante de plusieurs projets.

Le phénomène de saturation visuelle implique que l’on atteigne un degré au-delà duquel la présence des installations dans le paysage s’impose dans tous les champs de vision, entraînant une perte de lisibilité du paysage et une occupation continue de l’horizon.

Lexbase : Couplée à d'autres raisons déjà invoquées comme la préservation d’un paysage présentant une composante immatérielle , ne préfigure-t-elle pas une remise en cause des grands projets éoliens à venir ?

Roxane Sageloli : Cette décision de la CAA de Versailles [1] est précisément celle qui a permis au Conseil d’État, statuant en chambres réunies, de clarifier la manière d’appréhender les atteintes au paysage, en y intégrant une dimension immatérielle prenant en considération sa valeur historique, mémorielle, culturelle et artistique, y compris littéraire [2].

Elle portait toutefois sur un site remarquable classé au titre du code du patrimoine, pour partie au titre des monuments historiques, et dont le classement trouvait expressément son fondement dans la protection et la conservation de paysages étroitement liés à la vie et à l’œuvre de Marcel Proust. Les éoliennes projetées auraient été visibles depuis ce site, risquant ainsi d’y porter une atteinte significative, ainsi qu’à l’intérêt paysager et patrimonial du village.

La décision est inédite, en ce qu’elle confère une dimension immatérielle à la protection du paysage. Mais elle est aussi topique. Le degré d’exigence sera sans doute très élevé afin de la voir transposée à d’autres implantations, dont il conviendra d’établir au préalable l’existence d’un paysage emblématique d’un patrimoine historique, mémoriel, culturel et artistique notoire à préserver, auquel le projet risquerait de porter une atteinte significative.

Lexbase : La préservation d'espèces protégées  est-elle une menace supplémentaire pour ces mêmes projets ?

Roxane Sageloli : La préservation des espèces protégées [3] constitue en effet un écueil contentieux majeur pour les projets éoliens. Le cadre juridique issu de l’article L. 411-1 du Code de l’environnement N° Lexbase : L7924K9D, interprété à la lumière de la jurisprudence nationale et européenne impose une obligation de résultat : toute atteinte à une espèce protégée ou à ses habitats est en principe interdite, sauf à bénéficier d’une dérogation.

Celle-ci n’est accordée que lorsque sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives tenant, d’une part, à l’absence de solution alternative satisfaisante, d’autre part, à la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, à la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.

La jurisprudence récente montre une exigence accrue, dans l’examen notamment des deux premières conditions (raison impérative d’intérêt public majeur et absence de solution alternative satisfaisante). Pour autant, une dérogation au régime de protection des espèces ne s’impose que si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé, en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction proposées.

C’est donc sur cette notion de risque suffisamment caractérisé, appréciée in concreto, et qui n’existe pas dans la jurisprudence européenne que se cristallise dans bien des cas l’enjeu de la préservation des espèces protégées, ainsi que le sort de nombreux projets, subordonnés de fait à une exigence accrue de qualité de l’étude d’impact.

Lexbase : Plus généralement, n'est-ce pas le développement des politiques environnementales qui pourrait se voir sérieusement compromis ?

Roxane Sageloli : Le projet de loi de simplification de la vie économique, déjà en cours d’examen par l’Assemblée nationale puisqu’adopté après engagement de la procédure accélérée, soulève en effet de vives inquiétudes quant à ses effets potentiellement dévastateurs sur les politiques environnementales, et sur les quelques acquis du droit de l’environnement en général.

Sous couvert de simplification normative, plusieurs dispositions visent à alléger les procédures applicables aux projets d’aménagement, sinon à en supprimer les obstacles contentieux, notamment en matière d’autorisation environnementale et d’urbanisme.

Si l’objectif affiché de fluidifier les procédures n’est pas contestable en soi, le fait restreindre le temps d’analyse des projets, d’entraver le rôle des contre-pouvoirs (associations, autorités environnementales, juges), d’amoindrir la qualité des évaluations, voire de les supprimer va dans le sens d'un affaiblissement significatif des garanties environnementales.

La difficulté tient sans doute au fait d’opposer, par principe, le développement des politiques environnementales à l’exigence de sécurité juridique ou à l’objectif de simplification du droit. Alors qu’en réalité, ce sont moins les normes environnementales elles-mêmes que leur articulation, leur lisibilité et la qualité de leur mise en œuvre qui posent difficulté.

Partant, ce n’est tant le développement des politiques environnementales qui se voit compromis que leur crédibilité et leur effectivité. La transition écologique et énergétique ne peut se construire sur l’effacement progressif du droit de l’environnement, qui, on le rappelle, est gouverné par un principe de non-régression. Elle exige au contraire des outils clairs, exigeants et bien articulés, garants d’un juste équilibre entre la protection des milieux et des espèces et le développement des projets.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public

[1] CAA Versailles, 2e ch., 11 avril 2022, n° 20VE03265 N° Lexbase : A98217TW.

[2] CE, 5°-6° ch. réunies, 4 octobre 2023, n° 464855, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A20901KM.

[3] Espèces protégées : la justice ordonne l’arrêt du parc éolien d’Aumelas pour quatre mois, Ouest France, 7 avril 2025.

newsid:492155

Fiscal général

[Focus] Valorisation fiscale des intelligences artificielles développées en interne : un actif incorporel stratégique à la croisée du droit, de l’économie et de la technologie

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N1977B3M

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par Julian Crochet d'Anglade, Avocat à la Cour - Docteur en droit fiscal - Associé du Cabinet EXPANSI

Le 23 Avril 2025

Mots-clés : intelligence artificielle • legaltech • entreprises • comptabilité • prix de transfert 

Depuis plusieurs années, le déploiement des technologies d’intelligence artificielle – et plus particulièrement des IA dites génératives (capables de produire du contenu, du code ou des analyses) et décisionnelles (permettant de simuler, d’orienter voire de prendre des décisions) – bouleverse en profondeur les dynamiques de production de valeur au sein des entreprises. Si les secteurs de la legaltech, de la medtech, de la finance algorithmique ou de l’industrie 4.0 figurent à l’avant-garde de cette révolution, il serait réducteur de circonscrire ce phénomène aux seuls acteurs technologiques. En réalité, toute structure disposant de volumes significatifs de données structurées, d’une logique de répétition opérationnelle ou d’un besoin d’optimisation stratégique est aujourd’hui concernée par l’implémentation d’outils d’IA.


 

Dans ce contexte, un nombre croissant d’entreprises choisissent de développer en interne leurs propres modèles d’intelligence artificielle, que ce soit par la constitution de cellules R&D, le déploiement de data labs, ou le recours à des ingénieurs spécialisés dans les architectures neuronales. L’enjeu est double : maîtriser l’intégralité de la chaîne de valeur technologique, tout en créant des outils sur-mesure intégrés aux processus métier. Ces IA internes deviennent alors des actifs stratégiques non seulement en termes d’efficacité, mais également en termes de différenciation concurrentielle et de valorisation de l’entreprise.

Or, ce mouvement de fond se heurte à une forme d’invisibilité comptable et fiscale. Les dépenses liées au développement de ces systèmes sont souvent comptabilisées comme des charges, sans que les entreprises n’envisagent, ou n’osent, leur immobilisation. L’IA n’est alors ni portée à l’actif du bilan, ni valorisée comme composante autonome lors d’opérations patrimoniales. En parallèle, la doctrine administrative, encore largement silencieuse sur ces situations spécifiques, peine à offrir un cadre clair et actualisé. Cette incertitude normative crée une zone grise à haut risque, notamment en cas de cession d’entreprise, d’apport partiel d’actifs ou de restructuration intragroupe, où la valeur de l’IA peut représenter un levier majeur de négociation… ou un motif de redressement en cas de discordance entre valeur comptable, valeur réelle et valeur déclarée.

C’est ainsi que se pose une problématique juridique et fiscale de première importance : quelle est la valeur fiscale dune intelligence artificielle développée en interne ?
Peut-elle
être considérée comme un actif incorporel distinct ? Quels sont les critères de sa reconnaissance comptable et de sa valorisation économique ? Quels régimes fiscaux sappliquent à sa cession, à son transfert ou à sa dépréciation ? Et comment ladministration fiscale pourrait-elle qualifier (ou requalifier) une opération impliquant une IA qui, bien que techniquement performante et économiquement centrale, demeure juridiquement invisible?

Afin de répondre à ces interrogations, le présent article propose une lecture pluridisciplinaire croisant les règles de droit fiscal (imposition des plus-values, règles de neutralité, abus de droit, prix de transfert), les principes de la comptabilité des actifs incorporels, et les réflexions émergentes sur la valeur juridique des systèmes d’IA. L’analyse sera enrichie par les travaux prospectifs de Richard Susskind, dont les écrits – notamment The Future of the Professions (2015) et Tomorrow’s Lawyers (2021) – offrent un cadre conceptuel sur la manière dont les technologies disruptives, loin de se contenter d’automatiser, redéfinissent profondément la structure, les attentes et les responsabilités dans les environnements professionnels.

En somme, il s’agit ici non seulement de cartographier les risques et opportunités liés à la valorisation fiscale des IA internes, mais également d’inviter à une évolution méthodique du droit fiscal, apte à répondre à cette nouvelle génération d’actifs numériques autonomes, dont la puissance ne doit plus être mésestimée – ni par les praticiens, ni par l’administration.

I. L’intelligence artificielle développée en interne : entre immatérialité technologique et invisibilité comptable

A. Une création à forte valeur ajoutée… mais absente des bilans

Les systèmes d’intelligence artificielle développés en interne par les entreprises constituent aujourd’hui des éléments majeurs de compétitivité. Leur rôle est fondamental : ces IA permettent de modéliser des comportements, d’automatiser des processus complexes, d’analyser de larges volumes de données en temps réel, ou encore de simuler des décisions opérationnelles à grande échelle. Leur développement est donc bien souvent au cœur de la stratégie de digitalisation et de montée en gamme des entreprises, en particulier dans les secteurs à forte intensité technologique.

Pourtant, sur le plan comptable, ces actifs immatériels restent très largement invisibles. Ils n’apparaissent que rarement dans les états financiers, et ce en raison de contraintes normatives. Le Plan Comptable Général (article 212-1) prévoit que les frais de développement ne peuvent être immobilisés que si un faisceau de conditions cumulatives est respecté : faisabilité technique, intention de finaliser et d’utiliser le projet, démonstration d’une rentabilité future attendue, capacité à identifier et à mesurer les coûts avec fiabilité. Or, dans le cas d’une IA, le caractère souvent expérimental et itératif du développement complique la distinction entre recherche et développement. Par ailleurs, les coûts engagés sont souvent multidimensionnels (mobilisation de données internes, ressources humaines transverses, infrastructure logicielle partagée), rendant difficile une traçabilité financière directe et isolable.

La situation est similaire dans le référentiel IAS/IFRS, où la norme IAS 38 impose de distinguer les phases de recherche (toujours comptabilisées en charges) des phases de développement (seules potentiellement activables). Mais dans les projets d’intelligence artificielle, cette distinction reste floue : la phase de test, d’ajustement, d’entraînement, ou d’amélioration du modèle, peut se prolonger de manière continue sur plusieurs mois voire années, ce qui empêche une reconnaissance claire de l’instant de basculement entre expérimentation et développement finalisé.

À ces obstacles s’ajoute un biais structurel des modèles comptables, encore fortement orientés vers une représentation matérielle ou juridique des actifs. Comme le souligne Richard Susskind, dans The Future of the Professions (2015), les outils d’aide à la décision intelligents ou semi-autonomes s’insèrent dans des infrastructures invisibles, non représentées dans les bilans traditionnels. Les comptabilités actuelles valorisent les murs, les machines, les brevets, mais peinent à intégrer la richesse algorithmique ou cognitive – pourtant, selon Susskind, destinée à devenir la véritable mesure du capital professionnel à l’ère digitale. L’IA ne s’apprécie pas comme un objet fini, mais comme une capacité dynamique d’interprétation et d’action, dont l’inscription comptable suppose une redéfinition du concept même d’« actif ».

Ce décalage crée un angle mort majeur : l’entreprise se prive ainsi de la reconnaissance de ses investissements stratégiques, ce qui peut fausser l’analyse économique faite par des tiers (banques, investisseurs, acheteurs potentiels). Elle se prive également de la possibilité d’amortir ces investissements sur le plan fiscal, et donc de lisser leur charge sur plusieurs exercices. En cas de cession ou de réorganisation, cette non-inscription comptable empêche souvent toute valorisation explicite de l’IA, ou à tout le moins, fragilise celle-ci face au contrôle fiscal.

B. Une qualification fiscale ambivalente de l’actif

Sur le plan fiscal, la situation n’est guère plus rassurante. L’intelligence artificielle développée en interne n’a pas de qualification spécifique dans le Code général des impôts ni dans les instructions de l’administration fiscale. Elle est ainsi appréhendée par analogie : tantôt assimilée à un logiciel, tantôt à une base de données, ou encore à une œuvre protégée par le droit d’auteur, selon sa nature et sa finalité.

L’administration a toutefois admis, dans sa doctrine, que les logiciels créés pour être utilisés durablement puissent être qualifiés d’immobilisations incorporelles, à la condition qu’ils soient distinctement identifiables, affectés à l’activité, et dotés d’une valeur économique. Le logiciel doit alors être amorti selon sa durée probable d’utilisation, ce qui ouvre une première voie d’analyse pour les IA de structure simple, ou dédiées à une tâche stable (par exemple, une IA d’analyse de conformité ou de reconnaissance d’images).

Mais cette voie doctrinale reste insuffisante pour appréhender la réalité des intelligences artificielles les plus avancées. En effet, nombre d’IA contemporaines ne sauraient être assimilées à de simples logiciels monolithiques, tant leur architecture technique se révèle complexe et évolutive. Elles intègrent généralement une couche d’apprentissage automatique (ou machine learning), s’appuient sur des jeux de données massifs en constante évolution, embarquent des modules d’interprétation autonome des signaux ou des contextes, et proposent des interfaces collaboratives, interactives ou adaptatives. Ces caractéristiques rendent leur identification comptable d’autant plus délicate qu’elles s’écartent profondément des critères classiques de stabilité, d’unicité et de linéarité propres aux actifs immatériels traditionnels.

Leur fonctionnement repose sur des ajustements continus, des raffinements algorithmiques et parfois même sur des interventions humaines itératives. Elles deviennent ainsi des systèmes dynamiques, adaptatifs, évolutifs, difficilement décomposables en éléments unitaires.

Cette spécificité pose un problème majeur en cas d’opération de restructuration ou de cession. Comment valoriser un actif qui ne figure pas au bilan, dont la création n’est pas traçable comptablement, et dont l’existence juridique n’est attestée par aucun titre de propriété intellectuelle enregistré ? La réponse fiscale dépendra ici de la qualité de la documentation produite par l’entreprise : fiches de conception, feuilles de route de développement, preuves de tests, ventilation analytique des coûts, captations de performances.

En l’absence d’éléments probants permettant d’établir la réalité, la consistance et la valeur économique de l’intelligence artificielle concernée, l’administration fiscale est parfaitement fondée à rejeter la valorisation déclarée, à procéder à une réintégration de la valeur estimée de l’actif en cas de sous-évaluation manifeste lors d’une opération patrimoniale, voire, dans les cas les plus sensibles, à remettre en cause le régime fiscal applicable à ladite opération – notamment en contestant l’éligibilité au régime de faveur prévu en matière d’apports partiels d’actif ou de fusions placées sous le bénéfice de l’article 210 A du Code général des impôts.

Cette ambivalence de la qualification fiscale, entre reconnaissance implicite et défi probatoire, rend les actifs IA à la fois précieux et risqués. Elle justifie à elle seule que les entreprises adoptent une approche préventive, dès le début du développement, visant à construire une traçabilité technique et économique de l’IA, en vue d’anticiper toute opération patrimoniale future.

II. Valorisation en cas de cession : un levier de plus-value mais un terrain de contentieux

A. Méthodes de valorisation économique de l’intelligence artificielle

L’évaluation d’une intelligence artificielle développée en interne devient un exercice particulièrement délicat lorsque celle-ci fait l’objet d’une opération de cession, d’apport ou d’absorption. Dans de telles circonstances, l’entreprise est tenue de justifier, de manière méthodique et transparente, la valeur attribuée à un actif dont la spécificité repose précisément sur son caractère non conventionnel, évolutif et immatériel.

Les méthodes traditionnellement retenues pour valoriser les actifs incorporels s’appliquent ici, mais avec des adaptations indispensables au regard de la nature algorithmique du bien concerné. L’approche fondée sur les coûts consiste à reconstituer les dépenses engagées pour concevoir, entraîner, tester et intégrer l’IA dans les systèmes de l’entreprise. Elle se fonde sur des éléments objectivables tels que les salaires des équipes techniques, les investissements en infrastructures numériques, ou encore les licences utilisées. Cette méthode, bien que sécurisante d’un point de vue probatoire, tend cependant à sous-évaluer la contribution économique réelle de l’actif, puisqu’elle ignore la valeur d’usage future, l’effet de levier technologique ou encore le positionnement stratégique que l’IA procure à l’entreprise.

L’approche fondée sur la comparaison de marché, quant à elle, se heurte à la rareté – voire à l’absence – de transactions comparables. En effet, les IA sont souvent conçues sur mesure, pour répondre à des problématiques internes spécifiques, et ne disposent que rarement d’un équivalent commercial. Les bases de données de transactions comparables sont encore peu développées, et les tentatives de transposition à partir de valorisations d’autres logiciels ou systèmes automatisés s’avèrent, dans bien des cas, peu pertinentes.

En définitive, c’est souvent l’approche fondée sur les revenus futurs escomptés qui s’impose dans les opérations les plus sérieuses. Cette méthode, connue sous l’acronyme DCF (Discounted Cash Flows), repose sur la projection des flux économiques générés par l’exploitation de l’IA sur une période déterminée, puis sur leur actualisation à un taux reflétant le risque associé. Elle permet d’intégrer l’effet de l’IA sur la productivité, la réduction des coûts, la conquête de nouveaux marchés ou la création de services à forte valeur ajoutée. Toutefois, cette approche est exigeante : elle suppose une modélisation économique fine, des hypothèses de croissance cohérentes, une analyse de sensibilité, et une traçabilité rigoureuse des données ayant servi de fondement à l’évaluation. Dans un environnement aussi mouvant que celui des technologies d’IA, cette exigence se double d’une grande prudence quant à la projection à moyen terme, les modèles algorithmiques pouvant rapidement devenir obsolètes ou dépendre de données dont l’accès n’est pas garanti dans la durée.

C’est pourquoi, en matière de valorisation d’IA, les risques de divergence entre la valeur déclarée par l’entreprise et l’appréciation de l’administration sont particulièrement élevés. Une surévaluation trop optimiste peut apparaître comme artificielle ou déconnectée des réalités économiques ; une sous-évaluation manifeste peut, à l’inverse, être perçue comme une tentative de minoration abusive de la base imposable. Le contentieux naît précisément dans cet espace d’incertitude, où la valeur de l’algorithme devient un point de cristallisation entre innovation et suspicion.

B. Incidences fiscales en cas de cession : entre opportunité économique et risque de requalification

Lorsque l’intelligence artificielle est régulièrement inscrite à l’actif du bilan, sa cession génère une plus-value soumise au régime applicable aux immobilisations incorporelles. La nature de cette plus-value – à court terme ou à long terme – dépend de la durée de détention de l’actif par l’entreprise. En principe, lorsque l’IA a été détenue pendant plus de deux exercices, la plus-value est considérée comme de long terme et peut bénéficier d’un traitement fiscal spécifique. Toutefois, pour les sociétés relevant de l’impôt sur les sociétés, les plus-values à long terme réalisées sur des actifs immatériels qui ne relèvent pas d’un régime fiscal de faveur – tels que les brevets ou certains logiciels protégés – demeurent, dans la majorité des cas, soumises au taux normal d’imposition. Seuls certains revenus issus de la concession ou de la sous-concession de ces actifs peuvent, sous conditions, bénéficier d’un taux réduit, ce qui n’inclut pas, en l’état du droit, les plus-values de cession en tant que telles.

Toutefois, la mise en œuvre de ce régime suppose que l’actif cédé ait été valablement immobilisé, que sa valeur nette comptable soit connue, et que les amortissements aient été correctement pratiqués. Or, dans bien des cas, ces conditions ne sont pas réunies. Les entreprises ayant renoncé à activer l’IA au moment de son développement se trouvent alors dans une situation précaire : l’absence de valeur d’origine comptable prive l’opération d’un socle de calcul, et la totalité du prix de cession risque alors d’être regardée comme un produit brut, intégralement imposable.

De surcroît, si l’IA est intégrée à une opération portant sur un ensemble d’actifs – comme c’est souvent le cas lors d’une cession de fonds, d’une transmission d’entreprise ou d’un apport partiel d’actif – la part de la valorisation attribuée à l’IA peut être contestée par l’administration. Cette dernière est fondée à opérer une ventilation du prix global entre les différents éléments transmis, sur la base de critères économiques ou de données sectorielles. Si elle considère que la valeur attribuée à l’IA a été volontairement minorée – par exemple pour éviter une imposition immédiate – elle pourra procéder à une réévaluation et à une rectification de la base imposable, avec toutes les conséquences qui en découlent.

Ce type de différend est d’autant plus fréquent dans les opérations intragroupes, où la tentation existe de manipuler les valorisations pour optimiser la charge fiscale globale. Dans les cas les plus sensibles, l’administration pourra invoquer l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L9266LNI, relatif à l’abus de droit, pour contester une cession qu’elle estimerait artificielle ou dépourvue de substance économique. Elle pourra également, si une société étrangère est impliquée, faire usage de l’article 57 du CGI N° Lexbase : L0805MLE pour redresser les bases sur le fondement d’un prix de transfert non conforme à la valeur de pleine concurrence.

Dans tous les cas, l’entreprise a tout intérêt à anticiper ces risques en produisant une documentation complète et cohérente : description détaillée de l’outil, justification des coûts, démonstration des performances, projection des gains attendus, et, si possible, rapport d’expertise indépendant. Richard Susskind l’annonçait déjà dans ses travaux : à mesure que les systèmes intelligents prennent le pas sur les méthodes traditionnelles de travail, les organisations qui sauront valoriser juridiquement leur capital algorithmique disposeront d’un avantage compétitif et fiscal décisif. Encore faut-il que cet actif, fondamentalement nouveau, soit juridiquement reconnu, rigoureusement décrit, et convenablement encadré.

III. Enjeux spécifiques en cas de restructuration intragroupe : le miroir déformant des prix de transfert

A. Apports partiels d’actifs et neutralité fiscale : une fiction menacée ?

Parmi les opérations les plus sensibles sur le plan fiscal figurent les apports partiels d’actifs réalisés entre entités d’un même groupe, dans le cadre de restructurations internes, d’optimisations organisationnelles ou de consolidations sectorielles. Lorsqu’une branche complète d’activité est apportée à une société bénéficiaire, l’entreprise peut, sous réserve de remplir les conditions prévues par l’article 210 A du Code général des impôts, bénéficier d’un régime de neutralité fiscale, permettant un report d’imposition des plus-values latentes.

Toutefois, cette neutralité ne repose que sur une présomption fragile : encore faut-il que les actifs transmis soient correctement identifiés, valorisés et documentés. Or, lorsque la branche d’activité apportée comprend une intelligence artificielle développée en interne – souvent considérée comme un actif stratégique, voire le cœur de valeur économique de l’unité opérationnelle –, le défaut de valorisation ou de traçabilité de cet actif risque d’entraîner la perte du régime de faveur.

Il est aujourd’hui acquis, tant en doctrine qu’en jurisprudence, que la notion de branche complète d’activité suppose une transmission d’un ensemble autonome, organisé et susceptible d’exploitation immédiate par la société bénéficiaire. Si l’élément technologique central de cette branche – en l’occurrence, l’IA propriétaire – n’est ni individualisé, ni valorisé, ni documenté, alors l’administration pourra considérer que les conditions de l’article 210 A N° Lexbase : L7407MDP ne sont pas réunies, et refuser l’application du régime de neutralité.

De même, si le prix d’apport affecté à la branche d’activité omet d’inclure la valeur économique réelle de l’intelligence artificielle, ou si la valorisation retenue paraît manifestement insuffisante au regard de son rôle fonctionnel et de son poids économique, la société bénéficiaire s’expose à une requalification partielle ou totale de l’opération. Cette hypothèse a d’ailleurs déjà été envisagée dans plusieurs décisions, notamment lorsqu’un actif incorporel essentiel n’avait pas été correctement isolé dans la documentation d’apport, ou encore lorsque l’administration a estimé que le lien entre l’actif transféré et la réalité économique de la branche était rompu.

Dans ces contextes, la production d’un rapport d’évaluation indépendant devient une précaution quasi indispensable. Ce document, fondé sur une méthodologie objective de valorisation (par les coûts, par les revenus ou par comparaison), permet d’établir la présence, la valeur et la consistance de l’actif IA au sein de l’unité fonctionnelle transférée. Il sécurise à la fois le régime fiscal applicable à l’opération, la justification de l’éventuelle quote-part de capital social émise en contrepartie de l’apport, et la cohérence de la documentation des prix de transfert s’il s’agit d’un échange intragroupe international.

La restructuration intragroupe, dès lors qu’elle implique des actifs technologiques autonomes, soulève ainsi des difficultés spécifiques. L’intelligence artificielle, lorsqu’elle n’est ni valorisée ni isolée, agit comme une variable d’ombre, susceptible de faire basculer une opération apparemment neutre dans une zone de risque fiscal élevé.

B. Prix de transfert et actifs incorporels : la doctrine OCDE s’applique aussi aux IA

Lorsque l’intelligence artificielle développée en interne fait l’objet d’un transfert au sein d’un groupe multinational – que ce transfert soit direct (cession, apport) ou indirect (licence exclusive, mise à disposition technique) –, elle entre dans le champ d’application des règles relatives aux prix de transfert, régies en France par l’article 57 du CGI et encadrées par la doctrine issue des lignes directrices de l’OCDE.

Or, l’OCDE a précisément identifié, dès 2017, un ensemble d’actifs dits Hard-to-Value Intangibles (HTVI), c’est-à-dire des incorporels difficiles à évaluer en raison de leur caractère novateur, de leur absence de marché de référence et du degré d’incertitude entourant leur exploitation future. Les systèmes d’intelligence artificielle, en particulier ceux développés spécifiquement pour les besoins d’un groupe et dotés d’une capacité d’apprentissage autonome, s’inscrivent pleinement dans cette catégorie.

La conséquence pratique en est redoutable : les administrations fiscales sont autorisées, en cas de transfert d’un HTVI, à revenir sur la valorisation initiale de l’actif transféré plusieurs années après l’opération, si les performances constatées divergent significativement des prévisions initiales. Ce droit de révision, fondé sur le principe de pleine concurrence, impose aux entreprises une vigilance extrême dans la justification du prix de cession, de licence ou de mise à disposition de l’IA.

La documentation exigée à ce titre par l’article L. 13 AA du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L1195MLT est particulièrement rigoureuse. Elle doit détailler les fonctions développées par l’IA, le modèle économique dans lequel elle s’insère, les risques supportés par les entités parties à l’opération, les modalités de développement du logiciel ou du système algorithmique, ainsi que les droits de propriété intellectuelle éventuellement revendiqués. L’absence de cette documentation ou l’insuffisance de ses éléments entraîne l’application de sanctions financières (amende forfaitaire), mais surtout, elle permet à l’administration de procéder à des ajustements de base, parfois très significatifs.

Dans cette configuration, l’intelligence artificielle devient une source autonome de valeur intragroupe, à la fois facteur de productivité, levier d’automatisation et socle de différenciation économique. Son transfert, s’il n’est pas solidement encadré par un raisonnement fiscal robuste, peut provoquer des contentieux d’envergure, tant en France qu’à l’international.

Richard Susskind, dans son ouvrage Online Courts and the Future of Justice (2019), insiste sur le fait que le savoir algorithmique constitue désormais un patrimoine en soi, dont la circulation et l’appropriation doivent être régies non seulement par des règles techniques, mais également par des garde-fous éthiques et fiscaux. Le transfert d’un système d’IA entre deux entités du même groupe ne peut plus être traité comme une simple circulation interne de ressources ; il s’agit d’un transfert de puissance décisionnelle, de capital intellectuel structuré, et donc d’une richesse qu’il faut apprendre à mesurer, à justifier, et à encadrer dans un cadre fiscal adapté à l’intangible.

Conclusion et perspectives

Face à la montée en puissance des intelligences artificielles développées en interne, les entreprises innovantes ne peuvent plus se permettre d’en négliger la portée patrimoniale et fiscale. Longtemps reléguée au rang de simple outil technique ou d’investissement immatériel secondaire, l’IA constitue désormais un actif stratégique autonome, souvent au cœur du modèle économique et de la valeur de l’entreprise. Ne pas en tenir compte dans la structuration juridique des opérations, dans l’anticipation des cessions ou dans l’organisation des flux intragroupe revient à ignorer une composante essentielle du capital de l’entreprise à l’ère numérique.

Il est désormais impératif d’adopter une approche proactive et intégrée, fondée sur quatre piliers complémentaires. D’abord, l’immobilisation comptable des IA internes dès lors que les conditions réglementaires sont remplies, afin de leur donner une existence juridique, économique et fiscale formalisée. Ensuite, la valorisation rigoureuse de ces actifs, fondée sur des méthodologies éprouvées, adaptées à leur caractère évolutif et à leur rôle fonctionnel. En parallèle, une documentation probante doit être systématiquement constituée, tant à des fins comptables que fiscales, dans la perspective d’un contrôle ou d’une opération de réorganisation. Enfin, cette stratégie suppose une anticipation continue, tant des projets futurs que des risques associés à l’évolution de la doctrine, de la jurisprudence et des pratiques de l’administration.

Au-delà des bonnes pratiques, la question se pose désormais de manière plus fondamentale : le droit fiscal est-il aujourd’hui adapté à la réalité économique de ces actifs complexes ? L’instauration d’un statut fiscal propre aux IA, à l’image de celui qui a pu être créé pour les brevets et autres actifs immatériels stratégiques (notamment via le régime de l’IP Box), pourrait permettre une meilleure sécurité juridique pour les entreprises, tout en favorisant la transparence et la conformité. Un tel cadre inciterait à la déclaration, à la valorisation et à l’exploitation ordonnée des IA propriétaires, tout en évitant les logiques de sous-déclaration ou de transferts non encadrés.

Dans un passage désormais classique de son ouvrage The Future of the Professions, Richard Susskind écrivait que « les technologies transforment moins les professions qu’elles ne transforment les attentes des clients et la structure des responsabilités ». Cette réflexion peut, sans difficulté, être transposée à l’ordre fiscal. L’enjeu n’est pas tant de réformer la technique d’évaluation elle-même que de repenser le périmètre de ce qui mérite d’être évalué. À mesure que l’intelligence algorithmique s’impose comme un facteur de production autonome, l’État fiscal, lui aussi, est appelé à adapter ses instruments, ses définitions et ses outils de contrôle, afin de continuer à appréhender loyalement la richesse réelle des entreprises.

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Procédure pénale

[Jurisprudence] La CJIP Paprec à l’épreuve de l’article L. 420-6 du Code de commerce : vers une redéfinition des frontières de la répression concurrentielle

Réf. : CJIP, PNF et la société PAPREC Group, 10 février 2025, n° de parquet 20 206 000 188 N° Lexbase : L2285M9I

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par Cédric Dubucq & Baptiste Daligaux, Avocats au barreau d’Aix-en-Provence

Le 23 Avril 2025

Mots-clés : droit pénal des affaires • concurrence • convention judiciaire d’intérêt public • CJIP • pratiques anticoncurrentielles • transaction • responsabilité pénale de la personne morale • l’article L. 420-6 du Code de commerce • ne bis in idem • 41-1-2 du Code de procédure pénale 

La convention judiciaire d’intérêt public conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec marque une étape importante dans l’évolution du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles, tant par l’extension du champ d’application de ce mécanisme transactionnel aux infractions connexes, que par les perspectives qu’elle ouvre en matière de sanction et de conformité au regard du principe ne bis in idem et l’engagement de la responsabilité pénale d’une personne morale pour des pratiques anticoncurrentielles relevant de l’article L. 420-6 du Code de commerce.


 

Le droit pénal de la concurrence représente un point de rencontre singulier entre deux logiques juridiques distinctes : d’une part, celle, punitive, du droit pénal, empreinte de considérations morales et fondée sur la réprobation sociale des comportements déviants ; d’autre part, celle, régulatrice, du droit de la concurrence, construite autour de concepts économiques et orientée vers l’efficience des marchés. Cette hybridation conceptuelle ne va pas sans susciter d’importantes questions théoriques et pratiques, touchant tant aux fondements qu’aux modalités d’application de la répression pénale dans la sphère concurrentielle.

Historiquement, le droit français a connu un mouvement pendulaire entre criminalisation et décriminalisation des pratiques anticoncurrentielles. Sous l’empire des textes antérieurs à l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 N° Lexbase : L8307AGR, tout fait d’entente ou d’abus de position dominante tombait sous le coup de la loi pénale. L’article 419 de l’ancien Code pénal de 1810 interdisait déjà les ententes visant à manipuler les prix « au-dessus ou au-dessous (de ceux) qu’aurait déterminé la concurrence naturelle et libre du commerce ». Cette tradition répressive s’inscrivait dans une conception où la protection du marché relevait de l’ordre public économique, justifiant ainsi l’intervention de la puissance publique par le biais de l’appareil pénal.

La réforme de 1986, inspirée par les courants néolibéraux et par une certaine défiance envers le juge pénal en matière économique, a opéré un basculement paradigmatique vers une approche principalement administrative. Cette dépénalisation, portée par « une volonté de dépénalisation » selon les mots d’Alain Decocq et Michel Pédamon [1], n’a cependant été que partielle. Le législateur a en effet maintenu une incrimination pénale spécifique à l’article L. 420-6 du Code de commerce N° Lexbase : L6270L4Y, créant ainsi un système dual où coexistent répression administrative à l’égard des entreprises et répression pénale visant les personnes physiques ayant joué un rôle déterminant dans les pratiques prohibées.

Cette dualité répressive soulève des interrogations fondamentales quant à la cohérence du dispositif juridique. Comme le note pertinemment Laurence Idot, « pour le droit de la concurrence, peu importe que l’infraction soit le fait de personnes physiques, de salariés ou de dirigeants. L’entreprise est responsable » [2]. Pourtant, la persistance d’une voie pénale, même restreinte dans son application, témoigne de la difficulté à renoncer complètement à la dimension morale et stigmatisante de la sanction pénale face à des comportements perçus comme particulièrement néfastes pour l’ordre économique.

Ces dernières années ont été marquées par ce que certains auteurs qualifient de « retour tonitruant du pénal dans le monde du droit de la concurrence » [3]. Ce renouveau de l’approche pénale se manifeste notamment à travers l’utilisation accrue, depuis 2018, de la procédure prévue par l’article 40 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5531DYI par les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence, permettant ainsi de bénéficier des moyens d’investigation de la procédure pénale. Il s’inscrit également dans un contexte international où plusieurs États de l’OCDE (vingt et un pays en 2022 selon un rapport de cette organisation) ont développé un arsenal juridique pénal pour les pratiques anticoncurrentielles, notamment en matière d’ententes horizontales.

Cette évolution, parfois qualifiée de « repénalisation », suscite des réactions contrastées. Si certains praticiens y voient une opportunité de renforcer l’efficacité de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles les plus graves, d’autres dénoncent les risques d’une nouvelle pénalisation des poursuites en matière concurrentielle, notamment au regard des droits de la défense et de l’articulation délicate entre procédures administrative et pénale.

C’est dans ce contexte d’ambivalence entre deux logiques répressives que s’inscrit la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) conclue le 10 février 2025 entre le Parquet national financier et le groupe Paprec. Cette convention, associant répression des pratiques anticoncurrentielles et sanctions pour des infractions relevant plus traditionnellement du droit pénal des affaires, illustre la porosité croissante entre ces deux sphères juridiques. Elle témoigne également de l’émergence de nouveaux outils transactionnels qui, tout en maintenant une dimension punitive, s’éloignent du modèle classique de la répression pénale pour intégrer des mécanismes de conformité et de réparation.

L’analyse de cette CJIP nous permettra d’interroger à la fois les fondements théoriques et les modalités pratiques du droit pénal de la concurrence contemporain, en nous intéressant particulièrement à la question de la responsabilité pénale des personnes morales en matière de pratiques anticoncurrentielles et aux nouvelles perspectives ouvertes par les mécanismes transactionnels dans ce domaine.

I. L’incertaine responsabilité pénale des personnes morales en droit des pratiques anticoncurrentielles

La question de la responsabilité pénale des personnes morales en droit des pratiques anticoncurrentielles constitue l’un des points d’achoppement majeurs du dispositif répressif français. Entre textes à l’apparente clarté et évolutions législatives aux conséquences ambiguës, cette question cristallise des interrogations fondamentales sur l’articulation entre deux branches du droit répressif aux logiques distinctes.

A. Une responsabilité expressément cantonnée aux personnes physiques

L’ordonnance du 1er décembre 1986 avait consacré une dépénalisation partielle du droit des pratiques anticoncurrentielles en confiant à l’autorité administrative indépendante le soin de prononcer des sanctions pécuniaires à l’encontre des entreprises contrevenantes. Toutefois, le législateur avait maintenu, à l’article 17 de l’ordonnance (désormais codifié à l’article L. 420-6 du Code de commerce N° Lexbase : L6270L4Y), une incrimination pénale spécifique visant expressément les personnes physiques ayant pris une part personnelle, frauduleuse et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles.

Cette disposition, au spectre d’application apparemment restreint, punit d’un emprisonnement de quatre ans et d’une amende de 75 000 euros le fait, « pour toute personne physique, de prendre frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre des pratiques visées aux articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 420-2-2 » (C. com., art. L. 420-6). La référence explicite aux personnes physiques semblait exclure l’application de cette incrimination aux personnes morales.

La rédaction même du texte paraît sans ambiguïté quant au champ des personnes susceptibles d’être poursuivies. Si le législateur de 1986 avait entendu inclure les personnes morales dans le périmètre de l’incrimination, il n’aurait vraisemblablement pas pris la peine de préciser que l’infraction ne pouvait être commise que par « toute personne physique ». Cette mention expresse semble donc traduire une volonté délibérée de cantonner la répression pénale aux seuls individus impliqués personnellement dans la commission de pratiques anticoncurrentielles.

Cette interprétation s’inscrit dans la logique même qui a présidé à l’adoption de l’ordonnance du 1er décembre 1986. En effet, cette réforme visait précisément à opérer une répartition des compétences répressives entre le Conseil de la concurrence, chargé de sanctionner les entreprises (personnes morales) par des sanctions pécuniaires administratives, et le juge pénal, dont l’intervention était limitée aux agissements particulièrement graves commis par des personnes physiques. Comme le soulignent Alain Decocq et Michel Pédamon, cette architecture répressive témoignait d’une « volonté de dépénalisation » [4] qui, si elle n’était que partielle, traduisait néanmoins une orientation claire en faveur d’un traitement principalement administratif des pratiques anticoncurrentielles.

Cette limitation du champ d’application de l’article L. 420-6 aux seules personnes physiques a d’ailleurs été confirmée par l’évolution législative ultérieure. Ainsi, l’article 293 de la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 N° Lexbase : L9786IE8 avait introduit dans l’ordonnance un article 17-1 étendant explicitement le champ d’application de l’article L. 420-6 aux personnes morales. Or, ce texte a été abrogé par la loi n° 94-89 du 1er février 1994 N° Lexbase : L6104MSU avant même son entrée en vigueur, ce qui semble confirmer la volonté du législateur d’exclure les personnes morales du champ de la répression pénale en matière de pratiques anticoncurrentielles.

B. La généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales : une incertitude juridique que la CJIP Paprec exploite

Si la lettre du texte paraît claire, la question de l’applicabilité de l’article L. 420-6 aux personnes morales a connu un rebondissement majeur avec l’adoption de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 N° Lexbase : L1768DP8, dite loi « Perben II ». Cette réforme a en effet modifié l’article 121-2 du Code pénal N° Lexbase : L3167HPY en supprimant le principe de spécialité de la responsabilité des personnes morales, désormais applicable à l’ensemble des infractions pénales sans exception textuelle.

Cette évolution législative a suscité une controverse doctrinale particulièrement vive quant à ses implications sur le champ d’application de l’article L. 420-6 du Code de commerce. Deux positions antagonistes se sont cristallisées, chacune s’appuyant sur des arguments juridiques solides.

D’un côté, les tenants d’une interprétation littérale et restrictive considèrent que l’article L. 420-6 constitue une exception à la disposition générale de l’article 121-2 du Code pénal. Cette position s’articule autour de plusieurs arguments. En premier lieu, le principe fondamental d’interprétation stricte de la loi pénale, consacré à l’article 111-4 du Code pénal N° Lexbase : L2255AMH, s’opposerait à une extension du champ d’application d’une incrimination au-delà des termes explicites de la loi. Comme le souligne Jean-Claude Planque, étendre l’application de ce texte aux personnes morales constituerait « une violation du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale et de la légalité des délits et des peines » [5].

Cette position est renforcée par l’argument selon lequel l’application de l’article L. 420-6 aux personnes morales porterait atteinte au principe ne bis in idem, compte tenu du cumul potentiel entre sanctions pénales et sanctions administratives prononcées par l’Autorité de la concurrence à l’encontre des mêmes entités. Jean-Bernard Blaise estime ainsi que l’article L. 420-6 du Code de commerce doit être considéré comme une exception au principe de généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales [6].

À l’opposé, les partisans d’une interprétation téléologique considèrent que la suppression du principe de spécialité par la loi « Perben II » a nécessairement pour effet d’étendre la responsabilité pénale des personnes morales à l’ensemble des infractions, y compris celles pour lesquelles le texte d’incrimination ne vise expressément que les personnes physiques. Dans cette perspective, l’article 121-2 du Code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 9 mars 2004, aurait une portée transcendante qui s’imposerait aux limitations textuelles des infractions particulières. Comme le soutient Dominique Blanc, « la loi “ Perben II ” a généralisé la responsabilité pénale des personnes morales à l’ensemble des infractions, y compris celle prévue à l’article L. 420-6 » [7].

Cette seconde approche trouve également un appui dans l’évolution du droit européen et comparé, où l’on observe une tendance à l’extension de la responsabilité pénale des personnes morales en matière de pratiques anticoncurrentielles. Ainsi, plusieurs États membres de l’Union européenne, tels que l’Allemagne ou l’Italie, ont développé des mécanismes permettant de sanctionner pénalement les entreprises impliquées dans des ententes graves.

La question du principe ne bis in idem, loin de constituer un obstacle insurmontable à la responsabilité pénale des personnes morales, peut être résolue à la lumière de l’évolution jurisprudentielle récente. Le Conseil constitutionnel a en effet admis, dans sa décision du 24 juin 2016 [8] la possibilité d’un cumul de sanctions administrative et pénale, sous réserve que les faits soient d’une particulière gravité et que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ». Cette jurisprudence, initialement développée en matière fiscale, pourrait trouver à s’appliquer en droit de la concurrence, ouvrant ainsi la voie à une responsabilité pénale des personnes morales sans méconnaître le principe ne bis in idem.

En droit de l’Union européenne, l'application concrète de ce principe aux personnes morales soulève des questions juridiques substantielles que la Cour de justice de l'Union européenne a partiellement traitées. L’une des difficultés concerne la distinction entre la personne morale elle-même et les personnes physiques qui la dirigent. La jurisprudence de la CJUE a apporté sur ce point un éclairage déterminant dans l'arrêt Orsi et Baldetti [9]. Dans cette affaire, la Cour a clairement établi que l’exigence tenant à l'identité de l'auteur fait défaut lorsque les procédures concernent d'une part, des sanctions fiscales infligées à des sociétés ayant la personnalité morale, et d'autre part, des procédures pénales à l'encontre de personnes physiques. En outre, le fait que ces personnes physiques soient poursuivies pour des faits commis lorsqu’elles étaient les représentants légaux des sociétés sanctionnées ne suffit pas non plus à établir l'identité requise pour l'application du principe. La Cour a ainsi adopté une approche stricte, considérant la personnalité juridique comme un critère formel déterminant qui distingue nettement la personne morale de ses dirigeants.

La jurisprudence récente n’a malheureusement pas permis de trancher définitivement cette controverse. Si les poursuites pénales pour violation de l’article L. 420-6 du Code de commerce demeurent relativement rares (une trentaine de condamnations entre 1986 et 2024 selon certains auteurs), elles visent quasi exclusivement des personnes physiques. Cette retenue des juridictions répressives à l’égard des personnes morales pourrait s’interpréter soit comme une reconnaissance implicite de l’inapplicabilité du texte à leur encontre, soit comme une simple manifestation de politique pénale privilégiant la responsabilité individuelle des dirigeants dans ce domaine particulier.

C’est dans ce contexte d’incertitude juridique que s’inscrit la CJIP conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec. Cette convention, en incluant dans son champ d’application des faits de participation à une entente illicite, semble suggérer que le Parquet national financier considère - au moins à titre transactionnel - qu’une personne morale peut effectivement voir sa responsabilité pénale engagée pour des pratiques anticoncurrentielles relevant de l’article L. 420-6 du Code de commerce. Sans trancher définitivement la controverse doctrinale, cette convention ouvre une voie médiane entre l’impunité pénale des personnes morales et leur condamnation formelle, illustrant ainsi la plasticité croissante des modes de résolution des contentieux en droit pénal des affaires.

II. Vers une évolution significative du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles

La CJIP conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec marque une étape importante dans l’évolution du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles, tant par l’extension du champ d’application de ce mécanisme transactionnel que par les perspectives qu’elle ouvre en matière de sanction et de conformité.

Rappelons que Paprec Group occupe une place prééminente sur le marché du recyclage français. Les investigations menées en l’espèce avaient mis en lumière un mécanisme opératoire sophistiqué, déployé entre 2016 et 2022, et ayant donné lieu à une multitudes d’infractions appréhendées par cette CJIP grâce au recours à la connexité. 

Entre 2016 et 2022, le président de Paprec Group utilisait les comptes bancaires d'une filiale (Paprec France) pour effectuer des retraits d'espèces d'un montant cumulé de 1,78 millions d'euros. L'élément matériel de l'infraction résidait dans l'absence de justification quant à la destination finale de ces fonds, tandis que l'élément moral se caractérisait par la volonté manifeste de majorer artificiellement les charges opérationnelles de l'entreprise. Considérant que le président concourait à cette opération de dissimulation illicite pour le compte de la société, le procureur de la République financier avait qualifié ces agissements de blanchiment par personne morale de fraude fiscale commis à titre habituel. 

En outre, pendant près de dix ans, les dirigeants de Paprec Group avaient déployé une stratégie d'obtention d'informations privilégiées sur les appels d’offre et les offres déposées par leurs concurrents en amont des procédures de passation de marchés publics. Ces faits avaient logiquement été qualifiés de recel de favoritisme. 

Les enquêteurs ont par ailleurs établi que, sur la même période, la direction de Paprec obtenait l'attribution de marchés publics via des mécanismes de corruption active touchant des agents publics de haut niveau. Ces agissements ont été appréhendés sous la qualification de corruption active de personne chargée de mission de service public dans le cadre de la CJIP.

Enfin, entre 2013 et 2021, les représentants de Paprec Group avaient organisé une concertation avec plusieurs concurrents du secteur du recyclage afin de limiter l'accès au marché à d’autres entreprises du même secteur et faire obstacle à la libre fixation des prix. Ces pratiques anticoncurrentielles, notamment mises en œuvre dans le cadre de six marchés publics d’ampleur lancés à travers la France, ont été qualifiées d'entente illicite. 

A. L’extension du champ d’application de la CJIP aux infractions connexes dont les pratiques anticoncurrentielles

La Convention judiciaire d’intérêt public, introduite par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite loi « Sapin 2 ») N° Lexbase : L6340MSM, constitue un mécanisme transactionnel permettant au procureur de la République de proposer à une personne morale mise en cause pour certaines infractions limitativement énumérées une alternative aux poursuites.

Initialement limitée aux infractions de corruption, trafic d’influence, concussion, favoritisme et blanchiment de fraude fiscale, la CJIP a vu son champ d’application étendu en 2018 à la fraude fiscale, puis en 2020 aux atteintes à l’environnement. Toutefois, le texte de l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7568MMA précise que la CJIP peut également viser « les infractions connexes » à celles expressément mentionnées.

C’est sur ce fondement que la CJIP Paprec inclut la participation frauduleuse à une entente illicite avec plusieurs concurrents du secteur de la gestion des déchets lors de procédures d’appel d’offres. Cette inclusion est particulièrement notable car elle implique une reconnaissance, au moins implicite, de la responsabilité pénale des personnes morales pour des faits relevant de l’article L. 420-6 du Code de commerce.

En acceptant de conclure une CJIP couvrant des faits d’entente, le Parquet national financier semble considérer qu’une personne morale peut effectivement être poursuivie sur ce fondement, malgré les débats doctrinaux persistants sur cette question. Cette position ouvre de nouvelles perspectives quant à l’appréhension pénale des pratiques anticoncurrentielles et pourrait annoncer une repénalisation de ce contentieux, jusqu’alors largement réservé à l’Autorité de la concurrence.

Cette approche est d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit dans un contexte où le Parquet national financier a vu ses compétences étendues en matière de concurrence par la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen N° Lexbase : L6555MSL, qui a modifié l’article 705 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5586LZW pour y inclure expressément « les délits prévus à l’article L. 420-6 du code de commerce ».

Les CJIP antérieures à celle conclue avec la société Paprec révèlent une approche expansive du champ d'application de cet instrument transactionnel à travers le mécanisme de la connexité. 

Cette tendance se manifeste avec une particulière acuité dans la CJIP dont a fait l’objet la société LVMH en décembre 2021, laquelle constitue un précédent jurisprudentiel significatif en matière d'appréhension des infractions connexes. Dans cette affaire, la convention indique expressément que « la présente convention couvre l'intégralité des faits y compris ceux connexes susceptibles d'être reprochés à LVMH sur la période 2008-2016 et qui ont été portés à la connaissance du ministère public et des magistrats instructeurs ». Cette formulation extensive a permis d'intégrer à l'accord transactionnel non seulement les faits de trafic d'influence, qui constituaient le cœur de la procédure et correspondaient au domaine d'application initial de la CJIP, mais également plusieurs infractions connexes par nature ou par intention, telles que la compromission, le recel de violation du secret professionnel, la complicité par instigation de collecte frauduleuse de données à caractère personnel, ou encore l'exercice illégal de professions réglementées. La singularité de cette CJIP, tout à fait surprenante quant à l’extension du champ d’application de cette procédure, a assurément posé un précédent.

Une dynamique similaire s'observe d’ailleurs dans la CJIP Airbus II (novembre 2022), laquelle complète un premier accord en intégrant des faits connexes qui, selon le Parquet national financier lui-même, « s'inscrivent dans le même contexte temporel, la même logique décisionnelle et le même schéma organisationnel et infractionnel ». 

Cette pratique procédurale, qui précède et se retrouve dans la CJIP Paprec, traduit la volonté du ministère public d'appréhender globalement un comportement délictueux complexe, y compris lorsque certaines des infractions ne relèvent pas, prises isolément, du champ d'application matériel de l'article 41-1-2 du Code de procédure pénale, favorisant ainsi une réponse pénale pragmatique et définitive au détriment parfois d'une rigueur juridique dans la qualification des faits.

B. Les nouvelles perspectives ouvertes par la CJIP en matière de sanction et de conformité dans le domaine concurrentiel

Au-delà de l’extension du champ d’application, la CJIP Paprec se distingue par les modalités de sanction et de remédiation qu’elle met en œuvre, illustrant les potentialités de ce mécanisme transactionnel dans le traitement des pratiques anticoncurrentielles.

Sur le plan financier, la convention prévoit le paiement d’une amende d’intérêt public de 17 838 990 euros, dont le calcul tient compte de plusieurs facteurs, notamment l’historique judiciaire du groupe, sa taille et l’implication d’un agent public de « haut niveau ». Mais l’innovation majeure réside dans l’imputation du montant des avoirs saisis pendant l’instruction (4 828 000 euros) sur celui de l’amende d’intérêt public.

Cette modalité d’exécution, rendue possible par la loi n° 2024-582 du 24 juin 2024 N° Lexbase : L5605MSE qui a modifié l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale pour permettre le dessaisissement au profit de l’État des biens saisis dans le cadre de la procédure, n’était pas expressément prévue dans le texte. La CJIP Paprec constitue ainsi la première application concrète de ce mécanisme d’imputation, établissant un précédent pour les futures conventions.

Par ailleurs, la convention impose au groupe Paprec de se soumettre à un programme de mise en conformité d’une durée de trois années, comprenant un audit initial, des audits ciblés et un audit final. Cette obligation de conformité, qui s’inscrit dans une logique préventive, témoigne de l’évolution des modalités de répression des pratiques anticoncurrentielles vers une approche plus globale, intégrant des mécanismes de prévention de la récidive.

En ce sens, la CJIP pourrait constituer un outil complémentaire aux programmes de conformité encouragés par l’Autorité de la concurrence dans son Document-cadre du 24 mai 2022. La convergence des approches administrative et pénale en matière de conformité pourrait contribuer à renforcer l’efficacité de la prévention des pratiques anticoncurrentielles.

Enfin, l’exécution de l’ensemble des obligations prévues par la convention éteint l’action publique pour tous les faits énoncés, y compris ceux constituant la participation à une entente illicite. Cette extinction, bénéfique pour l’entreprise qui évite ainsi une condamnation pénale et ses conséquences (notamment en termes d’accès aux marchés publics), peut néanmoins susciter des interrogations quant à l’articulation avec d’éventuelles procédures devant l’Autorité de la concurrence ou avec des actions en dommages et intérêts intentées par les victimes.

La CJIP Paprec illustre ainsi les potentialités, mais aussi les complexités, de ce nouvel outil transactionnel dans le traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles. Son utilisation dans ce domaine pourrait préfigurer une évolution plus profonde de l’appréhension pénale de ces pratiques, traditionnellement dominée par la répression administrative.

En conclusion, la CJIP conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec constitue indéniablement un jalon important dans l’évolution du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles. En étendant le champ d’application de ce mécanisme transactionnel aux ententes illicites et en mettant en œuvre des modalités innovantes de sanction et de remédiation, elle ouvre de nouvelles perspectives dans un domaine jusqu’alors largement dominé par la répression administrative.

Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large de renforcement des outils à disposition des autorités judiciaires en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, comme en témoigne l’extension des compétences du Parquet national financier dans ce domaine. Elle illustre également la perméabilité croissante entre les différentes branches du droit répressif, la frontière entre droit pénal des affaires et droit de la concurrence s’estompant progressivement au profit d’une approche plus intégrée.

Reste à déterminer si cette CJIP constitue un cas isolé ou le prélude à une repénalisation plus substantielle du droit des pratiques anticoncurrentielles. L’avenir nous dira si ce mécanisme transactionnel, initialement conçu pour lutter contre la corruption, peut devenir un outil efficace et pérenne dans le traitement pénal des atteintes à la concurrence.

 

[1] A. Decocq et M. Pédamon, L’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, JCL Concurrence - Consommation, n° spéc., 1987, n° 49, p. 18.

[2] L. Idot, La responsabilité pénale des personnes morales : les leçons du droit européen de la concurrence, Concurrences, n° 1-2012, p. 55 et s., spéc. p. 56.

[3] D. Bosco, Pénal et concurrence : la nouvelle donne, Contrats, conc. consom. n° 2, février 2019, Repère.

[4] A. Decocq et M. Pédamon, L’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, JCL Concurrence - Consommation., n° spéc., 1987, n° 49, p. 18.

[5] J.-C. Planque, Faute de loi... se contentera-t-on de circulaire ? À propos de la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales, D., 2006, p. 1836.

[6] J.-B. Blaise, La sanction pénale, Concurrences, n°1-2008.

[7] D. Blanc, Droit de la concurrence : la dépénalisation n’est pas la solution, AJ pénal, 2008, p. 69.

[8] Cons. const., décision n° 2016-545 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : Z994784H.

[9] CJUE, 5 avril 2017, aff. jtes C-217/15 et C-350/15, Massimo Orsi N° Lexbase : A6071UWR.

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