Lecture: 8 min
N1703B3H
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
Le 28 Février 2025
Mots clés : avocats • intelligence artificielle • télétravail • ATMP • déconnexion
Comment envisager la nouvelle fonction de l’avocat comme facilitateur des relations entre les différentes strates de l’entreprise et plus simplement comme un simple conseil ou intervenant lors de la partie « contentieux » du conflit ? Temps de travail, risques psychosociaux, modalités du télétravail, tous ces domaines évoluent rapidement et renforcent le besoin de conseils sûrs et rapides pour l’employeur, qui ne peut encore être totalement rempli par les outils d’intelligence artificielle existants. Pour faire le point sur ces transformations actuelles et à venir du droit social, Lexbase Avocats a rencontré Victor Roisin, Avocat associé, Factorhy Avocats*.
Lexbase : Vous militez pour une nouvelle fonction de l'avocat comme « coach » dans le domaine du dialogue social. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Victor Roisin : Effectivement, c'est une expression que nous avons commencé à utiliser à la création du cabinet. Elle recouvre l'idée selon laquelle nous devons être facilitateurs pour les employeurs que l'on accompagne dans la mise en œuvre de leur projet au niveau du dialogue social.
Concrètement, au gré des dernières réformes législatives, nous avons assisté à un basculement des règles régissant les rapports entre les différentes normes de droit du travail.
Aujourd'hui, c'est l'employeur qui, dans un grand nombre de cas, fixe en concertation avec les partenaires sociaux les règles applicables à l'entreprise au détriment de celles fixées au niveau de la branche, ce qui était impensable il y a dix ans.
C’est ici qu’intervient cette mission de l'avocat « coach », dont la mission est d'encourager les employeurs à faire preuve de créativité dans l'élaboration des normes conventionnelles d'entreprise, afin de pouvoir se différencier, et donc, se démarquer de leurs concurrents. En tant qu'avocat "coach", notre mission n'est plus seulement de les accompagner dans la sécurisation juridique de leurs accords collectifs, mais de les encourager à dépasser les dispositifs conventionnels trop souvent déployés par les employeurs et qui ne sont plus vecteurs de performance.
Lexbase : Quel rôle pour un cabinet comme le vôtre dans le domaine du management social ?
Victor Roisin : Notre expérience chez Facthory nous montre qu’il existe deux profils types chez les employeurs, quelle que soit leur taille, assez contradictoires l’une de l’autre.
Le premier, réunissant des employeurs selon lesquels le droit du travail français serait trop rigide, trop complexe, parfois trop dangereux, si bien qu'il n'y aurait aucune marge de manoeuvre pour prendre des initiatives visant à gagner en performance. À titre d’exemple, trop d’employeurs craignent aujourd’hui des poursuites en harcèlement moral, quand les actions qu’ils envisagent de mener ne résultent en réalité que du simple exercice de leur pouvoir de direction.
La seconde, réunissant des employeurs se mettant en marge des règles de droit du travail applicables, par méconnaissance ou en raison d’un management du risque mal calibré. L’un dans l’autre, les conséquences pour l’employeur peuvent parfois s’avérer dramatiques (suspension d’un projet important, réintégration d’un salarié, etc.).
C’est là que nous intervenons en tant que conseil dans le management social, afin de rassurer voire encourager les employeurs qui ont besoin de l'être pour la mise en œuvre de leurs projets, mais aussi pour mieux sensibiliser les employeurs les plus cavaliers afin de les inciter à envisager d’autres voies pouvant les mener à l’objectif souhaité.
Lexbase : Quels besoins de conseil en matière de durée du travail pour les entreprises ? Comment y répondez-vous ?
Victor Roisin : Aujourd’hui, dans une économie qui est de plus en plus servicielle, nous assistons à une forte croissance du nombre de collaborateurs de niveau cadre, dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l’horaire collectif ou de collaborateurs disposant d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps, c’est-à-dire de la population éligible au dispositif de forfait annuel en jours.
Toutefois, le recours massif à ce dispositif s'accompagne également d'un contentieux de plus en plus important autour de ces forfaits, sur leur validité ou leur opposabilité.
Nombre d'arrêts viennent soit censurer la manière dont les branches et/ou les entreprises instituent ce dispositif sur le plan conventionnel, soit sanctionnent la manière dont le dispositif est mis en œuvre opérationnellement, au-delà du texte. Dans les deux cas, il y a un risque très important pour l’employeur de rappel d'heures supplémentaires, extrêmement onéreux.
Notre rôle est alors de parvenir à sécuriser les enjeux de dispositifs de forfait annuel en jour, tout en proposant des solutions opérationnelles concrètes.
Aujourd'hui, le défi est de parvenir à instituer un suivi régulier de la charge de travail. Pour beaucoup d'employeurs, cela paraît impossible à mettre en place opérationnellement. Or, force est de constater que c'est tout à fait faisable, au travers de solutions digitalisées de type GTA (Gestion des Temps d'Activité) extrêmement efficientes et efficaces.
Lexbase : Quels sont les domaines du droit social risquant de générer des risques accrus à l'avenir ?
Victor Roisin : Parmi les aspects du droit social les plus à risque en 2025, j’identifie d’abord les dispositifs de forfait annuel en jours et leur opposabilité avec des rappels de salaires extrêmement importants et assez onéreux comme indiqué précédemment.
Par ailleurs, et de manière assez contradictoire avec la dépénalisation amorcée du droit du travail depuis quelques années par le législateur, il y a lieu d’anticiper une certaine résurgence des dossiers de droit pénal du travail, à l’initiative des différentes autorités (Inspection du travail, Ministère public, etc.).
Pour donner un exemple récent, il y a peu, lors des vœux de la nouvelle année du Président et du Vice-Président d’un Conseil de prud’hommes, ces derniers, encouragés par le Ministère public présent en séance, ont incité l'ensemble des conseillers prud'homaux à dénoncer tout fait dont ils pourraient avoir connaissance dans l’exercice de leurs missions susceptible de recevoir une qualification pénale.
Enfin, on constate quand même depuis maintenant six à douze mois une explosion des situations de risques psychosociaux (RPS) en entreprise et avec, comme corollaire, une explosion des situations d'accidents du travail et de maladies professionnelles.
Il est essentiel que les employeurs prennent leur responsabilité en la matière en développant une politique de prévention des RPS des plus efficaces.
Lexbase : Quelles sont selon vous les principales évolutions à venir pour le droit social en 2025 ?
Victor Roisin : Sur le plan législatif, je ne me prononcerai pas dans la mesure où nous sommes dans un contexte politique assez incertain. En revanche, sur le plan jurisprudentiel, on peut d'ores et déjà anticiper pour 2025, si ce n'est 2026, au moins deux sujets qui auront vocation à évoluer.
Le premier, à mon sens, une clarification des règles applicables en matière de télétravail, qui est un mode d'organisation du travail aujourd'hui très utilisé, mais où demeurent malgré tout certaines zones d'ombre, notamment s’agissant de la possibilité de réserver les titres restaurants pour une partie des salariés et pas d'autres, sur les règles applicables en matière d'indemnité d'occupation de domicile, ou sur les règles applicables en matière de prise en charge des frais professionnels liés au télétravail.
Le second point, une fois que les employeurs se seront mis en règle sur le suivi de la charge de travail au titre du forfait annuel en jour, j’identifie une « deuxième lame » qui pourrait intervenir en raison de l'inobservation des dispositions sur le droit à la déconnexion. L’institution de règles efficaces permettant aux salariés de jouir d’un droit à la déconnexion sera, à mon sens, le défi majeur de ces prochains mois ou de ces prochaines années.
Lexbase : Quelle est votre perception de l'intelligence artificielle dans vos pratiques et à quelles opportunités devra-t-elle répondre dans votre profession d'avocat ?
Victor Roisin : Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si l'intelligence artificielle constitue une menace ou une opportunité, car on n’appréhendera pas cette question de la même manière suivant le secteur ou le métier dans lequel on exerce.
En revanche, ce qui est certain, c'est que dans la profession d’avocat, l’émergence de l’IA pourrait être une opportunité dans la mesure où nos clients attendent des réponses toujours plus rapides et pertinentes. En cela, un outil d'intelligence artificielle efficient pourrait permettre d’aider les cabinets d’avocats à traiter dans l'urgence, ou en tout cas dans des délais extrêmement rapides, les sujets nécessitant de l'être.
Par ailleurs, dans un contexte où il apparaît une pénurie de jeunes confrères et consœurs souhaitant embrasser la profession, l’IA pourrait être une solution pour les cabinets en mal de recrutement afin d'effectuer des tâches à faible valeur ajoutée au travers de cet outil, notamment pour la réalisation d’actes types.
Ainsi, l'intervention des avocats, qu'ils soient juniors ou séniors, aurait lieu sur des missions à plus forte valeur ajoutée, avec une dimension collective, ou des impacts financiers conséquents. Pour ce type de dossiers, à mon sens, la créativité des logiciels d’IA qui existent aujourd'hui est encore loin de celle des avocats les plus expérimentés.
*Propos recueillis par Virginie Natkin, chargée d’affaires grands comptes Avocats et Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491703
Réf. : Cass. com., 23 janvier 2025, n° 23-20.836, F-B N° Lexbase : A38986S8
Lecture: 5 min
N1740B3T
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Hélène Nasom-Tissandier, Maître de conférences HDR, Université Paris Cité, CEDAG
Le 28 Février 2025
En application de l’article 1341-2 du Code civil, le créancier dispose de l'action paulienne lorsque la cession, bien que consentie au prix normal, a pour effet de faire échapper un bien à ses poursuites en le remplaçant par des fonds plus aisés à dissimuler ; le préjudice du créancier étant ainsi caractérisé, le succès de l'action paulienne n'est alors pas subordonné à la preuve de l'appauvrissement du débiteur ; toutefois, la cour d’appel qui exige du créancier la preuve de l’insolvabilité apparente du débiteur ajoute à la loi une condition qu’elle ne prévoit pas.
Faits et procédure. En l’espèce, une société a confié à un expert-comptable une mission de tenue et de suivi de la comptabilité, révoquée le 31 décembre 2016. L'expert-comptable estime, toutefois, ne pas avoir été réglé de ses honoraires. Il assigne donc la société en paiement. Le 15 juin 2018, la société cède son fonds de commerce à une société créée en vue de la reprise de ce fonds et détenue par le gérant de la société cédante et son épouse. Le 6 février 2019, la société cliente de l'expert-comptable est condamnée à lui régler les honoraires. Elle est toutefois placée peu après en liquidation judiciaire. L’expert-comptable assigne alors la société ayant acquis le fonds de commerce, le gérant de la société débitrice et le liquidateur de celle-ci en inopposabilité de la cession du fonds sur le fondement de l'article 1341-2 du Code civil N° Lexbase : L0672KZW. La cour d’appel rejette l'action paulienne aux motifs que le créancier ne rapporte pas la preuve de l'insolvabilité de la société débitrice au moment de la cession de son fonds de commerce (CA Douai, 6 juillet 2023, n° 21/06262 N° Lexbase : A82261AW). Le créancier se pourvoit donc en cassation, en soutenant « que l'action paulienne portant sur un acte ayant pour effet de faire échapper un bien aux poursuites des créanciers en le remplaçant par des fonds plus aisés à dissimuler n'est pas conditionnée à la preuve de l'insolvabilité apparente du débiteur ». la cour d’appel, bien qu’ayant « constaté que la cession de fonds de commerce avait remplacé ledit fond par une somme d'argent, valeur plus aisément dissimulable, a écarté l'action paulienne, motif pris de l'absence de preuve de l'insolvabilité apparente de la société La Brasserie » aurait violé l'article 1341-2 du Code civil.
Solution. L’action paulienne permet à un créancier de se faire déclarer inopposable un acte d’appauvrissement du débiteur, si cet acte crée ou aggrave la situation d’insolvabilité du débiteur. Lorsque l’acte a été conclu à titre onéreux, l’action est conditionnée à la preuve de la mauvaise foi du tiers. Certes, en l’espèce, la cession n’avait pas entrainé d’appauvrissement du débiteur. Cependant la Cour de cassation rappelle que « le créancier dispose de l'action paulienne lorsque la cession, bien que consentie au prix normal, a pour effet de faire échapper un bien à ses poursuites en le remplaçant par des fonds plus aisés à dissimuler ». Elle ajoute que « le succès de l'action paulienne n'est alors pas subordonné à la preuve de l'appauvrissement du débiteur ». Cette conception extensive de l’appauvrissement n’est pas nouvelle (v. par ex. Cass. com., 23 mai 2000, n° 96-18.055 N° Lexbase : A1542CZ7 ; Cass. civ. 3, 3 décembre 2002, n° 99-18.580 N° Lexbase : A1698A4N ; Cass. com., 1er mars 1994, n° 92-15.425, publié au bulletin N° Lexbase : A7015ABG ; Cass. civ. 1, 21 juillet 1987, n° 86-10.357 N° Lexbase : A1719AH7). Les solutions anciennes sont donc confirmées en application de l’article L. 1341-2 du Code civil postérieur à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, ce qui ne surprend guère puisque la réforme n’a quasiment pas modifié le régime de l’action paulienne (en ce sens, F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 1744, n° 1594). Toutefois, là n’est pas l’apport essentiel de la décision rendue.
La question qui se pose alors est en effet de déterminer, en pareille hypothèse, l’étendue de la preuve que doit apporter le créancier. Selon l’article 1341-2 du Code civil, le créancier peut agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits, à charge d'établir, s'il s'agit d'un acte à titre onéreux, que le tiers cocontractant avait connaissance de la fraude. Doit-il également prouver l’insolvabilité apparente du débiteur ?
Selon la cour d’appel, « l'exercice d'une action paulienne suppose que soit établie l'insolvabilité du débiteur, qui doit exister au moment où l'acte critiqué est effectué. Il appartient au créancier agissant de rapporter cette preuve, à tout le moins la preuve de son insolvabilité apparente. En effet, tant que le débiteur reste solvable, les actes d'appauvrissement qu'il aura pu effectuer ne sont pas susceptibles de porter préjudice à son créancier ». Elle ajoute que « curieusement, cette condition de l'action paulienne n'est aucunement évoquée » par le demandeur. Cette argumentation entraîne la cassation pour violation de la loi.
Selon la Cour de cassation, la cour d’appel a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas ». En effet, dès lors que la cession n'entraîne pas d’appauvrissement du débiteur, elle n’a pas d’impact sur l’insolvabilité. La décision est assurément protectrice des droits des créanciers.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491740
Réf. : Cass. com., 29 janvier 2025, n° 23-20.784, F-B N° Lexbase : A39036SD
Lecture: 8 min
N1720B34
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Mathilde Foglia, Avocate associée, Amplitude Avocat.e.s
Le 25 Février 2025
Mots clés : marchés publics • marchés privés • droit de suivi - contrat de substitution • titulaire défaillant
Confirmant l’existence d’un véritable dialogue des juges en matière de commande publique, la Cour de cassation aligne sa position sur celle du juge administratif en consacrant au bénéfice du titulaire d’un marché privé de la commande publique défaillant, un droit de suivi de l’exécution du marché de substitution conclu par l’acheteur privé (I) et fixe les conditions permettant d’assurer l’effectivité de ce droit (II).
I. Le droit de suivi du marché de substitution, pendant naturel de l’exécution aux frais et risques du titulaire
1. L’arrêt commenté pose en principe que si un acheteur privé, pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice, peut « après vaine mise en demeure de son cocontractant d'exécuter les prestations qu'il s'est engagé à réaliser conformément aux stipulations du contrat, faire exécuter celles-ci, aux frais et risques de son cocontractant, par une entreprise tierce et [décider] que les montants découlant des surcoûts liés à l'achèvement des travaux par un nouvel entrepreneur seront à la charge du cocontractant défaillant, celui-ci doit être mis à même de suivre l'exécution du marché de substitution ainsi conclu afin de lui permettre de veiller à la sauvegarde de ses intérêts ».
C’est dire, en premier lieu, que la Cour de cassation admet que les personnes morales de droit privé soumises au Code de la commande publique puissent recourir à l’exécution aux frais et risques de leur cocontractant défaillant en reprenant à son compte, la jurisprudence désormais établie du Conseil d’État rendue dans le cadre de l’exécution des marchés publics [1].
Plus exactement, la portée de cette prérogative n’est pas tout à fait identique selon la nature du marché.
En effet, dans le cadre des marchés publics, elle existe même sans clause « en raison de l’intérêt général qui s’attache à l’exécution des prestations » qui en font l’objet et découle des « règles générales applicables aux contrats administratifs » [2]. Plus encore, elle constitue une règle d'ordre public [3] ce qui implique que l’acheteur ne peut y renoncer dans le cadre des contrats qu’il conclut [4].
Les marchés privés ne poursuivant a priori pas la même finalité d’intérêt général, le droit de faire exécuter le contrat aux frais et risques de son titulaire en concluant un marché de substitution ne peut, sauf hypothèse particulière [5], exister sans clause en ce sens.
La Cour de cassation admet en revanche qu’il puisse résulter « des stipulations du contrat liant les parties », en l’occurrence, du renvoi des documents particuliers du marché au cahier des clauses administratives générales applicables aux prestations de fournitures courantes et de services (ci-après « CCAG FCS ») approuvé par arrêté du 19 janvier 2009 [6].
Contrairement à l’argumentation des demandeurs au pourvoi, l’extension aux marchés privés du principe même de l’exécution aux frais et risques ne révèle pas une transposition à ces derniers des « règles générales applicables aux contrats administratifs » mais résulte simplement de l’application de leurs clauses et ainsi, de la volonté des parties.
Pour autant, sauf l’exigence de mise en demeure préalable, il est vrai que les stipulations du CCAG FCS ne reconnaissent pas au titulaire défaillant un droit de suivi de l’exécution du marché conclu avec une entreprise tierce et plus généralement, sont muettes sur les garanties dont il bénéficie en contrepartie de la décision de l’acheteur de faire exécuter le contrat à ses frais et risques.
Il faut donc admettre que la Cour de cassation découvre finalement, dans les marchés privés, un droit de suivi du marché de substitution applicable même dans le silence du contrat [7].
2. Pour autant, la consécration de ce droit ne paraît pas résulter d’une transposition par le juge judiciaire du régime général des contrats administratifs, transposition qui irait d’ailleurs à rebours de l’abandon de la proposition d’« administrativiser » [8] l’ensemble des contrats de la commande publique initialement formulée par l’article 5 du projet de loi de de simplification de la vie économique.
En réalité, pour la Cour de cassation, comme pour le juge administratif [9], ce droit semble plutôt faire partie intégrante du régime même de l’exécution aux frais et risques et en constituer le pendant naturel.
Il est la garantie du titulaire défaillant de pouvoir « veiller à la sauvegarde de ses intérêts » dès lors que les surcoûts découlant de l’achèvement des prestations seront mis à sa charge, la diminution des dépenses ne pouvant en revanche lui profiter [10].
3.Reste alors à interroger la portée de cette solution compte-tenu du fait que les nouveaux CCAG approuvés en 2021 excluent leur application aux marchés conclus par les acheteurs privés auxquels ils ne seraient pas adaptés [11]. Dans la pratique toutefois, force est de constater que de nombreux acheteurs privés continuent à faire référence à leurs clauses, y compris en matière de travaux pour lesquels la norme NF P03-001 permet une exécution contractuelle plus équilibrée entre les parties.
II. La volonté d’assurer l’effectivité du droit de suivi du titulaire défaillant
1. Une fois admis dans son principe, il appartenait au juge judiciaire de préciser les modalités selon lesquelles le titulaire serait réellement « mis à même » [12] d’assurer le suivi du marché de substitution.
Suivant encore la position du juge administratif [13], la Cour de cassation impose à l’acheteur de « notifier le marché de substitution au titulaire du marché résilié », cette formulation devant être entendue, selon nous, comme visant plus largement le titulaire défaillant y compris lorsque l’exécution aux frais et risques a lieu sans résiliation préalable.
Dans les deux cas, il s’agit en effet pour ce dernier de pouvoir contrôler le montant des sommes qui seront finalement mises à sa charge par l’acheteur en s’assurant par exemple que le marché de substitution ne porte pas sur des prestations non prévues au marché initial.
2. Pour la Cour de cassation, cette notification n’est réellement utile au bénéficiaire du droit de suivi que si elle intervient avant le début de l’exécution du marché de substitution.
La notification tardive, effectuée au cours de l’exécution du contrat, est ainsi sanctionnée dans la mesure où elle place le titulaire défaillant « dans l'impossibilité de vérifier en temps et en heure le montant des sommes que [l’acheteur] aurait à verser au tiers substitué, et donc des indemnités dont [il] serait redevable ».
Autrement dit, pour le juge judiciaire, il importe qu’aucune partie des prestations exécutées à ses frais et risques n’échappe au contrôle du titulaire et que ce dernier puisse éventuellement s’opposer à leur principe et/ou à leur montant [14].
Il est intéressant de relever qu’une solution similaire a été rendue quelques jours plus tôt par la cour administrative de Versailles dans un cas où la notification était intervenue plus d’un mois et demi après la date de démarrage des prestations [15].
3. Dans cette dernière affaire, la sanction de la violation du droit de suivi du titulaire est également motivée par le refus de l’acheteur de communiquer au titulaire défaillant les bons de commande et les factures établies par l’entreprise tierce. L’on sait en effet que pour le Conseil d’État, si le droit du titulaire de suivre le marché de substitution n’implique pas que l’administration contractante communique spontanément les pièces justifiant la réalité des prestations exécutées en vertu du marché, elle est tenue de le faire si elle est saisie d’une demande en ce sens [16].
L’arrêt commenté ne dit rien sur les moyens permettant concrètement au titulaire défaillant de suivre « en temps et en heure » le montant des sommes versées au titulaire du marché de substitution une fois que ce dernier lui est notifié.
Ce point méritera d’être précisé par le juge judiciaire tant l’effectivité de la garantie de suivi du marché de substitution nous semble liée à la faculté pour le titulaire d’obtenir, plus que la notification de ce dernier, les pièces justifiant les sommes dont il sera finalement débiteur.
Il en va d’autant plus ainsi qu’en l’état de la rédaction de l’article L. 300-2 du Code des relations entre le public et l’administration N° Lexbase : L4910LA4, une telle obligation de communication des documents n’existe que pour les personnes morales de droit privé chargées d’une mission de service public, catégorie qui n’englobe pas l’ensemble des acheteurs privés.
Dit autrement, si le droit de suivi du titulaire défaillant est inhérent à l’exécution aux frais et risques, l’obligation de disposer, à la suite d’une demande en ce sens, des éléments permettant de s’assurer de la réalité des prestations exécutées par une entreprise tierce et de leur montant, est elle-même consubstantielle au droit de suivi.
[1] CE, 18 décembre 2020, n° 433386 N° Lexbase : A71524A7 ; CE, 27 avril 2021, n° 437148 N° Lexbase : A41214QP ; CE, 5 avril 2023, n° 463554 N° Lexbase : A10519NA.
[2] CE, 18 décembre 2020, n° 433386, préc.
[3] CE, 12 avril 2023, n° 461576 N° Lexbase : A00499PI.
[4] CE, 9 novembre 2016, n° 388806 N° Lexbase : A0614SGT.
[5] Dans le cadre des marchés privés de travaux, il est un cas dans lequel l’exécution aux frais et risques résulte de la loi elle-même. En effet, l’article 1792-6 du Code civil N° Lexbase : A00499PI admet que les travaux de levée des réserves émises à la réception ou à l’intérieur du délai de la garantie de parfait achèvement puissent être exécutés aux frais et risques du titulaire.
[6] L’article 36 du CCAG FCS consacre en effet la possibilité pour l’acheteur de décider de faire exécuter les prestations faisant l’objet du marché aux frais et risques du titulaire après mise en demeure restée sans effet.
[7] Voir en ce sens : CAA Versailles, 21 janvier 2025, n° 23VE00068 N° Lexbase : A33706RA.
[8] G. Clamour, Faudrait-il « administrativiser » l’ensemble des contrats de la commande publique ? Contrats-Marchés publ. 2024, repère 8.
[9] CE, 5 avril 2023, n° 463554, préc.
[10] Art. 36.4 du CCAG FCS 2009.
[11] Par exemple, le préambule du CCAG FCS approuvé par arrêté du 30 mars 2021 retient que « le présent CCAG s'applique aux marchés publics de fournitures courantes ou de services. Il n'est pas adapté aux marchés de fournitures courantes et de services des acheteurs privés ».
[12] CE, 9 juin 2017, n° 399382 N° Lexbase : A3917WHK.
[13] CE, 17 mars 1972, n° 76453 N° Lexbase : A1671B8E.
[14] En aucun cas, le droit de suivi ne peut aller jusqu’à permettre au titulaire d’entraver l’exécution du marché de substitution. Voir en ce sens, article 52.4 du CCAG TRAVAUX 2021.
[15] CAA Versailles, 21 janvier 2025, n° 23VE00068 N° Lexbase : A33706RA.
[16] CE, 5 avril 2023, n° 463554 N° Lexbase : A10519NA.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491720
Réf. : Cass. civ. 2, 13 février 2025, n° 23-17.606, F-B N° Lexbase : A68636UQ
Lecture: 2 min
N1775B37
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Alexandre Autrand, doctorant, Université de Limoges, école doctorale Gouvernance des Institutions et des Organisations, Observatoire des Mutations Institutionnelles et Juridiques
Le 26 Mars 2025
La Cour de cassation considère que l’application d’une jurisprudence dans une décision de justice, sur laquelle les parties n’ont formulé aucune observation dans leurs écritures, constitue un moyen relevé d’office pour lequel les juges doivent inviter les parties à présenter leurs observations.
Faits et procédure. La SCI Latour, assurée par la société Prudence créole, a loué des locaux commerciaux à la société Dindar Autos. Un incident a détruit les locaux dans la nuit du 11 au 12 octobre 2007. Après avoir indemnisé son assurée, la société Prudence créole a assigné la société Dindar autos devant un tribunal de grande instance afin, notamment, d’obtenir le remboursement de l’indemnité versée. Par la suite, la décision du tribunal de grande instance fait l’objet d’un appel devant la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion, qui statue sur ce recours dans un arrêt du 21 avril 2023. La société Dindar autos décide alors d’attaquer cette décision auprès de la Cour de cassation.
Pourvoi/Appel. Le demandeur au pourvoi fait grief à l’arrêt de confirmer le jugement en ce qu’il a fixé la créance de la société Prudence créole à son encontre, à la somme de 5 357 713,28 euros. Après avoir rappelé que le juge doit respecter en toutes circonstances le principe du contradictoire, le demandeur au pourvoi considère qu’il ne peut fonder sa décision sur un moyen qu’il a relevé d’office sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations sur celui-ci. Pour confirmer le jugement, la cour d’appel a fondé sa décision sur un arrêt de la Cour de cassation (Cass. com, 7 février 2012, n° 10-27.304 N° Lexbase : A3444ICK), alors qu’aucune des parties ne l’invoquait dans ses écritures. La société Dindar autos considère que les juges du fond se sont prononcés par un moyen relevé d’office, sans avoir invité les parties à présenter leurs observations. Par conséquent, le demandeur au pourvoi considère que la Cour d’appel a violé l’article 16 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1133H4Q.
Solution. Au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, la Cour de cassation approuve l’argumentation de la société Dindar autos. La Haute juridiction considère que l’application d’une jurisprudence dans une décision des juges du fond, alors même que les parties n’ont formulé aucune observation sur cette dernière dans leurs écritures, est un moyen relevé d’office. De ce fait, pour pouvoir valablement l’appliquer dans la décision, les juges du fond doivent au préalable inviter les parties à formuler leurs observations sur l’application de la jurisprudence.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491775
Lecture: 1 min
N1722B38
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
Le 28 Février 2025
► Les vignettes Panini sont un incontournable du football, mais derrière ces célèbres albums se cache une bataille juridique sur les droits d’image des joueurs professionnels, Kenny Brousse revient sur l'affaire opposant Panini aux footballeurs et aux syndicats qui défendent leurs droits. Qui peut exploiter l’image des joueurs ? Quels sont les enjeux juridiques et économiques de cette affaire ?
► Retrouvez cette intervention sur Spotify, Apple, Deezer, et Youtube.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491722