Le Quotidien du 25 février 2025

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Affaires

[Podcast] Une société peut-elle, en dehors de l’AG d’approbation des comptes, distribuer le report à nouveau ?

Réf. : Cass. com.,12 février 2025, n° 23-11.410, FS-B N° Lexbase : A55826UB

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Le 27 Février 2025

► Une société peut-elle distribuer son report à nouveau en dehors de l’assemblée générale d’approbation des comptes ? Cet arrêt fait suite à une décision de la cour d’appel de Paris sur la distribution des réserves hors AG d’approbation des comptes. Ce dernier avait déjà soulevé de nombreuses questions. Cet arrêt de la Cour de cassation risque donc de raviver les débats...

► Retrouvez l'éclairage de Bruno Dondero, Agrégé des Facultés de droit - Professeur à l’École de droit de la Sorbonne sur Deezer, Spotify, Apple Podcasts et Youtube.

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Électoral

[Doctrine] Détournement de fonds publics, inéligibilité, exécution provisoire : au croisement du droit pénal, du droit constitutionnel et… du calendrier électoral

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N1560B38

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par Jean-Pierre Camby, docteur en droit et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Le 24 Février 2025

Mots clés : détournement de fonds publics • inéligibilité • exécution provisoire • assistants parlementaires • malversations

Le 13 novembre 2024, le parquet a décliné devant le tribunal correctionnel de Paris les peines qu’il requiert dans l’affaire des assistants des eurodéputés du Front national (devenu Rassemblement national). Contre Marine L. : cinq ans de prison, dont trois avec sursis, 300 000 euros d'amende et cinq ans d'inéligibilité, avec exécution provisoire ; contre les vingt-six autres prévenus : diverses peines de même acabit ; contre le parti lui-même : une amende de deux millions d'euros. Ces réquisitions, comme d’autres décisions pénales récentes, soulèvent nombre d’interrogations : le délit de détournement de fonds publics est-il constitué ? L’inéligibilité doit-elle être prononcée par le juge ? L’effet immédiat de l’inéligibilité est-il justifié ? Existe-t-il un lien entre les positions du RN et les réquisitions ?


 

De plus en plus d’élus se voient reprocher des délits de détournement de fonds publics du fait de l’usage des moyens matériels et surtout humains mis à leur disposition dans le cadre de l’exercice de leur mandat. L’application de la loi pénale pose de nombreuses questions doctrinales : celle de la frontière entre autonomie du droit pénal et souveraineté parlementaire ; celle de la nature du mandat représentatif ; celle de la nécessaire précision de la loi pénale et des limites constitutionnelles de son extension jurisprudentielle ; celle enfin de l’interférence entre calendrier judiciaire et échéances électorales.  

Les réquisitions rendues, dans l’affaire des assistants des députés européens du RN, à l’encontre de dirigeants de ce parti, ont suscité leur lot de commentaires circonstanciels, mais elles renvoient plus profondément à ces questions.

Aux polémiques politiques inévitables se mêlent des considérations juridiques assénées sur le ton de l’évidence. On entend notamment dire que le parquet n’aurait fait que tirer les conséquences nécessaires de la loi, dont il ne serait ainsi que « la bouche », pour reprendre l’expression à Montesquieu.

Montesquieu ?  Relisons justement le célèbre chapitre XI du livre VI de l’Esprit des lois. Il comporte une mise en garde d’une troublante actualité : « Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative, et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur ». Ce même texte invite la « puissance de juger » à être « pour ainsi dire, invisible et nulle. On n'a point continuellement des juges devant les yeux, et l'on craint la magistrature, et non pas les magistrats ».

Le conflit entre « magistrature » et gouvernants, latent dans tout État de droit, est aujourd’hui illustré de manière inédite par la possibilité que soit évincée de la prochaine course à l’élection présidentielle une candidate qui a une vocation naturelle à y participer et qui représente la principale formation politique du pays. Le Conseil constitutionnel, saisi le 27 décembre 2024 par le Conseil d’État d’une QPC relative à l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité frappant un élu local, sera amené à arbitrer un débat juridique qui, concrètement, conditionne une telle élimination.

Si, avant le jugement de première instance, il est évidemment prématuré d’apprécier la proportionnalité des sanctions qui seront prononcées au regard des faits reprochés, il n’est pas interdit en revanche de s’interroger sur la signification et la portée des sanctions requises. C’est ce qu’on fera ici.

La situation de François Fillon en 2017 montre que, fût-ce en s’en défendant, le parquet peut devenir un acteur majeur d’une campagne présidentielle. Ce fait n’est nullement infirmé par la (théorique) soumission du procureur à l’autorité hiérarchique ministérielle : comment celle-ci pourrait-elle le dédouaner de tout soupçon de velléité interventionniste dans le champ politique [1] ?

Le cas de François Bayrou montre qu’une instance pénale en cours ne fait pas obstacle à une nomination comme Premier ministre, même sur appel du parquet : situation pour le moins baroque. Mais l’enjeu, dans les réquisitions du 13 novembre 2024, est plus considérable du point de vue de la démocratie : le juge apparaît comme susceptible non plus seulement d’interférer dans une campagne [2], mais encore de faire obstacle à une candidature. Comment ? En prononçant une peine d’inéligibilité dont l’effet est immédiatement applicable à cette campagne et déterminant pour ses protagonistes.

Cinq questions doivent être ici examinées : le délit de détournement de fonds publics est-il applicable à l’emploi d’assistants parlementaires ? S’applique-t-il à tous les moyens mis à la disposition de l’élu pour l’exercice de son mandat ?  L’inéligibilité doit-elle être systématiquement prononcée par le juge ? L’effet immédiat de l’inéligibilité est-il justifié ? Existe-t-il un lien entre les positions du RN et les réquisitions ?

I. Le délit de « détournement de fonds publics » est-il applicable à l’emploi d’assistants parlementaires ?

Cette question est à la racine de tout le contentieux lié à l’emploi des assistants parlementaires qui s’est développé depuis 2017.

Sur quel fondement le tribunal correctionnel connaît-il en effet des affaires Fillon, Modem et RN ? Le « détournement de fonds publics ».

Cette qualification avait été retenue par le parquet national financier lors des poursuites visant François Fillon, puis confirmée par les juges du fond. Préparée par une décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 27 juin 2018 [3] à propos de sommes allouées au fonctionnement des groupes parlementaires, elle a été appliquée par elle, le 11 juillet 2018 [4], aux contrats d’assistants parlementaires nationaux.

Elle reste, à nos yeux, fort discutable pour les raisons suivantes.

L’article 432-15 du Code pénal N° Lexbase : L5517LZD, qui définit le détournement de fonds publics, n’est pas conçu pour s’appliquer aux conditions d’emploi d’un assistant parlementaire, car les fonctions d’un parlementaire (national ou européen) sont des fonctions institutionnelles et, pour les parlementaires nationaux, des fonctions de souveraineté. Elles ne sont donc pas (pour reprendre les termes dudit article) celles d’une « personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public [5], d’un comptable public, d’un dépositaire public ou de l’un de ses subordonnés ». Un parlementaire débat, vote, contrôle, enquête, évalue, pose des questions écrites ou orales. Sauf dans de très rares cas (qui découlent de l’exercice de son mandat), un parlementaire ne dispose pas de prérogatives de puissance publique.

Certes, la Cour de cassation a jugé en 2018 que les parlementaires sont « dépositaires de l’autorité publique ». Mais peut-on se satisfaire de cette qualification, comme la Cour de cassation, du seul fait que, dans le cadre du contrôle de l’activité gouvernementale, ils disposent de quelques prérogatives de puissance publique, telles que le pouvoir de visiter les lieux privatifs de liberté (compétence à laquelle on pourrait ajouter le contrôle sur pièces et sur place de l’exécution des dépenses publiques, ce qui n’est possible que dans le cadre budgétaire) ? Ces prérogatives ne sont que l’accessoire du mandat parlementaire. Considérer qu’elles suffisent à faire d’un parlementaire, au sens de l’article 432-15 du Code pénal, un « dépositaire de l’autorité publique », c’est prendre la partie pour le tout ou la conséquence pour la cause. N’est-il pas gênant, au regard du principe de l’interprétation stricte des dispositions répressives, de considérer que l’article 432-15 du Code pénal est applicable à un élu, alors qu’il ne mentionne pas les élus et que ce code, dans sa partie relative aux « manquements au devoir de probité », lorsqu’il veut inclure les élus dans le champ d’une infraction, le dit toujours expressément (par exemple, pour la prise illégale d’intérêts, à l’article 432-12 N° Lexbase : L1290MAZ) ?

Par cette interprétation extensive, la justice, à la suite du parquet financier contre François Fillon, s’est obligée, dans toutes les affaires d’assistants parlementaires, à la même rigueur que dans les cas sanctionnés jusque-là, autrement plus scabreux, de détournement de fonds publics.

Le détournement de fonds publics, au sens où chacun l’entendait jusqu’à l’affaire Fillon, était généralement caractérisé par un enrichissement personnel indu et clairement illégal, en tout cas par des faits significativement plus scélérats que l’emploi, serait-il insuffisant ou inadéquat, d’un assistant parlementaire [6]. Le recrutement et l’affectation d’un assistant parlementaire n’avaient-ils pas toujours été laissés jusque-là à l’appréciation du parlementaire « employeur » ? Les assemblées elles-mêmes contrôlaient-elles le contenu des tâches confiées à l’assistant ?

Le risque est grand de voir ainsi le juge contrôler non seulement la matérialité, mais encore la nature, la qualité et l’adéquation des tâches confiées par l’élu à ses assistants. Or, c’est dans cette voie que l’on se dirige avec la motivation du classement sans suite, par le parquet national financier, le 13 décembre dernier, d’un volet relatif à l’emploi des assistants de François F. Ce dernier ayant remboursé à l’Assemblée nationale le salaire de deux assistants chargés de rédiger un livre politique, le PNF considère que leur emploi a bien été « exclusivement dédié à la rédaction d’un livre de campagne dans le seul intérêt du candidat François F., caractérisant ainsi l’infraction de détournement de fonds publics par le député. Cependant, compte tenu de la durée d’emploi litigieuse de Maël R…(contrat de 2 ans à mi-temps) et de l’incertitude entourant à cette époque les conditions de recours à un assistant parlementaire pour écrire un ouvrage de campagne nationale, il est apparu proportionné de procéder à un classement-régularisation de cette procédure ».

Ainsi, un assistant ne peut participer à l’écriture d’un livre programme d’un élu, futur candidat, alors qu’il pourrait accomplir la même tâche pour un élu qui ne serait pas candidat. Cette vision est pour le moins prétorienne  : l’article L. 52-8 du Code électoral N° Lexbase : L7612LT4 ne prohibe la participation des collaborateurs à la campagne que si elle est directe [7] : « La note préparée par le chef de cabinet du président du conseil général d'Ille-et-Vilaine avait pour but d'organiser une réunion à laquelle avaient été conviés les seuls conseillers généraux de la majorité départementale, …plusieurs agents rétribués par le département ont participé à l'organisation de ladite campagne notamment en …. établissant une stratégie de communication propre à ceux-ci, en assurant le suivi de leur candidature et la coordination des actions à mener et en leur apportant un soutien matériel au service de la conception et de l'impression de leur journal de campagne »). Le juge électoral trace ainsi une frontière entre bénévolat, militantisme et participation active, frontière d’ailleurs assez souplement appréciée par lui [8]. Une participation intellectuelle, qui, hors période de campagne électorale, peut très bien ressortir des tâches habituelles d’un collaborateur, ne devrait pas donner lieu à une caractérisation de détournement de fonds publics,  dès lors que ces tâches  sont inhérentes à l’activité d’un élu. Une incertitude naît de ce que plusieurs décisions admettent l’emploi de l’indemnité de frais de mandat à des fins électorales, alors que, à l’inverse du juge électoral, cette utilisation est ici condamnée par le juge pénal.

En outre, la prohibition liée à la source de financement (don d’une personne morale qui salarie l’intéressé) ne vaut que six mois avant l’élection. Plus de six mois auparavant, l’intéressé n’est pas juridiquement candidat [9]. En sanctionnant toute activité présentant un lien avec une campagne électorale, le juge pénal prendrait la place du juge électoral, qui ne sanctionne que la participation active à la campagne.  

En tout état de cause, c’est en vertu d’une construction jurisprudentielle – et non par la volonté claire du législateur – que, depuis 2017, l’emploi d’assistants parlementaires est poursuivi et puni au titre du détournement de fonds publics.

Le coup est parti, dira-t-on, mais, de grâce, qu’on n’affirme pas que c’est le législateur qui a voulu appliquer l’article 432-15 à l’emploi d’assistants parlementaires. Il est tout simplement inexact de présenter ce fondement des poursuites et des condamnations comme découlant directement de la loi.

II. Le délit de détournement de fonds publics ne risque-t-il pas désormais d’être étendu à tous les aspects matériels de l’exercice du mandat électif ?

Jean Christophe C. a été condamné en première instance, le 4 septembre dernier, a huit mois de prison avec sursis, 60 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité pour usage personnel des frais de mandats parlementaires. Une procédure similaire est en cours contre Bernard P., ancien député du Rhône. Apparemment, l’un des motifs serait un mauvais usage de son indemnité représentative de frais de mandat  (IRFM) [10], qui est peut être également en cause dans le cas précédent. Or le régime applicable à cette indemnité (forfaitaire entre 1993 et la loi du 15 septembre 2017, qui y a mis fin) reposait, au nom de la liberté du mandat, sur l’absence de contrôle de l’usage des fonds versés (article 81-1 du CGI alors applicable).

On peut être choqué par ce régime antérieur de libre disponibilité, auquel n’était pas étrangère la volonté d’éviter des contrôles fiscaux ou judiciaires. Faut-il pour autant instituer, au travers du contrôle pointilleux du bon emploi de l’IRFM, un contrôle de l’activité des élus elle-même ?

Ce risque est fort aujourd’hui, car nombre d’adversaires politiques des candidats ou de simples électeurs (sans parler d’associations comme Anticor, qui se sont fait une spécialité de dénoncer l’improbité en politique) voient des abus d’emploi de l’indemnité là où il n’y en a pas et militent pour un contrôle inquisitorial de cet emploi. En témoignent les péripéties contentieuses liées au non-renouvellement de l’agrément d’Anticor pour se constituer partie civile [11].

Le juge pénal excèderait sa compétence s’il contrôlait de trop près l’usage de cette indemnité. À vrai dire, il ne devrait le contrôler que pour faire respecter la prohibition, en période de campagne électorale, de l’utilisation de l’indemnité dans le cadre de cette campagne, prohibition édictée pour la première fois par une loi du 11 octobre 2013.

Un contrôle déontologique a été mis en place depuis 2017. Faut-il en plus que le juge pénal distingue dans le détail le permis du prohibé, pour la même source de financement ? Il en résulterait une régression de la liberté d’exercice du mandat.

III. L’inéligibilité doit-elle être prononcée par le juge ?

L’inéligibilité, quant à elle, résulte bien de l’application de la loi.

L’article L. 131-26-2 du Code pénal N° Lexbase : L8084MAN [12] prévoit en effet que la peine complémentaire d’inéligibilité est « obligatoirement prononcée » pour toute une série de délits, au nombre desquels figurent le détournement de fonds publics et son recel. Toutefois, sous l’apparence d’une peine automatique, le droit pénal, revu et corrigé par la jurisprudence constitutionnelle, ne force pas la main du juge.

Premier obstacle à l’automaticité : comme le rappelle Jacques-Henri Robert au Club des juristes, « les faits de détournement reprochés à Mme L. se sont produits entre 2004 et 2016 sans autre précision. Or, la peine d’inéligibilité attachée à ce délit n’est devenue obligatoire qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 qui a modifié à cet effet l’article 432-17 du Code pénal. Cette aggravation de la peine ne pourrait être appliquée à la prévenue que si le tribunal relevait expressément un acte de détournement commis après le 10 décembre 2016 ».

Par ailleurs, même pour les faits postérieurs au 10 décembre 2016, l’automaticité n’en est pas une, puisque le III de l’article L. 131-26-2 du Code pénal offre au juge la faculté de s’en affranchir : « Toutefois, la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer la peine prévue par le présent article, en considération des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ».

Une telle souplesse est constitutionnellement requise du législateur lorsque celui-ci institue une peine obligatoire ou incompressible. Ayant jugé inconstitutionnelle une peine d’inéligibilité automatique « sèche » (Cons. const., décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 N° Lexbase : A8775ACY) [13], le Conseil constitutionnel a imposé au législateur, s’il voulait instaurer des « peines automatiques », de prévoir une possibilité d’écarter de telles peines en fonction des circonstances de l’espèce et de la personnalité de l’auteur de l’infraction. Il relève par exemple récemment, à propos de la peine d’interdiction de stade, que « la juridiction compétente peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer cette peine, en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur. Dans ces conditions, le juge n’est pas privé du pouvoir d’individualiser la peine » [14]. Cet exemple n’est pas isolé.

La constitutionnalité d’une peine automatique est donc subordonnée à la possibilité, pour le juge pénal, de l’écarter « compte tenu de la personnalité de l’auteur et des circonstances de l’infraction ». Autrement dit, une peine automatique n’est constitutionnelle que …. si elle n’est pas complètement automatique selon les textes .

Mais cette garantie est faible, pour ne pas dire inexistante, dans les jugements visant des personnalités politiques. L’application concrète de la motivation spéciale écartant la peine automatique d’inéligibilité est en effet très malaisée s’agissant d’élus dont on attend une particulière exemplarité. Au regard de la place médiatique et politique qu’occupent ces affaires, le juge répugnera à en faire bénéficier les hommes politiques. Comment d’ailleurs « spécialement motiver » le fait d’écarter telle personnalité et non telle autre ? Si fondée qu’elle soit au regard du principe d’intentionnalité des délits, la relaxe de François Bayrou, dans l’affaire des eurodéputés du Modem, n’a-t-elle pas suscité la controverse ? Significatif est à cet égard l’appel que le parquet a formé contre cette relaxe.  

En toute hypothèse, l’opinion publique comprendrait mal que la peine d’inéligibilité soit ici appliquée et là écartée, fût-ce par une motivation spéciale. Elle y verrait non le souci d’individualisation de la peine, mais le signe d’une faveur partisane.

La logique enclenchée en 2018 paraît donc irréversible, dans sa sévérité comme dans sa rigidité. Le caractère de facto automatique de l’inéligibilité paraît découler d’une exigence d’exemplarité commune à l’opinion publique et au juge.

En pratique, la faculté donnée au juge pénal d’écarter la peine automatique d’inéligibilité ne pourra donc pas jouer en fonction de l’importance des fonctions exercées ou ayant été exercées, fussent-elles celles de Premier ministre. Dans l’affaire des assistants des eurodéputés du Modem, le parquet n’a-t-il pas estimé, dans un communiqué du 8 février 2024, que « les faits caractérisent les infractions reprochées et que les preuves de ces délits sont réunies contre tous les prévenus » ? L’importance des fonctions exercées ou ayant été exercées, les campagnes électorales en cours ou à venir, ne sont pas, en pratique, des circonstances susceptibles d’écarter l’inéligibilité. Elles semblent au contraire inciter le juge, au nom de l’exigence d’exemplarité des dirigeants, à la célérité et à la sévérité. Et ce, alors même que la lettre de la loi ne les y oblige nullement.

IV. L’effet immédiat de l’inéligibilité est-il justifié ?

C’est sur ce point que les réquisitions du 13 novembre 2024 suscitent la plus profonde perplexité, alors surtout que rien, dans la loi, n’impose ou ne suggère pareille sévérité.

Que serait le droit du prévenu à faire appel et à se pourvoir en cassation contre une condamnation prononcée contre lui, si cette condamnation pouvait être exécutée, avec toutes ses conséquences irréversibles, alors qu'elle n'est pas définitive et peut être écartée en appel ou en cassation ? Aussi le caractère immédiatement exécutoire d'une condamnation de première instance doit-il être motivé. Il ne peut être justifié que par des circonstances particulières : risque de récidive, atteinte à l'ordre public.

C’est ce qu’a jugé la Cour de cassation pour estimer inutile la transmission au Conseil constitutionnel de questions prioritaires de constitutionnalité mettant en cause les dispositions de l’article 471 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3008LUX (4ème alinéa) (issu de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 N° Lexbase : L6740LPC) permettant l’exécution provisoire de peines privatives de droits civiques  Comme l’indique Jacques-Henri Robert, « la Chambre criminelle de la Cour de cassation a été saisie de deux questions prioritaires de constitutionnalité contre cet article et a refusé de les renvoyer au Conseil constitutionnel,  mais on peut lire dans ses arrêts l’énoncé des seuls motifs qui justifient l’exécution provisoire :  la faculté pour la juridiction d’ordonner l’exécution provisoire répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive » [15].  Si les réquisitions du 13 novembre 2024 étaient suivies par le tribunal, nous irions au-delà de ce qu’autorise cette motivation.  

Une autre question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et cette fois renvoyée au Conseil constitutionnel, expose JH Robert dans le même article. Quoiqu’elle ne concerne pas directement l’article 471 du Code de procédure pénale et que le Conseil ait rejeté la question prioritaire de constitutionnalité, la réponse que ce dernier a faite peut inspirer l’interprétation de cet article :  « L’exécution provisoire d’une mesure de restitution ne peut être ordonnée par le juge pénal qu’à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne prévenue peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation…Il revient au juge d’apprécier si le prononcé de l’exécution provisoire de la mesure de restitution est nécessaire au regard des circonstances de l’espèce » (Cons. const., décision n° 2024-1099 QPC du 10 juillet 2024 N° Lexbase : A23045PZ.

Tel est l’état du droit. Il sera revisité par la QPC renvoyée par le Conseil d’État le 27 décembre 2024. Celle-ci pose moins, comme c’est le cas pour les peines automatiques, la question de l’individualisation de la peine, que, de manière plus directe, celle du sens et de la portée de la peine.  Ce sont eux qui sont en cause à travers l’exécution provisoire. Cette question est plus ouverte en contentieux constitutionnel que celle de la prohibition des peines automatiques. Elle ouvre le champ à une plus large appréciation du juge constitutionnel. Ce dernier doit apprécier la nature de la sanction, sa portée pratique, sa proportionnalité au regard des faits de l’espèce. Le renvoi de la QPC correspond bien ici au caractère en définitive assez concret du contrôle a posteriori.   

L’état du droit devra être d’autant plus réexaminé par le Conseil constitutionnel que  la tendance du juge pénal à prononcer l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité, lorsque sont en cause des personnalités politiques, s’affirme d’année en année, au point de devenir une sorte de réflexe. C’est ce qu’illustre la décision du tribunal correctionnel de Paris du 11 décembre 2024 condamnant Philippe C., maire de Caluire et Cuire et élu à la métropole de Lyon, à cinq ans d’inéligibilité, avec exécution provisoire, pour l’emploi jugé fictif de son épouse comme assistante parlementaire. On est surpris, là encore, par la rigueur de la sentence, alors surtout que l’inéligibilité immédiate s’ajoute à une peine d’amende déjà sévère, que le tribunal a poussé fort loin son appréciation de la réalité des tâches de l’assistante et qu’il a été au-delà des réquisitions du parquet.  

Le principe du caractère exceptionnel de l'exécution provisoire d’une peine privative de droits (comme l’inéligibilité)  ne devra-t-il pas être particulièrement respecté dans un contexte comme celui de l’affaire des assistants européens du RN, eu égard aux effets (plus importants encore que dans l’affaire précédente) de l’immédiateté de l'inéligibilité, non seulement sur Marine Le Pen, mais encore sur le déroulement du calendrier électoral et, plus généralement, sur la vie démocratique du pays ?

L’exécution provisoire soulève en effet trois graves questions en l’espèce : sa nécessité, l’atteinte qu’elle porte au droit au recours et ses incidences sur la vie politique nationale.

En premier lieu, les motifs pour lesquels le juge prononce habituellement une sanction immédiatement applicable (par exemple une peine d’emprisonnement), en dépit du caractère suspensif de l’appel, ne sont pas ici réunies. Éviter une pression sur des collaborateurs de la justice ou des témoins ? Éviter la fuite du prévenu ? Prévenir une récidive ou des troubles à l’ordre public ? Éviter que ne perdure une situation contraire à la probité ? De tels risques n’existent pas en l’espèce.

En toute hypothèse, en l'absence de condamnation définitive à la date d’examen d’une demande de déchéance du mandat, Mme L. poursuivra son mandat parlementaire jusqu’à un jugement définitif [16], ce qui relativise l’exemplarité de la peine. Mais, si les réquisitions sont suivies, elle ne pourra paradoxalement se présenter à la prochaine élection présidentielle. Même si l’appel ou la cassation infirmaient l’effet immédiat de l’inéligibilité, celui-ci troublerait irrémédiablement la préparation de la prochaine campagne. L’appel et la cassation seraient privés d’effet utile.

Rappelons que, dans l’affaire, très voisine, des assistants des eurodéputés du Modem, aucune peine d’inéligibilité immédiatement exécutoire n’a été requise, ni prononcée, en première instance [17].

Quant aux précédents d’inéligibilité prononcés contre des élus locaux avec effet immédiat, ils devraient plutôt inciter le tribunal correctionnel à la retenue. Ainsi, dans une affaire intéressant le maire de Montauban, l’effet immédiat de la sentence prononcée en première instance avait conduit Mme B. à devoir suspendre immédiatement son mandat de maire. Or, en appel, le jugement de première instance fut infirmé [18]. Les dommages, même transitoires, n’étaient pas pour autant réparés.

Dans ce contexte, deux décisions de nos cours suprêmes, statuant toutes deux sur des QPC soulevées à propos de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité infligée en première instance à un élu local, pourraient inciter à la circonspection, y compris dans l’affaire ici commentée.

En premier lieu, la Cour de cassation vient de rejeter une demande de QPC formulée par l'ancien maire de Toulon, Hubert F. [19] aux motifs que « la faculté pour la juridiction d'ordonner l'exécution provisoire d'une peine d'inéligibilité répond à l'objectif d'intérêt général visant à favoriser, en cas de recours, l'exécution de la peine et à prévenir la récidive et qu'(...) une telle condamnation peut faire l'objet, selon le cas, d'un recours devant la cour d'appel ou la Cour de cassation » [20]. Si la Cour, s’appuyant sur le précédent que constitue la décision QPC du 10 juillet 2024, rejette ici la transmission de la QPC « faute de moyens sérieux », elle n’en souligne pas moins que l’exécution provisoire doit avoir pour finalité la prévention de la récidive. Cette condition n’est pas satisfaite dans le cas de Marine L., car, comme l’indique Benjamin Morel [21] « on peut juger peu probable qu’entre le jugement de première instance et l’appel, elle décide de mettre en place un système de financement occulte du parti sur les fonds du Parlement européen ». Elle n'est pas non plus pertinente s'agissant de Philippe Cochet ou plus généralement des affaires relatives aux assistants parlementaires ou à l'usage de l'IRFM (indemnité forfaitaire qui n'existe plus). Elle ne pourrait être justifiée dans ce type d'affaires que par la volonté d'éviter que la poursuite du mandat permette d'exercer des pressions sur des témoins des assistants salariés ou des plaignants. Mais, à ce stade de l'instruction, celles-ci sont très improbables, vouées à l'échec et se retourneraient immanquablement contre leur auteur.  

Pour sa part, par une décision n° 498271 du 27 décembre 2024 à laquelle nous avons fait déjà référence, le Conseil d’État a estimé sérieux le moyen tiré de ce que seraient contraires au droit d’éligibilité, lorsqu’il en est fait application à la suite d’une condamnation pénale déclarée exécutoire par provision sur le fondement de l’article 471 du Code de procédure pénale, les dispositions combinées des articles L. 230 (1°) N° Lexbase : L0449IZN et L. 236 N° Lexbase : L2591AA9 du Code électoral.  « Si le législateur est compétent, en vertu du septième alinéa de l'article 34 de la Constitution, pour fixer les conditions d'exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales », juge le Conseil d’Etat, « il ne saurait priver un citoyen du droit d'éligibilité dont il jouit en vertu de ces dispositions que dans la mesure nécessaire au respect du principe d'égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l'électeur ».

 La QPC ainsi transmise au Conseil constitutionnel par le Conseil d’Etat était présentée par un élu mahorais que le tribunal correctionnel de Mamoudzou avait condamné en juin 2024 à une peine complémentaire d’inéligibilité de quatre ans, assortie de l’exécution provisoire, et que le préfet de Mayotte avait en conséquence  immédiatement déclaré démissionnaire d’office de ses mandats locaux [22].

Le Conseil constitutionnel aura donc l’occasion, avant que le tribunal correctionnel se prononce sur l’affaire des assistants des eurodéputés du RN, de dire le droit sur les conditions du prononcé et/ou de la mise en application de l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité.

V. Enfin, comment ne pas s’interroger sur les liens existant entre la posture politique du RN et les réquisitions ?

Un lien peut être supputé dans les deux sens.

Tout d’abord, la sévérité des réquisitions ne peut-elle avoir incité le RN à la radicalité lors du vote de la motion de censure du 4 décembre 2024 ? N’a-t-elle pu le pousser à tenter le tout pour le tout en spéculant sur le calendrier électoral et l’éventualité d’un scrutin présidentiel anticipé ?

Réciproquement, les réquisitions sont-elles exemptes de considérations politiques et, plus précisément, calendaires ?

Dans cette affaire comme dans d’autres, la propension de certains magistrats, notamment du côté du ministère public, à incarner la vertu à l’encontre d’un pouvoir politique tenu pour congénitalement suspect d’improbité présente un risque élevé pour la démocratie, comme pour l’image de la justice : celui de faire apparaître le  juge, aux yeux des citoyens, moins comme Hercule nettoyant les écuries d’Augias que dans le rôle de l’apprenti sorcier du film « Fantasia », désorientant, par un usage étourdi de sa puissance, une société qui n’est déjà que trop portée à douter de son Etat et de la démocratie.

L’exécution provisoire de l’inéligibilité pour cinq ans, qui ne s’impose ni par la prévention de la récidive, ni par la sauvegarde de l’ordre public, ni par le risque de pression aurait des conséquences excessives sur les échéances démocratiques à venir. Les électeurs du RN ne retiendraient d’une telle sentence qu’une intention judiciaire, inspirée par des motifs idéologiques, d’évincer Marine L. des prochaines échéances électorales. Ils relieraient une telle intention à une volonté d’ostracisation de leur candidate . Le fossé se creuserait encore entre l’establishment et cette population de onze millions de personnes éprouvant un sentiment de relégation et de déclassement, qui forme le substrat de l’électorat du RN. Son impression de victimisation s’en trouverait accrue.

L’inéligibilité immédiate, pour une durée allant au-delà du prochain scrutin présidentiel, ne serait donc pas seulement juridiquement discutable. Elle serait perçue comme une mise à mort politique arbitraire, prononcée dans le dos de l’électeur. Or, n’est-ce pas à l’électeur et à lui seul de dire qui est digne de ses suffrages ?


[1] Commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, audition de Mme Houlette ou Dalloz actualités, 19 novembre 2024.

[2] De façon surprenante, le juge est à cet égard moins contraint que le législateur. En effet, le Code électoral (Livre VIII, titre 1) postule la « stabilité du droit dans l’année qui précède un scrutin » qui implique que le régime électoral ne soit pas alors modifié (art L. 567-1 A N° Lexbase : L7587LT8), quand bien même il ne s’agit pas là d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République (Cons. const., décision n° 2008-563 DC du 21 février 2008 N° Lexbase : A0153D7S). De cette manière le législateur ne peut intervenir au cours d’une campagne. En revanche , l’intervention du juge pénal en cours de campagne n’ est pas limitée si ce n’est pas l’article L. 110 du même code N° Lexbase : L2832AA7 pour un champ très limité puisqu’il ne vise que les candidats  déclarés (P. Jan, Temps judiciaire , électoral et principes constitutionnels , Petites affiches, 2017 n° 124 p. 5 ; Rambaud, La trêve judiciaire est une règle écrite, AJDA, 2017 489).

[3]  Cass. crim., 27 juin 2018, n° 18-80.069, FS-P+B N° Lexbase : A5563XUL, AJDA, 2018. 1364, note D. Connil, D. 2018. 1795, AJDA, 2018. 1364, D. 2018. 1795, P. Petitprez, JCP, 2018, no 29, 828, obs. J.-M. Brigant, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, S. Mirabail et E. Tricoire, AJ pénal 2018. 465, note P. de Combles de Nayves, AJCT, 2018. 582, AJ pénal, 2018. 465, obs. J. Lasserre Capdeville, RTD com., 2018. 1053, obs. L. Saenko ; G. Beaussonie et H. Rassafi-Guibal, De la possibilité de la répression des malversations commises par les parlementaires. Cette mission d’intérêt général ne coïncide d’ailleurs pas avec celle qui détermine les conflits d’intérêts (décret no 2014-90 du 31 janvier 2014 N° Lexbase : L3587IZU, art. 7).

[4] Cass. crim., 11 juillet 2018, n° 18-80.264 N° Lexbase : A7879XZT. Mais en quoi le fait d’être esthéticienne disqualifie-t-il une personne d’une mission d’assistanat politique ?

[5] Cette qualification permet également de retenir l’outrage à l’encontre de parlementaires comme personne chargée d’une mission de service public au sens de l’article 433-5 du Code pénal N° Lexbase : L9090MLA (v. M. Abkari M., Outrage : un parlementaire est-il une personne chargée d’une mission de service public ?, Village de la justice, 21 décembre 2022).

[6] Si le contrat est de droit privé et relève, pour les questions de licenciement ou de droit du travail, de la compétence  des juridictions judiciaires (Molfessis, Le Monde, 14 févr. 2017), sa seule source est bien l'exercice du mandat (Avril et Gicquel, le Figaro, 9 février 2017). Sur la séparation des pouvoirs, voir les débats doctrinaux : P. Avril, Réflexions sur l'indépendance du parquet, LPA, 23 février 2017, p. 4, Hégémonie culturelle de l'État de droit, Mél. Portelli, Dalloz, 2019, 7 ; Massot, LPA, 16 mars 2017 ;  M. Caron et M.-F. Clergeau, Regards croisés sur le financement des collaborateurs parlementaires au sein de l'UE, Gestion et fin. publ., sept. 2018, no 5-2018, p. 106 ; Massot, LPA, 16 mars 2017, Tellier Cayrol, À propos d'une prétendue atteinte à la séparation des pouvoirs : retour sur l'affaire Fillon, Lettre juridique no 709, août 2017. Solbreux et Verdussen, Le statut pénal des parlementaires, Courrier hebdomadaire du CRISP 2019/31-32 (n° 2436-2437) et  nos obs., Les juges et l’exercice des mandats politiques, Lexbase Public 2024 N° Lexbase : N9786BZH.

[7] CE, 8 novembre 1999, 201966 N° Lexbase : A0305AI7.

[8] Cons. const., décision n° 2017- 5263/5264 SEN du 6 avril 2018 N° Lexbase : A1250XKI.

[9] Voir note 2 sur l’application de l’article L. 110 du Code électoral.

[10] A. Baudu, L'IRFM des députés et des sénateurs : manne financière scandaleuse ou indemnité parlementaire justifiée ?, RFFP, 2013, no 123, p. 16.

[11] TA Paris, 2 avril 2021, n° 2111821 ; CAA Paris, 16 novembre 2023, n° 23PA03811 N° Lexbase : A72251ZM; TA Paris, 9 août 2024, n° 2420360 N° Lexbase : A01475WD ; CE, 6 novembre 2024 n° 490435 N° Lexbase : A11416EY. On a été jusqu’à exiger l’accès aux relevés bancaires correspondants à l’emploi de l’indemnité (demande heureusement rejetée par la CADA, 21 septembre 2017, avis n° 20173370 N° Lexbase : X6321CHL.

[12] Article 19 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique N° Lexbase : L6482LBP, dite "loi Sapin 2", reprise par la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017, pour la confiance dans la vie politique N° Lexbase : L7246LGH).

[13] Cette impossibilité de prévoir une peine automatique a justifié l’inconstitutionnalité de l’article L 7 du Code électoral qui prévoyait la radiation de la liste électorale et l’inéligibilité des personnes condamnées notamment pour détournement de fonds publics : Cons. const., décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010 N° Lexbase : A8020EYP, Lavril,  D 2010, 1560, Ghevonthian, Constitutions, 2010454, Maligner, AJDA, 2010,1831, Bouloc, RDT. Com. 2010 815. 

[14] Cons. const., décision n° 2023-850 DC du 17 mai 2023 N° Lexbase : A69879UC.

[15] Cass. crim. 4 avril 2018, n° 17-84.577 N° Lexbase : A4473XKU ; Cass. crim. 21 septembre 2022, n° 22-82.377 N° Lexbase : A94018LR.

[16] V. en dernier lieu : Cons. const., décision  n° 2022-27 D du 16 juin 2022 N° Lexbase : A500677K et toutes les précédentes décisions.  La poursuite du mandat parlementaire jusqu’à la condamnation définitive, nonobstant le prononcé de l’inéligibilité provisoire, a justement été soulignée (Éric Landot, blog du 15 novembre 2024).

[17] En février 2024, François Bayrou a été relaxé, tandis que Michel M., Jean-Luc B., Janelly F., Bernard L., Anne L., Alexandre N. et Jean-Jacques J. ont été condamnés à des peines de prison avec sursis, à des amendes et à des peines d’inéligibilité non assorties de l'exécution provisoire. 

[18] CA Toulouse, 14 janvier 2022, n° 21/00343. Cette décision est commentée aux Petites affiches (30 avril 2022).

[19] Le 14 mai 2024, Hubert F. a été condamné par la cour d’appel d’Aix en Provence à cinq ans d’inéligibilité, 18 mois de prison avec sursis et 30 000 euros d’amende pour recel de détournement de fonds publics. Lui sont reprochés des frais de repas, de service et de pressing supportés par le département, lequel ne s’est pas porté partie civile, contrairement à l’Assemblée dans l’affaire Fillon. Le pourvoi en cassation a donné lieu à cette demande de QPC rejetée par la Cour de cassation.

[20] Cass. crim., 18 décembre 2024 n° 24-83.556 N° Lexbase : A08516P9.

[21] Figarovox, 5 janvier 2024.

[22] En application  du Code électoral, tel qu’interprété jusque-là par le Conseil d’État, v. par exemple CE, 15 avril 1996, n° 162512 N° Lexbase : A8721ANC; CE, 3 octobre 2018, n° 419049 N° Lexbase : A6601X8Y ; CE, 31 décembre 2018, n° 317986 N° Lexbase : A1499ECI sur l'absence d'effet d'une demande de relèvement.

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Harcèlement

[Questions à...] Affaire « France Télécom » et harcèlement moral institutionnel - Questions à Jean-Emmanuel Ray, Professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Réf. : Cass. crim., 21 janvier 2025, n° 22-87.145, FS-B+R N° Lexbase : A19746RK

Lecture: 17 min

N1735B3N

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par Jean-Emmanuel Ray, Professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Le 05 Mars 2025

Mots-clés : harcèlement moral institutionnel • notion • sanction • politique d’entreprise • ressources humaines

L’arrêt « France Télécom », rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 21 janvier 2025, est aussi important que créatif, avec son nouveau concept de « harcèlement moral institutionnel ».

Sa portée est tout à fait considérable en droit du travail et gestion des ressources humaines, même si les premiers effets remontent au jugement du tribunal correctionnel de Paris du 20 décembre 2019, avec la condamnation à des peines de prison ferme des plus hauts dirigeants d’une entreprise de 110 000 salariés ayant mis en œuvre de très rudes méthodes pour effectuer une vaste restructuration. Grand effroi côté entreprises, avec de nombreux effets légaux et conventionnels.

Jean-Emmanuel Ray, Professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à Sciences Po, apporte son éclairage sur cette décision.


Lexbase Social : En quoi l’arrêt « France Telecom », rendu par la Chambre criminelle le 21 janvier dernier, constitue-t-il une évolution importante du droit français ?

J.-E. Ray : La présente décision a un impact non seulement en droit du travail mais également en droit pénal, avec d’importantes conséquences en termes de ressources humaines, et pas seulement en cas de PSE, en nos temps de double Révolution à évolution lente, mais profonde :

  • la première, numérique, avec en particulier l’irruption de l’intelligence artificielle, susceptible de profondément modifier des millions de postes. ;
  • la seconde, énergétique, avec beaucoup moins d’emplois verts que d’emplois verdissants, chaque salarié concerné devant acquérir de nouvelles compétences.

Or, tout praticien sait les difficultés de tous ordres rencontrées lorsqu’il s’agit d’assurer l’employabilité de nombre de collaborateurs dépassés, dans notre société vieillissante.

Mais l’essentiel des effets pratiques de « l’Affaire France Télécom » sont intervenus bien avant cet arrêt : la « Grande Peur » patronale a commencé dès les poursuites pénales de 2009, initiées par le syndicat « Sud-PTT », mais surtout après les peines de prison ferme et les millions d’euros de dommages-intérêts devant être versés aux 118 parties civiles décidés par le tribunal correctionnel de Paris le 20 décembre 2019.

Rappelons cependant que le contexte était tout à fait spécifique : privatisée en 2004, France Télécom était au bord du gouffre en 2006. Le plan de réduction d’effectifs visait 20 000 agents, et le plan de mobilité interne 10 000… et le tout sans licenciement économique possible, car l’essentiel des personnes visées étaient fonctionnaires. Équation impossible ayant conduit aux graves dérives ici sanctionnées [1]. Ce que ne pouvaient ignorer les ministres de tutelle...

Prouvant que la fortune sourit aux avocats audacieux (pari très risqué de la voie pénale, et visant exclusivement les dirigeants), cet arrêt clôt judiciairement des centaines de descentes aux enfers remontant à presque 20 ans. Mais il laisse le lecteur partagé, entre règles morales et principes du droit pénal.

Responsabiliser les dirigeants sur les méthodes ensuite employées, en application de leur décision de réduction des effectifs, quoi qu’il en coûte sur le plan humain, paraît plus que légitime. Et ne déplaira ni aux services RH, ni aux autres cadres de proximité, mis sous haute pression pour s'éxécuter. Et donc menacés, à leur niveau, de harcèlement managérial.

Mais comme l’a montré l’attitude des deux plus hauts dirigeants lors du premier procès devant le tribunal correctionnel à l’été 2019, ils avaient le sentiment d’avoir fait ce qu’ils devaient faire pour sauver une entreprise de 110 000 personnes au bord du dépôt de bilan. La critique est facile, et l’art difficile…

Pour de nombreux dirigeants ainsi, économiquement sûrs de leur bon droit (« Qui veut la fin, veut les moyens »), il était donc impensable que le PDG et son numéro deux répondent en correctionnelle d’une très rude mise en oeuvre d'une indispensable politique de réduction des effectifs. Face à des familles et des salariés bouleversés, ont donc seuls répondu les chiffres des réalités économiques, les méthodes employées important peu. L’exceptionnelle montée en puissance légale et jurisprudentielle de la santé des salariés jusqu’à cette acmé que constitue l’arrêt du 21 janvier 2025 n’est pas étrangère à la folie financière des années 1995-2008.

Mais la Chambre criminelle prend bien soin de rester dans la ligne de l’arrêt « SAT » de l’Assemblée plénière du 8 décembre 2000 [2], protecteur de la liberté d’entreprendre. S’agissant d’une restructuration, « il n'appartenait pas au juge de contrôler le choix effectué par l'employeur entre les solutions possibles ». Elle reprend donc les termes de la cour d’appel : « il n’est reproché aux prévenus ni les modalités de la réorganisation, le nombre de sites à fermer, les salariés à muter ou à reconvertir, ni encore le nombre de départs ou d'embauches à réaliser pour améliorer la compétitivité de la société, mais la méthode utilisée pour y parvenir, qui a excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d'entreprise ». Rappelant in fine « qu’indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques qui relèvent des seuls organes décisionnels de la société, constituent des agissements entrant dans les prévisions de l'article 222-33-2 du Code pénal […] ».

À l’instar des discussions sans fin sur la notion « d’abus » en droit, le problème reste les limites de ce fameux « pouvoir normal de direction ». Il n’est pas certain que nos juges aient toujours conscience du western qu’est devenue aujourd’hui la vie de nombre d’entreprises. Mais en l’espèce, il n’était guère contestable que les multiples et croissantes pressions exercées pour que des fonctionnaires (âgés, donc coûteux) choisissent de partir étaient notoirement fautives, car appartenant au noyau dur du harcèlement : celui ayant pour but de dégrader les conditions de travail, et pas seulement pour effet. Or, comme le note le communiqué de la Chambre criminelle : « La caractérisation de l'infraction n'exige pas, lorsque les agissements reprochés ont pour objet la dégradation des conditions de travail, qu'ils concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec leur auteur, ni que les salariés victimes soient individuellement désignés. En revanche, lorsque de tels agissements ont pour effet une dégradation des conditions de travail, la caractérisation de l'infraction de harcèlement moral suppose que soient précisément identifiées les victimes de tels agissements ». Ce qui n’est pas sans incidence sur les constitutions de partie civile.

Lexbase Social : D’après cet arrêt, comment se caractérise le harcèlement moral institutionnel ? Quelle est la particularité de cette notion ?

J.-E. Ray : Existent désormais trois harcèlements moraux au travail : institutionnel, managérial, et interpersonnel classique. 

  • Visant par définition les dirigeants de l’entreprise, le harcèlement moral institutionnel a été créé par l’arrêt de la Chambre criminelle du 21 janvier 2025.  « Entrent dans les prévisions de l’article 222-33-2 du Code pénal N° Lexbase : L9324I3Q et peuvent caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel». « Institutionnel » : comme son adjectif l’indique, c’est au plus haut niveau de l'institution qu’a été décidée cette « politique d’entreprise », visant « à  déstabiliser les salariés et agents ; à créer un climat professionnel anxiogène, en recourant notamment à des réorganisations multiples et désordonnées ; des incitations répétées au départ ; des mobilités géographiques et/ou fonctionnelles forcées ; la surcharge de travail, la pression des résultats ou à l’inverse l'absence de travail ; un contrôle excessif et intrusif ; l'attribution de missions dévalorisantes ; l’absence d'accompagnement et de soutien adaptés des ressources humaines ; des formations insuffisantes voire inexistantes ;  l'isolement des personnels, des manoeuvres d'intimidation, voire des menaces ; des diminutions de rémunération ». Les plus hauts décisionnaires sont donc les auteurs de cette politique, la Chambre criminelle prenant soin, face à ce type de harcèlement moral par définition collectif, de ne pas créer de responsabilité collective (inconstitutionnelle) mais une responsabilité pénale partagée. Les hauts directeurs des ressources humaines étant, pour leur part, condamnés pour complicité.

Cette notion de « harcèlement moral institutionnel » est créative : elle élargit une définition légale déjà un peu gazeuse, mais non censurée par le Conseil constitutionnel : « propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, ou de compromettre son avenir professionnel ». Le communiqué de la Chambre criminelle énonce d’ailleurs pudiquement que : « le Code pénal incrimine le  harcèlement moral au travail, sans faire de mention spécifique et littérale à sa possible dimension « institutionnelle » ». Quant à aller chercher l'intention du législateur, dans un avis du comité économique, social et environnemental, ou celui de la commission consultative des droits de l’homme, pour énoncer ensuite que « le terme « autrui » peut désigner, en l'absence de toute autre précision, un collectif de salariés non individuellement identifiés ». On peut ne pas être convaincu qu’en écrivant « autrui », le législateur de 2002 pensait à une communauté de travail de 110 000 salariés…Mais il est légitime de sanctionner les véritables décideurs à l’origine de cette politique systémique, déclinée ensuite par l’ensemble de la chaîne hiérarchique : le harcèlement moral est une maladie hiérarchiquement contagieuse. Comme l’indiquait la cour d’appel : « le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime ». Remonter à la source, oui. Problème juridique : du « ruissellement » à l’imputabilité…

  • Le harcèlement managérial a lui été créé par la Chambre sociale le 10 novembre 2009 [3] :  dans une affaire caricaturale (« pression continuelle, reproches incessants, ordres et contrordres dans l’intention de diviser l’équipe, absence de dialogue caractérisée par une communication par l’intermédiaire d’un tableau Excel»), « peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Hypothèse la plus banale : celle d’un cadre toxique adoptant des méthodes brutales de management à l’égard de l’ensemble de son service, et dont se plaint un salarié en particulier.
  • Le harcèlement classique, interpersonnel. Comme le montre l’actualité, aucun acteur - a fortiori du social - n’est à l’abri de poursuites : qu’il s’agisse de l’économie sociale et solidaire ou d’associations où l’affect est important et le surinvestissement naturel car « c’est pour la bonne cause », mais aussi de cabinets d’expertise, voire de syndicats ou de CSE employeur [4]. Sans parler des trois fonctions publiques où les démissions sont rares et les mobilités compliquées : le juge administratif est saisi plus souvent qu’à son tour.

Mais quand existent des rapports de subordination, et plus généralement des rapports de pouvoir….

Rappelons enfin qu’il n'est pas seulement descendant. Ainsi, la Chambre criminelle condamnait, le 6 décembre 2011 [5], un collaborateur ayant harcelé son supérieur hiérarchique s’étant finalement suicidé et, le 17 mars 2015, un délégué syndical en raison « de ses comportements répétés, systématiques et inadaptés par rapport à l’exercice normal et loyal de l’action syndicale, à l’évidence volontaires avec pour but d’intimider, déstabiliser et atteindre la personne même des cadres constituant la direction de l’établissement et, par là même, leur porter un préjudice personnel ».

L’enfer, c’est les autres ? Dans notre société d'individus déboussolée, cette démultiplication des harcèlements fait penser à « la guerre de tous contre tous » de Thomas Hobbes. 

Lexbase Social : Cette décision risque-t-elle d’ouvrir la voie à une multiplication des contentieux ?

J.-E. Ray : Cette multiplication n’a pas attendu l’arrêt du 21 janvier 2025. En particulier, devant les conseils des prud’hommes, comme l’avait, dès 2010, remarqué M.‐F. Hirigoyen, dans le tome 2 de son best‐seller de 1999 : « Il ne faut pas confondre le harcèlement avec les autres risques psychosociaux, et éviter les plaintes abusives, car les magistrats sont excédés. Le problème est que nous en parlons aujourd’hui à tort et à travers :  cela risque de banaliser des souffrances moins visibles » [6].

A fortiori, après l’ordonnance du 21 septembre 2017 et son barème, prévoyant expressément qu’un licenciement prononcé à la suite d’un harcèlement moral le rend inapplicable, et la réparation en nature le principe, car le licenciement est alors frappé de nullité : réintégration sous astreinte. Avec un régime probatoire très favorable.

Quelques chiffres ? Sur le seul thème du « harcèlement moral » (hors les 210 conseils des prud’hommes où il apparaît le plus souvent, y compris pour s’évader du barème Macron), ont été rendus pour le seul mois de janvier 2025 26 arrêts de la Cour de cassation, 61 arrêts par les cours d'appel et 12 jugements par les tribunaux judiciaires.  

Car, si l’arrêt France Télécom a été rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, l’essentiel des arrêts sur le harcèlement moral sont rendus par la Chambre sociale, qui a par ailleurs une vision panoramique de l’obligation de sécurité du chef d’entreprise. Beaucoup plus large que le harcèlement moral, elle ne se confond pas avec lui : en cas de préjudice distinct démontré, des dommages-intérêts spécifiques peuvent être alloués.

Multiplication des contentieux également prévisible, car la Chambre criminelle énonce expressément que son arrêt ne vise pas seulement une réduction des effectifs, mais « les agissements visant à arrêter et mettre en oeuvre, en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier ».

Sont d’abord visés les plans de sauvegarde de l'emploi. Depuis l’arrêt du Conseil d’État du 21 mars 2023 [7], ils doivent comporter un volet risques psychosociaux, sous le contrôle attentif de l’administration du travail. Ensuite, les fusions-acquisitions, où « faire le ménage », en amont surtout, en aval souvent… Mais plus généralement, donc, toute restructuration dont les modalités seraient fautives. Voire un système d’évaluation conçu pour mettre une pression excessive.

Une entreprise avertie en vaut deux, même si une instrumentalisation n’est pas exclue.

Lexbase Social : Pensez-vous que la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel peut inciter davantage d’entreprises à revoir leur organisation pour prévenir ces risques ?

J.-E. Ray : Souvent dû aux rapports de subordination, le harcèlement moral est un fléau pour ses victimes, et une catastrophe pour l’entreprise. Mais il n’est pas né avec la loi de janvier 2002 : les furieux « petits chefs » ont toujours existé. Or, si on rejoint une entreprise, on la quitte souvent à cause d'un manager faisant preuve d’autoritarisme car incapable de « faire autorité ». Mais, à l’inverse, un manager bien formé sait préserver la santé physique et mentale de ses collaborateurs : « la santé des salariés est d’abord l’affaire des managers », écrivaient les auteurs d’un beau rapport de février 2010 [8]. Même si le passage de la santé physique à la santé mentale par cette même loi de janvier 2002 nous a fait basculés dans une autre dimension : la charge pondérale quotidienne ou le nombre de gestes effectués par Charlie Chaplin sont plus facilement contrôlables que la charge informationnelle et communicationnelle d’un travailleur du savoir, qui peut souvent travailler partout avec ses neurones assistés par ordinateur.

Il serait donc souhaitable que les écoles d’ingénieurs et de commerce mettent à leur programme un minimum de gestion des ressources humaines (au XXIe siècle). Et que les managers en poste bénéficient d'une formation aux risques psychosociaux : cette version préventive du harcèlement managérial se plaçant nécessairement au niveau de l’institution-entreprise ; surtout avec l’arrivée de jeunes générations n’ayant guère connu d’autorité.

Cette prévention collective est donc à tous points de vue essentielle, y compris pour prévenir des dérapages, tombant désormais sous le coup du harcèlement moral institutionnel. Sans oublier le rôle du comité social et économique, sa CSSCT et des divers experts : l’élément moral de l’infraction étant constitué par la connaissance des faits, on peut penser que les ordres du jour des deux premiers vont encore s'allonger, et le chiffre d’affaires progresser pour les seconds. Avec la tentation d’une instrumentalisation.

Sans oublier une large évolution des textes conventionnels, et légaux.

Au-delà de la loi du 4 août 2014 [9], qui a substitué « propos ou comportements » à celle d'« agissements », et doublé les peines : deux ans de emprisonnement et 30 000 € d’amende.

Quatre mois après le jugement du tribunal correctionnel, l’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010, unanime des deux côtés, relatif au harcèlement et à la violence au travail. « Le respect de la dignité des personnes à tous les niveaux est un principe fondamental qui ne peut être transgressé, y compris sur le lieu de travail. C'est pourquoi le harcèlement et la violence, qui enfreignent très gravement ce principe, sont inacceptables. Les parties signataires les condamnent sous toutes leurs formes ».

La prévention est aussi l’idée fondatrice de la loi du 2 août 2021 [10], qui a transposé l'accord national interprofessionnel conclu le 9 décembre 2020, « relatif à la prévention renforcée et à une offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail ». Résolus « à mettre la prévention primaire au cœur de notre système de santé au travail », les signataires rappellaient que « sur le plan collectif, la qualité de vie au travail est une des conditions de la performance de l'entreprise ».

À l’instar de cette loi refondatrice, les accords d'entreprise sur la qualité de vie et les conditions de travail sont aussi la preuve, y compris en cas de contentieux, que l’entreprise n’a pas mis sous le tapis « tous ces problèmes interpersonnels absolument ingérables ».

Enfin, depuis la loi « Pacte » de mai 2019 [11], notre Code civil prévoit que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ce n’est pas une coïncidence.

Les services juridiques vont enfin être mis à contribution pour réviser les délégations de pouvoirs, sachant que le noyau dur du pouvoir patronal, la décision elle-même au plus haut niveau, ne peut faire l’objet d’une telle délégation. Mais aussi, car en l’espèce, ce sont trois millions d’euros auxquelles ont été solidairement condamnés l’ensemble des prévenus à l’égard des très nombreuses parties civiles.

Mais les DRH vont être regardés avec davantage d’affection par la Direction générale. Et penseront aussi à leur propre intérêt, car ils n'ont pas été épargnés par l’arrêt commenté. Sur les sept dirigeants condamnés par le tribunal correctionnel de Paris, cinq étaient de très hauts responsables RH: « À la stratégie ferme définie par le CODIR s'est ajouté le suivisme des directions et services des ressources humaines dont les procédures et méthodes ont infusé dans toute la politique managériale » écrit la Chambre criminelle : quatre mois avec sursis, amende de 5000 euros ; peines maintenues en appel, sauf pour la DRH porteuse du programme ACT, condamnée à six mois avec sursis.

Avec dans l’arrêt d’appel, s’agissant d’un directeur territorial, une remarque dont on n’a pas fini de parler, pour finalement le relaxer : « le doute doit lui profiter […], le lien de subordination paraissant suffisamment exonératoire »...


[1] Cf. plus généralement : J.-B. de Foucauld, Logique de pouvoir et éthique, éd. de l’Atelier, octobre 024.

[2] Ass. plén., 8 décembre 2000, n° 97-44.219, publié N° Lexbase : A0328AUP.

[3] Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321, FS-P+B N° Lexbase : A1629ENN.

[4] CA Paris, 6-4, 14 mars 2017, n° 15/07330 N° Lexbase : A0382T7B.

[5] Cass. crim., 6 décembre 2011, n° 10-82.266, F-P+B N° Lexbase : A0348H9R.

[6] M.‐F. Hirigoyen, Harcèlement moral : démêler le vrai du faux, Syros, mars 2010.

[7] CE, 1°-4° ch. réunies, 21 mars 2023, n° 460660, inédit N° Lexbase : A39099KY.

[8] H. Lachmann, Ch. Larose et M. Pénicaud, Bien-être et efficacité au travail : dix propositions pour améliorer la santé psychologique au travail, Rapport, 17 février 2010 [en ligne].

[9] Loi n° 2014-873 du 4 août 2014, pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes N° Lexbase : L9079I3N.

[10] Loi n° 2021-1018 du 2 août 2021, pour renforcer la prévention en santé au travail N° Lexbase : L4000L7B.

[11] C. civ., art. 1833 N° Lexbase : L8681LQL.

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Procédure pénale

[Dépêches] L’action civile du propriétaire d’un bien acquis postérieurement à sa destruction est irrecevable

Réf. : Cass. crim., 11 février 2025, n° 23-86.752, F-B N° Lexbase : A34506UC

Lecture: 1 min

N1726B3C

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par Pauline Le Guen

Le 25 Février 2025

► L’action civile appartenant à ceux qui ont personnellement souffert d’un dommage directement causé par l’infraction, le nouveau propriétaire d’un immeuble acquis, en connaissance de cause, postérieurement à la destruction de celui-ci, ne peut demander l’indemnisation d’un préjudice subi par l’atteinte à ce bien. 

Dans cette affaire, des mineurs ont été déclarés coupables de destruction volontaire par moyen dangereux, après l’incendie d’un immeuble. Toutefois, le tribunal pour enfants a déclaré irrecevable la constitution de partie civile d’une personne qui, postérieurement à l’infraction, a acquis, en connaissance de cause, le bâtiment partiellement détruit. 

Comme le rappelle la Cour de cassation, l’article 2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9908IQZ prévoit que l’action civile devant les tribunaux répressifs n’appartient qu’à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction. La Chambre criminelle confirme alors que le nouveau propriétaire d’un bien, bien que cessionnaire des droits sur cet immeuble, n’est pas recevable à demander réparation du préjudice subi par une atteinte à ce bien intervenue avant qu’il soit titulaire des droits de propriété. 

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