Le Quotidien du 5 août 2024

Le Quotidien

Droit rural

[Brèves] Annulation d’un bail rural : quelles conséquences ?

Réf. : Cass. civ 3, 11 juillet 2024, n° 23-11.688, FS-B N° Lexbase : A44145P8

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N0057B3I

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR, Université de Franche-Comté

Le 01 Août 2024

► Lorsque bail rural est annulé, il est censé n'avoir jamais existé ; par conséquent, le preneur ne peut prétendre à l'indemnité due au titre des améliorations apportées au fonds prévue à l'article L. 411-69, alinéa 1er, du Code rural et de la pêche maritime.

Par acte authentique du 22 juin 2001, un couple a fait donation, avec réserve d'usufruit, à leur fils de divers immeubles de nature agricole dont ils étaient propriétaires. L’épouse est décédée le 14 juin 2002. Le fils et son épouse, par acte du 13 décembre 2006, ont adopté un régime de communauté universelle, devenant nus-propriétaires des biens transmis par la donation du 22 juin 2001.

Le père, usufruitier agissant sans le concours des nus-propriétaires a consenti plusieurs baux ruraux le 22 mars 2009 et le 17 juin 2011 à un exploitant agricole. L’usufruitier est décédé le 2 septembre 2011. Les nus-propriétaires ont saisi le tribunal paritaire des baux ruraux d'une action en nullité des baux consentis sans leur accord. Dans un premier temps, les juges du fond ont considéré que l’usufruitier s'était comporté comme le propriétaire apparent des biens et que le preneur avait pu, en toute bonne foi, croire qu'il contractait avec le véritable propriétaire des biens donnés à bail.

Par arrêt du 6 février 2020 (Cass. civ. 3, n° 18-23.457, F-D N° Lexbase : A93733DI ; cf. Ch. Lebel, Les particularismes des baux ruraux et leurs applications dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, Acte de colloque, Lexbase Affaires, n° 745, 9 février 2023 N° Lexbase : N4288BZT) la troisième chambre civile de la Cour de cassation, au visa des articles 544 N° Lexbase : L3118AB4 et 595, alinéa 4 N° Lexbase : L3176ABA, du Code civil, a cassé et annulé, en toutes ses dispositions, l'arrêt du 3 juillet 2018 (CA Limoges, 3 juillet 2018, n° 17/01103 N° Lexbase : A6765XU4).

La cour de renvoi (CA Poitiers, 15 septembre 2022, n° 20/01416 N° Lexbase : A85558IP) confirme la nullité du bail du 22 mars 2009 et la nullité partielle de celui conclut en 2011, en ce qu’il porte sur les parcelles dont le cocontractant n’avait que la qualité d’usufruitier.  La cour d’appel confirme également le premier jugement en ce qu'il a fixé l'indemnité d'occupation annuelle due par le preneur à compter du 2 septembre 2011 et jusqu'à complète libération des lieux.

Les bailleurs forment un pourvoi, critiquant l’arrêt d’avoir ordonner avant dire droit une expertise judiciaire afin 'évaluer l'éventuelle indemnité due au preneur sortant visée à l'article L. 411-69 du Code rural et de la pêche maritime, selon les critères prévus par l'article L. 411-71 du même code N° Lexbase : L4469I4B.

Question. En cas d’annulation d’un bail rural, le preneur peut-il prétendre au paiement de l'indemnité prévue à l'article L. 411-69 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L4468I4A au titre des améliorations au fonds loué ?

Enjeu. Le preneur peut-il prétendre à une telle indemnité en cas d’annulation du bail rural car celui-ci a été conclu par l’usufruitier sans le concours du nu-propriétaire ?

Réponse de la Cour de cassation. En application de l’article 1304 du Code civil N° Lexbase : L8527HWQ, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et de l’article L. 411-69, alinéa 1er, du Code rural et de la pêche maritime, la nullité emporte l'effacement rétroactif du contrat et a pour effet de remettre les parties dans la situation initiale. Par conséquent, le preneur qui a, par son travail ou par ses investissements, apporté des améliorations au fonds loué a droit, à l'expiration du bail, à une indemnité due par le bailleur, quelle que soit la cause qui a mis fin au bail. Ainsi, le preneur dont le bail a été annulé et est donc censé n'avoir jamais existé ne peut prétendre à l'indemnité due au titre des améliorations apportées au fonds prévue à l'article L. 411-69, alinéa 1er, du Code rural et de la pêche maritime.

La solution énoncée par l’arrêt du 11 juillet 2024 n’appelle pas de remarques particulières à propos de la nullité d’un bail rural conclu par le seul usufruitier et en l’absence du concours du bailleur, car elle constitue une application au domaine agricole de l’article 595 du Code civil N° Lexbase : L3176ABA. Elle a été rappelée dernièrement par une décision du 29 novembre 2018 (Cass. civ. 3, 29 novembre 2018, n° 17-17.442, F-P+B+I N° Lexbase : A9165YNR).

Toutefois, les conséquences de l’annulation sont rarement évoquées en jurisprudence. L’arrêt du 11 juillet 2024 clarifie la situation : le bail ayant été annulé, il n’est censé jamais avoir existé. Pour cette raison, le preneur ne peut prétendre à l'indemnité due au titre des améliorations apportées au fonds prévue à l'article L. 411-69, alinéa 1er, du Code rural et de la pêche maritime. Il s’ensuit que les juges du fond ne peuvent désigner un expert aux fins de fixer la valeur de cette indemnité. Le preneur ne peut prétendre à une indemnité qu’au titre de la remise des choses dans leur état.

Pour aller plus loin : cf. ÉTUDE : Caractéristiques du contrat de bail rural  à ferme, spéc. Bail rural consenti par un usufruitier ou un nu-propriétaire in Droit rural (dir. Ch. Lebel), Lexbase N° Lexbase : E8932E9P.

 

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Procédure administrative

[Questions à...] De la bonne utilisation du référé en droit administratif - Questions à Manuel Gros, Professeur émérite à l’Université de Lille, Doyen honoraire

Lecture: 25 min

N9277BZM

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Le 02 Août 2024

Mots clés : référés • procédure administrative • urgence • suspension • libertés

Depuis la loi du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives, le justiciable peut saisir le juge d'une demande tendant à ce que celui-ci prenne en urgence des mesures provisoires permettant que ses droits ou libertés soient préservés d'une action excessive des pouvoirs publics. Cette procédure recouvre également le domaine des contrats administratifs (référés contractuel et précontractuel) et a fini par concerner un champ de plus en plus large du contentieux administratif, de la protection de l'environnement au secret des affaires, en passant par l'intégrité du domaine public aux droits des détenus. Toutefois, il peut s'avérer d'un maniement subtil nécessitant les éclairages d'un spécialiste de la matière. Lexbase Public a donc interrogé Manuel Gros, Professeur émérite à l’Université de Lille, Doyen honoraire, Avocat associé au barreau de Lille*.


 

Lexbase : Comment savoir quel type de référé administratif utiliser et à quel moment ? 

Manuel Gros : L'intitulé de la question laisse entendre qu'elle ne concerne que la position de requérant en matière de référé, c'est-à-dire le plus souvent celle des particuliers à l'encontre d'une décision ou d'un comportement de l'administration. Or, l’administration peut également engager une procédure de référé administratif (en expertise, en expulsion d’occupants sans titre du domaine public, le préfet contre une décision d’une collectivité locale…). On ne traitera donc que des référés à l’initiative des administrés.

On rappellera que le référé est une procédure incidente, accessoire, c'est-à-dire qu'elle suppose une procédure principale sur laquelle elle se greffe. Toutefois, comme en matière judiciaire où l'institution du référé a précédé de près de deux siècles celle du référé administratif, certaines pratiques ont inversé la règle, en déterminant en réalité la solution finale du litige à partir de l'ordonnance de référé, alors que le jugement de fond n'aurait pas encore été rendu. Ainsi, par exemple, le référé expertise, quand il conduit à une expertise totalement négative sur le principe de la responsabilité par exemple, met souvent un terme, sauf contre-expertise, toujours possible mais rarissime, à l'engagement de responsabilité de l'administration. C’est fréquent par exemple en matière de responsabilité hospitalière ou encore en matière de dommages de travaux publics.

De la sorte, le choix du type de référé administratif dépendra nécessairement du type de procédure au fond.

Ainsi, l’on distinguera les référés «du recours pour excès de pouvoir » dont les types majeurs sont le référé liberté (CJA, art. L. 521-2 N° Lexbase : L3058ALT) et le référé suspension (CJA, art. L. 521-1 N° Lexbase : L3057ALS) de ceux du  « recours de plein contentieux » (on rappellera que le plein contentieux se définit en réalité par défaut ; tout ce qui n'est pas recours pour excès de pouvoir étant un recours de plein contentieux, mais que le terme « plein » contentieux évoque la plénitude des pouvoirs du juge, ce qui ne sera pas sans conséquence sur les référés qui en relèvent) comme le référé provision, propre au contentieux indemnitaire qui permet, « même en l'absence d'une demande au fond, (d’)accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable » (CJA, art. R. 541-1 N° Lexbase : L2548AQG) On notera que l’absence d’exigence de requête au fond préliminaire est une particularité de ce référé provision.

Certains référés peuvent concerner toutefois les deux grandes catégories de recours ; ainsi, le référé « instruction » (souvent appelé référé expertise ) permet au « juge des référés (...) sur simple requête et même en l'absence de décision administrative préalable, (de) prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction » (CJA, art. R. 532-1 N° Lexbase : L9211MHM) ; ou encore le référé « mesures utiles »  dans lequel « en cas d'urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l'absence de décision administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l'exécution d'aucune décision administrative » (CJA, art. L 521-3 N° Lexbase : L3059ALU).

Enfin, certaines matières techniques, comme le droit de la commande publique et les réglementations qui en sont proches connaissent des référés administratifs particuliers, souvent techniques comme le référé précontractuel (CJA, art. L. 551-1 N° Lexbase : L3270KG9 et suivants) et le référé contractuel (CJA, art. L. 551-13 N° Lexbase : L1581IEB et suivants).

On signalera aussi, parce qu'une partie du contentieux fiscal, notamment le contentieux de l'assiette des impôts directs et des taxes assimilées relève de la juridiction administrative, le référé fiscal.

Ainsi, le choix du référé administratif dépendra le plus souvent du type de recours principal envisagé et parfois de la spécificité de la matière concerné par le litige.

En d'autres termes, à l'exception des référés visant à la seule désignation d'un expert ou à la prise d'une mesure utile, lorsque le justiciable conteste la légalité d'une décision, il sera pertinent de recourir au référé suspension ou référé-liberté, alors que s'il cherche la condamnation financière de l'administration, ce sera le référé provision qui lui sera utile, encore s'il s'agit de contester la désignation d'une entreprise concurrente dans un marché public ,c'est le référé précontractuel qui s'imposera…

S'agissant des délais, la réponse variera selon la nature du référé concerné, mais en dehors du référé précontractuel et du référé contractuel qui obéissent à des règles très précises et très techniques, la règle et qu'il n'y a pas de délai précis prescrit par les textes ou la jurisprudence en matière de référé. La seule réserve serait que s’agissant des référés d'urgence (qualifiés comme tel par le Code de justice administrative) qui suppose la réalisation de la condition d'urgence, il va de soi qu'une saisine trop tardive serait rejetée par le juge des référés qui considérerait que la condition de l'urgence n'est pas ou plus remplie.

Lexbase : Quels sont les plus utilisés (ou utiles) pour les praticiens ?

Manuel Gros : On note en effet de grandes différences d'utilisation mais aussi d'efficacité entre les différents types de référés.

Ainsi, par exemple, le référé « instruction » (CJA, art. R. 532-1) qui permet au  juge des référés « sur simple requête et même en l'absence de décision administrative préalable, (de) prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction » est d'utilisation quasi systématique en matière de responsabilité médicale, de dommages de travaux publics au sens large incluant la responsabilité des constructions d'ouvrages publics, et d'une manière générale chaque fois que la solution de fond d'une instance dépendra d'une évaluation technique contradictoire. Extrêmement utilisé, il est aussi d'une efficacité redoutable puisque souvent c'est le résultat de l'expertise obtenue par référé qui conditionnera la solution de fond.

Dans le même esprit, les référés de l'excès de pouvoir, procédures accessoires à une demande d'annulation d'une décision administrative, sont aujourd'hui, compte tenu des délais d'instance et du caractère exécutoire des décisions administratives, qu'on appelle aussi le privilège du préalable de l'administration, très souvent indispensables, comme préalable à l'éventuel succès d'une action en annulation. Il conviendra toutefois de distinguer très nettement la procédure classique de référé suspension (CJA, art. L. 521-1) de la procédure plus récente du référé liberté (CJA, art. L 521-2).

En effet, le référé suspension, héritier direct de l'ancienne procédure de demande de sursis à exécution des années 1990, rebaptisé et codifié par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives N° Lexbase : L0703AIU, à l’article L 521-1 du Code de justice administrative, est aujourd'hui utilisé régulièrement, avec des résultats réels par les praticiens, et malgré des conditions difficiles d'obtention (« lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision »), permet d'empêcher l'exécution inexorable d'une décision administrative (« le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets »). De nombreuses constructions illégales ont de cette manière pu être évitées, à l'inverse des démolitions illicites par l'administration n'ont pas eu lieu. Plus généralement, l’effet « brutal » de l'exécution des décisions administratives, lorsqu'elles sont illicites et qu'il y a urgence, est ainsi combattu. Le bilan global de cette procédure (récente puisque d'origine jurisprudentielle en 1988) est donc remarquable.

En revanche, la « pépite » du référé-liberté, créé par la même loi du 30 juin 2000, si elle séduit toujours les théoriciens du droit, les universitaires ou tout simplement les défenseurs des droits de l'homme et des libertés fondamentales, présente un bilan pratique beaucoup plus nuancé. Il est en effet très séduisant, puisque l'article L 521-2 du Code de justice administrative permet au juge des référés « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence » d’ « ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». Et le texte ajoute que « le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». Le (petit) monde du droit public s'est légitimement enthousiasmé de cette faculté pour le juge, moins de 48 heures après une décision, de pouvoir empêcher une atteinte manifeste est grave à une liberté fondamentale. Et c'est vrai que quelques décisions très médiatisées, en matière culturelle (spectacles ou publications), sociétale et /ou religieuse, de droit des réfugiés, ont pu légitimer la satisfaction de ses créateurs. Mais la réalité pratique du terrain, l'extrême difficulté parfois de rattacher le dossier à une liberté fondamentale (catégorie très limitée), ou de caractériser l'atteinte manifeste et grave à la fois, réduit considérablement les résultats statistiques positifs de cette procédure. Sur une carrière, si un avocat publiciste (pour les avocats non-publicistes les pièges de ces procédures spéciales sont souvent dissuasifs) peut recourir plusieurs centaines de fois au référé-suspension, il comptera (sauf spécialités particulières, par exemple en droit des étrangers) sur les doigts de sa main le recours au référé-liberté. Plus encore, si ce même avocat publiciste pourra compter les succès en référé suspension par dizaine, il ne pourra pas faire ce même bilan en référé liberté. En résumé, un peu comme la célèbre question prioritaire de constitutionnalité de l’article 61-1 de la Constitution N° Lexbase : L5160IBQ, créée en 2008 et appliquée depuis 2010, le référé liberté est une arme procédurale merveilleuse mais d'usage difficile et rare.

On sera encore plus circonspect sur le référé provision, inspiré d'une pratique judiciaire courante, et qui a révélé, comme son prédécesseur judiciaire, ses limites à raison de son succès. Très employé à l'origine de sa création (en 1988 par le décret n° 88-907 du 2 septembre 1988, puis modifié par le décret n° 2000-1115 du 22 novembre 2000 N° Lexbase : L1856A4I duquel sont issus les articles R. 541-1 à R. 541-6 du Code de justice administrative), la quantité de référé provision « en stock » donne des délais de délivrance d'une ordonnance de provision en nombreux mois sinon années, ce qui le prive de son objet même (provision). Au surplus, la condition de fond (« lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable ») limite naturellement à des évidences non contestables, qui conduisent souvent aujourd'hui, avec le développement des procédures de transaction et de médiation, à un mode plus rapide de solution non juridictionnelle du litige.

Enfin, parmi les référés « techniques du droit de la commande publique », le référé précontractuel (CJA, art. L. 551-1 à L. 551-4) est incontestablement la procédure la plus utilisée pour les problèmes d’attribution des marchés publics et procédures assimilées. Rapide, efficace, elle a quasiment remplacé les procédures au fond et rangé le référé contractuel (après la signature) et les procédures indemnitaires au fond au rang des exceptions. Encore faut-il qu’elle soit ouverte à la « commande publique » concernée ; on citera à titre d’exemple les C.O.T (convention d'occupation temporaire du domaine public) qui y échappent. Nombre de pouvoirs adjudicateurs aujourd'hui requalifient un certain nombre de leurs contrats en C.O.T. et échappent dès lors à cette procédure efficace. En tous les cas, la technicité à la fois procédurale et sur le fond des dossiers de ces référés en limite l'usage aux praticiens avertis.

Lexbase : Comment le rédiger efficacement pour influencer l'action de l'administration ?

Manuel Gros : L'intitulé de la question pourrait être discuté : le référé administratif ne vise pas qu'à influencer l'action de l'administration puisque par définition, notamment pour les référés dits d'urgence, c'est le juge administratif lui-même qu'il faudra influencer dans la prise d'une ordonnance.

Il est vrai que certains types de référé permettent d'influencer l'administration. Ainsi, le référé expertise, si l'expertise obtenue révèle la responsabilité de l'administration, peut influencer cette dernière dans le sens d'une solution transactionnelle. De même l'exercice du référé précontractuel conduit parfois l'administration pouvoir adjudicateur à, finalement, devant les risques, déclarer l'attribution du marché sans suite, ce qui redonne une chance à l'entreprise ayant contesté son éviction. Parfois même, la délivrance d'une ordonnance de référé (dans le cadre du référé-suspension ou du référé-liberté) peut conduire l'administration à revoir sa position.

En tous les cas, qu'il s'agisse d'influencer le comportement de l'administration ou d'inciter le juge à prendre une ordonnance favorable, les règles de rédaction efficaces seront souvent les mêmes.

Elles seront liées à la nature du référé concerné, et cette nature conditionnera une prévalence de l'écrit ou au contraire un caractère essentiel à l'oralité de l'audience.

Précisons que les référés « de l’excès de pouvoir » seront plutôt sous le règne de l’oralité.

Ainsi, le contenu juridique du référé liberté (CJA, art. L. 521-2) et du référé suspension (CJA, art. L. 521-1) se prête assez bien à l’oralité, comme mettant en cause soit des concepts de libertés fondamentales et d’atteinte manifeste (référé liberté), soit des questions de « doute sérieux sur la légalité » (référé suspension), et il est assez naturel de débattre de ces questions sans avoir nécessairement un énorme support écrit.

Un argument de forme ajoute à cette naturelle oralité des référés de l’excès de pouvoir : la production obligatoire de la requête au fond, laquelle contient nécessairement de longues explications écrites sur le doute sérieux quant à la légalité (référé suspension) ou sur le caractère manifeste de l’atteinte à une liberté fondamentale (référé liberté).

Dans ces conditions, en ajoutant le débat nécessaire et préalable sur l’urgence, on pourra considérer que la qualité rédactionnelle écrite, toujours souhaitable, n’est sans doute pas l’élément moteur des référés « de l’excès de pouvoir ».

En revanche, par exemple, les référés « de la commande publique » nécessitent un support écrit très structuré, et s’ils justifient et relèvent aussi d’une audience importante, nécessitent eux un support écrit très circonstancié. La matière de la commande publique est par définition extrêmement technique, quel que soit le domaine d’intervention du marché public ou de la délégation de service public en cause (droits et techniques de construction, cahier des charges, document technique du marché, mode de calcul comptable des prix…), et tous ces éléments sont indispensables à la solution du litige par le juge des référés, notamment sur la question du respect de la concurrence entre les candidats. De la sorte, un référé « du contrat » ne saurait se passer de tableaux, de chiffres, de documents techniques… Il en résulte que, tant en requête qu’en défense, les premières écritures de ce type de référé sont régulièrement très volumineuses (20,30 voire 50 pages de développement et d’annexes), car elles constituent la base technique indispensable servant de support à l’audience.

En tous les cas, en revanche, la façon de rédiger pourra être conditionnée par la spécificité de la question de la clôture de l’instruction en référé administratif.

On sait que pour les procédures au fond, il y a toujours une clôture d'instruction, fixée par le juge ou à défaut de fixation expresse par rapport à la date de l'audience (trois jours francs avant, voir CJA, art. R. 613-2 N° Lexbase : L2822LP9). Tel n'est pas le cas en matière de référé.

Un certain flou, pour ne pas dire un flou certain dans les pratiques procédurales et dans la combinaison des textes et de la jurisprudence ont des effets collatéraux sur la rédaction d’un référé en fonction de la question essentielle, en référé, de la date précise de la clôture de l’instruction et par voie de conséquence de la possibilité ou non de développer des moyens nouveaux à l’audience et après cette dernière.

C’est en effet qu’en théorie, au titre de l’article R. 522-8 du Code de justice administrative N° Lexbase : L2535AQX, en référé, la clôture de l’instruction intervient à la fin de l’audience et qu’il est donc, toujours en théorie, possible de soulever des moyens nouveaux à l’audience. On sait aussi que pour tous les référés, le juge peut différer la clôture de l’instruction.

La seule combinaison de ces deux éléments donne une dimension « tactique » essentielle au contenu rédactionnel des premières écritures (requête ou mémoire en défense). En effet, il est possible pour le rédacteur de focaliser le débat écrit sur une partie seulement des questions juridiques de l’audience.

Un effet « pervers » de cette possibilité a très vite été parfaitement cerné par les praticiens avertis. Par exemple, le requérant conteste la passation d’un contrat sur la base de trois moyens qu’il développe abondamment par écrit, et sur lesquels le défendeur répond point par point dans son mémoire en défense, mais à l’audience le requérant renvoie sans autre commentaire aux moyens développés à l’écrit et en soulève trois nouveaux oralement. Naturellement, il prendra le soin que ces trois derniers soulevés à l’audience soient substantiels (irrecevabilité de l’offre de l’attributaire, inégalité de concurrence…).

En théorie, le défendeur aura à répondre immédiatement, à la demande du juge des référés, à l’audience. La même technique d’audience peut être envisagée pour le défendeur, qui soulèvera les moyens de défense importants uniquement lors de l’audience. On mesure sans peine les conséquences regrettables de cette relative dénaturation des règles procédurales.

C’est la raison pour laquelle la jurisprudence a apporté, selon les différents types de référés, des réponses un peu distinctes.

En référé suspension (et liberté) il y a une marge de manœuvre sur l’obligation ou la faculté de différer la clôture d’instruction pour le juge. C’est une liberté absolue jusqu’à la fin de l’audience, à raison du texte même de l’article R. 522-8 du Code de justice administrative, selon lequel  « L'instruction est close à l'issue de l'audience, à moins que le juge des référés ne décide de différer la clôture de l'instruction à une date postérieure dont il avise les parties par tous moyens. », mais c’est une liberté conditionnelle au-delà de l’audience , car se pose la question de savoir si après l’audience, il est possible « d’ajouter » de la rédaction . La réponse est positive et soit juste après l’audience soit jusqu’au différé de clôture, l’on peut produire, d’ailleurs formellement sous la forme expresse d’une note en délibéré ou pas. C’est au seul juge d’apprécier, selon une jurisprudence de principe très explicite [1]. Cela profite plutôt selon nous à la défense (l’administration), car la réponse dans un délai de quelques jours, après l’audience, est possible, mais la réponse rapide à cette réponse elle-même, si cette dernière est volumineuse et invérifiable (exemple la production en note en délibéré d’un énorme rapport administratif sur un agent suspendu, communiqué certes au requérant, mais sur lequel il aura une capacité de réponse par retour nécessairement limitée) est parfois difficile en pratique.

Pour les référés en matière contractuelle, la pratique des avocats spécialistes a en revanche été à l’origine de l’obligation jurisprudentielle d’une régularisation par consignation dans un mémoire écrit avant toutes observations orales.  La multiplication des « moyens de dernière minute à l’audience » et leurs conséquences a conduit à une limitation des effets pervers de la clôture d’instruction à l’audience.

La jurisprudence a donc imposé un mémoire écrit en cas de moyen nouveau à l’audience [2], car compte tenu de la nature des demandes présentées par la voie du référé précontractuel et de la nécessité d'assurer une décision rapide, si des moyens nouveaux peuvent être présentés oralement au cours de l'audience, ils doivent être consignés dans un mémoire écrit transmis au juge, lequel ne peut les accueillir sans avoir mis à même les autres parties d'y répondre. Il doit alors différer la clôture de l'instruction afin de permettre la poursuite du débat contradictoire, sans être pour autant tenu de tenir une nouvelle audience.

Si cette jurisprudence a limité le choix tactique, elle n’a elle ne fait que le limiter : ainsi, l’hypothèse d’une première requête « molle », suivie d’un mémoire complémentaire « dur », communiqué juste avant l’audience, avec une obligation de réponse dans les quelques jours, favorise selon nous cette fois le requérant, car la réponse « technique » en très peu de temps, est plus difficile qu’en référé de l’excès de pouvoir.

Lexbase : Certains référés encore peu utilisés sont-ils amenés à prendre plus d'ampleur à l'avenir ?

Manuel Gros : Comme il a été dit, la plupart des référés administratifs sont régulièrement utilisés par les praticiens, ne serait-ce que parce que l'instruction des dossiers au fond, surtout en première instance, est très longue, et qu'il est de bonne pratique, comme en matière judiciaire, de tenter de réduire le temps de l'instance.

Cette projection pourrait concerner donc essentiellement cette procédure particulière du référé-liberté dont on mesure le caractère essentiel dans notre État de droit mais dont nous avons vu qu'il était d'usage restreint à raison même de la définition de la notion de liberté fondamentale, mais aussi de la qualification retenue par le juge de ce qu'est une atteinte manifeste et grave.

C'est donc sans doute dans l'élargissement du champ d'application de cet article L 521-2 du Code de justice administrative et dans l'assouplissement par le juge de la qualification d'atteinte manifeste et grave à une liberté fondamentale que se trouveront peut-être des évolutions pour l'avenir. On prendra, par exemple, le domaine toujours d'actualité de la protection de l'environnement. Le Conseil d'État a ainsi admis les possibilités de recourir au référé-liberté dans le cadre de la protection de l'environnement.

Par une ordonnance du 20 septembre 2022 [3], le Conseil d’État a en effet jugé que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé présentait le caractère d’une « liberté fondamentale ».

Or, jusqu’ici, le Conseil d’État n’avait pas reconnu cette qualité à l’article premier de la Charte de l’environnement de 2004 adossée à la Constitution par la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 (loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005, relative à la Charte de l'environnement N° Lexbase : O4198ARW) en tant que « liberté fondamentale ». Cela n'était pas évident, car si le Conseil d'État a par le passé reconnu comme liberté fondamentale par exemple la liberté d’opinion, le droit à une vie familiale normale, la liberté d’entreprendre ou encore le libre exercice des mandats par les élus locaux, le caractère très général du  « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » aurait pu, comme cela a été le cas dans d'autres procédures de référé liberté, l'inciter à rejeter le recours à cette procédure. Il est vrai aussi que le concept lui-même « d’environnement équilibré », même si sa liaison directe à son caractère « respectueux de la santé » le précise un peu est très flou et subjectif. Pour certaines organisations syndicales par exemple, un environnement équilibré est celui qui permet aux cheminées d'usine de… fumer, lesquelles lorsqu'elles fument, c'est-à-dire qu'elles fonctionnent, permettent selon les maires des villes de donner de l'emploi à leurs habitants… alors que l'opinion inverse, du côté des associations, peut être soutenue. Le droit de l'environnement on le sait, connaît des concepts à géométrie très variable. Ainsi, le « développement durable », pour les pays en voie de développement, c'est de développer l'activité industrielle, et pour certaines fractions des pays riches c'est au contraire la décroissance raisonnable ! C’est donc de l'évolution de nos priorités politiques et sociales et culturelles que dépendra sans doute l'épanouissement ou non de ce type de procédures de référé liberté « élargi ». Dès lors, comme le craignent souvent les spécialistes du droit de l'environnement, c'est l'avenir géopolitique, pacifique ou guerrier, en croissance économique ou en crise, en quiétude spirituelle ou non, qui déterminera par exemple l'avenir de la protection de l’environnement en général et du référé-liberté en matière environnementale en particulier.

Pour conclure, je dirais que l’état des procédures des référés administratifs est un observatoire exceptionnel de l'évolution de nos sociétés de droit, car elles révèlent les priorités en matière contentieuse : exécution ou suspension des décisions administratives, équilibre entre liberté fondamentale et droits de l'homme d'une part et prérogatives de l'administration de l'autre, transparence des procédures de commande publique…

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public. 


[1] CE, 19 novembre 2008, n° 314257 N° Lexbase : A3196EBY.

[2] CE, 19 avril 2013, n° 365617 N° Lexbase : A4191KC9, confirmé par CE, 28 mai 2014, n° 375941 N° Lexbase : A6382MP3, Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 235, obs. M. Ubaud-Bergeron.

[3] CE, 20 septembre 2022, n° 451129 N° Lexbase : A67548IY.

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Santé et sécurité au travail

[Jurisprudence] Le licenciement du salarié inapte pour origine partiellement professionnelle

Réf. : Cass. soc., 7 mai 2024, n° 22-10.905, F-B N° Lexbase : A61005A8

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par Mathilde Caron, Maître de conférences HDR en droit privé à l’Université de Lille, ULR 4487 - CRDP

Le 02 Août 2024

Mots-clefs : inaptitude • accident du travail • licenciement

Les règles protectrices applicables aux victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle s’appliquent dès lors que l’inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l’employeur avait connaissance de cette origine au moment du licenciement.


 

Le droit de la santé au travail s’applique à tout employeur, quelle que soit la forme juridique de la structure choisie pour exercer l’activité de l’entreprise. Parfois, en plus du Code du travail et du Code de la Sécurité sociale, d’autres codes interviennent, comme notamment en l’espèce le Code rural. En effet, ce dernier, qui comporte un livre VII consacré aux « dispositions sociales », articles L. 711-1 à L. 783-1 N° Lexbase : L1351AND, est ici applicable, car l’employeur est une société coopérative agricole. Il s’agit de structures, distinctes des sociétés civiles et des sociétés commerciales, qui ont pour objet l’utilisation en commun par des agriculteurs de tous moyens propres à faciliter ou à développer leur activité économique, à améliorer ou à accroître les résultats de cette activité [1]. Ces sociétés coopératives participent du secteur de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), elles partagent des valeurs et sont engagées sur les principes d’utilité sociale, d’ancrage territorial, de gouvernance démocratique et de lucrativité limitée.

Une société coopérative agricole emploie un salarié, chauffeur poids lourd en CDI temps plein, qui a été victime d’un accident de travail le 18 avril 2012. Il a été placé en arrêt de travail pour accident du travail du 18 avril au 25 décembre 2012, et en arrêt de travail pour maladie du 19 décembre 2012 au 1er septembre 2013 puis du 26 septembre 2013 au 31 mai 2015. Une visite de reprise a été organisée le 30 mars 2015. Le médecin du travail a conclu à un avis d’inaptitude et le salarié a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 5 mai 2015. Le salarié a alors contesté ce licenciement.

Les juges ont précisé l’applicabilité des règles protectrices des victimes d’AT/MP en cas de licenciement du salarié pour inaptitude avec impossibilité de reclassement.

La Chambre sociale de la Cour de cassation, le 7 mai 2024, a confirmé sur ce point la décision rendue par la cour d’appel de Montpellier le 24 novembre 2021, en précisant que les règles protectrices applicables aux victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle s’appliquent dès lors que l’inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l’employeur avait connaissance de cette origine au moment du licenciement. Elle estime que la cour d’appel a légalement justifié sa décision en constatant que l’employeur avait connaissance du fait que l’accident du travail était à l’origine du premier arrêt de travail du salarié et que ce dernier n’avait jamais repris le travail depuis la date de l’accident du travail jusqu’à son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

L’inaptitude du salarié, dont l’origine peut être professionnelle (II), est prononcée après un processus médical précis (I)

I. Le constat médical de l’inaptitude

Deux médecins entrent en jeu en cas d’accident de travail pour constater l’état de santé du salarié, le médecin généraliste pour se prononcer sur la nécessité d’arrêter le travail et effectuer le lien avec l’accident de travail (A) et le médecin du travail pour évaluer la reprise du travail et l’aptitude du salarié (B).

A. L’arrêt de travail pour cause d’accident de travail préalable à l’avis d’inaptitude

Le salarié, en l’espèce, a été placé par son médecin en arrêt de travail pour cause d’accident du travail, ce qui signifie que le contrat de travail est suspendu et que les règles protectrices en cas d’AT/MP s’appliquent. Ce premier arrêt a été suivi de deux arrêts de travail pour cause de maladie de droit commun. Le salarié n’a donc jamais repris le travail depuis son premier arrêt, et les juges du fond nous apprennent que chaque arrêt met en évidence des pathologies liées à l’accident du travail initial.

Au plan procédural, pour que l’accident soit bien reconnu de nature professionnelle, la CPAM ne doit pas refuser de le prendre en charge, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Par ailleurs, rien n’indique que l’employeur ait émis des réserves sur ce point. Cela signifie donc que toutes les parties avaient bien conscience du lien entre le travail et l’accident, conformément à l’article L. 411-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L4725MHH selon lequel « est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise ».

Au volet droit de la Sécurité sociale qui vient d’être évoqué s’ajoute le volet droit du travail qui concerne le médecin du travail et l’avis d’aptitude ou d’inaptitude lors de la visite de reprise du travail du salarié.

B. Le constat d’inaptitude par le médecin du travail

En l’espèce, à l’issue de ses arrêts de travail, le salarié est déclaré inapte par le médecin du travail lors de la visite de reprise. La décision antérieure rendue par la cour d’appel de Montpellier le 24 novembre 2021 reprend le contenu de l’avis d’inaptitude. Ainsi, les termes employés par le médecin du travail sont les suivants : « l’état de santé actuel de X ne lui permet plus d’exercer son activité à son poste de travail. Son maintien dans l’emploi présente un danger immédiat pour sa santé et sa sécurité dans le cadre des dispositions de l’article R. 4624-31 du Code du travail (C. rur., art. R. 717-48). En conséquence il est inapte à son poste à compter de ce jour à l’issue d’une seule visite médicale ».

Il est précisé que l’inaptitude est prononcée à l’issue d’une seule visite médicale, car le texte en vigueur à l’époque des faits prévoyait que « le médecin du travail ne peut constater l'inaptitude médicale du salarié à son poste de travail que s'il a réalisé : 

  • 1° une étude de ce poste ; 
  • 2° une étude des conditions de travail dans l'entreprise ; 
  • 3° deux examens médicaux de l'intéressé espacés de deux semaines, accompagnés, le cas échéant, des examens complémentaires. 

Lorsque le maintien du salarié à son poste de travail entraîne un danger immédiat pour sa santé ou sa sécurité ou celles des tiers ou lorsqu'un examen de pré-reprise a eu lieu dans un délai de trente jours au plus, l'avis d'inaptitude médicale peut être délivré en un seul examen » [2].

Aujourd’hui, cette procédure est abandonnée, le médecin du travail ne peut plus émettre un avis d’inaptitude du salarié qu’après avoir suivi trois phases qui consistent en une visite médicale suivie d’une étude de poste et un échange avec le salarié et l’employeur [3].

La Cour de cassation précise encore en l’espèce que les règles protectrices s’appliquent « quel que soit le moment où elle (l’inaptitude) est constatée ou invoquée ». Le lien entre le travail et l’inaptitude n’est donc pas soumis à un délai particulier par rapport à l’événement « accident du travail » ayant emporté le premier arrêt de travail. 

Pour que les règles protectrices s’appliquent, le salarié doit avoir une inaptitude, constatée par le médecin du travail, ce qui est bien le cas en l’espèce, mais aussi, cette inaptitude doit avoir une origine professionnelle.

II. L’origine professionnelle de l’inaptitude

L’origine de l’inaptitude n’est pas nécessairement exclusivement professionnelle pour emporter l’application des règles protectrices (A) ; en revanche, il est impératif que l’employeur ait eu connaissance de cette origine professionnelle (B).

A. Le caractère partiel du lien professionnel avec l’inaptitude

Selon la Cour de cassation, ces règles protectrices s’appliquent « dès lors que l’inaptitude du salarié […] a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie […] ». Elle confirme en l’espèce sa jurisprudence antérieure. Le lien entre l’accident du travail et l’avis d’inaptitude n’est que partiel en ce sens que les arrêts de travail pour cause de maladie de droit commun ayant suivi l’arrêt de travail pour cause d’accident du travail, même s’ils rapportent tous un lien entre la pathologie et l’accident, mettent aussi en évidence d’autres pathologies [4]. Il n’est toutefois pas indispensable que le salarié soit en arrêt pour cause d’accident du travail au moment de l’avis d’inaptitude. Par ailleurs, les arrêts pour cause de maladie de droit commun demeurent en l’espèce tous en lien avec cet accident. Le caractère « au moins partiel » du lien ne fait donc ici aucun doute. L’origine professionnelle de l’inaptitude a bien été démontrée et la preuve contraire n’a pas été apportée. Dans l’hypothèse inverse, la Cour de cassation aurait pu conclure à l’absence de lien entre l’avis d’inaptitude et l’accident du travail [5].

Au caractère professionnel de l’inaptitude s’ajoute celui de la connaissance de cette origine par l’employeur.

B. La connaissance de l’origine professionnelle par l’employeur

La Cour de cassation indique que l’employeur devait « avoir connaissance de cette origine (professionnelle) au moment du licenciement ». Elle précise préalablement que les règles protectrices s’appliquent « quel que soit le moment où elle (l’inaptitude) est constatée ou invoquée ». Or l’employeur conteste, dans le cadre du contentieux lié au licenciement du salarié, l’origine professionnelle de l’inaptitude. Il y a donc deux temps dans le raisonnement, celui du médecin du travail, qui peut constater l’inaptitude et la lier à l’accident du travail à un moment espacé/éloigné par rapport à la survenue de l’accident du travail (v. supra, I, B), et le temps de l’employeur qui doit avoir connaissance de ce lien au moment où il prononce le licenciement, autrement dit au stade de la rupture du contrat.

La Cour de cassation est constante dans sa logique, elle reprend une formule ancienne de 2006 [6], réaffirmée en 2010 puisqu’alors elle indiquait que « les règles protectrices applicables aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle s'appliquent dès lors que l'inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l'employeur avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement ; que l'application de l'article L. 1226-10 du Code du travail N° Lexbase : L8707LGL n'est pas subordonnée à la reconnaissance par la caisse primaire d'assurance maladie du lien de causalité entre l'accident du travail et l'inaptitude ; qu'ayant relevé que le salarié avait bénéficié d'un arrêt de travail, le 22 juillet 2002 pour rechute d'accident du travail initial et qu'il n'avait pas repris le travail ensuite jusqu'à l'engagement de la procédure de licenciement pour inaptitude, la cour d'appel, qui a constaté que l'inaptitude avait au moins partiellement pour origine l'accident du travail et que l'employeur en avait connaissance au moment du licenciement, a légalement justifié sa décision » [7]

L’enjeu est ici indemnitaire, car le salarié a droit à une indemnité compensatrice de préavis d’un montant égal à celui de l’indemnité légale de préavis et à une indemnité spéciale de licenciement égale au double de l’indemnité légale de licenciement ou, si cela est plus favorable, à l’indemnité conventionnelle de licenciement [8].

► Quel impact sur la pratique ? Quand un salarié est en arrêt de travail à la suite d'un accident du travail, et qu’il n’a jamais repris le travail depuis celui-ci (même si les autres arrêts sont prononcés pour maladie de droit commun, mais sont tous tout de même en lien avec la pathologie issue de l’accident), l’employeur doit appliquer les règles protectrices applicables aux victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle dès lors qu’il connaît l’origine du premier arrêt de travail.

[1] C. rur., art. L. 521-1 N° Lexbase : L4237AEN.

[2] Version issue du décret n° 2012-135, du 30 janvier 2012, relatif à l’organisation de la médecine du travail N° Lexbase : L9907IRD.

[3] C. trav., art. L. 4624-4 N° Lexbase : L7399K9W et R. 4624-42 N° Lexbase : L2257LCL, dans sa version actuelle.

[4] Cass. soc., 13 octobre 2021, n° 20-20.194, F-D N° Lexbase : A3302498  ; Cass. soc., 11 janvier 2017, n° 15-20.492, F-D N° Lexbase : A0819S8T.

[5] Cass. soc., 24 janvier 2024, n° 22-13979, F-D N° Lexbase : A22242HT.

[6] Cass. soc., 17 janvier 2006, n° 04-41.754, F-P+B N° Lexbase : A4099DMR.

[7] Cass. soc., 9 juin 2010, n° 09-41040, F-P N° Lexbase : A0183EZS.

[8] C. trav., art. L. 1226-14 N° Lexbase : L1033H97.

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