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N9212BTD
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 27 Mars 2014
Il y a donc bel et bien une appétence du justiciable pour une sécurisation de l'issue de son litige ; plus que pour une sécurisation du contentieux lui-même. Mais ce besoin de sécurité juridique n'est pas uniquement exprimé par les clients des avocats ; il est également exprimé par les avocats pour le bon fonctionnement de leur cabinet. On ne compte plus les contentieux orchestrés, cette fois entre l'avocat et son client, ce dernier lui reprochant parfois, mais de plus en plus souvent, de pas avoir satisfait à son obligation d'assistance, obligation de moyens, de ne pas avoir mis en oeuvre l'ensemble des procédures qui lui aurait permis, pense-t-il, de "remporter" son procès.
Et même si l'avocat choisit nécessairement une stratégie de défense parmi d'autres possibles, acceptée par le client, lequel, en fonction d'un résultat favorable ou défavorable, n'est pas fondé à la remettre en cause seulement a posteriori, l'avocat peut être responsable s'il ne met pas tout en oeuvre pour satisfaire les intérêts de son client, sous réserve du respect des lois et des règlements en vigueur. Et, l'on sait qu'une obligation particulière de prudence et de diligence pèse sur l'avocat, en particulier dans l'accomplissement de sa mission d'assistance en justice. Autrement dit, il ne s'engage pas à gagner le procès, mais à mettre à la disposition du client ses connaissances juridiques, son art de la dialectique et de la rhétorique. Et, l'avocat ne peut se voir reprocher d'avoir perdu la cause de son client dans la mesure où il fait preuve de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence. Mais, il lui appartient alors d'écrire à son client en lui expliquant les arguments qui s'opposent à la réussite d'une contestation judiciaire. Faute de satisfaire à cette exigence, l'avocat engage sa responsabilité professionnelle.
Alors, face à cette explosion du contentieux de la responsabilité professionnelle de l'avocat et à celle des primes d'assurance subséquentes, il est normal que l'avocat ait à sa disposition des "outils" lui permettant de sécuriser son action. D'abord, pour une question de responsabilité professionnelle, mais surtout pour une raison d'efficacité de son action : il est un fait incontestable qu'une réputation professionnelle se bâtit, certes sur la compétence de l'avocat, mais également sur sa propension à "gagner une affaire". Et, "gagner une affaire" pour un avocat, cela commence par obtenir satisfaction quant aux revendications mesurées et légitimes de son client. En clair : sa propension à satisfaire sa clientèle, étant entendu que les demandes de celle-ci doivent rester raisonnables au regard du contexte de l'affaire... Et, il est un domaine dans lequel cette sécurisation lui semble dès lors primordiale : celui de l'indemnisation.
On sait qu'en 2005, le rapport "Dintilhac" a proposé une nomenclature des préjudices, après que le rapport "Lambert-Faivre" ait proposé un instrument de référence pour l'évaluation des indemnités de réparation d'un préjudice. Il s'agit de listes de préjudices exhaustives. Et la Cour de cassation reconnaît elle-même qu'elle se réfère implicitement à cette nomenclature dans le cadre de la détermination et de l'évaluation du préjudice corporel. Toutefois, elle n'abandonne pas pour autant sa jurisprudence traditionnelle conférant aux juges du fond une appréciation souveraine quant à l'évaluation du préjudice. Dernièrement, la Haute juridiction avait rappelé qu'en statuant par référence à des barèmes, sans procéder à l'évaluation du dommage en fonction des seules circonstances de la cause, une cour d'appel avait violé l'article 706-3 du Code de procédure civile et le principe de la réparation intégrale du préjudice. Par conséquent, ces nomenclatures et autres barèmes, s'il sont d'usage précieux, ne sont pas systématiquement appliqués et n'emportent pas nécessairement les effets escomptés auprès des parties à un procès. Le juge demeure libre de son évaluation du préjudice et de la réparation de celui -ci.
Dans le même esprit, plusieurs avocats et associations, comme l'Union nationale des associations familiales (UNAF), réclament l'usage incitatif d'un barème, un usage certes à la discrétion du juge aux affaires familiales, mais qui soit impératif lorsqu'il s'agit de fixer a minima le montant d'une pension alimentaire. Le voeu en a été exprimé, notamment, lors de la deuxième table ronde (L'avocat, pour qui ?) organisée lors de l'Assemblée générale extraordinaire du CNB le 4 octobre 2013. Hasard du calendrier, la réponse de la Haute juridiction ne s'est pas faite attendre. Le 23 octobre 2013, elle rappelait qu'il incombe au juge de fixer le montant de la contribution en considération des seules facultés contributives des parents de l'enfant et des besoins de celui-ci, et qu'il ne peut donc fonder sa décision sur une table de référence issue d'une circulaire. En fondant leur décision sur une table de référence, fût-elle annexée à une circulaire, les juges d'appel, auxquels il incombait de fixer le montant de la contribution litigieuse en considération des seules facultés contributives des parents de l'enfant et des besoins de celui-ci, ont violé l'article 371-2 du Code civil.
Maintenant, clairement, cela ne signifie en rien que ces nomenclatures, ces barèmes et ces tables de référence soient inutiles ; bien au contraire, ils aiguillent à la fois les parties sur le quantum de leur demande, mais aussi le juge pour étayer sa réflexion. Mais, ils ne doivent pas faire perdre de vue que la Justice est une science sociale et non une science exacte. Elle est le résultat d'une construction humaine et du libre arbitre légalement et réglementairement encadré de celui auquel les parties au litige s'en remettent pour trouver une solution : le juge. La mathématique n'est donc pas d'un grand secours en ce qui la concerne... Tout juste sert-elle à chacun des protagonistes à fonder son argumentation, à se rassurer soi-même et à, désespérément, apporter un peu de sécurité juridique face à l'appréciation souveraine si crainte des juges du fond.
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N9260BT7
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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction
Le 07 Novembre 2013
Pour l'ancien président du CNB, Thierry Wickers, le client, de plus en plus informé, y compris sur les performances de l'avocat, lui demande désormais de compléter une information qu'il a trouvé lui-même sur internet et d'exécuter une mission qu'il a déjà définie. Partant, le cabinet doit être connecté, virtualisé et pouvoir réaliser des prestations à distance. Un autre danger est aussi apparu avec l'arrivée d'industriels sur le marché juridique : divorcediscount.com ou encore, parmi tant d'autres, istatut.com.
De plus, internet a renforcé la concurrence entre avocats. Le client est informé, il peut recourir à un système expert ou aux réseaux sociaux pour savoir qui de tel ou tel avocat sera le mieux, le moins cher, etc.. Donc pour les avocats, les prestations deviennent plus limitées ; l'indépendance est limitée par les éléments apportés par le client. L'avocat est noté, et ses travaux et ses prestations peuvent se retrouver diffusés. Se pose alors pour les Ordres la question de la propriété des prestations réalisées. Du côté du cabinet, ce dernier ne peut être conçu que connecté. Et, face à l'essor des prestations à distance, se pose la question du barreau de rattachement.
Il semble donc important, pour les deux rapporteurs, que les Ordres relèvent un certain nombre de défis déontologiques :
- quelle déontologie appliquer aux prestations à distance ?
- comment intégrer la question de l'outsourcing ?
- face au développement des firmes virtuelles, à quelles règles les soumettre ?
- quel barreau de rattachement retenir pour un cabinet qui ne fait que des prestations à distance ?
- quels sont les rapports que l'avocat doit entretenir avec les réseaux sociaux ?
- à quelle sécurité informatique particulière faut-il soumettre les cabinets et les objets technologiques quotidiens de l'avocat ?
- enfin, faut-il adapter les règles de publicité de la profession aux nouvelles technologies ?
De plus, les avocats, via les Ordres, doivent reprendre en main la gestion de la mise en état, créer de nouvelles fonctions au RPVA, ou encore créer un cloud des avocats, à l'instar des notaires. A l'heure où sort le réseau social du CNB, Vox Avocats (lire N° Lexbase : N9215BTH), il semble possible de dire que la profession fait un pas en avant vers les nouvelles technologies. Reste à voir ce que sera l'avenir de ce réseau social qui semble heurter certains Bâtonniers ayant d'ores et déjà fait le choix, et avec la plus grande des satisfactions, de recourir à un prestataire privé pour ce type de services.
Christiane Féral-Schuhl, Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de Paris, invitée à intervenir en qualité de grand témoin sur cette thématique, approuve les rapporteurs et fait le constat de l'existence d'une réelle fracture numérique qui, même si elle s'atténue, persiste encore. Mais, elle rappelle que les avocats français ont une avance technologique "formidable" sur leurs homologues européens, grâce au RPVA, même si cet outil est perfectible. Le Bâtonnier insiste sur l'importance de faire de l'avocat un acteur de la société du numérique. Elle souligne l'importance des Ordres pour faire le lien entre traditions et valeurs de la profession, d'un côté, et technologies à apprivoiser, de l'autre. Et, à tous ces défis technologiques, Christiane Féral-Schuhl demande à ce que "des réponses mutualisées soient adoptées".
Les avocats avaient jusqu'au 31 octobre 2013 pour apporter leur pierre à l'édifice sur toutes ces questions qui devraient constituer une base de travail fondamentale pour la Conférence des Bâtonniers pour faire en sorte que l'avocat continue et persévère dans son adaptation face aux défis du XXIème siècle.
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Réf. : T. confl. 14 octobre 2013, n°3918 (N° Lexbase : A1334KNQ)
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N9216BTI
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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
Le 07 Novembre 2013
Résumé
Eu égard tant à la nature particulière de la relation de travail, qui se rattache à l'accomplissement de la mission de service public de l'administration pénitentiaire, qu'à ses modalités de mise en oeuvre, soumises au régime pénitentiaire du détenu et aux nécessités du bon fonctionnement de l'établissement qui influent sur les conditions d'emploi et de rémunération, le détenu ainsi employé se trouve, à l'égard de la société concessionnaire, même de droit privé, dans une relation de droit public. |
I - Retour sur les débats autour du travail pénitentiaire
Il y a un peu moins d'un an, le conseil de prud'hommes de Paris rendait un jugement très remarqué tant la solution apportée détonait avec les règles habituellement applicables au travail des détenus (1) : les dispositions de l'article 717-3 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9399IET) applicables en la matière devraient être écartées car contraires aux articles 4 (N° Lexbase : L4775AQW) et 14 (N° Lexbase : L4747AQU) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, au protocole additionnel n°12 à cette même convention, aux articles 6, 7 et 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (N° Lexbase : L6817BHX) et à la Convention n° 29 de l'Organisation internationale du travail. Le conseil de prud'hommes considérait, assez classiquement de ce point de vue, qu'à la condition qu'il existe un lien de subordination entre le travailleur et le donneur d'ordre, leur relation devait être requalifiée en contrat de travail, quand bien même le travailleur était un détenu.
Quelques semaines plus tard, la Chambre sociale de la Cour de cassation était appelée à se prononcer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité dont elle était saisie par le conseil de prud'hommes de Metz (2). En jugeant que la question présentait un caractère sérieux et en acceptant de la transmettre au Conseil constitutionnel, la Chambre sociale donnait le sentiment de ne pas être opposée à une éviction des règles du Code de procédure pénale ou, à tout le moins, de ne pas d'emblée considérer que ces dispositions étaient conformes aux règles constitutionnelles.
Le Conseil d'Etat, de son côté, renvoyait au Tribunal des conflits la question de la compétence du juge judiciaire ou du juge administratif s'agissant des litiges relatifs à la rémunération des détenus, question à laquelle le Tribunal ne pouvait répondre qu'en se prononçant sur l'existence ou non d'un contrat de travail et qui fait l'objet de la décision ici commentée (3).
Ces premiers signaux laissaient entrevoir l'hypothèse d'un grand débat au sein des plus Hautes juridictions françaises sur le travail en détention et, surtout, sur la viabilité des dispositions du Code de procédure pénale au regard des exigences constitutionnelles et des engagements internationaux de la France.
Une première réponse parvint assez rapidement du Palais-Royal : "en écartant les détenus du bénéfice des droits dont le bénéfice est attaché à la qualification de contrat de travail, le législateur n'a porté atteinte à aucun droit ni aucune liberté que la Constitution garantit" (4). Sauf à engager de nouvelles procédures contre des dispositions qui n'étaient pas visées par la QPC (5), la constitutionnalité de l'évincement de qualification de contrat de travail est désormais acquise (6).
L'analyse de la conformité de ces dispositions aux engagements internationaux de la France reste en suspens et il faudra attendre que la chambre sociale de la Cour de cassation statue sur le pourvoi éventuellement formé contre le jugement du conseil de prud'hommes de Paris.
La décision du Tribunal des conflits, enfin, était elle aussi très attendue.
Une procédure avait été engagée par un détenu auprès du ministre de la Justice, auquel il demandait que lui soit servie une majoration des rémunérations reversées par l'administration pénitentiaire (7). Plus précisément, le travailleur soutenait que des cadences de travail excessives lui avaient été imposées lesquelles ne permettaient pas d'atteindre le seuil minimal de rémunération.
La décision de refus du ministre fut soumise au tribunal administratif de Paris qui, le 10 février 2011, rejeta la demande d'annulation de la décision ministérielle et refusa, par la même occasion, d'engager la responsabilité solidaire de l'Etat et de la société "concessionnaire de main-d'oeuvre pénale" en raison du préjudice résultant de l'insuffisance des rémunérations. Le détenu forma pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat (8) qui sursit à statuer et renvoya l'affaire devant le Tribunal des conflits, principalement en raison de la demande de condamnation solidaire de l'Etat et de l'entreprise privée donneur d'ordre qui posait "une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse".
Appelé à former des observations, le ministre de la Justice demandait que la juridiction administrative soit déclarée compétente, le travail en détention étant soumis un régime légal et réglementaire exorbitant du droit commun et relevant, de la sorte, du service public administratif de l'administration pénitentiaire.
Par un arrêt rendu le 14 octobre 2013, le Tribunal des conflits statue en faveur de la compétence de l'ordre administratif. Il juge, en effet, que l'activité de travail du détenu "ne fait pas l'objet d'un contrat de travail et qui s'inscrit dans l'exécution de la peine privative de liberté" et "procède de la préparation à la réinsertion du condamné". Les juges poursuivent en décidant qu'"eu égard tant à la nature particulière de la relation de travail, qui se rattache à l'accomplissement de la mission de service public de l'administration pénitentiaire, qu'à ses modalités de mise en oeuvre, soumises au régime pénitentiaire du détenu et aux nécessités du bon fonctionnement de l'établissement qui influent sur les conditions d'emploi et de rémunération, le détenu ainsi employé se trouve, à l'égard de la société concessionnaire, même de droit privé, dans une relation de droit public".
II - La compétence du juge administratif dans la relation entre le travailleur et son employeur
La position du Tribunal des conflits sur cette question était attendue et, si elle ne surprend guère quant à son résultat, est décevante quant à son argumentation et pourraient mettre fin aux débats judiciaires engagés sur cette question.
La solution, en elle-même, ne surprend pas. En effet, l'article 717-3 du Code de procédure pénale est très clair et exclut l'application du droit commun du travail aux détenus. Il ne peut donc y avoir contrat de travail entre l'entreprise concessionnaire et le travailleur détenu. Certainement, la disposition de l'article 717-3 du Code de procédure pénale peut être contestée, comme cela fut le cas devant le Conseil constitutionnel, comme cela sera aurait pu être le cas devant la Cour de cassation au nom des engagements internationaux de la France. Cependant, faute que de tels arguments soient présentés au Tribunal des conflits, il ne lui appartenait pas, sauf audace exceptionnelle, de procéder à un contrôle de conventionalité.
Le travail des détenus n'est qu'une modalité de la réalisation de la mission de service public des établissements pénitentiaires, de leur objectif de réinsertion des détenus et, par conséquent, ne peut être justiciable que devant les juridictions administratives. Rien d'étonnant, donc, dans cette solution si ce n'est que l'argumentation produite est sujette à plusieurs commentaires.
La compétence judiciaire est écartée par deux voies, d'abord en déniant l'existence d'un contrat de travail, ensuite en caractérisant l'existence d'une mission de service public à laquelle se rattache l'action de l'entreprise concessionnaire.
Le premier argument est superflu. Si, nous l'avons vu, l'existence d'un contrat de travail peut légitimement être écartée, d'autres relations de droit privé pouvaient se nouer entre le travailleur et l'entreprise concessionnaire. Quand bien même aucun contrat ne pourrait être identifié, une action en responsabilité civile extra-contractuelle pouvait justifier la demande de dommages et intérêts réparant le préjudice subi à condition qu'une faute de l'entreprise concessionnaire soit démontrée. Ces autres relations de droit privé potentielles ne sont pas explicitement écartées, si bien que la précision apportée par le Tribunal s'apparente davantage à une prise de position qu'à un argument nécessaire à la solution. La référence à l'absence de contrat de travail est, en outre, superflue tant le second argument avancé par le Tribunal exclue toute appréciation de l'existence d'une relation de droit privé.
Quant à l'existence d'une mission de service public, ce n'est pas la première fois que le Tribunal des conflits qualifie une relation entre personnes privées de relation de droit public. Si le critère organique qui permet habituellement de qualifier ou de rejeter la qualification de contrat administratif est écarté, c'est en raison de l'existence d'une mission de service public qui, à l'occasion, peut aboutir à la l'identification de relations de droit public entre personnes privées (10). Le critère est pourtant habituellement plus strictement entendu puisque, dans ces cas, la personne privée est bien chargée, par substitution (11) ou par représentation (12) d'une personne publique, d'une mission de service public.
L'idée de substitution de l'entreprise concessionnaire à l'administration pénitentiaire n'est pas véritablement évoquée par la décision qui juge, seulement, que la relation "se rattache à l'accomplissement de la mission de service public de l'administration pénitentiaire". Il aurait pu éventuellement prospérer puisque, d'une certaine manière, l'entreprise concessionnaire peut être considérée comme se substituant à l'administration pénitentiaire qui ne peut, seule, exercer sa mission de réinsertion des détenus en leur fournissant une activité professionnelle. Pour autant, cet argument prête le flanc à la critique, cela pour au moins deux raisons. D'abord parce que d'autres relations pourraient alors, à ce titre, être considérées comme des relations de droit public. Tel est le cas par exemple des contrats conclus par les détenus lorsqu'ils "cantinent", c'est-à-dire qu'ils achètent des denrées en complément de ce qui leur est fourni par l'administration pénitentiaire. L'administration sert, là encore, d'intermédiaire entre le vendeur extérieur à l'établissement et le détenu. Faut-il dès lors considérer que le contrat de vente conclu est un contrat de droit public ? Ensuite parce que les concessionnaires de travail pénitentiaire ne sont pas des entreprises à but non lucratif et que leur objectif n'est pas seulement la réinsertion des détenus mais, surtout, l'utilisation d'une main-d'oeuvre docile et bon marché, sans syndicat ni droit de grève.
Le Tribunal des conflits n'était donc pas, en définitive, un terrain d'élection pour le débat sur la qualification de contrat de travail des relations entretenues par les détenus avec les entreprises concessionnaires de travail pénitentiaire. Malgré tout, la solution rendue éloigne un peu plus encore l'hypothèse d'une qualification de contrat de travail.
On peut, en effet, se demander s'il demeure une marge de manoeuvre à la Chambre sociale de la Cour de cassation lorsqu'elle sera saisie de pourvois formés contre des décisions acceptant ou refusant la qualification de contrat de travail entre travailleurs détenus et entreprises concessionnaires. Sauf à résister à l'autorité du Tribunal des conflits, le juge judiciaire devra en principe à l'avenir décliner sa compétence et renvoyer les parties devant le juge administratif. Il est donc envisageable que, sur le plan judiciaire, la décision du Tribunal des conflits mette en réalité fin au débat, seul le juge administratif pouvant encore apprécier la conformité du régime tiré du code de procédure pénale aux engagements internationaux de la France.
Le débat aurait pu rebondir sur le plan politique. Cependant, le refus du Conseil constitutionnel d'analyser si les dispositions du code de procédure pénale sont attentatoires à différents droits sociaux fondamentaux et, surtout, la position très claire du Garde des Sceaux en faveur du statu quo laissent craindre que, pas davantage que l'action judiciaire, l'action politique ne soit enclin à restreindre la véritable exploitation dont sont l'objet les travailleurs en prison.
(1) CPH Paris, 8 février 2013, n° 11/15185 (N° Lexbase : A0400I9P) et nos obs., Travail des détenus : vers l'application du droit commun du travail ?, Lexbase Hebdo n° 520 du 21 mars 2013 édition sociale (N° Lexbase : N6255BTT) ; CSBP, 2013, n° 251, p. 111, obs. G. Loiseau ; Dr. Pén., 2013, p. 43, obs. A. Maron et M. Haas.
(2) Cass. soc., 20 mars, n° 12-40.104, FS-P+B (N° Lexbase : A9043KA8) et n° 12-40.105, FS-P+B (N° Lexbase : A9046KAB) et les obs. de Ch. Radé, L'application du Code du travail aux détenus en questions, Lexbase Hebdo n° 522 du 4 avril 2013 édition sociale (N° Lexbase : N6456BTB). Ph. Auvergnon, Droit du travail et prison : le changement maintenant , RDT, 2013, p. 309.
(3) CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, n° 349683, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6572KBZ).
(4) Cons. const., décision n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4732KGD) et les obs. de Ch. Radé, Travail carcéral et statut des maîtres contractuels de l'enseignement privé : les rendez-vous manqués, Lexbase Hebdo n° 533 du 27 juin 2013 édition sociale (N° Lexbase : N7709BTP) ; RDT, 2013, p. 565, obs. C. Wolmark ; RDSS, 2013, p. 639, note S. Brimo.
(5) V. C. Wolmark, préc. A moins que la Chambre sociale entende faire de la résistance, il est peu probable qu'elle transmette d'autres questions prioritaires de constitutionnalité sur ce thème au Conseil constitutionnel, quand bien même d'autres dispositions seraient visées. D'abord parce que le sérieux des futures questions pourra être discuté, ensuite parce qu'elle disposera d'autres armes si d'aventure elle souhaitait remettre en cause les règles applicables au travail des détenus.
(6) Les observateurs ont, cependant, fait remarquer que le Conseil constitutionnel aurait pu -dû ?- analyser la conformité du régime applicable aux travailleurs détenus aux droits sociaux fondamentaux protégés par le bloc de constitutionnalité.
(7) La rémunération des détenus à des taux inférieurs à ceux établis par le procédure pénale est fréquente comme le relevait un rapport du contrôleur général des lieux de détention en 2011 et l'illustrait une affaire jugée par le tribunal administratif de Limoges le 22 août dernier (TA Limoges, 22 août 2013, n° 1301113 N° Lexbase : A3115KKL, et nos obs., Travail des détenus : le calme entre deux tempêtes ?, Lexbase Hebdo n° 540 du 19 septembre 2013 édition sociale N° Lexbase : N8527BTY).
(8) CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, préc..
(9) Le Tribunal des conflits ne procède au contrôle de conventionnalité des lois, à la demande d'une des parties, que depuis 2010, v. T. confl., 13 décembre 2010, n° 3800 (N° Lexbase : A4565GPR).
(10) T. confl., 8 juill. 1963, Rec. CE, 1963 ; CE, sect., 18 juin 1976, Culard , Rec. CE, 1976, p. 319 ; AJDA 1976, p. 579, note M. Durupty.
(11) T. confl., 8 juill. 1963, préc.
(12) T. confl., 9 juillet 2012, n° 3834 (N° Lexbase : A8451IQ3).
Décision
T. confl. 14 octobre 2013, n°3918 (N° Lexbase : A1334KNQ). Conflit sur renvoi du Conseil d'Etat, CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, n° 349683, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6572KBZ). Textes visés : loi des 16-24 août 1790, décret du 16 fructidor an III, loi du 24 mai 1872, 26 octobre 1849, C. proc. pén., art. 717-3 (N° Lexbase : L9399IET) et D. 102 (N° Lexbase : L6379HZB). Mots-clés : Travail des détenus, Compétence juridictionnelle. |
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Réf. : Cass. com., 1er octobre 2013, n° 12-23.999, FS-P+B (N° Lexbase : A3238KMU)
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N9196BTR
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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à l'Université d'Aix-Marseille, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et du Centre de droit du sport d'Aix-Marseille
Le 26 Mai 2016
I - La date du transfert de propriété des actifs
Parfaite dès l'ordonnance du juge-commissaire, ou dès le jugement du tribunal s'il s'agit d'une vente dans le cadre d'un plan, la vente d'actif en liquidation judiciaire doit toutefois être réitérée quelques semaines après la décision de justice afin d'opérer le transfert de propriété au profit du repreneur. Concrètement, celui-ci doit signer avec le débiteur, représenté par le mandataire judiciaire, un contrat de vente, sous seing privé ou par acte authentique. Sans cet acte, la vente reste parfaite mais le transfert de propriété n'intervient pas. Celui qui est donc propriétaire du bien après l'ordonnance du juge-commissaire ou le jugement du tribunal, ce n'est pas l'acquéreur désigné, mais le débiteur ou plutôt le mandataire judiciaire, obligé parfois de faire appel à ses assurances compte tenu des dégradations intervenues entre la décision de justice et la réitération de la vente.
Aux antipodes de l'article 1583 du Code civil (N° Lexbase : L1669ABG), cette règle, propre aux procédures collectives, prévaut dans toutes les formes de vente, et pour toute forme d'actif, qu'il s'agisse d'actifs mobiliers ou immobiliers, que la vente intervienne de gré à gré, aux enchères publiques, par adjudication amiable ou par adjudication judiciaire, qu'elle soit autorisée par jugement du tribunal dans son entier ou par ordonnance du juge-commissaire, dans le cadre d'un plan ou hors plan.
Il a ainsi été jugé, à propos d'un fonds de commerce, que "la vente de gré à gré d'un élément de l'actif mobilier du débiteur en liquidation judiciaire est parfaite dès l'ordonnance du juge-commissaire qui l'autorise, sous la condition suspensive que la décision acquière force de chose jugée", de sorte que "la vente n'est réalisée que par l'accomplissement d'actes postérieurs à la décision du juge-commissaire", et ainsi que "le bailleur ne pouvait, aux termes mêmes de la clause stipulant le droit de préemption, applicable quelles que soient les formes de la cession, prendre position qu'à compter de la signification qui devait lui être faite du projet d'acte de cession, et l'exercice du droit de préemption était subordonné au caractère irrévocable de l'ordonnance du juge-commissaire ayant autorisé la cession de gré à gré du fonds de commerce" (3).
Idem pour les biens immobiliers. Si la vente de gré à gré d'un immeuble compris dans l'actif du débiteur en liquidation judiciaire n'est réalisée que par l'accomplissement d'actes postérieurs à la décision du juge-commissaire qui autorise, sur le fondement de l'article L. 622-16, alinéa 3, du Code de commerce (N° Lexbase : L7011AII), dans sa rédaction antérieure à la loi de sauvegarde (N° Lexbase : L5150HGT ; désormais, C. com., art. L. 642-18 N° Lexbase : L3475ICP), la cession de ce bien, celle-ci n'en est pas moins parfaite dès l'ordonnance, sous la condition suspensive que la décision acquière force de chose jugée ; à moins qu'il n'en soit décidé autrement par l'ordonnance du juge-commissaire, le transfert de la propriété des biens s'opère dès lors à la date de la passation des actes précités (4).
Depuis que la loi de sauvegarde du 26 juillet 2005 a aligné une partie du régime des cessions d'actif mobilier sur celui des cessions d'actif immobilier en décidant que, dans un cas comme dans l'autre, le juge-commissaire n'a désormais plus que le seul pouvoir d'"autoriser" les ventes de gré à gré, tandis qu'il conserve celui d'"ordonner" de telles cessions intervenant dans le cadre des enchères publiques, il est désormais bien acquis, dans les textes comme en jurisprudence, que lorsque des actifs d'une entreprise en difficulté sont réalisés, de quelque manière que ce soit, il existe un décalage entre la date de perfection de la vente et la date de réalisation des actifs (5). Dit autrement, les ordonnances des juges-commissaires ou les jugements des tribunaux de commerce qui ordonnent ou autorisent, selon les cas, les ventes, ne valent pas vente.
Ce décalage ou cette période intermédiaire est souvent source de difficultés. On le voit aujourd'hui encore avec l'arrêt sous commentaire : le candidat retenu s'est finalement rétracté, certainement en raison d'un coût de dépollution plus important qu'initialement prévu. Mais le pouvait-il ? En avait-il le droit ? Difficile de se prononcer au regard de son engagement, tel qu'il ressort des faits de l'arrêt, compte tenu d'une rédaction peu claire (cf. "absence de condition suspensive et faisant son affaire personnelle, notamment de la résorption des stocks et déchets et de la pollution du site, sans pour autant souhaiter en assumer la charge financière"...).
En revanche, juridiquement, dès lors qu'il a été désigné par l'ordonnance du juge-commissaire, même s'il faut réitérer la vente, et attendre que la décision devienne irrévocable, il est impossible de revenir sur la parole donnée : le candidat choisi doit s'exécuter. Dans le cas contraire, au-delà de l'article 1142 du Code civil (N° Lexbase : L1242ABM), inefficace ici, le mandataire est tout à fait à même de l'assigner en exécution forcée de la vente, voie vers laquelle le liquidateur avait été conduit en l'occurrence eu égard à l'absence de volonté de l'acquéreur de réitérer la vente.
Restait à savoir si, dans ces conditions, l'acquéreur pouvait y faire échec à travers le "référé premier président" permettant, conformément à l'article R. 661-1 du Code de commerce, au premier président de la cour d'appel saisi d'interrompre l'exécution provisoire de plein droit du jugement ayant déclaré la vente parfaite et constaté le transfert de propriété de droits immobiliers à son bénéfice.
II - L'exécution de plein droit du jugement constatant le transfert de propriété
Selon les trois premiers alinéas de l'article R. 661-1 du Code de commerce, dans sa rédaction issu du décret "Pétroplus" du 25 octobre 2012 (décret n° 2012-1190, art. 7 N° Lexbase : L2663IU8), "les jugements et ordonnances rendus en matière de mandat ad hoc, de conciliation, de sauvegarde, de redressement et de liquidation judiciaires sont exécutoires de plein droit à titre provisoire [ce premier alinéa reste issu du décret du 12 février 2009].
Toutefois, ne sont pas exécutoires de plein droit à titre provisoire les jugements et ordonnances rendus en application des articles L. 622-8 (N° Lexbase : L3453ICU), L. 626-22(N° Lexbase : L3476ICQ), du premier alinéa de l'article L. 642-20-1(N° Lexbase : L3466ICD), de l'article L. 651-2 (N° Lexbase : L8961IN9), des articles L. 663-1 (N° Lexbase : L2816IPY) à L. 663-4 ainsi que les décisions prises sur le fondement de l'article L. 663-1-1 (N° Lexbase : L3836ISU) et les jugements qui prononcent la faillite personnelle ou l'interdiction prévue à l'article L. 653-8 (N° Lexbase : L3457ICZ).
Par dérogation aux dispositions de l'article 524 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6668H74), le premier président de la cour d'appel, statuant en référé, ne peut arrêter l'exécution provisoire que des décisions mentionnées aux 1°, 2°, 3°, 5°, 6° et 8° du I de l'article L. 661-1 (N° Lexbase : L8963INB), et lorsque les moyens invoqués à l'appui de l'appel paraissent sérieux. Dans les mêmes conditions, le premier président de la cour d'appel peut arrêter l'exécution provisoire des décisions qui ne sont pas exécutoires de plein droit. L'exécution provisoire des décisions prises sur le fondement de l'article L. 663-1-1 peut être arrêtée, en outre, lorsque l'exécution risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives. Dès le prononcé de la décision du premier président arrêtant l'exécution provisoire, le greffier de la cour d'appel en informe le greffier du tribunal".
Selon ce texte, les décisions de justice relatives aux procédures de collectives peuvent se ranger en deux grandes catégories : d'une part, les jugements et ordonnances exécutoires de plein droit à titre provisoire (C. com., art. R. 661-1, al. 1er), d'autre part, les jugements et ordonnances non exécutoires de plein droit à titre provisoire (mais qui pourraient l'être si le juge en prononce l'exécution de provisoire : C. com., art. R. 661, al. 2).
De plus, que les jugements et ordonnances soient exécutoires de plein droit à titre provisoire ou pas, le premier président de la cour d'appel, statuant en référé, peut en arrêter l'exécution provisoire. Pour ce faire, il faut démontrer des moyens sérieux. En effet, là où, en droit commun pour introduire un référé premier président, il faut démontrer des conséquences manifestement excessives (C. proc. civ., art. 524 N° Lexbase : L6668H74), il faut démontrer, en doit des procédures collectives, par exception, des moyens sérieux. Légère entorse à ce principe : seule l'exécution provisoire des décisions prises sur le fondement de l'article L. 663-1-1 peut être arrêtée lorsque l'exécution risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives (nouveauté issue du décret "Pétroplus").
En outre, si le premier président peut arrêter l'exécution provisoire de toutes les décisions qui ne sont pas exécutoires de plein droit, il ne peut arrêter l'exécution provisoire de toutes les décisions qui sont exécutoires de plein droit (cf. la liste limitative de l'article R. 661-1, al. 3).
Première question à se poser, le jugement du tribunal prononçant l'exécution forcée de la vente, était-il exécutoire de plein droit à titre provisoire ? Oui, il l'était. En effet, il ne figure pas dans la liste limitative de l'alinéa 2 du texte précité.
Deuxième question à se poser, l'exécution provisoire de plein droit de ce jugement pouvait-elle être arrêtée ? De prime abord, il semblait que oui, à condition toutefois d'introduire un "référé premier président" devant la cour d'appel, et de démontrer non pas des conséquences manifestement excessives (réservées au droit commun, hormis le cas "Pétroplus") mais des moyens sérieux (6). En réalité, non, ce jugement exécutoire de plein droit à titre provisoire ne pouvait pas être arrêté. Pourquoi ? Parce qu'il ne figure pas dans les décisions visées à l'alinéa 3 de l'article R. 661-1 du Code de commerce.
D'où, troisième et dernière question, à laquelle l'on vient de répondre, ledit jugement entrait-il dans le champ d'application de l'alinéa 1er dudit texte ? Oui, pleinement. D'où encore, la substitution de motif de pur droit par la Cour de cassation à ceux développés par les juges du fond sur les conséquences manifestement excessives : "le jugement qui a déclaré la vente parfaite et constaté le transfert de propriété de droits immobiliers au profit du cessionnaire, [...], ayant été rendu en matière de liquidation judiciaire au sens de l'article R. 661-1 du Code de commerce, est assorti de l'exécution provisoire de droit dont l'arrêt ne peut être ordonné".
Si la Cour de cassation a déjà pu statuer de nombreuses fois sur l'exécution provisoire de plein droit de telles ou telles décisions rendues en matière de procédures collectives (7), ainsi que sur l'arrêt de cette exécution provisoire (8), c'est à notre connaissance la première fois qu'elle se prononce sur ce cas très précis d'un jugement du tribunal prononçant l'exécution forcée d'une vente d'actif en liquidation judiciaire, tout du moins depuis la nouvelle rédaction de l'alinéa 1er de l'article R. 661-1, issue du décret du 12 février 2009 (décret n° 2012-160 N° Lexbase : L9187ICA).
L'arrêt du 1er octobre 2013 est donc capital et la doctrine s'emparera à coup sûr de sa solution (9).
Cet arrêt est d'autant plus fondamental qu'il est juridiquement fondé. Impossible donc aujourd'hui pour l'acquéreur d'un actif dépendant d'une liquidation judiciaire de se rétracter une fois que le juge-commissaire l'a judiciairement désigné comme le cessionnaire dudit actif. Ou plutôt, impossible pour lui de se rétracter si le mandataire l'assigne en exécution forcée de la vente et que le tribunal le suit dans sa démarche.
Côté débiteur, mandataire et organes de la procédure, ledit arrêt est très rassurant, puisqu'une fois l'ordonnance du juge-commissaire devenue irrévocable, ou bien une fois adopté un jugement d'exécution forcée, l'acquéreur ne pourra plus s'exclure de la vente pour laquelle il s'est porté candidat, sauf peut-être à déposer lui-même le bilan. Côté mandataire également, on fera attention au cheminement procédural car, malgré le décret du 12 février 2009 ayant supprimé la compétence du tribunal au profit de la cour d'appel dans les recours contre les ordonnances du juge-commissaire rendues en matière de réalisation d'actifs isolés des articles L. 642-18 (N° Lexbase : L3475ICP) et L. 642-19 (N° Lexbase : L3436ICA) du Code de commerce (cf. art. R. 642-37-1 N° Lexbase : L0334INP et R. 642-37-3 N° Lexbase : L9394ICW), c'est le tribunal qui est compétent pour prononcer l'exécution forcée de la vente (et non la cour d'appel), ce qui est logique puisque l'ordonnance du juge-commissaire n'est frappée d'aucun recours.
En revanche, côté cessionnaire, la solution est moins rassurante, au même titre par exemple que celle qui avait mis à la charge d'un autre la dette du débiteur cédé (10). On fera donc particulièrement attention à une telle exécution forcée car si elle est mise en oeuvre, plus aucun recours ne sera possible. Aussi, pour le cessionnaire, il faudra veiller à éventuellement interjeter appel (appel-réformation et non appel-nullité car la voie est fermée, l'excès de pouvoir étant très difficile à démontrer), devant la cour d'appel, de l'ordonnance du juge-commissaire, si tant est que le délai d'appel, assez court (dix jours), ne soit pas écoulé. Au cas d'espèce, visiblement, l'ordonnance du juge-commissaire ne pouvait plus être attaquée car passée en force de chose jugée.
On notera, pour conclure, que les assignations de la part des liquidateurs en exécution forcée de vente sont assez rares, ce qui explique en partie le fait que l'arrêt du 1er octobre 2013 soit le premier du genre. Pour autant, les difficultés pratiques créées par le décalage entre la perfection de la vente et le transfert de propriété demeurent. L'arrêt commenté le démontre avec force si besoin en était. Il montre surtout que les mandataires judiciaires eux-mêmes peuvent être gênés par cette période intercalaire entre l'ordonnance de vente et la réitération de l'acte, en particulier dans certains dossiers sensibles, telles des affaires de dépollution de site (11).
Bien que rien ne soit prévu dans la prochaine réforme du droit des entreprises en difficulté sur ce point, nous maintenons notre souhait de voir modifier l'actuel système des réalisations d'actifs, principalement sur la question de la réitération de la vente. Un transfert de propriété au jour de l'ordonnance du juge-commissaire est-il si difficile à concevoir ?...
(1) Sur cet arrêt, Lexbase Hebdo n° 354 du 10 octobre 2013 - édition affaires (N° Lexbase : N8879BTZ) ; X. Delpech, Dalloz Actualité, 17 octobre 2013.
(2) Cf. Perruchot-Triboulet, obs. sous Cass. com., 13 mars 2012, n° 10-24.192, FS-P+B N° Lexbase : A8992IER), Chron. de Droit des biens, juin 2012, RLDC, 2012, n° 94, p. 68 ; sur cet arrêt cf. également, Ch. Lebel, Dans le cadre d'une cession de gré à gré en liquidation judiciaire, le transfert du droit de propriété s'opère à la date de passation des actes nécessaires à la réalisation de la vente, Lexbase Hebdo n° 294 du 3 mai 2012 - édition affaires (N° Lexbase : N1667BTW).
(3) Cass. com., 7 septembre 2010, n° 09-66.284, F-P+B (N° Lexbase : A9586E8K), Bull. civ. IV, n° 132 ; D., 2010, p. 2060, obs. A. Lienhard ; Bull. Joly Entreprises en diff., mars-avril 2011, p. 18, note J. Théron ; JCP éd. E, 2011, chron. 1030, § 5, obs. M. Cabrillac ; JCP éd. E, 2010, 1910, nos obs. V. déjà, Cass. com., 11 mars 1997, n° 94-19.207, publié (N° Lexbase : A1540ACZ), Bull. civ. IV, n° 69.
(4) Cass. com., 4 octobre 2005, n° 04-15.062, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7136DKI), Bull. civ. IV, n° 191 ; D., 2005, AJ, p. 2593, obs. A. Lienhard. V. également, Cass. com., 16 octobre 2001, n° 98-12.216, FS-P (N° Lexbase : A4757AW4), Bull. civ. IV, n° 166 ; D., 2001, p. 3349, obs. A. Lienhard. V. encore, Cass. com., 13 mars 2012, n° 10-24192, F-P+B, préc., D., 2012, p. 806, obs. A. Lienhard ; Gaz. Pal., 3 août 2012, n° 216 et 217, p. 27, note J. Théron ; Ch. Lebel, préc. note 2 : "en statuant ainsi, alors que, si la cession de gré à gré de droits immobiliers compris dans l'actif de la liquidation judiciaire est parfaite dès l'ordonnance du juge-commissaire l'ayant autorisée, le transfert de la titularité de ces droits ne s'opère, s'il n'en est autrement décidé par l'ordonnance du juge-commissaire, qu'à la date de la passation des actes nécessaires à la réalisation de la vente, la cour d'appel a violé le texte susvisé". Adde, nos obs., Le point sur les réalisations d'actif ou la question de la date du transfert de propriété des actifs, Rev. proc. coll, juillet-août 2012, Etude 22, p. 15.
(5) J. Théron, Le moment de perfection des transferts autorisés en période de liquidation, D., 2006, Point de vue, p. 570.
(6) Sur lesquels v., B. Brignon, Les méandres du jugement d'extension..., note sous CA Aix-en-Provence, ordo. de réf., 23 nov. 2009, Gaz. Pal., 31 janvier-2 février 2010, n° 31 à 33, p. 18, "affaire Apollonia".
(7) Cf. Code de commerce, Dalloz 2013, jurisprudences sous art. R. 661-1 ; Cass. com., 6 décembre 2011, n° 10-24.885, F-P+B (N° Lexbase : A2011H4A), Bull. civ IV, n° 202 ; Ch. Lebel, Appel du jugement d'extension d'une liquidation judiciaire : les conséquences du principe d'unicité de la procédure collective, Lexbase Hebdo n° 285 du 23 février 2012 - édition affaires (N° Lexbase : N0425BTW).
(8) Cass. com., 5 février 2008, n° 07-15.011, , FS-P+B (N° Lexbase : A7361D4E), Bull. civ. IV, n° 29 ; P.-M. Le Corre, in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté (1ère esp.), Lexbase Hebdo n° 293 du 21 février 2008 - édition privée (N° Lexbase : N2049BEM).
(9) V. déjà Ph. Hoonaker, Dernières réformes de l'exécution provisoire, D., 2006, p. 754 ; J.-L. Vallens, L'exécution provisoire du jugement de redressement ou de liquidation judiciaire, D., 1997, p. 111 ; du même auteur, L'arrêt de l'exécution provisoire des jugements en matière de procédures collectives ? (Décr. n° 2004-836, 20 août 2004 portant modification de la procédure civile), RTDCom., 2004, p. 815 ; J.-M. Deleneuville, Rev. proc. coll. 1999, n° 1, p. 1. V. plus largement sur les voies de recours en procédures collectives, B. Rolland, Recours contre les ordonnances du juge-commissaire, Procédures, avril 2012, comm. 122 ; du même auteur, Recours contre les ordonnances du juge-commissaire (suite), Procédures, juin 2012, p. 18 ; J. Vallansan et P. Cagnoli, Clarification des voies de recours pour les procédures ouvertes à compter du 15 février 2009, Rev. proc. coll., 2010, Etude 26 ; J. Vallansan, Les conséquences de l'exécution provisoire du jugement de liquidation judiciaire en cas de remise en cause de l'ouverture de la procédure, JCP éd. G, 2012, n° 10, p. 21 ; S. Gorrias et V. Manie, Décisions susceptibles d'opposition, de tierce opposition, d'appel, Rev. proc. coll., 2010, comm. 5 ; P.-M. Le Corre, Le caractère suspensif de l'appel au ministère public sur la désignation d'un administrateur judiciaire, Gaz. Pal., 8 juillet 2011, n° 189-190, p. 9 ; du même auteur, L'obligation aux dettes sociales par substitution d'une demande de redressement judiciaire à titre personnel et l'arrêt de l'exécution provisoire, Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 329 ; J.-L. Vallens, La condamnation d'un dirigeant pour insuffisance d'actif peut être arrêtée si l'appel repose sur des moyens sérieux, RTDCom., 2011, p. 422 ; Ph. Roussel Galle, De quelques modifications de la partie réglementaire du Livre VI du code de commerce, Rev. sociétés, 2010, p. 198 ; du même auteur, Arrêt de l'exécution provisoire et décision de substitution de l'action en obligation aux dettes sociales à la liquidation judiciaire ouverte à titre de sanction, Rev. sociétés, 2008, p. 426 ; O. Staes, Clarification du traitement procédural des entreprises en difficulté, Dr. et patrimoine, 2009, n° 187, p. 53 ; Th. Montéran, La réforme de la prévention des difficultés, D., 2009, p. 639 ; D. Voinot, note sous CA Saint-Denis de La Réunion, ord. de réf. du 16 octobre 2008, n° 08/00054, Revue juridique de l'océan Indien, 2009, n° 9, p. 235.
(10) Cass. com., 27 septembre 2011, n° 10-23.539, FS-P+B (N° Lexbase : A1219HYS), Bull. civ. IV, n° 141 ; D., 2011, p. 2399, obs. A. Lienhard ; RTDCom., 2012, p. 722, obs. B. Saintourens ; P. Rubellin, LEDEN, octobre 2011, n° 9, comm. 158.
(11) Problèmes environnementaux qui peuvent aussi engendrer leur responsabilité professionnelle : Cass. com., 30 novembre 2010, n° 09-71.954, F-D (N° Lexbase : A4724GMW) ; JCP éd. E, 2011, n° 8, p. 27, note B. Rolland, responsabilité en l'occurrence d'un administrateur judiciaire.
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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE)
Le 07 Novembre 2013
1. Dans un arrêt du 4 juillet 2013 (1), la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a saisi une nouvelle fois le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité concernant des dispositions de la partie législative du Code de l'expropriation. Depuis l'entrée en vigueur de cette procédure, c'est déjà la neuvième décision rendue par le Conseil constitutionnel dans ce domaine, une seulement ayant abouti à une déclaration d'inconstitutionnalité (2). Cette fois-ci, ce sont les dispositions du premier alinéa de l'article L. 12-2 (N° Lexbase : L2906HL9) prévoyant que "l'ordonnance d'expropriation éteint, par elle-même et à sa date, tous droits réels ou personnels existant sur les immeubles expropriés" qui sont en litige.
Ce qui est contesté par les sociétés requérantes, qui sont titulaires d'un bail emphytéotique, c'est le fait que ces dispositions permettent à l'autorité expropriante qui n'aurait pas été informée de l'existence de titulaires de droits réels, de ne pas indemniser ces derniers, ce qui serait contraire à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1364A9E) garantissant le droit de propriété. En outre, selon elles, les dispositions du premier alinéa de l'article L. 15-2 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L9122IWR) seraient également contraires aux dispositions de l'article 16 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D) relatif au droit au recours juridictionnel effectif, le titulaire de droit réels n'ayant pas été appelé à la procédure et ne pouvant, en conséquence, exercer un recours contre l'ordonnance d'expropriation. Ces deux griefs sont rejetés par le Conseil constitutionnel, qui considère que le premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation est conforme à la Constitution.
2. Concernant l'atteinte portée au droit de propriété, il est indéniable que le droit à l'indemnisation des titulaires de droits réels ou personnels dépend des diligences accomplies par le propriétaire ou l'usufruitier. Certes, l'alinéa premier de l'article L. 13-2 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2918HLN) précise qu'en vue de la fixation des indemnités, c'est à l'expropriant qu'il appartient de notifier "aux propriétaires et usufruitiers intéressés soit l'avis d'ouverture de l'enquête, soit l'acte déclarant l'utilité publique, soit l'arrêté de cessibilité, soit l'ordonnance d'expropriation". Mais, en revanche, c'est bien au propriétaire ou à l'usufruitier qu'il appartient, selon l'alinéa 2 du même article, "d'appeler et de faire connaître à l'expropriant les fermiers, locataires, ceux qui ont des droits d'emphytéose, d'habitation ou d'usage et ceux qui peuvent réclamer des servitudes". Si le propriétaire ou l'usufruitier manque à cette obligation, le preneur sera irrecevable à demander une indemnité à l'expropriant, alors même que celui-ci n'a pas eu connaissance de son existence (3). Dans ce cas, cependant, le preneur pourra se retourner contre le propriétaire ou l'usufruitier négligent qui devra lui verser des dommages et intérêts en vue d'obtenir réparation du préjudice subi du fait de cette négligence (4).
Ainsi, la négligence du propriétaire ou de l'usufruitier ne constitue pas un obstacle à la réparation du préjudice subi par le preneur, quand bien même celle-ci, dans l'hypothèse visée, ne résulte pas d'une décision du juge de l'expropriation mais d'une décision du juge judiciaire de droit commun. Mais surtout, ce ne sont pas les dispositions du premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation qui font dépendre l'indemnisation du preneur des diligences opérées par le propriétaire et l'usufruitier, mais bien celles de l'article L. 13-2. Comme le précise le Conseil constitutionnel, en effet, les dispositions litigieuses se bornent "à définir la portée de l'ordonnance d'expropriation sur les droits réels ou personnels existant sur les biens expropriés". En conséquence, les juges ont considéré que les griefs soulevés par les sociétés requérantes à l'encontre de ces dispositions sont relatifs à d'autres articles du même code, et plus particulièrement à son article L. 13-2 dont le Conseil constitutionnel n'était pas saisi. En conséquence, les griefs dirigés contre le premier alinéa de l'article L. 12-2 du même code sont jugés inopérants.
3. S'agissant de la question de l'atteinte au droit au recours, les sociétés requérantes se sont également trompées de cible en visant les dispositions du premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation. En effet, sur ce point également, ce ne sont pas ces dispositions qui constituent, en tant que telles, une éventuelle limitation à ce droit, mais celles de l'article L. 12-5. Selon cet article, l'ordonnance d'expropriation "ne peut être attaquée que par la voie du recours en cassation et seulement pour incompétence, excès de pouvoir ou vice de forme". Or, en principe, seuls les propriétaires ou les titulaires de droits réels ont qualité pour former un pourvoi en cassation. Toutefois, cette possibilité est également ouverte à toute personne ayant intérêt à agir, par exemple le véritable propriétaire du bien (5). En revanche, la Cour de cassation a jugé que le titulaire d'un bail emphytéotique n'a pas intérêt à agir contre l'ordonnance d'expropriation (6).
Comme on l'a vu, cependant, les titulaires de droits réels ou personnels conservent la possibilité de se retourner contre le propriétaire devant le juge judiciaire de droit commun en vue d'obtenir réparation du préjudice subi. Mais surtout, ce sont encore une fois d'autres dispositions que celles du premier alinéa de l'article L. 12-2 du Code de l'expropriation qui sont à l'origine des griefs des requérants. En conséquence, les juges ont considéré que ces dispositions ne portent pas atteinte au droit au recours juridictionnel effectif. C'est donc à la constitutionnalité de ces dispositions que conclut finalement le Conseil constitutionnel.
La loi n ° 2013-431 du 28 mai 2013 fait suite à la décision n° 2012-226 QPC du 26 avril 2012 (7), dans laquelle le Conseil constitutionnel a considéré que les articles L. 15-1 (N° Lexbase : L9123IWS) et L. 15-2 du Code de l'expropriation, qui déterminent les règles de droit commun relatives à la prise de possession des biens, étaient contraires à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, qui exige le versement d'une indemnité "juste" et "préalable" aux personnes expropriées.
L'article L. 15-1 permettait au bénéficiaire de l'expropriation de prendre possession des biens dans le délai d'un mois soit du paiement ou de la consignation de l'indemnité, soit de l'acceptation ou de la validation de l'offre d'un local de remplacement. L'article L. 15-2 précisait, quant à lui, que lorsque le jugement fixant les indemnités d'expropriation est frappé d'appel, l'expropriant peut prendre possession des biens moyennant le versement d'une indemnité au moins égale aux propositions qu'il a faites et consignation du surplus de celle fixée par le juge.
Le Conseil constitutionnel avait considéré que, "si le législateur peut déterminer les circonstances particulières dans lesquelles la consignation vaut paiement au regard des exigences de l'article 17 de la Déclaration de 1789, ces exigences doivent en principe conduire au versement de l'indemnité au jour de la dépossession". Dès lors, la Haute juridiction avait estimé que les dispositions de l'article L. 15-1 relatives à la consignation de l'indemnité méconnaissent l'exigence selon laquelle nul ne peut être privé de sa propriété que sous la condition d'une juste et préalable indemnité.
Les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité ont toutefois été différés, le Conseil constitutionnel fixant au 1er juillet 2013 la date limite à laquelle le législateur devait intervenir. Il faut relever que ce n'est pas tant le fait que les articles L. 15-1 et L. 15-2 permettaient la prise de possession contre consignation de l'indemnité qui était condamné, mais la généralité des dispositions critiquées, cette possibilité devant être réservée à des hypothèses précisément circonscrites.
C'est dans ce sens qu'a été rédigé l'article 42 de la loi du 28 mai 2013. Dans sa nouvelle rédaction, l'article L. 15-1 précise que, "dans le délai d'un mois, soit du paiement de l'indemnité ou, en cas d'obstacle au paiement ou de refus de recevoir, de sa consignation, soit de l'acceptation ou de la validation de l'offre d'un local de remplacement, les détenteurs sont tenus d'abandonner les lieux. Passé ce délai qui ne peut, en aucun cas, être modifié, même par autorité de justice, il peut être procédé à l'expulsion des occupants". Cet article ne présente pourtant pas de différences notables avec la législation antérieure. En précisant qu'en cas "d'obstacle au paiement ou de refus de recevoir l'indemnité", l'expropriant est autorisé à prendre possession du bien en procédant à la consignation de l'indemnité, la loi du 28 mai 2013 ne fait qu'intégrer dans la partie législative du Code de l'expropriation des hypothèses déjà visées par l'article R. 13-65 du même code (N° Lexbase : L3525IB8).
Plus substantielles, en revanche, sont les modifications apportées à l'article L. 15-2. Dans sa nouvelle rédaction, cet article précise qu'"en cas d'appel du jugement fixant l'indemnité, lorsqu'il existe des indices sérieux laissant présumer qu'en cas d'infirmation, l'expropriant ne pourrait recouvrer tout ou partie des sommes qui lui seraient dues en restitution, celui-ci peut être autorisé par le juge à consigner tout ou partie du montant de l'indemnité supérieur à ce que l'expropriant avait proposé. Cette consignation vaut paiement. La prise de possession intervient selon les modalités définies à l'article L. 15-1". Ces nouvelles dispositions veulent corriger le principal grief qui avait été formulé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 avril 2012, à savoir la possibilité ouverte, pour l'expropriant, de prendre possession du bien en cas d'appel contre la consignation de l'indemnité et cela "quelles que soient les circonstances". Désormais, le recours au mécanisme de consignation est strictement encadré. Il est réservé aux seules hypothèses où il existe "des indices sérieux" laissant présumer qu'en cas d'infirmation du jugement frappé d'appel, l'expropriant ne pourra recouvrer tout ou partie des sommes qui devraient lui être restituées. Si l'on peut penser que ces nouvelles dispositions sont conformes aux textes constitutionnels, il est loin d'être sûr qu'elles vont résoudre toutes les difficultés. En effet, le texte comprend de nombreuses zones d'ombre. Plus précisément, il ne définit pas ce que sont les "indices sérieux" qui permettront à l'expropriant de consigner l'indemnité et il n'organise aucune procédure devant être utilisée par celui-ci pour être autorisé à consigner. Il aurait été utile que la loi renvoie au moins au pouvoir réglementaire le soin d'apporter ces précisions indispensables.
Dans une décision fortement motivéedu 12 avril 2013, concernant une déclaration d'utilité publique relative à la construction d'une ligne électrique aérienne à très haute tension, le Conseil d'Etat précise les modalités du contrôle des déclarations d'utilité publique au regard du principe de précaution tel qu'il est proclamé par l'article 5 de la Charte de l'environnement (loi constitutionnelle n° 2005-205, relative à la Charte de l'environnement N° Lexbase : L0268G8G). Selon cet article, "lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage". Ce principe est également reconnu par l'article L. 110-1 du Code de l'environnement ([LXB=L7804IUL)]) dont il résulte que la protection et la gestion des espaces, ressources et milieux naturels s'inspirent notamment du "principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable".
Le principe de précaution, comme toutes les dispositions de la Charte de l'environnement, a valeur constitutionnelle (8) et il s'applique directement aux autorités administratives, sans qu'il soit nécessaire que sa mise en oeuvre soit précisée par des mesures légales ou réglementaires (9). Il y avait donc tout lieu de penser que le principe de précaution devait entrer dans le champ du contrôle de légalité des déclarations d'utilité publique. S'il ne s'agit donc pas d'une surprise, la façon dont est intégré le principe de précaution dans les modalités du contrôle juridictionnel des déclarations d'utilité publique, par une décision très motivée, présente une certaine originalité.
Il faut noter, au préalable, qu'il ne s'agit pas de la première affaire dans laquelle les juges administratifs ont l'occasion de contrôler une déclaration d'utilité publique au regard du principe de précaution. Avant même la consécration constitutionnelle de ce principe, le Conseil d'Etat avait considéré, dans un arrêt "Association intercommunale Morbihan sous très haute tension" (10), qu'il ressort des pièces du dossier "que l'atteinte aux paysages et aux sites ainsi qu'au patrimoine culturel, à la flore et à la faune ou au cadre de vie et au développement touristique de la zone intéressée n'est pas, compte tenu notamment des mesures prises pour la limiter et satisfaire aux exigences du principe de précaution énoncé à l'article L. 200-1 du Code rural, de nature à retirer à l'ouvrage son caractère d'utilité publique". Ainsi, dans cet arrêt, le Conseil d'Etat a intégré le principe de précaution parmi les éléments du bilan.
Cette approche n'est pas celle qui est retenue en l'espèce, les juges choisissant de définir des modalités de contrôle de ce principe autonomes. De la même façon qu'il a précisé, de façon très pédagogique, les différentes étapes du contrôle de légalité des déclarations d'utilité publique, dans son arrêt "Commune de Levallois-Perret" du 19 octobre 2012 (11), le Conseil d'Etat définit ainsi une méthodologie propre au contrôle juridictionnel du principe de précaution, lequel s'opère en deux temps. Les juges considèrent, d'une part, que la méconnaissance du principe de précaution s'oppose à la reconnaissance de l'utilité publique d'une opération d'aménagement (I). Ils estiment, ensuite, que le principe de précaution doit être intégré parmi les éléments de la théorie du bilan (II).
I - La méconnaissance du principe de précaution s'oppose à la reconnaissance de l'utilité publique d'une opération d'aménagement
Tout d'abord, les juges considèrent qu'une "opération qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement être déclarée d'utilité publique". Ainsi, le principe de précaution peut constituer, en tant que tel, un obstacle à la reconnaissance de l'utilité publique d'une opération d'aménagement.
Cette affirmation est complétée par la définition d'un véritable guide qui a vocation à permettre aux autorités compétentes d'assurer le respect du principe de précaution. Ainsi, il appartient à ces autorités -qu'il s'agisse du préfet, d'un ministre ou du Premier ministre (C. expr., art. L. 11-2 N° Lexbase : L2891HLN)- lorsqu'elles sont saisies d'une demande tendant à ce qu'un projet soit déclaré d'utilité publique, "de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution". Une fois que ce diagnostic est établi, il appartient aux même autorités "de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en oeuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d'une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d'autre part, à l'intérêt de l'opération, les mesures de précaution dont l'opération est assortie afin d'éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives".
Ces précisions sont complétées par d'autres éléments à destination du juge administratif qui doit, en cas de contentieux "au vu de l'argumentation dont il est saisi [...] vérifier que l'application du principe de précaution est justifiée, puis de s'assurer de la réalité des procédures d'évaluation du risque mises en oeuvre et de l'absence d'erreur manifeste d'appréciation dans le choix des mesures de précaution". Ainsi, c'est un contrôle minimum qui opéré par le juge de l'excès de pouvoir sur les deux étapes de la réflexion que doit mener l'autorité compétente en amont de l'intervention de la déclaration d'utilité publique.
En l'espèce, les juges relèvent qu'aucun lien de cause à effet entre l'exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence et un risque accru de survenance de leucémie chez l'enfant n'a été démontré. Cependant, plusieurs études concordantes ont mis en évidence, en dépit de leurs limites, une corrélation statistique significative entre le facteur de risque invoqué par les requérants et l'occurrence d'une telle pathologie supérieure à la moyenne. Plus précisément, ce facteur de risque apparaît à partir d'une intensité supérieure à un seuil compris selon les études entre 0,3 et 0,4 microtesla, correspondant à un éloignement égal ou inférieur à une centaine de mètres d'une ligne à très haute tension de 400 000 volts. Les juges considèrent, compte tenu de ces éléments, que l'existence de ce risque doit être regardée comme une hypothèse suffisamment plausible en l'état des connaissances scientifiques pour justifier l'application du principe de précaution.
Au cas d'espèce, ils relèvent, tout d'abord, que l'autorité compétente n'a pas méconnu l'obligation d'évaluation des risques qui lui incombent. En effet, d'une part, l'étude d'impact figurant au dossier d'enquête publique a bien pris en compte de manière complète et objective l'état actuel des connaissances scientifiques relatives au risque. D'autre part, le maître d'ouvrage de la ligne électrique aérienne à très haute tension a prévu, en plus du dispositif de surveillance et de mesure des ondes électromagnétiques par des organismes indépendants accrédités, un dispositif spécifique de mesure de l'intensité du champ électromagnétique et de suivi médical après la mise en service de la ligne. Ensuite, s'agissant des mesures prises, les juges relèvent que le maître d'ouvrage a veillé à informer le public sur les risques potentiels associés à la construction d'une ligne à très haute tension. Il a également retenu un tracé minimisant le nombre d'habitations situées à proximité, en évitant tout établissement accueillant des personnes particulièrement exposées à ce risque potentiel. Par ailleurs, il a pris l'engagement de procéder au rachat des habitations situées à moins de cent mètres de la ligne. En conséquence, si les requérants invoquent, à titre de mesures de précaution alternatives, la possibilité de différer la construction de la ligne ou de procéder à son enfouissement partiel, "les mesures prises ne peuvent être regardées comme manifestement insuffisantes au regard de l'objectif consistant à parer à la réalisation du dommage susceptible de résulter de l'exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence".
II - L'intégration du principe de précaution parmi les éléments du bilan
Dans le cas où la première phase de contrôle n'aboutit pas à une annulation de la déclaration d'utilité publique, le juge va contrôler l'utilité publique de l'opération projetée au regard de la théorie du bilan. On rappellera à cet égard qu'en application de la célèbre jurisprudence "Ville nouvelle-est" (12), une "opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre social qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente". Ce considérant de principe avait été quelque peu modifiée à l'occasion de l'arrêt de Section "Société civile Sainte-Marie de l'Assomption" du 20 octobre 1972 (13), le Conseil d'Etat ajoutant à la formule de l'arrêt de 1971 la prise en compte de "l'atteinte à d'autres intérêts publics". L'arrêt n° 342409 du 12 avril 2013 permet au Conseil d'Etat de faire évoluer une nouvelle fois sa jurisprudence en intégrant expressément, parmi les éléments du bilan, le principe de précaution. En effet, "dans l'hypothèse où un projet comporterait un risque potentiel justifiant qu'il soit fait application du principe de précaution, cette appréciation est portée en tenant compte, au titre des inconvénients d'ordre social du projet, de ce risque de dommage tel qu'il est prévenu par les mesures de précaution arrêtées et des inconvénients supplémentaires pouvant résulter de ces mesures et, au titre de son coût financier, du coût de ces derniers".
Ceci étant, il est loin d'être sûr que cette évolution conduira à de plus fréquentes annulation de déclarations d'utilité publique au titre de la théorie du bilan. En effet, si cette théorie paraît avantageuse pour les requérants, elle aboutit assez peu fréquemment, dans la pratique, à des annulations. Une étude approfondie de la jurisprudence permet ainsi d'observer que plus une opération est d'envergure, plus le juge aura tendance à estimer que les avantages qu'elle présente sont supérieurs aux inconvénients occasionnés. Dans la plupart des cas, seules les erreurs manifestes sont sanctionnées ce qui, de façon tout à fait paradoxale, rapproche le contrôle maximum du contrôle restreint. De fait, depuis l'arrêt "Ville nouvelle-est", le juge administratif n'a censuré que très peu de projets d'envergure sur le fondement de la théorie du bilan (14).
La présente affaire constitue une nouvelle illustration de cette tendance jurisprudentielle qui ne semble pas devoir être singulièrement affectée par l'introduction, parmi les éléments du bilan, de la problématique du principe de précaution. Les juges considèrent, en effet, que les travaux déclarés d'utilité publique ont pour objet de limiter, tant à l'échelle locale que sur un plus vaste périmètre, les risques immédiats de rupture de synchronisme, d'écroulement de tension et de surcharge sur le réseau de transport d'électricité. Ils doivent également limiter les risques d'accroissement de ces risques qui résultera de la mise en service de l'installation nucléaire de base "Flamanville 3". Ainsi, compte tenu des mesures qui sont prévues pour atténuer ou compenser l'impact de cette ligne sur l'environnement et ses risques potentiels d'impact sur la santé, "ni les inconvénients subis par les personnes résidant à proximité du tracé de la ligne [...] ni l'impact visuel des ouvrages sur les paysages traversés, ni leurs éventuels effets sur la faune et la flore, ni enfin le coût de l'opération, y compris les sommes consacrées aux mesures visant à assurer le respect du principe de précaution, ne peuvent être regardés comme excessifs et de nature à lui retirer son caractère d'utilité publique".
Au final il apparaît clairement que les nouveautés introduites par l'arrêt du 12 avril 2013 ne devraient pas permettre d'obtenir plus facilement l'annulation de projets d'envergure nationale. Une fois encore, le principal apport de cet arrêt se situe sur un plan méthodologique : pour l'administration, qui devrait mieux comprendre quelles sont les implications du principe de précaution et pour le juge, dont les méthodes de contrôle de la légalité des déclarations d'utilité publique sont rénovées.
(1) Cass. QPC, 4 juillet 2013, n° 13-11.884, FS-D (N° Lexbase : A3962KIL).
(2) Cons. const., décision n° 2012-226 QPC du 6 avril 2012 (N° Lexbase : A1495II9), concernant les articles L. 15-1 (N° Lexbase : L9123IWS) et L. 15-2 relatifs à la consignation de l'indemnité d'expropriation.
(3) Cass. civ. 3, 27 juin 1979, n° 78-70.143 (N° Lexbase : A2214CK9), Bull. civ. III, 1979, n° 144.
(4) Cass. civ. 3, 16 octobre 1991, n° 90-70.007 (N° Lexbase : A3949CUS), JCP éd. G, 1991, IV, p. 438, AJPI, 1992, p. 211.
(5) Cass. civ. 3, 18 décembre 1996, n° 93-70.143 (N° Lexbase : A9564ABT), Bull. civ. III, 1996, n° 242, D. 1998, somm. p. 89, chron. P. Carrias, RD imm., 1997, n° 1, p. 123, chron. P. Capoulade et C. Giverdon et n° 2, p. 215, chron. C.M.
(6) Cass. civ. 3, 30 janvier 2008, n° 06-19.731, FS-P+B (N° Lexbase : A6013D4H), Bull. civ. III, 2008, n° 19, AJDA, 2008, p. 660, RD imm., 2008, p. 151, obs. C.J.M., Gaz. Pal., 25-26 avril 2008, p. 15.
(7) Cons. const., décision n° 2012-226 QPC du 6 avril 2012 (N° Lexbase : A1495II9).
(8) CE, Ass., 3 octobre 2008, n° 297931, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5992EA8), AJDA, 2008, p. 2166, chron. E. Geffray et S.-J. Lieber, Environnement, 2008, comm. 153, note P. Trouilly, JCP éd. A, 2008, act. 872, JCP éd. A, 2008, 2279, note Ph. Billet, RD imm., 2008, p. 563, obs. P. Soler-Couteaux, RFD adm., 2008, p. 1147, concl. Y. Aguila.
(9) CE 2° et 7° s-s-r., 19 juillet 2010, n° 328687, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9950E4B), Rec. CE, 2010 p. 333, JCP éd. A, 2010, act. 625, JCP éd. A, 2011, 2119, note Ph. Billet, JCP éd. G, 2011, note 55, D. Del Prete et J.-V. Borel ; voir également CE 2° et 7° s-s-r., 30 janvier 2012, n° 344992, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6872IB7).
(10) CE 7° et 10° s-s-r., 28 juillet 1999, n° 184268, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5151AX3), CJEG, 2000, p. 31, Dr. env., 10/1999, n° 72, p. 13 ; voir, dans le même sens, CE 1° et 6° s-s-r., 16 avril 2010, n° 320667, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0169EW8), Constitutions, 2010, p. 433, note Y. Aguila, LPA, 2010, n° 149, p. 11, note O. Le Bot, RFDA, 2010, p. 1257, chron. A. Roblot-Troizier.
(11) CE 1° et 6° s-s-r., 19 octobre 2012, n° 343070, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7055IUT), Constr.-Urb., 2012, comm. 174, note L. Santoni, RD rur., 2013, comm. 65, note P. Tifine.
(12) CE, Ass., 28 mai 1971, n° 78825, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9136B8U), Rec., p. 409, concl. G. Braibant, D. 1972, jurispr., p. 194, note J. Lemasurier, RDP, 1972, p. 454, note Waline, AJDA, 1971, p. 404, chron. Labetoulle et Cabanes, concl. G. Braibant, Rev. adm. 1971, p. 422, concl. G. Braibant, JCP 1971, II, 16873, note A. Homont, CJEG, 1972, p. 35, note J. Virole.
(13) CE, Ass., 20 octobre 1972, n° 78829, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3887B8H), Rec. p. 657, concl. J. Morisot, RDP, 1973, p. 843, concl. J. Morisot, AJDA, 1972, p. 576, chron. P. Cabanes et D. Léger, JCP éd. G, 1973, II, 17470, note R. Odent, CJEG, 1973, p. 60, note J. Virole.
(14) CE Ass., 28 mars 1997, n°17085 et n° 170857, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9069ADA), Rec. p. 127, AJDA, 1997, p. 545, obs. P. Chrestia, RDP, 1997, p. 1433, note M. Waline, RFDA,1997, p. 739, concl. M. Denis-Linton, note F. Rouvillois, RJE 1997, p. 397, concl. M. Denis-Linton (construction d'une autoroute) ; CE, S., 22 octobre 2003, n° 231953, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9588C9Y), Rec. p. 417, AJDA, 2004, p. 1193, note R. Hostiou, Collectivités-intercommunalité, 2004, 5, obs. L. Erstein (construction d'un barrage).
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par Simon Ginesty, Avocat au barreau des Hauts-de-Seine
Le 07 Novembre 2013
Ainsi, et contrairement à l'analyse juridique, le droit fiscal considère la succursale comme une entité fiscale propre ; à défaut de personnalité morale, la succursale est réputée disposer d'une "personnalité fiscale" : ses résultats sont déterminés en faisant abstraction de l'entreprise dont elle émane, et sont imposés dans le territoire duquel cet établissement est situé.
Bien que séduisante, cette analyse n'en demeure pas moins problématique à certains égards.
Il en va ainsi, par exemple, de l'application des conventions internationales. En effet, certains Etats ne reconnaissant pas de personnalité fiscale aux succursales de leurs entreprises, le bénéfice d'un établissement français d'une société étrangère peut être imposé deux fois : une première fois en France, sur la base du principe de territorialité de l'impôt précédemment évoqué, puis une seconde fois dans l'Etat d'immatriculation de l'entreprise. Bien que les conventions internationales répartissent alors le droit d'imposition de chaque Etat quant au bénéfice réalisé par ladite succursale, encore faut-il que la qualité de "résidente" lui soit reconnue pour en bénéficier, ce qui peut ne pas être le cas (1).
C'est également le cas s'agissant des relations économiques entretenues entre la succursale et son siège, dont un arrêt récent de la cour d'appel de Douai est venu préciser le traitement fiscal afférent.
En l'espèce, la succursale française d'une société belge, la société Sodirep textiles SA-NV, avait consenti à son siège des avances en trésorerie non rémunérées. Pour l'administration fiscale, une telle mise à disposition de fonds constituait un transfert indirect de bénéfice tel que prévu par l'article 57 du CGI (N° Lexbase : L3365IGQ) : la succursale ne pouvant justifier d'un intérêt propre à avancer des fonds auprès de son siège sans être rémunérée, elle réintégra dans les bénéfices imposables en France le montant de la rémunération que la succursale aurait dû percevoir à raison de ces avances.
La cour administrative d'appel approuva le raisonnement dans un considérant de principe : "Considérant que l'établissement stable de la société Sodirep Textiles SA-NV exploité à Marcq en Baroeul (Nord) est une succursale sans personnalité juridique, sous la dépendance de la société précitée de droit belge ; qu'elle a consenti à cette dernière des avances de trésorerie sans intérêts, dans des conditions différentes de celles qui seraient normalement faites à des entreprises effectivement indépendantes ; que ces bénéfices ainsi transférés à la société de droit belge précitée peuvent, sans atteinte aux principes de libre établissement et de libre circulation des capitaux, être incorporés au bénéfice imposable de l'établissement exploité à Marcq en Baroeul, dès lors que la requérante ne justifie pas de leur intérêt pour l'exploitation de cet établissement, fût-ce au titre de la fraction normalement imputable des frais de siège".
Voici donc l'occasion pour nous de nous interroger sur l'imposition en France des succursales de sociétés étrangères et les incertitudes fiscales qui en résultent s'agissant des opérations internes, c'est-à-dire réalisées entre le siège et la succursale.
I - Le principe : une succursale est une entité fiscalement indépendante
Cette conception résulte, d'une part, de l'application du principe général de territorialité de l'impôt sur les sociétés, mais aussi, d'autre part, du principe de l'imposition des établissements stables prévus par les conventions fiscales relatives aux doubles impositions.
A - L'approche traditionnelle française fondée sur la territorialité de l'impôt sur les sociétés
Le principe de territorialité de l'impôt en France repose sur les termes de l'article 209-1 du CGI (N° Lexbase : L0159IWS), lequel prévoit que les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés d'après les règles fixées notamment par l'article 38, et "en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions".
Ainsi, les bénéfices réalisés par une entreprise ayant son siège hors de France sont imposables dans notre pays, notamment lorsqu'ils résultent d'opérations constituant l'exercice habituel en France d'une activité. A défaut de précision législative, la jurisprudence (2) puis la doctrine administrative (3) ont peu à peu défini la notion d'entreprise exploitée en France :
-exploitation en France d'un "établissement", lequel se caractérise, en principe, par l'existence (i) d'un organisme professionnel, (ii) dont l'installation présente un certain caractère de permanence et (iii) qui possède une autonomie propre ;
-réalisation en France des opérations par l'intermédiaire de représentants n'ayant pas de personnalité professionnelle indépendante ;
-ou encore lorsque les opérations effectuées en France y forment un cycle commercial complet.
Selon cette conception, sont exclus de la base imposable en France tous les bénéfices afférents à une activité étrangère, que celle-ci soit établie sous forme de succursale ou de filiale. La succursale française d'une société étrangère est donc considérée comme une entité fiscalement indépendante, au même titre que s'il s'agissait d'une société.
On notera sur ce point la position extrêmement isolée de la France, puisque l'immense majorité des pays développés ont à l'inverse retenu une approche mondiale : tous les bénéfices réalisés par une succursale à l'étranger sont imposés dans l'état du siège, avec l'octroi d'un crédit d'impôt pour l'impôt payé à l'étranger en contrepartie.
On notera également que ce principe de territorialité souffre une exception importante, liée à la lutte contre les schémas de délocalisation du profit (4). L'article 57 du CGI permet ainsi à l'administration fiscale de réintégrer dans les bases imposables en France les bénéfices indirectement transférés à l'étranger, et ce par dérogation au principe de territorialité. Cet article, mesure principale de lutte en matière de prix de transfert, constitue en l'espèce le fondement légal du redressement de la succursale (5).
B - L'approche internationale
L'approche traditionnelle française de la territorialité -bien qu'isolée sur le plan international- s'est vu peu à peu confirmée par les organes supranationaux, à commencer par l'OCDE dont le modèle de convention fiscale (N° Lexbase : L6769ITU) sert usuellement de référence.
Cette reconnaissance de l'approche française repose toutefois sur des considérations plus pratiques que philosophiques. En effet, dans un contexte international, et plus particulièrement dans l'hypothèse d'une succursale établie dans un Etat différent de celui où le siège de la société est établi, il est apparu équitable pour les Etats de répartir les bénéfices selon le lieu où ces profits ont été réalisés.
L'OCDE a ainsi depuis longtemps retenu le concept d'établissement stable, qui est le redevable de l'impôt dans le territoire duquel il est situé. Selon le modèle de Convention (6), "l'expression établissement stable' désigne une installation fixe d'affaires par l'intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité" et "comprend notamment un siège de direction, une succursale, un bureau, une usine, un atelier et une mine, un puits de pétrole ou de gaz, une carrière ou tout autre lieu d'extraction de ressources naturelles".
Ainsi, une succursale est généralement constitutive d'un établissement stable, de sorte que le territoire sur lequel elle est située est en droit d'imposer les profits afférents. Mais sur quelle base ? L'article 7 du modèle de convention prévoit que "les bénéfices qui sont attribuables dans chaque Etat contractant à l'établissement stable mentionné au paragraphe 1 sont ceux qu'il aurait pu réaliser, en particulier dans ses opérations internes avec d'autres parties de l'entreprise, s'il avait constitué une entreprise distincte et indépendante exerçant des activités identiques ou analogues dans des conditions identiques ou analogues, compte tenu des fonctions exercées, des actifs utilisés et des risques assumés par l'entreprise par l'intermédiaire de l'établissement stable et des autres parties de l'entreprise".
La conception retenue est donc claire : la succursale, entité fiscalement indépendante, est imposée comme une entreprise indépendante.
Il s'agit même d'une obligation, puisque le principe de liberté d'établissement en vigueur au sein de l'Union européenne fait obligation aux Etats membres de traiter de manière similaire les succursales et les filiales, dès lors qu'elles sont placées dans une situation objectivement comparable (7).
Dans le cas d'espèce, la succursale française de la société belge avait consenti des avances en trésorerie à son siège. Appliquant strictement les principes définis ci-avant, l'administration fiscale en a tiré les conséquences en estimant que de telles avances auraient dû faire l'objet d'une rémunération entre entreprises indépendantes. L'administration a donc rectifié les résultats de la succursale en réintégrant dans les bases imposables la rémunération due à ce titre.
Cette approche repose donc sur une fiction (fiscale) qui vient en contrariété avec toute considération légale, pourtant à la base de notre système juridique et fiscal.
II - La problématique fiscale des opérations internes
La question délicate s'agissant des succursales demeure le traitement fiscal des opérations internes. Les succursales et leurs sièges sont en effet fréquemment amenés à établir des relations, qu'elles soient commerciales ou financières. Or, pour ces dernières opérations, la question de leurs traitements fiscaux apparaît problématique.
A - Les opérations internes : divergences entre le juridique et le fiscal
Imaginons (le terme est approprié dans le contexte actuel) qu'une société étrangère souhaite investir en France et décide, pour des raisons diverses, de s'établir sous la forme d'une succursale. Dans cette hypothèse, et pour subvenir aux besoins en financement, la société devra prêter de l'argent à cette succursale française.
Juridiquement, et en l'absence de toute personnalité morale, cette succursale ne sera pas en mesure de contracter le prêt. Ce sera alors le siège qui effectuera l'opération, à charge pour lui d'allouer la somme reçue à sa succursale.
Quid de la déduction fiscale des intérêts supportés par la succursale française ?
Si l'on suit le raisonnement expliqué ci-avant, ces intérêts devraient être déductibles pour les besoins de la détermination du résultat imposable de la succursale en France. En effet, fiscalement assimilée à une entité distincte de son siège, la succursale devrait pouvoir bénéficier des mêmes règles que les filiales et donc déduire -dans la limite des règles relatives à la déduction des charges financières- les intérêts versés à un tiers, soit en l'occurrence son siège.
Or, il n'en est rien, selon l'administration fiscale, qui précise que "les versements effectués, sous la dénomination d'intérêts ou de redevances, par la succursale française d'une société étrangère en rémunération des sommes que cette société a prélevées sur ses fonds propres et met sous quelque forme que ce soit à la disposition de sa succursale, ne peuvent être admis en déduction du bénéfice imposable en France. En effet, la succursale n'ayant pas de personnalité juridique distincte ni d'autonomie patrimoniale, ces versements représentent en réalité une partie d'un bénéfice réalisé en France par la société étrangère. Concrètement, d'ailleurs, ils ne peuvent s'analyser qu'en des versements que la société se fait à elle-même. Cette règle s'applique également aux versements rémunérant les bénéfices réalisés par la succursale et laissés à sa disposition puisque ces bénéfices doivent être regardés comme des fonds propres de la société étrangère" (8).
Le raisonnement suivi par l'administration fiscale laisse quelque peu perplexe : la succursale serait donc une entité fiscale à part entière, sauf lorsqu'il s'agit des opérations internes réalisées avec son siège. Autrement dit, il conviendrait de faire une distinction entre les relations externes (avec les tiers) et les relations internes (avec le siège), pour lesquelles la fiction fiscale ne s'appliquerait plus.
On relèvera néanmoins que cette doctrine administrative vise les cas des sommes prélevées sur les fonds propres d'une société et mises à disposition de la succursale. Dans cette hypothèse, le montant des avances est alors considéré comme une simple opération de trésorerie interne, sans impact sur le résultat fiscal.
Dès lors, la question se pose s'agissant des prêts conclus auprès de tiers par le siège et "alloués" à sa succursale. Dans cette hypothèse, ladite succursale serait-elle en droit de déduire les charges financières afférentes ?
Si la logique économique répond par l'affirmative, la jurisprudence s'avère incertaine (9). Pourtant, "l'indépendance fiscale" décrite ci-avant devrait logiquement conduire l'administration fiscale à admettre une telle déduction, sous réserve de l'inscription du prêt au "bilan" fiscal de la succursale (qui n'est pas soumise aux obligations comptables du Code de commerce) d'une part, et de la nécessité du prêt pour la succursale, d'autre part.
B - Une dichotomie du traitement fiscal ?
Nous avons vu que, selon la doctrine administrative, la mise à disposition de sommes par une société étrangère au bénéfice de sa succursale française ne peut générer d'intérêts fiscalement déductibles pour les besoins de la détermination du résultat imposable de cette dernière en France. Cette approche, pourtant contraire aux principes fiscaux français, reflète la réalité juridique.
Nous serions donc très logiquement tentés d'en déduire, dans l'hypothèse inverse, et par symétrie, que la mise à disposition de sommes par la succursale française auprès de son siège à l'étranger ne devrait pas générer d'intérêts imposables...
Las, l'administration fiscale a ses raisons que la raison ignore, comme le (dé)montre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai qui nous intéresse, dont nous retiendrons en particulier deux considérants.
Le premier est afférent à la réponse "Mesmin" précitée, dont le contribuable se prévalait (à juste titre, à notre avis) et pour lequel le juge de l'impôt relève qu'elle ne "comporte aucune interprétation formelle permettant d'admettre que l'omission de facturation d'intérêts en contrepartie des avances consenties par un établissement stable exploité en France à sa société mère de droit belge ne constitue pas un bénéfice transféré qui doit être réintégré dans le résultat imposable à l'impôt sur les sociétés". Certes, serions-nous tentés de répondre, mais retenir un "transfert indirect de bénéfice" dans un tel schéma revient à opérer une dichotomie du traitement fiscal, puisque (i) la déduction des intérêts à raison des sommes mises à disposition de la succursale est interdite, mais (ii) les intérêts facturés à raison des sommes mises à disposition du siège sont imposables. Ce raisonnement contreviendrait alors au principe de la symétrie fiscale (10).
Le second a trait à l'application de la Convention franco-belge (11). Ainsi, on retiendra, en premier lieu, toute l'ambiguïté du traitement fiscal de la succursale, celle-ci étant tour à tour qualifiée de "succursale sans personnalité juridique, sous la dépendance de la société précitée de droit belge", puis "d'entreprise effectivement indépendante".
Ensuite, on notera que, si le juge reconnaît le droit de l'administration fiscale à rehausser une succursale au titre de l'article 57 du CGI pour les sommes mises à disposition de son siège, il introduit tout de suite après la possibilité pour ce dernier de justifier de la remise à disposition de la succursale des sommes en cause au titre des frais de siège. Cette quote-part représente les charges exposées par le siège pour le compte de sa succursale et peut, en application de l'article 5 de la Convention fiscale franco-belge, être déduite des résultats de ladite succursale. La situation viserait ainsi l'hypothèse où (i) une succursale mettrait à disposition de son siège de sommes et (ii) qu'il pourrait être démontré que ces sommes correspondent aux frais exposés par le siège pour le compte de sa succursale. Or, ces frais de siège font expressément partie des charges déductibles pour la détermination du résultat de la succursale listées dans la Convention franco-belge (12).
En conséquence, une même opération (à savoir une avance de fonds par une succursale à son siège étranger) pourrait être considérée comme une avance de fonds pour laquelle une rémunération devrait être convenue ou comme une charge déductible du résultat, sous réserve que la succursale démontre, dans ce dernier cas, qu'il s'agit de "la fraction normalement imputable à l'établissement stable dans les autres frais, y compris les frais normaux de direction et d'administration générale, exposés pour l'ensemble de l'entreprise au siège de sa direction effective". Compte tenu de l'extrême généralité des termes employés par la Convention et de la grande disparité des opérations juridiques que lesdits frais de siège peuvent recouvrer, il subsiste donc une grande incertitude quant au traitement fiscal des sommes mises à disposition de son siège étranger par une succursale.
(1) Cette problématique se rencontre essentiellement dans les situations dites triangulaires, où la succursale d'une entreprise est située dans un Etat A, le siège dans un Etat B et une entreprise tierce dans un Etat C. Dans cette hypothèse, la difficulté tient à l'application de la convention signée entre l'Etat A et l'Etat C à raison des flux économiques réalisés entre la succursale et l'entreprise tierce (retenues à la source sur redevances par exemple,...).
(2) V. par exemple, CE 8° et 7° s-s-r., 18 février 1987, n° 44545, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2645APN).
(3) Voir le BoFip - Impôts, BOI-IS-CHAMP-60-10-30-20121203 du 3 décembre 2012, n° 1 et suivants (N° Lexbase : X6666ALH).
(4) V. notamment à ce sujet, le rapport OCDE en date du 12 février 2013 intitulé "Action Plan on Base Erosion and Profit Shifting".
(5) On notera d'ailleurs que l'article 57 du CGI est applicable aux succursales, le texte visant indistinctement les "entreprises qui sont sous la dépendance d'entreprises situées hors de France".
(6) Article 5.1. du modèle de convention fiscale OCDE.
(7) V. notamment, CJCE, 21 septembre 1999, C-307/97 (N° Lexbase : A8910AUK).
(8) Voir le BoFip - Impôts, BOI-BIC-CHG-50-10-20120912 n° 40, du 12 septembre 2012, citant la Réponse "Mesmin", JO AN du 19 janvier 1981, p. 245 (N° Lexbase : X9134ALU).
(9) On notera que la cour administrative d'appel de Paris avait ainsi refusé la déduction des charges supportées par la succursale d'une société britannique au titre d'un prêt contracté par cette dernière et alloué à sa succursale (CAA Paris, 2ème ch., 28 mai 1991, n° 89PA02917 et n° 89PA02918, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0351A9U). A l'inverse, le tribunal administratif de Versailles a accepté la déduction des charges, dans une espèce où une société américaine avait emprunté des fonds auprès de sa société mère et les avait ensuite mis à disposition de sa succursale (TA Versailles, 7ème ch., 2 juillet 2004, n° 00-4261).
(10) En vertu de ce principe, si, au titre d'une activité ou d'une opération, un gain est imposable, symétriquement la perte réalisée au titre la même activité ou de la même opération est normalement déductible, sauf bien entendu disposition législative contraire. Sur ce point, voir notamment CE 3° et 8° s-s-r., 12 juin 2013, n° 351702, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5884KGZ).
(11) Convention fiscale signée entre la France et la Belgique en date du 10 mars 1964 (N° Lexbase : L6668BHG).
(12) Article 5.5 de la Convention franco-belge, précitée.
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Réf. : Projet de loi relatif à la prévention de la récidive et à l'individualisation des peines
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par Romain Ollard, Professeur à l'Université de La Réunion
Le 07 Novembre 2013
Les objectifs du projet. Ayant pour objectif affiché "d'améliorer la sécurité des français et de diminuer le nombre des victimes, tout en garantissant la réinsertion des personnes condamnées", le projet de loi entend marquer une rupture par rapport aux précédentes réformes relatives à la lutte contre la récidive, obsession récurrente des législations contemporaines. Alors que les lois les plus récentes témoignaient d'une sévérité accrue envers les récidivistes, ainsi qu'en attestent les peines planchers, la rétention sûreté ou le mécanisme de la réitération, le projet s'oriente vers une dynamique opposée de limitation de l'enfermement et d'abandon de tous les mécanismes automatiques d'aggravation des peines, y compris pour les condamnés en état de récidive. Techniquement, le projet repose ainsi sur deux piliers essentiels tenant, d'une part, au recul de la peine privative de liberté (I) et, d'autre part, à la promotion du principe d'individualisation de la peine (II). La prévention de la récidive s'effectue dès lors par le traitement et le suivi de la personne condamnée bien plus que par sa neutralisation par l'enfermement. C'est une autre philosophie du droit de la peine.
I - Le recul de la peine privative de liberté
Rupture avec le système du "tout carcéral". Le projet de loi entend résolument faire reculer le prononcé des peines privatives de liberté, spécialement des courtes peines d'emprisonnement jugées contre-productives. Sans doute la loi pénitentiaire du 29 novembre 2009 marquait-elle déjà un recul de la mesure privative de liberté, aussi bien après jugement (6) qu'avant jugement (7) d'ailleurs, pour des raisons ambivalentes, tenant tant à des motifs humanistes, de resocialisation du condamné, qu'à la volonté de lutter contre une surpopulation carcérale galopante. Amplifiant cet objectif, le projet de loi propose deux séries de mesures. D'une part, le projet abaisse de deux ans à un an pour les primo-délinquants et d'un an à six mois pour les récidivistes les seuils d'emprisonnement permettant au juge d'ordonner une mesure d'aménagement immédiat de la peine (8) (semi-liberté, placement extérieur, surveillance électronique) (9) : hostile au prononcé "sec" de l'emprisonnement, le projet encourage ainsi son aménagement ab initio, dès son prononcé. D'autre part et surtout, le projet prétend créer une nouvelle peine -la contrainte pénale-, avatar de ce que la conférence de consensus nommait la peine de probation.
Nature de la contrainte pénale, peine principale alternative. Techniquement, la contrainte pénale serait conçue, sinon comme une peine principale de référence, du moins comme une peine principale alternative (10) ayant vocation à être prononcée en lieu et place de l'emprisonnement (11), lorsqu'elle paraît plus adaptée à la personnalité de la personne condamnée, sans qu'il soit possible de cumuler les deux peines. Non nécessairement adossée à la peine d'emprisonnement, comme le sursis avec mise à l'épreuve, la contrainte pénale apparaît ainsi comme une peine à part entière, autonome à l'égard de l'emprisonnement auquel elle pourrait se substituer.
Contenu de la contrainte pénale. Mesure phare du projet de réforme, en quoi consiste exactement la contrainte pénale ? S'appliquant uniquement aux individus majeurs, auteurs de délits punis de cinq ans d'emprisonnement au plus et pouvant être prononcée pour une durée comprise entre six mois et cinq ans, la contrainte pénale constituerait une peine effectuée en milieu ouvert, "au sein de la communauté" afin d'éviter la désocialisation, comportant des obligations et des interdictions à la charge de la personne condamnée : obligation de réparer le préjudice causé, interdiction de rencontrer la victime ou de se rendre dans certains lieux, obligation de formation ou de travail, obligation de suivre un stage ou d'exécuter un travail d'intérêt général, obligation de respecter une injonction de soins, etc. (12). Sans doute, dans sa fonction principale, la contrainte pénale poursuit-elle une finalité distincte de l'emprisonnement dès lors que, comme les peines complémentaires et les autres peines principales alternatives, elle est davantage tournée vers la resocialisation et le soin que vers la rétribution du coupable. Toutefois, au plan substantiel, la contrainte pénale constitue-t-elle véritablement un progrès ? En effet, le projet ne crée pas à proprement parler d'obligations nouvelles puisque les mesures de contrainte pénale existent déjà en tant que peines alternatives (13) et peuvent également être prononcées dans le cadre d'un sursis avec mise à l'épreuve (14). Dans ces conditions, et dès lors que la contrainte pénale aurait vocation à coexister avec les autres peines alternatives (15), le projet ne procède-t-il pas en réalité à un simple habillage visant à coiffer les peines alternatives existantes, sans véritable apport substantiel (16) ?
Régime de la contrainte pénale. En réalité, l'originalité de la contrainte pénale résulte, non de la nature substantielle des mesures pouvant être prononcées, mais de son régime d'exécution. La contrainte pénale se distingue en effet d'abord du sursis avec mise à l'épreuve dans la mesure où, non accolée à une peine d'emprisonnement, le non respect des obligations y afférentes n'entraîne pas nécessairement le couperet de l'enfermement ; elle se distingue encore des autres peines alternatives en ce qu'elle instaure un suivi de l'évolution de la personne condamnée, qui sera régulièrement évaluée pour permettre la modification éventuelle de ses obligations. Contrairement aux peines alternatives qui n'organisent qu'une simple surveillance de la personne condamnée, par un contrôle du respect de ses obligations, la contrainte pénale prétend quant à elle imposer un "accompagnement socio-éducatif individualisé et renforcé" (17). Se singularisant donc essentiellement par son régime d'exécution, la contrainte pénale constituerait une peine évolutive et modulable -un "cadre évolutif proactif" selon le mot du projet- pour "tenir compte de la réalité du parcours de chacun".
Sanction de la contrainte pénale. Si la contrainte pénale se caractérise ainsi par la souplesse de son régime, le projet de loi se veut toutefois rigoureux en cas de violation des obligations imposées (18). Certes, dans le respect du principe d'individualisation de la peine, la violation des obligations du probationnaire n'entraînerait pas automatiquement un emprisonnement. Mais, outre qu'il élargit la possibilité de placer une personne en retenue en cas de violation des obligations (19), le projet offre une option au juge, soit de renforcer la contrainte pénale par le prononcé d'obligations plus contraignantes, soit d'incarcérer le probationnaire pour une durée maximum égale à la moitié de la durée de la contrainte prononcée. Alors que dans la première mouture du projet, il revenait au juge de l'application des peines de statuer sur les conséquences de la violation des obligations afférentes à la contrainte pénale, c'est finalement le président du TGI qui aura cette charge, non seulement dans le souci du respect du principe d'impartialité objective mais encore afin de cantonner le juge d'application des peines dans un rôle essentiel d'accompagnement et d'insertion, non de sanction.
II - La promotion du principe d'individualisation de la peine
Individualisation de la peine au stade de son prononcé : la chasse aux peines automatiques. Comme son intitulé l'indique, le projet de loi entend promouvoir le principe d'individualisation des peines en restaurant la pleine faculté d'appréciation du juge dans la détermination de la sanction, c'est-à-dire en premier lieu au stade de son prononcé. Le projet crée ainsi une nouvelle possibilité d'ajournement de peine : après avoir statué sur la culpabilité et sur la demande d'indemnisation de la victime, le tribunal pourra ordonner, avant le prononcé de la sanction, des investigations complémentaires sur la personnalité et la situation du prévenu afin de prononcer la sanction la plus adaptée (20). Mais le projet s'attache surtout à faire la chasse à tous les mécanismes automatiques de prononcé ou d'aggravation des peines, y compris pour les condamnés en état de récidive. Ainsi, de même que le caractère automatique de la révocation des sursis en cas de nouvelle condamnation est supprimé, il est proposé d'abroger le mécanisme des peines planchers (21). Il est sans doute excessif de considérer -avec le projet et la conférence de consensus- que le mécanisme est directement contraire au principe d'individualisation des peines dès lors qu'il est loisible au juge d'écarter les seuils fixés en motivant spécialement sa décision au regard des circonstances de l'infraction, de la personnalité de l'auteur ou des garanties d'insertion ou de réinsertion qu'il présente (22). Il n'en demeure pas moins qu'à en croire les chiffres énoncés par le projet, le régime des peines planchers aurait pour conséquence une "tendance lourde à l'augmentation de la durée de détention", aggravant d'autant la surpopulation carcérale (23). Dans ce contexte de défiance à l'égard des mécanismes automatiques de sanction, on pourrait toutefois s'étonner de ce que le projet ne propose pas de revenir sur le cumul obligatoire des peines, sans possibilité de confusion, en cas de réitération (24). De même, assez étrangement, le projet ne dit mot de la rétention de sûreté, destinée à neutraliser, par un enfermement indéfiniment renouvelable, le potentiel dangereux d'individus condamnés à une peine d'au moins quinze ans de réclusion criminelle pour des infractions particulièrement graves (25). La suppression de cette mesure, expressément qualifiée de mesure de sûreté par le législateur (26) -qui existe chez certains de nos voisins étrangers- avait pourtant été annoncée lors de la campagne présidentielle, stigmatisée par la conférence de consensus comme instaurant une "double peine" tout en reposant sur des critères particulièrement flous, fondés sur "la particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive".
Individualisation de la peine au stade de son exécution : la chasse aux "sorties sèches". S'agissant en second lieu de l'exécution des peines, et en attendant une réforme d'ampleur qui devrait prendre la forme d'un Code de l'exécution et de l'application des peines (27), le projet s'attache, d'une part, à rejeter toutes les mesures de libération automatiques, censées "créer les conditions d'un échec potentiel dans le parcours de réinsertion" (28). Aussi le projet ne reconduit-il pas le système -prôné par la conférence de consensus- de la libération conditionnelle d'office, accordée de plein droit, et qui concevait donc cette mesure, non plus comme une faveur accordée en contrepartie d'une bonne conduite, mais comme un mode normal d'exécution de la peine. D'autre part et surtout, le projet entend instituer une mesure nouvelle -dite de libération sous contrainte-, distincte de la libération conditionnelle (29) en ce qu'elle ne constitue pas un "aménagement octroyé en fonction des efforts menés par la personne condamnée, mais une étape normale de l'exécution de la peine destinée à encadrer et accompagner la personne condamnée" à sa sortie de détention. La mise en oeuvre de la mesure supposerait ainsi d'organiser une procédure d'examen obligatoire de la situation de toutes les personnes condamnées, même à de courtes peines : lorsqu'elles auront effectué les deux tiers de leur peine, il appartiendra au juge de l'application des peines d'apprécier si elles peuvent bénéficier ou non d'une mesure de libération sous contrainte, sous le régime -déjà connu- de la semi-liberté, du placement extérieur ou de la libération conditionnelle (30). Impliquant l'exécution de la fin de peine en milieu ouvert, le projet entend ainsi proscrire les "sorties sèches", sans aucune forme de suivi judiciaire, en instaurant, conformément aux directives de l'article 707, alinéa 3, du Code de procédure pénale, un retour progressif du condamné à la liberté. Tandis que des obligations et des échéances seraient fixées par le JAP, les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) seraient en charge tout à la fois de la mise en oeuvre du suivi de la mesure, supposant une évaluation et une adaptation des mesures si nécessaire, et de la surveillance du respect des obligations prononcées (31). Le juge de l'application des peines pourrait en toute hypothèse, après débat contradictoire, révoquer la mesure en cas de manquement constaté à ces obligations. Tout comme la contrainte pénale, la libération sous contrainte se singulariserait donc essentiellement par son régime d'exécution, tant par son caractère évolutif que par la mise en place d'un suivi judiciaire renforcé (32).
Les ambitions de la réforme. Si la réforme ne contient donc pas, au plan substantiel, de mesures révolutionnaires, elle se veut toutefois ambitieuse car, ne se contentant pas d'organiser une simple surveillance, elle prétend créer un véritable suivi de la personne condamnée, qui sera régulièrement évaluée pour permettre l'adaptation éventuelle de ses obligations. Une telle réforme implique nécessairement une augmentation substantielle des moyens de la justice, ce qui devrait se traduire par le recrutement de personnels affectés à l'exécution des peines, notamment de 1 000 conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, ce qui représenterait une augmentation de 30 % du corps. Reste à savoir si la réforme bénéficiera effectivement des moyens, matériels et financiers, de ses ambitions.
(1) V. également A. Portmann, Projet de loi relatif à la prévention de la récidive et à l'individualisation des peines, Dalloz actualité, 10 octobre 2013.
(2) Sur laquelle, v. J. Pradel, Les recommandations de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive, D., 2013, p. 725 ; 12 recommandations pour prévenir la récidive, Dépêches JurisClasseur, 22 février 2013.
(3) Seront ainsi présentés, le 17 janvier 2014, les travaux de la commission présidée par Jean-Louis Nadal sur le rôle du ministère public ainsi que les résultats du groupe de travail sur les magistrats et les juridictions du XXIème siècle (A. Portmann, précité).
(4) Projet, p. 120.
(5) Discours du Garde des Sceaux, 9 octobre 2013. Sur l'application dans le temps des mesures contenues dans le projet, v. projet, p. 122.
(6) V. notamment C. pén., art. 132-19 (N° Lexbase : L3753HG4 obligation de motivation spéciale en cas d'emprisonnement sans sursis) ; C. pén., art. 132-25 et s. (N° Lexbase : L9410IEA développement des alternatives à l'emprisonnement).
(7) Notamment en créant l'assignation à résidence sous surveillance électronique.
(8) V. actuellement, C. pr. pén., art. 723-15 (N° Lexbase : L9392IEL).
(9) Ce dont s'est félicité l'Union syndicale des magistrats tout en regrettant que le seuil de un an ne soit pas uniformément appliqué l'ensemble des condamnés, prônant ainsi un retour intégral au dispositif antérieur à la loi pénitentiaire de 2009 (Dépêches JurisClasseur, 11 octobre 2013, Projet de loi sur la prévention de la récidive : l'USM satisfait dans l'ensemble).
(10) Sur la question, v. E. Garçon, V. Peltier, Droit de la peine, Litec, 1ère éd., 2010, n° 153 et s..
(11) Projet, p. 81 et s..
(12) Projet, p. 81 et s. ; p. 103.
(13) C. pén., art. 131-6 (N° Lexbase : L2511IBM).
(14) C. pén., art. 132-45 (N° Lexbase : L6397ISQ).
(15) Projet, p. 82.
(16) En ce sens, à propos de la conférence de consensus, J. Pradel.
(17) Projet, p. 77.
(18) Projet, p. 87.
(19) Projet, p. 115. Le projet permet également aux forces de l'ordre de procéder à des visites domiciliaires chez les personnes qui détiendraient des armes malgré une interdiction (ibid.).
(20) Projet, p. 71.
(21) Projet, p. 81 et s..
(22) C. pén., 132-18 et s..
(23) Projet, p. 80.
(24) C. pén., art. 132-16-7 (N° Lexbase : L3755HG8).
(25) C. pr. pén., art. 706-53-13 (N° Lexbase : L7444IGS).
(26) V. toutefois, CEDH, 17 décembre 2009, Req. 19359/04 (N° Lexbase : A5437EP3), DP, 2010, Chr. 2, n° 58, obs. V. Peltier.
(27) Un groupe de travail composé de magistrats et d'universitaires devrait, à cet égard, être mis en place pour réfléchir sur l'exécution des peines.
(28) Projet, p. 90 et s..
(29) Avec laquelle elle aurait vocation à coexister.
(30) Projet, p. 94 et s..
(31) Le projet propose par ailleurs la suppression de la surveillance électronique de fin de peine (SEFIP) et de la procédure simplifiée d'aménagement de peine (PSAP) en raison de leur faible rendement (projet, p. 98 et s.).
(32) Projet, p. 98 et s..
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