Réf. : Cass. com., 1er mars 2023, n° 21-14.787, FS-B N° Lexbase : A17939GI
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par Thierry Favario, Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon 3
le 29 Mars 2023
Mots-clés : société mère • filiale • cession • cessation des paiements • repreneur • projet de reprise
Il ne résulte d’aucun texte ni d’aucun principe qu’une société mère a, lorsqu’elle cède les parts qu’elle détient dans le capital social d’une filiale en état de cessation des paiements, l’obligation de s’assurer, avant la cession, que le cessionnaire dispose d’un projet de reprise garantissant la viabilité économique et financière de cette filiale.
1. Dura lex. Il est des règles qui s’imposent nonobstant leur dureté. Celle qu’énonce cet arrêt du 1er mars 2023 de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, publié au Bulletin, en fait partie. Trente salariés d’une filiale cédée dans un contexte singulier, finalement licenciés, en font l’amère expérience. Qu’on en juge.
2. Le contexte est celui de la sous-traitance dans le secteur de l’industrie automobile. Soit une société X, détenue par une société Y, de droit allemand. Son activité est la production de verre automobile et elle compte la société Volkswagen parmi ses clients. Le 18 octobre 2011, la société Y cède la totalité de ses actions dans le capital de la société X à la société Z, de droit allemand également. À peine un mois plus tard, la société X est mise en redressement judiciaire. La procédure est convertie en liquidation judiciaire le 9 mai 2012. Circonstance remarquable : la date de cessation des paiements de la société débitrice est fixée au 31 juillet 2011, soit antérieurement à celle de la cession de son contrôle. Son liquidateur licencie l’ensemble des salariés le 30 mai 2012. Trente d’entre eux contestent le caractère réel et sérieux de la cause de leur licenciement devant le conseil des prud’hommes. Ils assignent parallèlement les parties à la cession de la société débitrice et la société Volkswagen en responsabilité en vue d’obtenir la réparation du préjudice résultant de la perte de leur emploi sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. Une action admise par les premiers juges, mais rejetée en appel. Le pourvoi en cassation repose sur un postulat qui interpelle : une société mère est fautive si elle cède une filiale en état de cessation des paiements sans procéder à une vérification de la viabilité du projet présenté par le repreneur. La Cour de cassation répond aux questions qu’on lui pose. Et sa réponse est claire : « il ne résulte d’aucun texte ni d’aucun principe qu’une société mère a, lorsqu’elle cède les parts qu’elle détient dans le capital social d’une filiale en état de cessation des paiements, l’obligation de s’assurer, avant la cession, que le cessionnaire dispose d’un projet de reprise garantissant la viabilité économique et financière de cette filiale ». La solution énonce une règle qui doit être approuvée (I) ; mais une règle qui devrait être relativisée (II).
I. Les raisons d’approuver la règle
3. La pureté de la règle prétorienne tient à son assise technique. Se fondant sur les règles du droit civil, particulièrement du droit commun des contrats, elle refuse parallèlement l’intrusion de considérations extérieures inspirées du droit des entreprises en difficulté. L’analyse est donc civiliste (A) et exclusivement civiliste (B).
A. Une analyse civiliste
4. L’opération litigieuse est au fond une simple « cession de contrôle » comme il s’en conclut quotidiennement : la société Y cède à la société Z le contrôle de sa filiale, la société X. En se plaçant « avant la cession », l’arrêt s’inscrit plus précisément dans la phase des négociations précontractuelles [1]. Or, les obligations légales du cédant dans cette phase se ramassent presque entièrement dans son devoir d’information envers le candidat cessionnaire [2]. Ce dernier a corrélativement le devoir d’être curieux. Ce devoir traditionnel (emptor debet esse curiosus) se concrétise ici en due diligences classiques – juridiques, fiscales, comptables… – et plus modernes – environnement, compliance… L’asymétrie est évidente et l’on pourrait se demander si le cédant a lui aussi le devoir d’être curieux [3]. Le cédant peut être curieux. Il le sera s’agissant de la solvabilité du candidat repreneur, condition du paiement du prix de cession. Il pourrait l’être en s’intéressant au sérieux du projet du repreneur et au devenir de la société cédée (la lettre d’intention du candidat cessionnaire expose généralement au moins sommairement son projet). Il ne s’agit cependant que d’une faculté et il serait exact d’affirmer que l’examen du sérieux du projet de reprise du cessionnaire n’entre pas dans les diligences normales du cédant. Il n’a en tous les cas certainement pas d’obligation légale en ce sens. Or, la faute civile délictuelle se définit usuellement comme la violation d’une obligation légale préexistante. En soulignant l’absence de « texte » et de « principe », la Cour de cassation s’inscrit donc pleinement dans un raisonnement civiliste refusant de sanctionner ce qui n’est qu’une faculté, non une obligation. L’application des règles du droit de la responsabilité civile délictuelle au cas d’espèce ne peut que se conclure par l’absence de reconnaissance d’une faute de la société mère cédante.
B. Une analyse exclusivement civiliste
5. Un grain de sable aurait toutefois pu gripper la mécanique civiliste. La cession du contrôle de la société X a eu lieu le 18 octobre 2011. Mise en redressement judiciaire le 21 novembre suivant, cette société était manifestement en état de cessation des paiements depuis le 31 juillet précédent. La société mère devait avoir conscience de céder une filiale en difficulté. Pire, cette cession signait l’éviction de la filiale du périmètre du groupe, décision qui pouvait potentiellement précipiter sa défaillance… sauf à ce que le repreneur présente certaines garanties. La société mère devait-elle dès lors s’assurer de l’existence de ces garanties avant la cession de la filiale en difficulté ? C’est la thèse que soutenait le pourvoi dont le choix des termes invite à un rapprochement : le contenu de l’obligation qui pèserait sur la société mère en pareil cas, soit vérifier « la viabilité du projet présenté par le repreneur », évoque les éléments de l’offre de cession d’une entreprise défaillante [4] ainsi que l’office du juge, tenu de retenir l’offre qui permet dans les meilleures conditions, notamment « d’assurer le plus durablement l’emploi attaché à l’ensemble cédé » [5]. Autrement écrit, le pourvoi invitait à transposer en fait le caractère « sérieux » de l’offre de cession du repreneur du cadre judiciaire vers la cession de contrôle amiable qui porte sur une société défaillante. La précision du pourvoi selon laquelle la filiale est « en état de cessation des paiements » lors de la cession rend cette invitation plus pressante : elle revient au fond à solliciter les mêmes garanties mutatis mutandis selon que la cession – ici une reprise par voie interne – intervient dans un cadre judiciaire ou non, quand la société cédée est défaillante. La Chambre commerciale de la Cour de cassation s’y refuse [6]. Le cédant, quand bien même il saurait que la société dont il cède le contrôle est défaillante, n’a pas à s’assurer que le cessionnaire dispose d’un projet de reprise garantissant la viabilité économique et financière de celle-ci.
6. Le cédant du contrôle d’une société qui intervient dans un cadre amiable définit donc les intérêts qu’il entend défendre. La liberté de contracter [7] conforte la solution retenue. La règle est dure, mais s’impose pour les raisons évoquées ; cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de raisons de relativiser la règle.
II. Des raisons de relativiser la règle
7. Ces raisons sont au vrai ténues. Certaines, prenant acte du principe que pose l’arrêt, pourraient conduire à réviser substantiellement la notion de responsabilité de l’associé (A) ; d’autres, suivant une logique plus classique, tendraient à lorgner du côté de la responsabilité du dirigeant de la filiale cédée (B).
A. Peut-être : la responsabilité de l’associé
8. Une lecture attentive de l’arrêt révèle un hiatus entre les juges du fond et la Cour de cassation : les premiers semblent enclins à entrer dans la logique du raisonnement que leur proposent les salariés licenciés, le tribunal l’ayant admise, la cour d’appel rejetée ; la seconde refuse le principe même de ce raisonnement en en disqualifiant le postulat. Cette différence d’approche interpelle. Elle pourrait illustrer une double mutation en cours du droit des sociétés, à laquelle les premiers juges se montreraient peut-être plus sensibles. La première consiste dans l’affirmation selon laquelle les salariés sont des « parties prenantes » – voire des parties « constituantes » – de l’entreprise. L’affirmation est aujourd’hui banale et les sociétés n’hésitent pas à communiquer sur leur parfaite considération des salariés comme parties prenantes, via des documents de droit « mou » – chartes et codes éthiques, démarche « RSE » – ou presque juridiques – la « raison d’être » [8]. Or, si l’on prend cette affirmation au sérieux, le cédant du contrôle d’une société ne devrait-il pas s’inquiéter de la viabilité du projet du candidat cessionnaire, s’agissant notamment du maintien de l’emploi ? Affirmer que les salariés sont des « parties prenantes » de la société pourrait connaître des prolongements judiciaires en imposant des obligations nouvelles aux sociétés et à leurs associés. La seconde mutation accompagne la précédente. À la fin du XXème siècle, la doctrine s’interrogeait sur la nature des devoirs des dirigeants sociaux [9] ; vingt-cinq ans plus tard, ce sont les devoirs et obligations des associés qui retiennent l’attention [10]. Le déplacement du centre de gravité est avéré : la doctrine l’écrit, les juges du fond le ressentent, la Cour de cassation attend une règle qui le consacre. La conjonction de cette double mutation pourrait évidemment conduire à une densification des obligations attendues du cédant du contrôle d’une société [11]. Le conditionnel s’impose en raison du risque d’une double immixtion : celle du cédant au nom de l’appréciation du projet du repreneur ; celle du juge en vue d’apprécier les diligences du cédant en pareil cas.
B. Sans doute : la responsabilité du dirigeant social
9. L’arrêt sous examen envisage la responsabilité du seul point de vue de la société mère, actionnaire cédante, conformément à l’angle qu’imposait le pourvoi en cassation. La responsabilité du dirigeant de la société cédée est dans l’angle mort de l’arrêt. Elle pourrait être dévoilée ultérieurement. Pourquoi pas une action fondée sur la responsabilité pour insuffisance d’actif [12] ? Envisageable, elle ne permettrait toutefois pas de réparer le préjudice qu’allèguent les salariés licenciés. Une action en responsabilité personnelle du dirigeant ? À la condition d’exciper un préjudice distinct [13] et de caractériser une faute détachable des fonctions [14], elle serait admissible. En ne déclarant pas la cessation des paiements dans les quarante-cinq jours comme la loi le lui imposait [15], le dirigeant a en effet empêché la société débitrice de bénéficier de la protection que confère l’application du livre VI du Code de commerce et ainsi permis une cession de son contrôle dans un cadre amiable avec les conséquences que l’on sait pour les salariés. L’ouverture plus précoce du redressement judiciaire aurait-elle permis d’organiser une cession totale ou partielle de l’entreprise défaillante [16] et de préserver tout ou partie des emplois concernés ? On l’ignore. Il est en revanche certain que le sérieux et les perspectives d’un hypothétique projet de reprise auraient fait l’objet d’une appréciation par les mandataires de justice, les représentants des salariés et in fine le tribunal. L’intérêt des différentes parties prenantes de la société débitrice aurait donc été pris en considération, particulièrement celui de ses salariés.
10. En conclusion, la fermeté de la règle posée par l’arrêt ne doit pas occulter le fait qu’un dirigeant social et/ou un associé cédant le contrôle de la société est rarement indifférent au devenir de ses salariés passés sous l’égide du futur repreneur. Les circonstances de l’espèce sont singulières et, répétons-le, la Cour de cassation se borne à répondre au moyen qui lui est soumis. Une réponse exprimée sous la forme d’un principe ; un principe bénéficiant d’une publication au Bulletin. Comme s’il s’agissait d’ériger une digue face à une irrésistible montée des eaux [17].
[1] C. civ., art. 1112 N° Lexbase : L1975LKD et s.
[2] C. civ., art. 1112-1 N° Lexbase : L0598KZ8.
[3] Comp. pour un éventuel devoir de prudence et de diligence d’une société à l’occasion d’un apport partiel d’actif : Cass. com., 12 mai 2015, n° 13-27.716, F-D N° Lexbase : A8796NHA.
[4] C. com., art. L. 642-2 N° Lexbase : L2746LBC.
[5] C. com., art. L. 642-5, al. 1er N° Lexbase : L9202L7X.
[6] La Chambre sociale semblerait en revanche plus encline à sanctionner des décisions préjudiciables prises dans le seul intérêt d’actionnaire qui auraient entraîné la liquidation partielle de la société : Cass. soc., 24 mai 2018, n° 16-22.881, FS-P+B N° Lexbase : A5330XPA.
[7] C. civ., art. 1102, al. 1er N° Lexbase : L0823KZI.
[8] C. civ., art. 1835, al. 2 N° Lexbase : L8682LQM.
[9] V. par ex. : N. Dion, Les obligations fiduciaires des dirigeants de sociétés commerciales : droit des États-Unis d'Amérique et droit français, thèse Orléans, 1994 ; I. Grossi, Les devoirs des dirigeants sociaux : bilan et perspectives, thèse Aix, 1998, dir. J. Mestre.
[10] V. par ex. : R. Dumont, Les devoirs de l’actionnaires, LGDJ, 2022, préface B. Fages ; Th. Duchesne, La responsabilité pour faute de l’actionnaire, thèse Paris II, dir. A. Gaudemet, 2022.
[11] V. en ce sens les interrogations de R. Dumont, thèse préc., n° 398 et la perspective d’un devoir d’accompagnement de la société par l’actionnaire, y compris en cas de cession du contrôle.
[12] C. com., art. L. 651-2 N° Lexbase : L3704MBS.
[13] Cass. soc., 14 novembre 2007, n° 05-21.239, FS-P+B N° Lexbase : A5847DZL – Cass. com., 2 juin 2015, n° 13-24.714, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8367NIQ.
[14] Cass. com., 16 janvier 2019, n° 17-17.210, F-D N° Lexbase : A6569YTH.
[15] C. com., art. L. 631-4 N° Lexbase : L7314IZW.
[16] C. com. , art. L. 631-21-1 N° Lexbase : L3355ICA.
[17] Comp. A Couret, L’irrésistible glissement du droit des sociétés vers un droit sociétal, Bull. Joly Sociétés, 2022, n° 5, p. 1.
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