La lettre juridique n°940 du 30 mars 2023 : Comptable

[Evénement] La comptabilité et l’analyse financière au service du juriste – Compte-rendu conférence du CEFF d’Aix-en-Provence

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par Laure Beltrando, Doctorante contractuelle chargée de mission d’enseignement – Aix-Marseille Université - Centre d’études fiscales et financières EA 891

le 29 Mars 2023

Dans le cadre de son cycle annuel de conférences, le Centre d’études fiscales et financières (CEFF) a accueilli le jeudi 24 novembre 2022 Maître Didier Lecomte, avocat et maître de conférences associé - HDR à l’Université CY de Cergy. Après ouverture de la conférence par le professeur Thierry Lambert, directeur du CEFF, Maître Lecomte a accepté, à l’occasion de la publication de son ouvrage Comptabilité, fiscalité et analyse financière – Guide pratique du juriste [1], de relever un défi : convaincre un public de juristes fiscalistes de l’intérêt de l’étude de la comptabilité et de l’analyse financière.  

En effet, comme l’a rappelé le professeur Thierry Lambert lors de l’introduction de la conférence, « La comptabilité c’est du droit ». Ainsi, de même que le fiscaliste est un juriste comme les autres  – question récurrente au sein du CEFF et dans la communauté des juristes en général –, le droit comptable est un droit comme un autre. La question demeure de savoir pourquoi cette matière est délaissée, ignorée, voire redoutée par les juristes.


 

Une réponse semble être que « La comptabilité est généralement tenue pour une connaissance utile mais elle a aussi une solide réputation d’arbitraire, d’ennui et d’obscurité ; on ne lui reconnait aucune place parmi les connaissances qui contribuent à la culture générale de l’homme » [2]. Or, les récents scandales et crises financiers tels que ceux ayant affecté l’entreprise Enron ou encore la banque Lehman Brothers ont suscité une grande inquiétude dans les milieux économiques, politiques mais aussi juridiques. Cependant, dans le cadre de la pratique, il ne semble pas y avoir eu un intérêt accru pour le droit comptable et financier de la part des juristes. Ce qui est à déplorer selon Maître Lecomte qui a introduit son propos en précisant que l’exercice de la comptabilité et de l’analyse financière lui a ouvert l’esprit, tant le seul exercice du droit fiscal et du droit des sociétés ne suffit pas à comprendre et faire comprendre la notion d’entreprise.

Le droit comptable regroupe l’ensemble des dispositions légales et règlementaires qui conditionnent la technique comptable. La comptabilité est donc un « langage […] répondant à des conventions, à des normes et à des principes destinés à fournir une représentation de la situation économique et des résultats de l’entreprise » [3]. Outre le fait que la comptabilité est « un instrument de pouvoir par le monopole de l’information » [4], il convient de souligner qu’elle « n’est pas un objet technique autonome et passif » [5]. Plusieurs travaux de recherche font apparaître le caractère politique de la comptabilité : ici, comme en toute matière juridique, « le travail du normalisateur n’est pas simplement de résoudre un problème technique, mais de faire le choix entre plusieurs options selon des critères autres que la "représentation fidèle" de l’activité des entreprises » [6].

Il est donc nécessaire à l’ensemble des juristes ayant à traiter de l’entreprise – au premier rang desquels les fiscalistes – de maîtriser les subtilités de la comptabilité et de l’analyse financière.

Pour prendre l’exemple de la fiscalité, celle-ci a la solide réputation d’être une matière complexe. Pourtant, cette matière recèle plusieurs facteurs de simplicité. D’une part, il n’y a que deux codes à maîtriser – le Code général des impôts (CGI) et le Livre des procédures fiscales (LPF) – et plus globalement il y a une unité de sources – les règles législatives sont condensées et interprétées par l’administration fiscale dans son BOFiP. Cette unité de sources représente la garantie qu’une solution à tous les litiges pourra être trouvée [7]. D’autre part, il s’agit d’un contentieux dépassionné, les délibérés sont pacifiques ce qui est un facteur de simplicité tant pour les avocats que pour les magistrats.

Cependant le plus grand facteur de complexité de la matière fiscale est la difficulté pour les juristes à appréhender les faits fiscaux. S’il est vrai qu’il y a une unité de source, le droit fiscal est avant tout un droit de superposition : ses règles se superposent à un rapport juridique préexistant. Il est donc nécessaire d’être capable d’appréhender pleinement ce rapport préexistant et, pour ce faire, il faut donc avoir connaissance du fonctionnement de l’entreprise et des règles de droit comptable.

Ce travail d’appréhension des règles de droit comptable pourrait paraître simplifié s’agissant des juristes fiscalistes en considérant qu’en France les règles comptables sont fortement connectées au droit et notamment au droit fiscal : la comptabilité est « l’algèbre du droit » [8]. L’influence de la fiscalité a toujours été particulièrement importante en France, ce principe est d’ailleurs établi à l’article 38 quater de l’annexe III du CGI N° Lexbase : L6524HL9 selon lequel « Les entreprises doivent respecter les définitions édictées par le plan comptable général, sous réserve que celles-ci ne soient pas incompatibles avec les règles applicables pour l’assiette de l’impôt » [9]. De nombreux exemples prouvent cette connexion, mais l’exemple le plus caractéristique est que la comptabilisation régulière et préalable est l’un des principes généraux de déductibilité fiscale des charges. Cette comptabilisation régulière et préalable est une condition nécessaire, mais n’est pas une condition suffisante.

En effet, il existe une distanciation entre les règles comptables et les règles fiscales rendant les retraitements fiscaux obligatoires notamment en matière d’impôt sur les sociétés, ce qui s’avère être long et coûteux pour les entreprises. Les 164 retraitements fiscaux possibles, selon l’évaluation de Maître Lecomte, et dont le chiffre ne fait que croitre d’année en année, contribuent à déconnecter le droit fiscal du droit comptable. Cette déconnexion a pour conséquence de nuire grandement à la sécurité juridique des entreprises.

Or, la sécurité juridique est un élément clé contribuant à l’attractivité du territoire français, comme le soulignent Olivier Fouquet et Claude Lopater en militant dans une série de publications pour qu’intervienne une réforme tendant à la connexion totale de la fiscalité et de la comptabilité [10].

Toutefois, il est à déplorer que, même si une telle réforme intervenait, elle ne suffirait pas à contribuer à la convergence du droit comptable et du droit fiscal. Au-delà d’être déconnectées dans leurs règles, la fiscalité et la comptabilité sont également déconnectées dans leur esprit. Alors même que la vision du juriste et la vision du comptable devraient se compléter, il subsiste une opposition. Ce qui peut aboutir à des aberrations et incompréhensions.

Des aberrations, d’une part, s’agissant du capital social. Il est possible de créer une société sous forme de SARL, EURL, SAS, SASU, SNC ou société civile avec un capital social égal à 1 euro [11]. Cette idée, si elle est valide juridiquement, n’en reste pas moins très peu réaliste et mal venue d’un point de vue comptable. En effet, 1 euro de capital social signifie que la trésorerie de départ de la société sera de 1 euro. Il est donc malaisé d’exercer une activité avec une trésorerie si basse – à l’exception des sociétés ayant une activité dite à forte intensité intellectuelle. Par ailleurs, Maître Didier Lecomte souligne qu’en pratique les établissements bancaires refusent souvent d’ouvrir un compte au nom d’une société « pour 1 euro ». Plus largement, il existerait un facteur psychologique incitant les opérateurs économiques à être réticents à accorder un financement à des sociétés à faible capital social.

Des incompréhensions, d’autre part, qui se traduisent notamment par la différence entre le réflexe comptable et entrepreneurial et le réflexe du juriste fiscaliste. Le réflexe du fiscaliste est d’amenuiser le bénéfice de la société au maximum, le Graal se matérialisant dans l’obtention d’un déficit. Celui-ci sera reportable soit sur le résultat des exercices futurs [12] garantie du paiement d’un impôt minimal sur plusieurs exercices comptables soit reportable sur l’exercice de l’année antérieure [13] garantie de la naissance d’un crédit d’impôt. À l’inverse, le réflexe du comptable est le même que celui de l’entrepreneur : maximiser le résultat de l’entreprise afin d’obtenir un compte de résultat et un bilan cohérents et présentables pour obtenir, par exemple, un financement auprès d’une banque.

Il est à craindre que cette opposition fiscalo-comptable tende à s’aggraver à l’avenir du fait de l’influence toujours plus pressante des institutions internationales sur le droit comptable interne. Les normes financières et comptables subissent une internationalisation – aussi appelée normalisation comptable internationale. La normalisation internationale « s’est affranchie du droit pour la création de la norme » [14], celle-ci est en effet issue d’un organisme international purement privé l’International Accounting Standards Board (IASB) [15].

Les normes IFRS établies par l’IASB sont applicables aux comptes consolidés des sociétés cotées [16]. La France est, semble-t-il, l’un des derniers pays de l’Union européenne à ne pas avoir transposé ces normes IFRS dans son droit interne – de même, il est vrai, que l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la Hongrie et la Suède. Il est tout de même loisible de se demander si les normes IFRS auront, à terme, pour vocation de pénétrer le champ du droit interne français – notamment le champ des comptes individuels et des comptes publics – ou encore si, sans être transposées, ces normes auront tout de même une influence sur les règles comptables françaises. La réalisation de l’une ou l’autre de ces hypothèses marquerait sans doute une scission entre droit et comptabilité.

À titre conclusif, s’il était encore besoin de prouver le lien entre droit et comptabilité, qu’il nous soit permis de donner un dernier exemple. L’Union européenne a adopté le 14 décembre 2022 la Directive « GlobE » [17] mettant en œuvre une imposition minimale mondiale des groupes de sociétés. L’objectif de cette Directive est de prévoir une imposition minimale à 15 % des bénéfices des groupes d’entreprises réalisant un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 750 millions d’euros.

Afin qu’une telle mesure puisse produire ses effets, il convient d’appliquer le taux d’imposition minimal sur une base d’imposition calculée dans chaque État membre selon des règles communes. Dans la mesure où les systèmes fiscaux des États ne sont pas harmonisés – partant, le résultat fiscal des entreprises ne serait pas calculé selon les mêmes règles d’un État à l’autre – , la Directive prévoit un « ensemble commun de règles spécifiques pour le calcul de la base d’imposition (ci-après dénommé "bénéfice ou perte admissibles") » [18]. Plus loin, la Directive indique que constitue le « "bénéfice ou perte admissibles", le résultat net comptable d'une entité constitutive ajusté conformément aux règles énoncées aux chapitres III, VI et VII » [19]. De façon originale, l’impôt minimal prévu par la Directive ne sera pas assis sur le résultat fiscal des entreprises mais sur le résultat comptable consolidé ajusté conformément aux règles énoncées par la Directive. Cette solution est néanmoins logique : si les règles fiscales nationales conduisant à la détermination du résultat fiscal ne sont pas harmonisées, il en va différemment s’agissant des normes comptables qui font l’objet, comme nous l’avons indiqué précédemment, d’une internationalisation ; la Directive prévoit elle-même l’application des normes IFRS.

Le mode de calcul du résultat comptable constituant la base d’imposition de l’impôt minimum mondial est d’une telle technicité qu’il « [requiert] un effort important d’assimilation de la part des juristes » [20]. Il y a donc un intérêt toujours plus accru pour ces derniers de savoir appréhender tant la comptabilité que l’analyse financière. Plus qu’un simple outil mis à leur service, ces deux matières tendent à devenir des notions indispensables dont les juristes doivent se saisir.

 

[1] D. Lecomte, Comptabilité, fiscalité et analyse financière – Guide pratique du juriste, Bruxelles, Bruylant, 2022, 500 p.

[2] J. Fourastie, La Comptabilité, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 111, 1943, p. 1.

[3] E. Lamrani, « Comptabilité politique ou le droit comptable au service de l’intérêt général », Vie & sciences de l’entreprise, 2013/3-4, n° 195-196, p. 81.

[4] P. Lassegue, Gestion de l’entreprise et comptabilité, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 1996, p. 16.

[5] B. Colasse et R. Chantiri-Chaudemanche, Introduction à la comptabilité, 14ème éd., Paris, Economica, 2018, p. 23.

[6] E. Lamrani, op. cit., p. 88.

Voir également : D. Bessire, L. Cappelletti et B. Pige (dir.), Normes : Origines et Conséquences des crises, Paris, Economica, 2010, 270 p.

[7] Contrairement à d’autres contentieux, comme celui de la fonction publique, notamment dû à l’absence de codification de nombreux textes.

[8] P. Garnier, La comptabilité : algèbre du droit et méthode d’observation des phénomènes économiques, Paris, Dunod, 1947, 126 p.

[9] CGI, art. 38 quater, annexe III.

[10] Voir notamment : O. Fouquet et C. Lopater, « Connexion comptabilité-fiscalité : quatre actions prioritaires pour assurer la sécurité juridique », FR Lefebvre 50/16, novembre 2016.

[11] Plus précisément, ces formes de sociétés (SARL, EURL, SAS, SASU, SNC et société civile) ne sont pas contraintes par un montant minimum de capital social.

Voir :

C. civ., arts. 1845 et s. s’agissant des sociétés civiles N° Lexbase : L2038AB4 ;

C. com., arts. L. 221-1 et s. s’agissant des SNC N° Lexbase : L5797AIK ;

C. com., arts. L. 223-1 et s. s’agissant des SARL et EURL N° Lexbase : L0915IEM ;

C. com., arts. L. 227-1 et s. N° Lexbase : L2397LR9 et loi n° 2008-776, du 4 août 2008, de modernisation de l’économie s’agissant des SAS et SASU N° Lexbase : L7358IAR.

[12] CGI, art. 209, I-al. 3 N° Lexbase : L6979LZI.

[13] CGI, art 220 quinquies N° Lexbase : L3600MGG.

[14] Y. Muller-Lagarde, L’évolution des relations de la comptabilité à l’économie et au droit, Revue française de gestion, Lavoisier, 2013.

[15] B. Pige, Normes comptables : "De la légitimité du normalisateur", Revue Française de Comptabilité, n° 455, 2012, pp. 24-27.

[16] Voir : Règlement (CE) n° 1606/2002, du 19 juillet 2002, sur l’application des normes comptables internationales N° Lexbase : L6959A4I.

[17] Directive (UE) n° 2022/2523, du 14 décembre 2022, visant à assurer un niveau minimum d’imposition mondial pour les groupes d’entreprises multinationales et les groupes nationaux de grande envergure dans l’Union N° Lexbase : L2605MGL.

Cette Directive trouve son origine dans l’édiction par l’OCDE le 8 novembre 2019 de la « Proposition globale de lutte contre l’érosion de la base d’imposition » plus couramment dénommée « Pilier 2 ».

[18] Ibid., p. 3.

[19] Ibid., p. 13, nous soulignons.

[20] D. Gutmann, Niveau minimum d’imposition mondial pour les groupes d’entreprises multinationales et les groupes nationaux de grande envergure dans l’Union : la Directive publiée, Dalloz Actualités, n° 18, 26 janvier 2023.

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