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par Hélène Bornstein, Avocat au barreau de Paris, Médiateur, Directrice scientifique de l'Ouvrage Lexbase "La profession d'avocat"
le 30 Décembre 2022
Mots clés : avocat • champ d'activité • mandat • partie à l'instance • indépendance • incompatibilité • qualité d'avocat • représentation en justice • représentation obligatoire • se défendre soi-même • se représenter soi-même • article 6-1 de la CESDH
Cette question suggère que devant le juge, l’avocat serait moins bien traité que ses concitoyens puisqu’il ne pourrait pas assurer sa propre défense, alors précisément que sa formation juridique et son expérience lui permettraient mieux que quiconque de se représenter lui-même.
C’est cet apparent paradoxe et les solutions qui lui ont été apportées, tant sur le plan procédural que déontologique, qui sont analysées ici.
La question peut surprendre : pourquoi en effet, interdire à un avocat de se représenter lui-même ?
Certes, le principe essentiel d’indépendance qui régit la profession doit amener l’avocat à se dispenser d’intervenir lorsque son indépendance risque de ne plus être entière.
Ce sera le cas notamment lorsqu’il interviendra pour un ou plusieurs membres de sa propre famille, pour un ami très proche, ou pour un compagnon. On admet ici que l'existence de liens personnels entre un client et son conseil ne peuvent que perturber l'indépendance dont il doit faire preuve dans l'exercice de sa mission [1].
Exactement comme le médecin, qui ne doit pas – sauf urgence, naturellement – traiter un proche, car dans le cadre de son exercice, il doit faire preuve d'objectivité vis-à-vis de ses patients, ce qui exige de maintenir avec eux une saine distance.
Mais la recommandation est plus troublante lorsqu’on sait qu’elle concerne également celle de ne pas se traiter soi-même. On imagine bien que le chirurgien ne va pas s’opérer lui-même de la vésicule biliaire, mais pourquoi le cancérologue ne pourrait-il pas suivre et traiter lui-même son propre cancer ?
Et pourquoi imposer à l’avocat de prendre un avocat ?
Celui-ci ne serait-il pas fondé à n’y voir qu’une perte de temps ? (devoir exposer à un autre un dossier qu’il connait sur le bout des doigts) ;
une perte d’argent ? (pourquoi régler des honoraires à un autre alors qu’il peut faire le travail lui-même) ;
et surtout, pourquoi confier sa défense à un moins bon que soi !?
D’autant que devant la plupart des juridictions, la représentation n’est pas obligatoire.
Alors, si devant ces juridictions, les justiciables sont autorisés à plaider pour eux-mêmes, comment justifier qu’il en soit autrement pour les avocats, sauf à les priver de leurs droits – notamment civiques – les plus élémentaires ?
Tant sur le plan de la procédure que sur le plan déontologique, des réponses ont été apportées à ces questions qu’il convient d’analyser ici.
I. Sur le plan strictement procédural
On l’a vu, sur un plan strictement procédural, la question n’a d’intérêt qu’en présence des juridictions devant lesquelles la représentation est obligatoire, puisque rien ne s’oppose à ce qu’un avocat plaide pour lui-même devant une juridiction sans représentation obligatoire.
Lorsque les parties sont tenues de constituer avocat devant une juridiction, un avocat, partie personnellement au litige, ne peut, en principe, se constituer au soutien de ses propres intérêts.
C’est ce qu’a jugé la cour d’appel de Paris le 29 septembre 2015 [2]. Un avocat avait régularisé pour lui-même une déclaration d'appel et avait élu domicile en son propre cabinet. La cour d'appel a prononcé l'annulation de sa déclaration d'appel au motif que l’avocat qui s'était ainsi constitué pour lui-même, ne pouvait assurer sa propre représentation, puisque la représentation en justice implique l'existence d'un mandat donné à cet effet à un avocat distinct de la partie représentée. La cour en a conclu que l'irrégularité de l'acte d'appel, consistant dans le défaut de pouvoir se représenter lui-même, a pour conséquence, s'agissant d'une procédure d'appel avec représentation obligatoire, un défaut de représentation effective de l'appelant, c’est-à-dire une irrégularité de fond ne pouvant être couverte que dans le délai permettant de régulariser cet acte.
La cour n’a pas expressément visé les dispositions de l’article 1984 du Code civil N° Lexbase : L2207ABD mais celles-ci prévoient en effet que le mandat est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant, et en son nom. Du représentant ou du représenté, du mandant ou du mandataire, l’un des deux manquait – sans jeu de mot – à l’appel. Celui-ci était donc irrecevable.
Même analyse par le juge administratif : Au visa des articles R. 431-2 [LXB= L9938LAC] et R. 811-7 N° Lexbase : L8941LDI du Code de justice administrative, et sur le fondement du principe d'indépendance de l'avocat, un avocat agissant en son nom propre ne pouvait assurer sa propre représentation dans une instance à laquelle il était personnellement partie [3].
« Ces textes impliquent nécessairement que l'avocat soit une personne distincte du requérant, dont les intérêts personnels ne soient pas en cause dans l'affaire, et font obstacle à ce qu'un requérant exerçant la profession d'avocat puisse, dans une instance à laquelle il est personnellement partie, assurer sa propre représentation au titre de l'article R. 431-2 du Code de justice administrative » [4].
Il a tout de même été jugé, au sujet de la rémunération de l’aide juridictionnelle, que si par principe, un avocat ne peut se représenter lui-même, les dispositions des articles R. 811-7 et R. 431-2 du Code de justice administrative ne font pas obstacle à ce que l'avocat d'un bénéficiaire de l'aide juridictionnelle assure sa propre représentation dans le cadre de la contestation d'une décision juridictionnelle ayant statué sur la demande qu'il avait présentée au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 [5], ou lorsque l'avocat entend contester la décision prise par le Président de la juridiction sur le montant de la contribution de l'État à la rétribution de la mission d'aide juridictionnelle assurée par l'avocat [6].
Mais le Juge européen ne semble pas l’avoir entendu de cette oreille, et a rendu en 2014 une décision intéressante : un ressortissant serbe, exerçant la profession d’avocat, avait introduit une action contre un client en paiement de ses honoraires. Sa requête avait été rejetée sur le fondement de la législation nationale selon laquelle un appel soulevant des points de droit ne pouvait être introduit que par les avocats représentant les parties au procès, même si ces dernières exercent la profession d’avocat. L’avocat a donc saisi la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) au titre d’une atteinte à son droit d’accéder à un tribunal, alléguant que l’interprétation excessivement stricte de la loi nationale, selon laquelle le ministère d’avocat est obligatoire dans les cas d’appel soulevant des points de droit, l’avait empêché de bénéficier d’un examen au fond de son affaire.
Sur le fondement de l’article 6-3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) N° Lexbase : L7558AIR, qui reconnaît à tout accusé le droit de se défendre lui-même ou de bénéficier de l’assistance du défenseur de son choix, la CEDH l’a suivi, et a conclu à la violation de l'article 6-1 de la CESDH en estimant d'une part, que le requérant pouvait assurer la défense de ses propres intérêts puisqu'en qualité d'avocat, il était qualifié pour former un recours pour le compte d'autrui, et d'autre part, qu’une l'interprétation stricte de l'article 6-1 par le juge national ne répondait pas aux objectifs de sécurité juridique ou de bonne administration de la justice [7].
En d’autres termes – et on en revient à nos propos introductifs – puisqu’en tant qu’avocat, il effectue quotidiennement cette diligence pour ses clients, le requérant était capable de former un appel soulevant des points de droit pour son propre compte. Son recours ne pouvait donc être déclaré irrecevable au seul motif qu’il n’était pas présenté ou soutenu par un autre avocat.
II. Sur le plan déontologique
Si cette solution est intéressante, elle ne règle pas tout. Bien au contraire, elle pose questions à plusieurs égards.
Ainsi, cet avocat constitué et plaidant pour lui-même est-il dans cette procédure une partie ou un avocat ?
Cette question d’apparence anodine a de réelles conséquences, en premier lieu sur sa relation avec son contradicteur : les échanges et correspondances qu’il aura avec l’avocat de la partie adverse seront-ils couverts par la confidentialité ?
Cet avocat/partie plaidera-t-il en robe ?
Et en matière pénale, l’avocat/partie aura-t-il accès à l’entier dossier d’instruction ?
Consciente de ces difficultés, la profession a toujours tenu à rappeler à quel point elle est attachée au principe d’indépendance.
Il a donc été jugé que s'il n'existe aucune incompatibilité entre la qualité d'avocat et celle de secrétaire d'une association, le principe d'indépendance interdit à l'avocat qui cumule ces titres d'être le conseil de l'association dont il est lui-même le secrétaire [8].
Et que s'il n'existe aucune incompatibilité formelle pour un avocat de plaider pour une société dans laquelle il détient des intérêts, la proximité existante est de nature à compromettre son indépendance [9].
Alors, si rien dans les textes n’interdit en effet à l’avocat de se représenter lui-même – en tout cas devant les juridictions sans représentation obligatoire – l'exigence d'indépendance attachée à la profession d’avocat, et dont elle est le socle, devrait à elle seule le dissuader de se constituer pour lui-même, que la représentation soit obligatoire ou non.
C’est exactement ce qu’a jugé la CEDH dans un arrêt qu’elle a rendu cette fois en matière pénale, considérant que le droit de se défendre soi-même ou de bénéficier de l’assistance du défenseur de son choix n’était pas absolu, et qu’il pouvait faire l’objet de certaines limitations inhérentes notamment aux intérêts de la justice.
Ce dossier était très particulier puisque le requérant-avocat qui souhaitait assurer sa propre défense avait été suspendu de son Barreau au moment des faits, de sorte qu’il ne comparaissait pas comme avocat, mais comme « accusé formé à la profession d’avocat » [10].
S’étant vu refuser la possibilité d’assurer lui-même sa propre défense dans son pays d’origine, le Portugal, la CEDH a jugé que l’impossibilité pour un accusé de se défendre seul dans le cadre d’une procédure pénale ouverte à son encontre ne violait pas l’article 6 de la CESDH au motif notamment que l’obligation d’être représenté par un avocat n’a pas pour but de restreindre la capacité de défense du requérant, mais de lui garantir l’assistance effective d’un professionnel du droit expérimenté, compétent et objectif, dans une matière où était encourue une peine privative de liberté.
Surtout, la CEDH ajoute – et c’est sans doute cela le plus important – qu’un accusé formé à la profession d’avocat peut ne pas être capable de défendre sa cause de manière effective et dépassionnée si les accusations le visent personnellement.
La voilà la vraie justification !
Même les meilleurs n’hésitent pas à recourir aux services d’un confrère lorsqu’ils ont affaire à la justice. Et pas seulement en matière pénale.
Et ils sont de moins en moins nombreux à se sentir capables d’assurer leur propre défense devant un conseil de discipline. Leur réputation et leur carrière sont en jeu, ils comparaissent par conséquent de plus en plus souvent accompagnés d’un confrère.
Naturellement, la solution dépend de la nature et de l’importance du litige. C’est ainsi que l’auteur de ces lignes a pu il y a vingt-cinq ans, sans craindre d’enfreindre sa déontologie, assigner en résolution du contrat de vente – et donc de plaider pour lui-même devant le tribunal d’instance local – une grande enseigne qui lui avait fourgué un ordinateur qui ne répondait ni à sa commande ni à ses attentes. Le montant du litige portait sur moins de … 3 000 francs à l’époque, et rien de justifiait qu’il embarrasse l’un de ses confrères en lui demandant de mener à sa place cette insignifiante procédure.
Mais la main du chirurgien tremble lorsque c’est son fils qu’il opère.
Alors non, l’avocat ne doit pas se représenter lui-même.
Parce que se concentrer sur sa défense rend le reste difficile, parce que pris par sa propre défense, ses autres dossiers pourraient en souffrir.
Parce que si l’on fait son travail avec soin et application pour ses clients, il arrive qu’on le néglige quand l’objet nous revient.
Parce que l’absence de recul et d’objectivité dont fait preuve l’avocat dans son propre dossier constitue évidemment un obstacle majeur à une défense efficace.
Parce que même le meilleur avocat n’a pas la distance nécessaire pour analyser froidement tous les aspects de son dossier.
Parce que rien ne justifie de se priver d’un œil extérieur, surtout lorsqu'il est avisé.
Au-delà de l’indépendance, c’est sans doute également la prudence qui doit commander à l’avocat de ne pas se représenter lui-même.
[1] Commission de déontologie de Paris, Incompatibilités et conflits d'intérêts, avis n° 19.8290, 1er mars 2010.
[2] CA Paris, 29 septembre 2015, n° 13/15894 N° Lexbase : A2916RK9.
[3] CE, 22 mai 2009, n° 301186, Manseau, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1803EHA.
[4] De l'impossibilité pour un avocat d'assurer sa propre représentation devant le juge, Quotidien, Lexbase, 1er juin 2009 N° Lexbase : N4508BK8.
[5] Loi n° 91-647, du 10 juillet 1991, relative à l’aide juridique N° Lexbase : L8607BBE.
[6] CE, avis, 18 janvier 2017, n° 399893, Pollono, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3272S93. Cette solution ne vaut pas devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation, où l’avocat à la Cour, et donc pas avocat aux Conseils, ne pourra pas assurer sa propre représentation (en dehors des cas de dispense de ce ministère expressément prévus) (CE 28 janvier 2021, n° 433994, Boukara N° Lexbase : A85354DH : B. Seiller, note, Gazette du Palais, 8 juin 2021, n° 21/2021, p. 39).
[7] CEDH, 11 février 2014, Req. 30671/08, Maširević c/ Serbie.
[8] Commission de déontologie de Paris, Incompatibilités et conflits d'intérêts, avis n° 131/20.7569, 22 septembre 2010.
[9] Commission de déontologie de Paris, Incompatibilités et conflits d'intérêts, avis n° 131/22.4690, 28 mars 2012.
[10] CEDH, 4 avril 2018, Req. 56402/12, Correia de Matos c/ Portugal N° Lexbase : A0011XKM.
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