La lettre juridique n°535 du 11 juillet 2013 : Éditorial

Données personnelles : "l'hypocrisie est un vice privilégié, qui jouit en repos d'une impunité souveraine"*

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Données personnelles : "l'hypocrisie est un vice privilégié, qui jouit en repos d'une impunité souveraine"*. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8894537-donnees-personnelles-i-lhypocrisie-est-un-vice-privilegie-qui-jouit-en-repos-dune-impunite-souverain
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Cette semaine, nous aurions pu gloser sur la non transmission d'une QPC relative à la possibilité de rechercher la responsabilité de droit commun pour les bénéficiaires de l'ACAATA... Ou bien revenir sur la caractérisation du délit d'incitation à la haine ou à la violence prévu par l'article L. 332-6 du Code du sport...

Mais, l'actualité juridique et judiciaire relevait, un brin cynique, cela : d'abord, qu'un Règlement européen du 24 juin 2013 est venu préciser les mesures relatives à la notification des violations de données à caractère personnel en vertu de la Directive 2002/58/CE sur la vie privée et les communications électroniques ; ensuite, le fait que tout fichier informatisé contenant des données à caractère personnel doive faire l'objet d'une déclaration auprès de la CNIL, de sorte que la vente d'un tel fichier n'ayant pas été déclarée n'est pas dans le commerce, a un objet illicite et doit en conséquence être déclarée nulle (Cass. com., 25 juin 2013, n° 12-17.037, FS-P+B+I).

"C'était une journée d'avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s'efforçait d'éviter le vent mauvais"**.

Et c'est justement ce 24 avril 2013, que la Commission ouverte Italie du barreau de Paris tenait une réunion sur "le futur de la réglementation des données personnelles en l'Europe : un dialogue franco-italien". Les avocats, "sentinelles des droits et des libertés", analysaient ainsi les moyens de faire converger les législations européennes pour une meilleure protection des données personnelles et, in fine, de la vie privée. Alors, bien naturellement, fiers civilistes qu'ils sont, ils pensaient, comme tout un chacun, que la législation française qui déclare solennellement la nécessité de veiller à ce que tous les types de données personnelles soient respectueux de toutes les libertés et droits fondamentaux, notamment le droit à la vie privé et à la dignité, est l'une des plus protectrices qui soient. Ils s'appuyaient sur la loi de 1979, mais surtout sur la Directive 95/46/CE, bien qu'ils relevaient qu'elle n'ait pas permis d'éviter une fragmentation de la mise en oeuvre de la protection des données à caractère personnel dans l'Union, une insécurité juridique et le sentiment, largement répandu dans le public, que des risques importants subsistent, notamment dans l'environnement en ligne. Heureusement, l'article 16, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne établit le principe selon lequel toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant ; ce qui place l'ambition européenne en matière de protection en haut de la pyramide de Kelsen... Ouf ! Mieux encore, on se rassurait à la lecture de l'article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui consacre la protection des données à caractère personnel en tant que droit fondamental.

"Winston, qui avait trente-neuf ans et souffrait d'un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement. Il s'arrêta plusieurs fois en chemin pour se reposer. A chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l'ascenseur, l'énorme visage vous fixait du regard. C'était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE".

Juillet 2013. Un jour, on apprend que l'Oncle Sam a les oreilles bien grandes et surtout qu'il les laisse traîner dans les ambassades étrangères ; pire, il semblerait qu'il regarde le monde, et singulièrement le Vieux continent, avec un certain "Prism". On savait déjà que les grandes entreprises américaines du web venaient témoigner leur allégeance auprès du Gouvernement, au nom de la lutte anti-terroriste, en versant leurs données récoltées dans le puit de l'hyper surveillance.

Un autre jour, on apprend que la France, qui avait tout de même du mal à jouer les vierges effarouchées, mais qui vilipendait l'attitude anti-démocratique et inamicale de son lointain cousin du Nouveau monde, use de stratagème équivalent. Ainsi, révèle Le Monde daté du 4 juillet, la Direction générale de la sécurité extérieure collecte systématiquement les signaux électromagnétiques émis par les ordinateurs ou les téléphones en France, tout comme les flux entre les Français et l'étranger : la totalité de nos communications sont espionnées. L'ensemble des mails, des SMS, des relevés d'appels téléphoniques, des accès à Facebook, Twitter, sont ensuite stockés pendant des années. Alors, on nous rassure : seuls les métadonnées intéressent la DGSE, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), les douanes, Tracfin, le service de lutte contre le blanchiment, etc.. Il s'agit "simplement" de savoir qui est en relation avec qui : une sorte de "Facebook super puissant" gouvernemental et surtout... occulte.

"De son poste d'observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l'inscription artistique des trois slogans du Parti :
LA GUERRE C'EST LA PAIX
LA LIBERTE C'EST L'ESCLAVAGE
L'IGNORANCE C'EST LA FORCE
".

Tous les responsables gouvernementaux le savaient ; d'un silence gêné, on peine à justifier l'intrusion des pouvoirs publics aux confins de l'intimité de chacun. Le citoyen lambda se doutait bien qu'avec les nouvelles technologies de l'information et de la télécommunication, le Léviathan numérique finirait bien par se retourner contre lui ; que, pouvant lui-même suivre ses proches, et moins proches, en surfant sur la toile, les yeux de BIG BROTHER se porteraient, un jour, sur ses données personnelles...

Mais, n'en déplaise à Montaigne, plus que douter, savoir nous est agréable.

Alors, oui Madame le Bâtonnier de Paris, vous avez raison de vous arc-bouter contre la Profession pour exiger, en matière de protection des données personnelles, une réglementation juridiquement plus lisible, un nouveau cadre renforçant le pouvoir de contrôle et de sanctions des autorités nationales, dans lequel l'avocat pourra y jouer tout son rôle ; un nouveau cadre faisant émerger la notion de l'accountability, puisque l'application des règles doit être prouvée, démontrée, tracée, l'avocat ayant toute sa place dans la production de la preuve ; et de demander le maintien du correspondant informatique et liberté qui permet à l'avocat d'être au coeur de l'entreprise.

"LA LUTTE ETAIT TERMINEE.
IL AVAIT REMPORTE LA VICTOIRE SUR LUI-MEME.
IL AIMAIT BIG BROTHER
".

Rappel bien ordonné commence à soi même ; et si la France ouvrait la voie européenne de la transparence sur la question et de la sécurité des données personnelles ? Chut... Secret défense...


* Molière, Dom Juan
** George Orwell, 1984

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