La lettre juridique n°535 du 11 juillet 2013 : Finances publiques

[Le point sur...] Vers la disparition de la gestion de fait ?

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par Arnaud Le Gall, Maître de conférences à l'Université de Caen

le 11 Juillet 2013

La gestion de fait, notion ancienne s'il en est puisque le premier arrêt recensé remonte à 1834, semble être en voie de disparition. Le nombre d'arrêts rendus par les juridictions financières décroît, en effet, régulièrement depuis plusieurs années. Pourtant, rien ne semble indiquer que les actes constitutifs de gestion de fait seraient, eux aussi, en diminution. Côté recettes, la gestion occulte consiste, pour une personne dépourvue de la qualité de comptable public, à s'immiscer dans le recouvrement de recettes publiques. Côté dépenses, elle se traduit par l'extraction irrégulière de fonds de la caisse publique. Elle intervient, le plus souvent, par le biais d'un mandat fictif ou d'une subvention. Aucune réforme majeure des pratiques administratives mises en oeuvre ces dernières années ne conduit à réduire le nombre de cas possibles de gestion de fait. On doit donc chercher ailleurs la cause de cette évolution. Elle trouve son origine, au moins partiellement, dans la réforme de la procédure réalisée par la loi n° 2008-1091 du 28 octobre 2008, relative à la Cour des comptes et aux chambres régionales des comptes (N° Lexbase : L6974IBW). En réformant de fond en comble la procédure juridictionnelle devant les juridictions financières, le législateur a, en réalité, littéralement étouffé cette notion. Après avoir, sous l'influence de la CESDH, supprimé la règle du double arrêt (I), la loi a instauré une procédure inadaptée à la gestion de fait (II). I - La disparition de la règle du double arrêt

La règle du double arrêt, qui permettait de garantir le principe du contradictoire, a été supprimée par la loi du 28 octobre 2008, adoptée sous l'influence des principes de la CESDH.

A - Le principe du double arrêt

La règle du double arrêt était énoncée par l'arrêté du 29 frimaire an IX et sera reprise par le décret n° 85-199 du 11 février 1985, puis par l'article L. 140-7 du Code des juridictions financières abrogé, lequel disposait que "la Cour statue sur ces comptes par arrêts successivement provisoires et définitifs". Elle permettait au comptable de présenter ses observations écrites en réponse aux injonctions contenues dans le premier arrêt afin que le juge ne puisse statuer définitivement qu'après avoir pris connaissance de ses moyens de défense. Les deux arrêts "constituent deux décisions juridictionnelles distinctes" (1). Les dispositions provisoires "font partie d'une procédure contradictoire devant le juge de première instance qui peut les modifier à l'issue de ladite procédure" (2).

Le respect de cette règle imposait la succession d'au moins deux décisions. L'arrêt définitif devait répondre intégralement aux moyens de défense du comptable (3) et correspondre précisément à l'arrêt provisoire, en particulier quant aux personnes dont la responsabilité est mise en cause : un arrêt définitif ne pouvait mettre en débet solidairement deux comptables successifs, alors que, seul, l'un d'entre eux a été mis en cause et, de ce fait a été destinataire des injonctions, par l'arrêt provisoire (4). De même, une décision définitive ne pouvait reposer sur des éléments de fait qui n'ont pas été évoqués dans la décision provisoire et "dont le comptable ne pouvait avoir eu connaissance" (5). Une personne n'ayant pas été visée dans la déclaration provisoire de gestion de fait ne pouvait ainsi être déclarée comptable de fait à titre définitif (6).

Puisqu'elle a disparu, la règle du double arrêt mérite donc qu'on en fasse le bilan.

Elle présentait des avantages indéniables. L'arrêt provisoire permettait en effet de connaître avec exactitude la pensée et le raisonnement du juge avant que celui-ci ne statue définitivement. Ce constat peut sembler banal. Il traduit pourtant une réalité essentielle. En effet, la concordance obligatoire entre les deux décisions interdisait toute surprise dans les motifs et le dispositif de la seconde décision. Or, étant donné la complexité des questions abordée par la juridiction financière, il était particulièrement utile, pour la défense du comptable, de circonscrire exactement le débat contentieux. Cela ne signifie pas qu'il pouvait conduire le juge à changer sa position entre les deux décisions, car ceci relève d'un autre aspect, lié notamment au déclenchement de la procédure. Mais, on finit parfois, à force d'intoxication à la CESDH, à confondre les droits de la défense avec le droit à ne pas être condamné. Plus que tout autre, le contentieux financier est profondément objectif. La plupart des irrégularités comptables relevées par l'instruction ne sont pas susceptibles d'être contestées, qu'il s'agisse de la gestion de fait ou de la comptabilité patente.

Aussi bien, la double décision permettait-elle d'établir un dialogue entre le juge et le comptable. Celui-ci ne voyait pas surgir soudain une décision surprenante après une instruction dans laquelle il aurait eu l'impression de faire valoir ses arguments. Il faut certes reconnaître que ce dialogue était parfois un dialogue de sourds, en particulier avec les chambres régionales des comptes. Toutefois, il convient de ne pas confondre la cause du phénomène et sa manifestation. Ce n'est pas parce que ce dialogue de sourds (on pense à la reconnaissance d'utilité publique des dépenses ou à l'application du principe de l'interdiction du contrôle de légalité) se manifestait lors de l'application de la règle du double arrêt que cette règle en était la cause. Certaines positions hautement discutables des juridictions financières demeureront, quelle que soit la procédure. En conséquences, deux hypothèses peuvent se présenter : soit l'appréciation du juge sur l'existence ou la nature de l'irrégularité comptable est contestable et dans ce cas, aucune règle procédurale nouvelle ne permettra d'emporter son adhésion ; soit la contestation de l'irrégularité comptable n'est pas sérieuse et le double arrêt permettait alors au comptable, qui savait précisément ce qui lui était reproché grâce à l'arrêt provisoire, de préparer correctement sa défense.

La succession des deux décisions, souvent présentées de manière théorique comme une sorte de pré-jugement, constituait, en réalité, une aide précieuse pour le comptable.

On reprochait également à la procédure actuelle de n'informer le comptable des charges qui étaient retenues contre lui qu'à l'occasion de la notification de la décision provisoire ce qui est inexact. Les comptables patents doivent déposer leurs comptes régulièrement devant le juge. Ils doivent donc s'attendre, à chaque dépôt, à ce que des irrégularités puissent leur être reprochées. Les gestions de fait donnaient également lieu à des échanges entre le rapporteur et le comptable de fait présumé. Le sens des demandes de pièces des rapporteurs ainsi que de leurs demandes d'explication ne laissaient guère de doutes quant à leur appréciation. Le comptable de fait ne pouvait être surpris en recevant la notification de l'arrêt provisoire.

B - L'influence de la CESDH

La règle du double arrêt a disparu sous les assauts répétés de la CESDH.

La Cour des comptes a longtemps résisté à toute tentative d'intrusion de la part des ordres juridiques européens : la CESDH ne lui était pas applicable, bien que le contenu de l'article 6 § 1 de cette Convention (N° Lexbase : L7558AIR) ne lui fût pas étranger. Avant que le Conseil d'Etat ne commence à faire évoluer sa jurisprudence sur ce point (7), la Cour rappelait que la procédure suivie devant les juridictions financières n'était pas "substantiellement contraire" (8) aux principes posés par la CESDH et que la cause des parties était entendue équitablement "conformément au principe posé" (9) par cette Convention. La juridiction financière considérait que si l'article 6 § 1 ne lui était pas directement applicable, "les principes qui sont à la base de la CESDH et des libertés fondamentales s'imposent au juge des comptes statuant sur le point de savoir si des personnes n'ayant pas la qualité de comptable public se sont constituées comptables de fait" (10).

Le Conseil d'Etat a fini par admettre l'applicabilité de la CESDH à l'occasion des amendes pour gestion de fait infligées par la Cour (11), puis à l'intégralité de la procédure pour gestion de fait (12) et enfin à l'occasion de la mise en débet d'un comptable patent à titre définitif (13). Parallèlement le Conseil d'Etat, interdisait, d'une part, au juge des comptes de statuer sur une gestion de fait ayant été évoquée préalablement dans un rapport public de la Cour des comptes (14). On relèvera que, pour être constitutive de pré-jugement, la mention doit constituer une véritable qualification juridique des faits (15). D'autre part, il excluait, de lui-même et dans un premier temps sans référence à la CESDH, de la formation de jugement le magistrat qui avait eu à connaître de l'affaire lors d'un contrôle de gestion (16).

Ces exigences, assez curieuses de la part d'une juridiction qui pratiquait, à l'époque, le principe de double appartenance, n'ont d'ailleurs pas été sans rencontrer de résistance de la part de la Cour des comptes. Un arrêt du 26 avril 2001 de la quatrième chambre mettait ainsi le Conseil d'Etat devant les contradictions de la jurisprudence Labor metal (17). La Cour, constatant que les faits reprochés aux comptables occultes avaient fait l'objet d'insertion au rapport public, "dans des termes suffisamment précis pour permettre le rapprochement avec la procédure de gestion de fait" en question, en avait tiré la conséquence logique qu'elle ne pouvait plus statuer en appel, refusant ainsi aux comptables de fait le droit de bénéficier de la règle du double degré de juridiction. Se conformant strictement, tant à l'esprit qu'à la lettre de l'arrêt du Conseil d'Etat n° 195715 23 février 2000 (18), la Cour violait ainsi consciencieusement le principe du double degré de juridiction prévu par l'article L. 111-1 du Code des juridictions financières (N° Lexbase : L7056IBX). Le Conseil d'Etat, saisi d'un pourvoi, s'en était sorti par une pirouette et avait annulé l'arrêt d'appel au motif que la Cour avait décliné sa compétence sans transmettre l'appel au Conseil d'Etat. Celui-ci, "dans le cadre des ses pouvoirs généraux de régulation de l'ordre juridictionnel administratif" était en effet seul compétent pour juger des suites à donner à cette situation et le cas échant, pour se prononcer sur les conclusions d'appel. Fort heureusement pour le Conseil, et d'ailleurs pour les comptables de fait, les circonstances lui permettaient d'éviter de statuer sur la gestion de fait et sur le compte : l'irrégularité de la formation de jugement le conduisaient à annuler les jugements de première instance (19).

Le législateur a également suivi le mouvement. La loi n° 2001-1248 du 21 décembre 2001, relative aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes (N° Lexbase : L2854AWM), a ainsi modifié l'article L. 140-7 du Code des juridictions financières en excluant, pour les gestions de fait, le rapporteur du délibéré et en imposant une audience publique.

La Cour européenne des droits de l'Homme a également puissamment contribué à ébranler la procédure financière. Elle affirme dans un arrêt du 7 octobre 2003 (20) que l'article 6 § 1 est applicable à la gestion de fait puis à la gestion patente, par un arrêt du 13 janvier 2004 (21). En conséquence, elle condamne la France pour délai excessif de la première (22), puis de la seconde procédure (23). La procédure du double arrêt se trouvait donc mise en cause directement mise en cause : bien qu'elle vise à protéger les droits de la défense du comptable, elle finissait, par l'allongement excessif de la procédure qu'elle provoque, par nuire à ces mêmes droits.

La réforme de la procédure financière s'avérait donc indispensable pour éviter de nouvelles condamnations de la France. C'est ainsi qu'à la demande du Président de la République, le premier président de la Cour des comptes a lancé une vaste réforme de l'organisation et des missions des juridictions financières. La loi du 28 octobre 2008 a donc réformé entièrement la procédure de jugement des comptes. Entrée en vigueur au 1er janvier 2009, elle est accompagnée de deux décrets d'application du 19 décembre 2008 (décret n° 2008-1397 N° Lexbase : L3799ICP et décret n° 2008-1398 N° Lexbase : L3800ICQ).

C - La procédure de jugement des comptes

L'objectif du législateur est de raccourcir et de simplifier la procédure en supprimant la règle du double arrêt et la possibilité de s'auto-saisir d'une gestion de fait. La nouvelle procédure, comme l'actuelle est applicable au jugement des comptes patents et des comptabilités occultes.

Le déroulement de la procédure

Le nouvel article L. 131-1 du Code des juridictions financières (N° Lexbase : L7073IBL) rappelle que les comptables publics qui relèvent de la juridiction de la Cour des comptes sont tenus de lui produire leurs comptes dans les délais fixés par décret en Conseil d'Etat. Le dépôt des comptes opère donc saisine du juge et l'instruction à fin de jugement des comptes est réalisée par le rapporteur nommé par le président de chambre. Le rapport identifie les points susceptibles de provoquer un débet et ceux qui pourront donner lieu à des observations relatives à la gestion. Il peut également identifier des éléments susceptibles d'être qualifiés de gestion de fait. Le rapport est alors transmis au parquet.

Si le ministère public ne relève aucune charge ou constate l'absence de gestion de fait, il conclut à la décharge du comptable. Le président de la formation de jugement ou son délégué, rend alors, éventuellement après un rapport complémentaire, une ordonnance de décharge. La demande de rapport complémentaire doit être faite dans un délai d'un mois à compter de la réception des conclusions du parquet (C. jurid. finan., art. R. 142-3 N° Lexbase : L5471IWK). A défaut de demande de rapport complémentaire dans ce délai la décharge est rendue par une ordonnance motivée. Le comptable patent sortant de fonctions et à l'encontre duquel ne subsiste aucune charge est déclaré quitte par la même ordonnance. L'ordonnance de décharge et de quitus est notifié au comptable, à l'ordonnateur et, s'agissant de l'Etat, au ministre du Budget.

On notera, tout d'abord, que les conclusions du parquet prévalent sur l'avis du rapporteur. Ensuite, la nouvelle procédure, en cas de conclusions de décharge du parquet après le rapport complémentaire, supprime tout pouvoir d'appréciation de la formation de jugement. Le président ne dispose d'aucune liberté et doit suivre les conclusions du parquet. Ce mécanisme assez original s'explique sans doute par le souci de rapidité et de protection des comptables. Il fait peser sur le parquet une responsabilité nouvelle et importante. Enfin, le texte ne précise pas la solution adoptée lorsque le parquet conclut à l'absence de comptabilité occulte. Mais on peut penser que l'ordonnance juridictionnelle ne peut être rendue. En effet, le comptable de fait présumé n'étant pas justiciable du juge des comptes, celui-ci n'est pas compétent pour prendre une décision juridictionnelle le concernant, quand bien même cette décision viendrait constater l'absence de gestion de fait et conduirait donc à confirmer le fait que la personne en question n'est pas justiciable du juge des comptes.

Si le ministère public relève l'existence d'une ou plusieurs charges, il prend un réquisitoire écrit et motivé en droit (C. jurid. finan., art. R. 112-8-I N° Lexbase : L4175IU8) qui conduit à une instruction contradictoire au cours de laquelle le comptable et l'ordonnateur ont accès au dossier. Concrètement, ils peuvent ainsi avoir accès, avant l'audience, au réquisitoire du parquet et au rapport à fins de jugement du rapporteur. Ces échanges avec le comptable permettent d'assurer le caractère contradictoire de la procédure. Le changement par rapport à la règle du double arrêt doit être souligné. Le comptable a désormais accès à des documents couverts, auparavant, par le secret. En particulier, dès qu'une instruction est ouverte sur réquisition du parquet, le réquisitoire et le nom du magistrat chargé de l'instruction sont transmis aux comptables, aux personnes mises en cause, ainsi qu'à l'ordonnateur. Ces personnes ont accès au dossier constitué des pièces sur lesquelles le réquisitoire est fondé (C. jurid. finan., art. R. 142-4 N° Lexbase : L5469IWH).

Le rapporteur est désigné parmi les magistrats de la Cour par le premier président (Code jur. fin., art. R. 112-18). Il doit instruire les comptes à charge et à décharge. Le décret oublie de préciser, sur ce point, que cette instruction à charge et à décharge doit également concerner la déclaration de gestion de fait. Les comptables, ordonnateurs et toutes les personnes mises en cause sont tenus de déférer aux demandes d'explication ou de production de pièces dans un délai qui ne peut être inférieur à quinze jours. Les parties, qui ont accès au dossier et qui peuvent obtenir copie des pièces auprès du greffe, peuvent adresser des observations écrites au rapporteur. Ces productions sont notifiées à chaque partie et versées au dossier (C. jurid. finan., art. R. 142-5 N° Lexbase : L5496IWH).

La clôture de l'instruction intervient par le dépôt au greffe du rapport. On relèvera que, dans les procédures juridictionnelles, le contre-rapporteur disparaît et est remplacé par un réviseur dont les fonctions ne sont pas précisément définies par le décret. Le rapport et les conclusions du ministère public sont versés au dossier. Les parties sont informées de la clôture mais le décret ne prévoit pas que l'information des parties est réalisée préalablement à la clôture. Les parties auxquelles le réquisitoire a été notifié sont informées de la clôture, du dépôt des conclusions du ministère public, des productions faites par les parties ainsi que de la possibilité de consulter ces pièces. Il faut noter qu'en cas de dépôt d'observations ou de pièces nouvelles entre la clôture et la mise en délibéré de l'affaire, celles-ci sont communiquées au rapporteur et au parquet. Les autres parties sont informées de la production de ces observations ou pièce nouvelles ainsi que de la possibilité de les consulter (C. jurid. finan., art. R. 142-6 N° Lexbase : L5453IWU).

A l'issue de l'instruction, l'affaire est évoquée au cours d'une audience publique. La loi généralise donc le recours à l'audience qui devient systématique. Les parties sont informées par lettre recommandée au moins sept jours avant l'audience (C. jurid. finan., art. R. 142-8 N° Lexbase : L5455IWX). L'ordre de parole est désormais le suivant : l'exposé du rapporteur est suivi des conclusions du ministère public puis des observations des parties qui, en tout état de cause, doivent avoir la parole en dernier. La formation délibère en dehors de la présence du rapporteur et du ministère public. Cette exclusion est également systématique, afin d'écarter du délibéré les deux magistrats qui ont, avant l'audience, une idée arrêtée sur les faits et sur la responsabilité du comptable. Le projet d'arrêt est établi par le réviseur (C. jurid. finan., art. R. 142-13 N° Lexbase : L5460IW7).

La décision doit viser les comptes jugés, les pièces et les dispositions législatives et réglementaires dont il est fait application. On relèvera que le décret impose explicitement à la juridiction de statuer sur les propositions du rapporteur, les conclusions du ministère public et les observations des parties. La décision peut ensuite faire l'objet des voies de recours ordinaires et extraordinaires classiques : appel pour les jugements des chambres régionales des comptes, cassation pour les arrêts de la Cour et révision devant la juridiction qui a rendu la décision pour toutes les juridictions financières. La rectification d'erreur matérielle est également prévue. La procédure juridictionnelle issue de la loi de 2008 ne va pas sans poser de difficultés au regard des principes de la gestion de fait.

II - Une procédure inadaptée à la gestion de fait

La loi du 28 octobre 2008 opère donc un changement radical de la procédure qui rassemble désormais des caractéristiques communes à la procédure administrative et à la procédure pénale. Cette nouvelle procédure méconnaît les spécificités de la gestion de fait.

A - La déclaration de gestion de fait

La loi du 28 octobre 2008 réitère le principe selon lequel les juridictions financières n'ont pas juridictions sur les ordonnateurs, hormis sur ceux qu'elles ont déclarés comptable de fait. Contrairement aux autres ordres de juridictions, les juridictions financières n'ont pas, en effet, de compétence générale. Leur compétence concerne exclusivement les comptables patents. Ceux-ci sont en effet soumis à un statut qui les rend directement justiciables du juge des comptes. Aucun acte introductif d'instance n'est nécessaire pour entamer la procédure à leur égard. Ils sont contraints de déposer leurs comptes au greffe des juridictions à intervalles réguliers et ce dépôt opère saisine du juge.

Rien de tel avec les comptables de fait. Le comptable de fait n'est pas justiciable du juge des comptes tant qu'il n'a pas été déclaré tel par une décision définitive, au sens de la règle du double arrêt. Durant le déroulement de la gestion de fait le comptable occulte n'est pas soumis à l'obligation de rendre des comptes et, par voie de conséquence, ne supporte aucune responsabilité financière.

La déclaration de gestion de fait constitue donc un préalable indispensable pour contraindre le comptable de fait à compter devant le juge financier. En l'absence de ce préalable, le juge ne peut assujettir personne à sa juridiction, laquelle qui se limite exclusivement à juger les comptes des comptables patents. Et il faut insister sur le fait que la déclaration doit être prononcée par une décision de justice rendue à l'issue d'une procédure contradictoire. En effet, les conséquences d'une telle déclaration sur le comptable sont trop graves pour que cette exigence ne soit pas respectée. Le comptable de fait doit être en mesure de contester utilement sa qualité et la qualification juridique des faits sur laquelle elle repose. C'est la raison pour laquelle la Cour des comptes a toujours veillé attentivement au respect de la règle de la double décision en cette matière.

Il faut également insister sur le fait que la déclaration de gestion de fait est une étape nécessaire et indispensable pour parvenir à ce qui constitue le coeur de la procédure : le jugement du compte. Or, tout se passe comme si le législateur avait succombé à l'obsession de la doctrine dominante qui n'évoque, depuis plus de quinze ans, la procédure de gestion de fait qu'au travers des garanties procédurales et de la CESDH. On a oublié que cette procédure est, avant tout, une régularisation comptable : l'évocation préalable de l'affaire ou la situation du rapporteur ne sont que des aspects périphériques, certes moins austères et plus dans l'air du temps. Ils ne sont pas la raison d'être de la procédure qui demeure l'établissement et le jugement du compte.

Dès lors, la nouvelle procédure de jugement des comptes apparaît, dans un premier temps, assez peu cohérent avec les principes fondateurs de la gestion de fait. Le prononcé d'une seule décision de justice pour juger une gestion de fait est incompatible avec les principes qui régissent la juridiction du juge des comptes. Ce n'est que par le décret n° 2008-1397 du 19 décembre 2008 que la comptabilité de la nouvelle procédure avec la gestion de fait est assurée. L'article R. 131-13 du Code des juridictions financières (N° Lexbase : L5286IWP) prévoit désormais qu'après avoir déclaré une gestion de fait, la Cour juge les comptes et statue sur l'amende selon la nouvelle procédure. Le jugement du compte est fait au vu de conclusions du ministère public mais sans nouvelle réquisition du procureur général. Cette nouvelle situation appelle plusieurs observations.

En premier lieu, on ne pourra que s'étonner du silence des parlementaires sur cette question lors de l'adoption de la loi. A aucun moment, ni dans les rapports, ni dans les débats, la question de l'incompatibilité manifeste de la loi avec les principes de la gestion n'a été soulevée. On ne sait comment expliquer ce silence. Si l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC) ne réserve à la compétence législative que la seule procédure pénale, il aurait été rassurant que la question soit posée. Il est en effet courant, y compris au Parlement, d'assimiler à tort procédure pénale et procédure financière. Le silence du Parlement est donc très surprenant et un peu inquiétant.

En deuxième lieu, le fait de laisser le pouvoir réglementaire préciser et combler une lacune grave de la loi, n'est pas cohérent. Etant donné l'importance des conséquences de la gestion de fait pour les intéressés, on aurait pu imaginer que les dispositions de l'article R. 131-13 seraient intégrées à la loi. Celle-ci aurait gagné en clarté et en cohérence. De plus, cette disposition se serait parfaitement intégrée à la suite du rappel du principe selon lequel la Cour des comptes n'a pas compétence pour juger les ordonnateurs, sauf ceux qu'elle a déclarés comptables de fait.

En troisième lieu, l'idée de simplification qui sous-tend la loi sort très amoindrie de ce bricolage. L'esprit du projet de loi était en effet de simplifier la procédure et, pour ce faire, d'abandonner la règle du double arrêt. Mais c'était sans compter avec les spécificités de la gestion de fait. On aboutit ainsi à une nouvelle règle du double arrêt puisqu'une procédure pour gestion de fait ne peut que conduire à l'édiction de deux décisions. Avec un inconvénient supplémentaire : la publicité de la première décision, alors que la déclaration provisoire demeurait toujours confidentielle. Autant dire que les garanties du justiciable n'est sortent pas nécessairement renforcées et que la portée de la suppression du double arrêt est pour le moins réduite. La plupart des comptables de fait ne comprennent toujours pourquoi il leur faut passer deux fois devant le même juge.

B - Une procédure en trompe l'oeil

La nouvelle procédure doit être analysée au regard des ses objectifs.

En premier lieu, force est de constater qu'aucune disposition législative ne garantit, en l'état actuel, le raccourcissement des délais de jugement. On pouvait penser que les décrets d'application fixeraient des délais impératifs à la charge des intervenants (parquet, rapporteur et comptable), faute de quoi, cet objectif ne sera pas atteint. Or, tel n'est pas le cas. On notera que la règle du double arrêt n'était pas structurellement plus longue.

En second lieu, le renforcement de l'équilibre de la procédure n'est pas si incontestable. Tout se passe comme si le législateur pensait s'être dédouané des critiques adressées à l'ancienne procédure en appliquant les principes issus de la CESDH, sans se préoccuper concrètement de l'application de ces principes. Deux points doivent retenir l'attention.

D'une part, la jurisprudence et la doctrine ont beaucoup insisté sur la notion de pré-jugement de l'affaire, notamment en matière de gestion de fait. C'est le principal reproche adressé au double arrêt : en permettant au juge de rendre un arrêt provisoire, la loi conduisait ce dernier à émettre une première opinion avant de statuer définitivement. De même, en permettant au juge de s'auto-saisir d'une gestion de fait, la loi lui permettait de tirer les conséquences de l'opinion qu'il manifeste en déclenchant lui-même la procédure. On en convient : ces deux éléments traduisaient effectivement l'existence d'une opinion du juge avant que ce dernier ne statue définitivement.

Toutefois, il faut mettre fin à cette obsession du pré-jugement qui peut tout aussi bien être reprochée à la nouvelle procédure. Tout d'abord, en effet, si la formation de jugement ne "découvre" le dossier qu'au jour de l'audience, on ne peut pas soutenir sérieusement que le seul fait qu'une procédure soit ouverte ne l'influence pas de manière déterminante. Le fait de savoir que le ministère public et conjointement, de manière quasi-systématique, le rapporteur, estiment que la déclaration de gestion de fait est encourue ne peut pas ne pas constituer un pré-jugement. En effet, la gestion occulte n'est pas un délit reposant sur un élément matériel et un élément intentionnel. Elle se traduit par une violation des règles comptables qui est constituée indépendamment de l'intention de son auteur. Dès lors que, par exemple, des deniers sont extraits irrégulièrement de la caisse publique et qu'ils sont manipulés par une personne qui, n'ayant pas la qualité de comptable public, procède à des opérations de recettes et de dépenses, la gestion de fait est constituée. Ce caractère objectif a pour conséquence que la qualification juridique des faits est rarement contestable. Comment, dès lors, ne pas voir dans l'intervention du parquet et du rapporteur un élément participant à un pré-jugement de l'affaire ? L'objection selon laquelle le double arrêt manifestait l'opinion du juge lui-même n'est pas convaincante : l'impartialité du juge ne doit pas être mise en doute que ce soit par son intervention directe ou par la prise en compte officieuse des opinions de magistrats dont il respecte naturellement les appréciations juridiques. Les lacunes de la nouvelle procédure démontrent le caractère excessif de l'obsession du pré-jugement qui règne dans la jurisprudence et la doctrine depuis plusieurs années.

D'autre part, l'effet de l'audience publique est surestimé. Il est, en effet, vain de croire qu'à l'occasion d'une audience, le comptable pourra produire des observations orales convaincantes. La complexité des faits et la longueur théorique des observations orales que le comptable, ou son avocat, peuvent présenter interdisent d'envisager sérieusement cette hypothèse. Cette généralisation de l'audience, destinée à permettre au juge d'appréhender l'ensemble d'un compte, traduit un oubli des leçons de l'expérience passée. Le juge financier a traditionnellement écarté l'audience publique pour des raisons pratiques. Les chambres délibèrent en effet sur les rapports après chaque observation afin d'éviter les oublis et d'entamer le débat alors que les magistrats ont encore l'observation présente à l'esprit. Cette démarche est résolument pragmatique. On voit mal l'impact que pourront avoir, au moment du délibéré, les observations orales du comptable, présentées en bloc lors de l'audience.

De plus, l'effet de l'audience publique, si elle est en elle-même absolument nécessaire dans son principe, est surestimé. Devant les juridictions administratives, l'audience publique demeure très formelle et tend à le devenir de plus en plus devant les juridictions civiles. La complexité du débat technique donnera de manière certaine, un caractère pour le moins rébarbatif et austère à l'audience. Il faut le dire clairement, l'audience ne mobilise l'attention qu'en fonction de son caractère dramatique. Or, le contentieux financier est certes passionnant pour les initiés, mais on ne peut affirmer qu'il pourra conduire à la tenue d'audience dramatique. A vouloir protéger les droits du comptable, on risque de créer rapidement un sentiment particulièrement négatif chez ces derniers qui pourraient bien ressentir l'apparente inutilité de cette nouvelle audience.

En conclusion, force est de constater que le jugement de la gestion de fait, qui sous l'empire de la règle antérieure conduisait le juge à prononcer au moins deux décisions, donne lieu, désormais à deux procédures conduisant chacune à une décision. On peut donc vraiment s'interroger sur l'efficacité de la procédure issue de la loi du 28 octobre 2008. La disparition progressive de la gestion de fait semble confirmer cette interrogation.


(1) Cour des comptes, 4ème ch., Commune de Nice.
(2) Cour des comptes, 4ème ch., 13 mars 1986, Région de la Martinique.
(3) Cour des comptes, 4ème ch., 4 février 1993, Perception de Montcuq.
(4) Cour des comptes, 4ème ch., 1er mars 1990, Ville de Paris.
(5) Cour des comptes, 4ème ch., 9 décembre 1993, Région de Franche-Comté.
(6) Cour des comptes, 4ème ch., 9 juillet 1992, Syndicat des eaux de Damazan-Buzet.
(7) CE 2° et 6° s-s-r., 19 juin 1991, n° 104979, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9961AQY).
(8) Cour des comptes, 4ème ch., 11 mars 1993, Commune de Grenoble.
(9) Cour des comptes, 4ème ch., 4 mai 1993, Commune de la Ciotat ; Cour des comptes, 4ème ch., 9 décembre 1993, Commune de Nice.
(10) Cour des comptes, 4ème ch., 26 mai 1992.
(11) CE 2° et 6° s-s-r., 16 novembre 1998, n°172820, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9088ASE).
(12) CE 4° et 6° s-s-r., 30 décembre 2003, n° 251120, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0958D3U).
(13) CE 1° et 6° s-s-r., 30 mai 2007, n° 270410, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5238DWW).
(14) CE, S., 23 février 2000, n° 195715, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9362AGT).
(15) CE 1° et 6° s-s-r., 10 mai 2004, n° 251090, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1767DCG).
(16) CE, S., 6 avril 2001, n° 200764 et n° 200767, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6635ATW).
(17) Cour des comptes, 4ème ch., 26 avril 2001, Département de l'Essonne.
(18) CE, S., 23 février 2000, n° 195715, publié au recueil Lebon, préc..
(19) CE, S., 17 octobre 2003, n° 237290, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8525C9M).
(20) CEDH, 7 octobre 2003, Req. 53929/00 (N° Lexbase : A3956KID).
(21) CEDH, 13 janvier 2004, Req. 58675/00 (N° Lexbase : A3957KIE).
(22) CEDH, 1er juin 2004, Req. 53929/00 (N° Lexbase : A2910DCR).
(23) CEDH, 12 décembre 2006, Req. 49699/99 (N° Lexbase : A8529DSP).

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