Le Quotidien du 14 octobre 2022 : Droit pénal spécial

[Brèves] Action militante d’une Femen dans l’église de la Madeleine : la France est condamnée pour violation de l’article 10 de la CEDH

Réf. : CEDH, 13 octobre 2022, Req. 22636/19, Bouton c/ France

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N2951BZC

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par Adélaïde Léon

le 19 Octobre 2022

► À la suite d’une performance réalisée seins nus dans une église par une militante féministe, les juridictions nationales françaises, qui ont sanctionné l’intéressée d’une peine d’emprisonnement avec sursis en répression du délit d’exhibition sexuelle, ne peuvent, pour justifier la nature et la lourdeur de cette peine, procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression revendiquée par la requérante et le droit à la liberté de conscience et de religion.

En outre, ne procèdent pas à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par la jurisprudence de la CEDH les juridictions internes qui se bornent à examiner la question de la nudité d’une poitrine dans un lieu de culte, sans prendre en considération le sens donné à la performance litigieuse.

L’ingérence dans la liberté d’expression constituée par ladite peine d’emprisonnement n’est donc pas « nécessaire dans une société démocratique » et constitue une violation de l’article 10 de la CESDH.

Rappel des faits et de la procédure. Le 20 décembre 2013, dans le cadre d’une action militante, une membre du mouvement des « Femen » (organisation internationale de défense des droits des femmes créée en 2008) s’était présentée en dehors de tout office devant l’autel de l’église de la Madeleine. La poitrine dénudée, elle avait mimé, à l’aide de deux morceaux de foie de boeuf, un avortement. Son torse et son dos étaient couverts des slogans « 344e salope » et « Christmas is canceled ». À la demande du maître de chapelle, elle avait quitté l’église en silence.

Le tribunal correctionnel de Paris a condamné l’intéressée, pour exhibition sexuelle, à un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple et, sur les intérêts civils, à payer au représentant de la paroisse un montant de  2 000 euros au titre du préjudice moral.

Ce jugement fut confirmé en tout point, y compris sur la peine, par la cour d’appel.

Les juges de première instance et les juges d’appel avaient pareillement considéré que la prétendue violation de la liberté d’expression de la militante ne pouvait être retenue car ses droits trouvaient « leur limite d’exercice au besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante ».

En cassation, la Chambre criminelle avait rejeté son pourvoi estimant que la cour d’appel s’était déterminée par des motifs qui caractérisaient en tous ses éléments constitutifs le délit d’exhibition sexuelle et n’avait pas porté d’atteinte excessive à la liberté d’expression de l’intéressée « laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion » (Cass. crim., 9 janvier 2019, n° 17-81.618, FS-P+B N° Lexbase : A9843YSD).

Requête. La militante invoquait devant la CEDH une violation de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme N° Lexbase : L4743AQQ, sa condamnation pénale pour des faits d’exhibition sexuelle à l’occasion d’une action menée en tant que membre des Femen ayant, selon elle, porté atteinte à sa liberté d’expression.

La requérante soutenait que, faute de clarté et de prévisibilité, l’ingérence dans sa liberté d’expression n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10. Elle estimait par ailleurs que compte tenu de la dimension politique de son acte militant, cette ingérence ne pouvait être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » et proportionnée au but légitime poursuivi. Elle avançait en effet que son action n’était pas gratuitement offensante, mais s’inscrivait dans un débat public sur la place des femmes dans la société et visait plus spécifiquement à aborder la question de la position de l’Église catholique concernant l’avortement. Elle rappelait également que la protection de l’article 10 de la CESDH s’étend aux idées qui peuvent heurter ou choquer une partie de la population. Elle dénonçait enfin l’absence de proportionnalité dans la détermination de sa peine.

Position du Gouvernement. Tout en ne contestant pas l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante, le Gouvernement considérait toutefois que les conditions du respect de sa liberté d’expression étaient réunies. Il estimait que la condamnation de la requérante résultait de la loi et d’une interprétation jurisprudentielle accessible et prévisible. L’ingérence en cause était donc « prévue par la loi ». Quant au « but légitime » poursuivi, le Gouvernement soulignait qu’il s’agissait de la nécessité de protéger la morale, l’ordre public et les droits d’autrui.

Décision. La CEDH souligne dans un premier temps qu’elle a déjà admis que les « performances » consistant en un mélange d’expressions verbales et comportementales s’analysant en une forme d’expression artistique et politique peuvent relever du champ de la liberté d’expression protégée par l’article 10 (CEDH, 17 juillet 2018, Req. 38004/12, Mariya Alekhina et autres c/ Russie [en anglais], concernant le groupe punk Pussy Riot). Elle rappelle qu’elle a elle-même considéré que la nudité en public puisse être considérée comme une forme de liberté d’expression (CEDH, 28 octobre 2014, Req. 49327/11, Gough c/ Royaume-Uni [en anglais]). La CEDH  souligne toutefois que selon la nature et la fonction du lieu choisi, la tenue d’une performance ou d’un discours politique dans un lieu ouvert au public pouvait impliquer le respect de certaines règles de conduite prescrites (v. Mariya Alkhina, précité § 213).

Après avoir affirmé qu’il existait bien en l’espèce une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de la requérante protégé par l’article 10, la CEDH apprécie les trois conditions susceptibles de justifier cette ingérence laquelle ne constituerait alors pas une violation de la Convention.

1. Une ingérence prévue par la loi. Selon la Cour, il résultait de la loi et de jurisprudence des juridictions nationales une prévisibilité raisonnable de l’incrimination pénale du comportement de la requérante : elle aurait pu bénéficier des conseils d’avocats spécialisés et devait donc être réputée avoir été au fait de la loi et de la jurisprudence constante applicable en la matière et ne pouvait ignorer les conséquences pénales de son comportement.

Un but légitime. La CEDH considère que les juridictions nationales pouvaient légitimement envisager de sanctionner le comportement d’une personne exhibant « une partie sexuelle de son corps », au sens du droit pénal interne dans un lieu public tel qu’une église.

Une ingérence non nécessaire dans une société démocratique.

Une exigence particulière de protection. Si la condamnation de la requérante était fondée sur la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle, la Cour souligne qu’eu égard à son caractère militant, l’action litigieuse doit être appréciée comme une « performance » entrant dans le champ d’application de l’article 10. Il s’agissait d’une action ayant pour but de diffuser un message, dans un lieu de culte symbolique, relatif à un débat public et sociétal portant sur le positionnement de l’Église sur la question du droit des femmes à disposer de leur corps. Même si elle était susceptible d’offenser des convictions personnelles et intimes relavant de la religion compte tenu du lieu choisi, la liberté d’expression de la requérante devait bénéficier d’un niveau suffisant de protection en considération du fait que le contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général.

Une sanction sévère. Si elle conçoit que le comportement de la requérante pouvait être regardé comme méconnaissant les règles de conduite acceptables dans un lieu de culte, la CEDH souligne qu’elle est frappée par la sévérité de la sanction choisie par les autorités nationales, lesquelles n'avaient par ailleurs pas exposé en quoi une peine d’emprisonnement s’imposait pour garantir la protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui en l’espèce. Elle note qu’à cette sévérité s’ajoute le montant conséquent de la somme mise à la charge de la militante au titre des intérêts civils.

La Cour rappelle à ce titre que dans le domaine de la liberté d’expression, la voie pénale doit être choisie avec retenue et qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été « gravement atteints » (par exemple en répression d’un discours de haine ou d’incitation à la violence). Or, en l’espèce, si la performance a pu choquer en raison de la nudité de son autrice, elle avait pour seul objectif de contribution à un débat public sur le droit des femmes à disposer de leur corps.

Une justification non adéquate. La Cour examine ensuite les motifs retenus par les juridictions internes pour justifier la lourdeur de la peine infligée. Elle constate que ces dernières se sont référées à des principes qu’elle a elle-même dégagés dans sa jurisprudence relative à l’article 10. Les juridictions internes se sont ainsi appuyées sur « la nécessité de concilier deux libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion ». Or, la CEDH constate que la sanction infligée à la requérante l’avait été en répression du délit d’exhibition sexuelle. La militante avait donc été sanctionnée pour avoir dénudé sa poitrine dans un lieu public et non pour avoir porté atteinte à la liberté de conscience et de religion. Il n’appartenait donc pas aux juridictions internes de procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression et le droit à la liberté de conscience et de religion.

Au demeurant, la Cour souligne que la cour d’appel comme la Cour de cassation, qui avaient choisi de s’orienter sur le terrain de la liberté de religion, n’ont pas même recherché si l’action de la requérante avait un caractère gratuitement offensant pour les croyances religieuses, injurieux ou si elle incitait à l’irrespect ou à la haine. Elles n’ont pas non plus pris en compte le fait que la militante avait agi en dehors de tout office, de manière brève et sans déclamation et qu’elle avait quitté l’église dès la demande du maître de chapelle.

La CEDH conclut que les juridictions internes se sont bornées à apprécier la question de la nudité dans un lieu de culte sans prendre en considération le contexte et la globalité de la performance et notamment les inscriptions inscrites sur le torse de la militante, les explications fournies par celle-ci sur le sens de l’utilisation de la poitrine dénudée comme étendard politique ainsi que sur le choix du lieu pour favoriser la médiatisation de cette action.

Les motifs retenus par les juridictions internes ne sont pas de nature à lui permettre de considérer qu’elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence. Ces motifs ne suffisent pas non plus à regarder la peine infligée comme proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

L’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante constituée par la peine d’emprisonnement avec sursis n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour conclut à une violation de l’article 10 de la CESDH.

On notera que dès le 26 février 2020, la Cour de cassation avait sensiblement modifié son raisonnement en retenant que lorsque l’exhibition de la poitrine d’une femme s’inscrit dans une démarche de protestation politique, son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, peut constituer une inférence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression (Cass. crim., 26 février 2020, n° 19-81.827, FS-P+B+I N° Lexbase : A39993G9).

Pour aller plus loin :

  • N. Catelan, Adam (toujours) plus fort qu’Ève : saison 2 épisode 1*, Lexbase Pénal, février 2019, n° 13 N° Lexbase : N7700BXH ;
  • N. Catelan, Adam (toujours) plus fort qu'Ève : quand un sein est un sexe ! (saison 3), Lexbase Pénal, février 2020, n° 24 N° Lexbase : N2385BYY.

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