La lettre juridique n°532 du 20 juin 2013 : Éditorial

Grigny the kids : le retour des "voleurs de grand chemin"

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Même les voleurs de grand chemin ont disparu : les uns, habitués au plein air, exercent la profession de pickpockets sur les champs de course ; les autres se sont adonnés à la haute banque".

N'en déplaise à Alphonse Allais in Le Parapluie de l'escouade, si les journaux sont, désormais, plus souvent émaillés de la délinquance en col blanc -qui perçut des primes en liquide à titre de "frais d'enquête et de surveillance" de la police ; ou qui bénéficia d'un heureux arbitrage empreint de lourds soupçons-, les "voleurs de grand chemin" sont bel et bien de retour, même en ces temps révolus de "ruée de vers l'or".

Pensez donc, en ce mois de mars 2013, de braves gens qui voyageaient paisiblement, revenant de "la mine" parisienne avec leurs maigres oboles, ont été détroussés dans le train. "Le voyageur qui n'a rien passera en chantant devant les voleurs" écrivait, un brin satirique, Juvénal ; et bien le peu qu'ils avaient leur a été tout de même dérobé. Les "bandits" ont ainsi rançonné les passagers, les ont contraint de leur remettre téléphone portable, portefeuille et sac à main : un scénario si filmique, que les médias de tous bords n'ont pu que comparer ce fait divers à une bonne vieille "attaque de diligence".

Et, pour que l'analogie soit parfaite, il s'avéra que les malfaiteurs étaient dans leur grande majorité des mineurs, dont certains de moins de 16 ans ; on imagine les titres des gazettes locales : Grigny the kids !

Fort heureusement -osons nous dire-, si certaines victimes ont reçu des coups, il n'y a pas eu de blessé grave. Ceci explique sans doute le verdict du tribunal pour enfants d'Evry, ayant prononcé, le 11 juin 2013, des peines allant jusqu'à dix mois de prison avec sursis contre les adolescents en cause.

Quand on pense que Charles Earl Bolles Eastwood, surnommé Black Bart, fut condamné lui à six ans de prison à San Quentin, alors que le "bandit gentleman" était connu pour sa politesse et ses bonnes manières lors des braquages... A n'en pas douter, les sollicitations des jeunes malfrats du RER D ne devaient pas vraiment inclure les formules de politesse d'usage comme un "s'il vous plaît", "vous permettez"... Et pourtant, comme eux, Black Bart était un déraciné, ayant cherché fortune dans les contrées plus riches, avec plus de malheur que de bonheur ; il pensait lui aussi avoir la main plus heureuse en attaquant la Wells Fargo, RER D du nord de la Californie de l'époque... Autres temps, autres moeurs.

Le seul majeur de la bande a été, quant à lui, relaxé ; et pour peu qu'il invoque les mânes de Joseph Lesurques, il n'y a qu'un pas que la défense n'hésitera pas à faire en appel. Souvenons-nous de ce condamné à mort, sous le Directoire, pour avoir participé au braquage sanglant d'une malle poste, et dont le nom et le cas furent cités, durant des décennies, comme l'exemple de la justice assassine et approximative : en clair, comme l'erreur judiciaire manifeste -bien que les suites judiciaires n'éclairciront jamais le rôle exact du sieur Lesurques dans cette affaire et surtout n'établira pas si oui ou non il avait du sang sur les mains-.

Non, décidément, ce qu'il manque à ces "sauvageons", c'est assurément la lecture d'Alain Supiot. Le Professeur, membre de l'Institut, leur apprendrait, à travers son essai sur la fonction anthropologique du Droit (Homo juridicus), combien "la dogmatique juridique est la manière occidentale de lier ainsi les hommes, en posant un sens qui s'impose à tous" ; combien "il faut que chacun de nous soit assuré d'un ordre existant pour pouvoir donner sens à sa propre vie et à son action, fût-elle contestatrice" ; oui, combien "les hommes ont besoin pour vivre ensemble de s'accorder sur un même sens de la vie"... Il leur enseignerait la façon dont les individus s'insèrent dans un univers de significations, qui leur permet de s'accorder sur "une représentation du monde où chacun a sa place" ; la façon de "disposer pour son propre compte de la puissance législatrice du Verbe"... Vaste programme...

La "créance de sens" chère au Professeur au Collège de France, voilà sans doute ce qu'il manque à l'actif de ces nouveaux "voleurs de grand chemin". Est-ce que la prison avec sursis, les avertissements solennels du tribunal, les mesures de protection judiciaire et les soixante-dix heures de travaux d'intérêt général (TIG) suffiront à faire d'eux des "créanciers" ?

L'auteur constatait alors la disparition ou l'effritement actuel du tiers garant, autrement dit l'Etat ; mais à quel moment de notre affaire cette disparition est-elle la plus sensible ?

Toujours est-il que, si "le coq se lève tôt", on sait maintenant que les voleurs se couchent tard... N'en déplaise à Tolstoï...

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