Le Quotidien du 26 août 2022 : Responsabilité pénale

[Focus] La responsabilité pénale des personnes morales à la croisée des chemins

Lecture: 29 min

N1360BZE

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Focus] La responsabilité pénale des personnes morales à la croisée des chemins. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/87159158-0
Copier

par Jean-Yves Maréchal, Maître de conférences, HDR en droit privé et sciences criminelles, Codirecteur de l’institut de criminologie de Lille, Équipe de recherche appliquée au droit privé - CRDP

le 25 Août 2022

Mots-clés : responsabilité pénale • personnes morales • convention judiciaire d’intérêt public • fusion-absorption • délégation de pouvoirs

Les difficultés d’application du mécanisme de la responsabilité pénale des personnes morales, qui se sont accumulées au fil du temps et ont été mises en lumière par la jurisprudence et la doctrine, sont l’occasion de s’interroger sur les perspectives d’une réforme de grande ampleur dont la nécessité n’est guère contestable.


 

Si l’instauration de la responsabilité pénale des personnes morales avait pu sembler une évidence lors de l’entrée en vigueur de la nouvelle rédaction du Code pénal en 1994, l’appréciation qu’il est possible de porter sur cette innovation majeure, près de trente ans plus tard, est très mitigée. Cette forme de responsabilité est incontestablement devenue une réalité sur le plan judiciaire, mais demeurait limitée, en 2015, à moins de 5 % des poursuites pénales d’auteurs d’infractions, donnant lieu à environ cinq mille condamnations pour délits et contraventions [1], aucune personne morale n’ayant été, pour l’instant, poursuivie et jugée pour crime. En outre, la mise en cause des personnes morales, théoriquement possible pour n’importe quelle infraction, se cantonne, en pratique, à certaines catégories de délits tels que ceux prévus par le Code du travail ou les délits de nature financière ou économique [2]. Enfin, beaucoup d’affaires dans lesquelles des personnes morales sont mises en cause ne font l’objet d’aucune poursuite soit que celle-ci s’avère impossible, soit que l’affaire soit classée sans suite [3], étant précisé que le parquet joue un rôle essentiel puisque, même lorsque les faits peuvent être poursuivis, une mesure alternative à la poursuite est privilégiée dans plus de 70 % des cas [4]. Les personnes morales restent donc des délinquants occasionnels, ce qui peut s’expliquer par les difficultés juridiques à rendre responsable une entité abstraite.

En effet, le dispositif de l’article 121-2 du Code pénal N° Lexbase : L3167HPY, s’il n’a été modifié, essentiellement [5], qu’afin d’élargir son domaine à toute infraction par la suppression du principe dit de spécialité [6], a posé depuis l’origine de nombreuses questions auxquelles la jurisprudence a tenté de répondre, de manière plus ou moins convaincante et au prix d’hésitations parfois importantes, comme ce fut le cas au sujet du point de savoir si l’organe ou le représentant qui commet l’infraction doit être identifié ou non [7]. Le constat qui peut être fait aujourd’hui est celui d’un mécanisme qui, présentant initialement un caractère « expérimental », a montré ses faiblesses et révélé des lacunes qui conduisent à ne pas toujours l’appliquer tel qu’il est prévu, ce qui n’est guère satisfaisant dans une discipline dont la clé de voûte est ou devrait être le principe de la légalité. Il convient alors de s’interroger, après avoir montré l’existence d’un contournement du dispositif légal (I), sur les perspectives d’une réforme de ce dernier, nécessaire, selon nous, à sa pérennisation (II). 

I. Le contournement du dispositif légal

Face aux difficultés d’application de l’article 121-2 du Code pénal, la Cour de cassation en fait parfois une lecture très libre qui peut se comprendre, à défaut d’être toujours justifiée (A). Mais il est plus étonnant de constater que le législateur lui-même, plutôt que de résoudre lesdites difficultés, préfère créer des mécanismes qui permettent que le dispositif ne soit pas appliqué (B).    

A. Le contournement par la jurisprudence

Deux exemples peuvent être pris, le premier étant celui de l’interprétation de la notion de représentant susceptible d’engager la responsabilité pénale d’une personne morale, le second se révélant au travers du problème de la disparition de cette dernière en cours de procédure.

Pour être reprochée à une personne morale, une infraction doit avoir été commise, pour son compte, par un de ses organes ou représentants. Alors que la première condition ne pose pas de grande difficulté parce qu’elle semble ne jamais être contestée [8], la seconde est source d’incertitude depuis l’origine, les notions d’organe et surtout de représentant pouvant être interprétées de manière variée et plus ou moins stricte, ce qui influe nécessairement sur l’étendue de la responsabilité pénale des êtres moraux. Or, si la Cour de cassation a paru, un temps, vouloir limiter les contours de la notion de représentant, elle adopte aujourd’hui une conception de plus en plus large.

Dans un premier temps, la qualité de représentant a été attribuée au salarié investi d’une délégation de pouvoirs [9], ce qui paraissait logique parce que celle-ci emporte transfert de certains pouvoirs appartenant, en principe, au dirigeant de la personne morale. La Cour de cassation en est même venue à affirmer que seules ont la qualité de représentant les personnes pourvues de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires, ayant reçu une « délégation de pouvoirs, de droit ou de fait », de la part des organes de la personne morale [10]. Cette interprétation n’était restrictive qu’en apparence, car elle reposait sur l’admission que la délégation de pouvoirs puisse être « de fait », ce qui permettait, par exemple de juger que des salariés d’une discothèque exerçant la fonction de « videurs » soient considérés comme des représentants de la société gérant l’établissement, au motif qu’ils disposaient de la compétence et des moyens nécessaires pour sélectionner les clients [11]. Il est pourtant évident que ces salariés ne détenaient aucun pouvoir d’engager juridiquement la personne morale, autrement que sur le plan pénal. En d’autres termes, de tels salariés ne pourraient probablement pas se voir investis d’une délégation de pouvoir de droit, en raison de leur fonction de simples exécutants. 

Dans un second temps, cette limitation de la notion de représentant aux personnes investies d’une délégation de pouvoir a été abandonnée. Ainsi, dans une affaire de corruption d’agents publics étrangers commis dans le cadre d’un groupe de sociétés, la Chambre criminelle a admis que l’infraction était imputable à la société mère dès lors qu’elle était commise par des salariés de ses filiales, qualifiés de « représentants de fait » de cette dernière en raison de l’existence de l’organisation transversale propre au groupe et des missions qui leur étaient confiées, peu important l’absence de lien juridique et de délégation de pouvoirs à leur profit. Cependant, la responsabilité pénale de la société n’a été engagée qu’en raison de l’intervention complémentaire d’un organe collectif de la société mère, composé de dirigeants du groupe [12], les actes des salariés paraissant donc, isolément, insusceptibles d’engager ladite responsabilité. Il s’évince de cette jurisprudence, empreinte de réalisme et de pragmatisme, que la définition de la notion de représentant s’avère peu prévisible, son contenu pouvant changer au gré des espèces.

Le contournement des exigences légales de mise en jeu de la responsabilité pénale des personnes morales peut être illustré également par le revirement de jurisprudence relatif aux conséquences d’une fusion-absorption de sociétés anonymes. L’on sait que, par un arrêt très remarqué, la Chambre criminelle a considéré que l’article 121-1 du Code pénal N° Lexbase : L2225AMD, consacrant le principe de la responsabilité pénale du fait personnel, ne devait plus être appliqué dans un tel cas, au nom, ici encore, du réalisme [13], ce qui a pour conséquence que « la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d'amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d'une infraction commise par la société absorbée avant l'opération » [14]. Sans revenir sur les critiques susceptibles d’être formulées à l’encontre de cette jurisprudence [15], on se bornera à relever, à la suite d’un éminent auteur [16], que la nouvelle solution pose une sérieuse difficulté au regard des conditions d’engagement de la responsabilité pénale de la société absorbante. En effet, en vertu de l’article 121-2 du Code pénal, les juges doivent établir que l’infraction a été commise, pour le compte de la société poursuivie, par son organe ou représentant. Or, dans le cas de la fusion-absorption, l’infraction a nécessairement été commise par un organe ou représentant de la société absorbée et pour le compte de celle-ci, ce qui signifie qu’en affirmant que la société absorbante peut être condamnée pour ladite infraction, la Cour de cassation paraît ignorer les conditions prévues par le Code pénal. En d’autres termes, la nouvelle solution de la Chambre criminelle conduit à retenir qu’une société peut être condamnée pour une infraction commise pour le compte d’une autre société et par un organe ou représentant de cette dernière [17]. Si la fusion-absorption a pour résultat que ne subsiste qu’une seule personne morale in fine, il n’en demeure pas moins qu’au moment des faits, les conditions de l’article 121-2 du Code pénal sont remplies à l’égard d’une société qui n’est pas celle qui sera condamnée. Une application rigoureuse du texte devrait alors conduire à ne retenir la responsabilité de la société absorbante que si l’organe ou représentant ayant commis les actes possède encore cette qualité au sein de ladite société, mais cette exigence ne figure pas dans la décision précitée, qui consacre, sous couvert de continuité économique, une responsabilité pénale du fait d’autrui.

La jurisprudence prend donc des libertés avec les conditions de mises en œuvre de la responsabilité pénale des personnes morales, mais le législateur contribue lui-même au contournement du dispositif légal.

B. Le contournement par le législateur

Alors que bien des défauts ou insuffisances du dispositif légal ont été mis en lumière par la doctrine [18], le législateur préfère, plutôt que l’amender, mettre en place des mécanismes procéduraux destinés à en éviter l’application. C’est dans le domaine des procédures alternatives aux poursuites que se manifeste ce phénomène, relativement récent.

Ainsi, la loi n° 2019-222, du 23 mars 2019 [19] a étendu la composition pénale aux personnes morales [20] et il convient de remarquer que le texte impose comme condition de mise en œuvre de la procédure que la responsabilité pénale de l’être moral soit reconnue par une personne habilitée. S’il n’est pas fait de renvoi à l’article 121-2 du Code pénal, il semble logique d’admettre que cette responsabilité soit établie dans les termes de ce texte et que le magistrat chargé de valider la composition pourrait opérer une vérification sur ce point, qui est déterminant de la mise en œuvre de la procédure [21]. Ainsi, la composition pénale proposée à une personne morale repose sur sa responsabilité pénale, sans que celle-ci ait cependant à être dûment caractérisée.

Il en va autrement d’autres procédures applicables aux personnes morales, qui ne font aucune allusion à la responsabilité pénale de celles-ci tout en permettant de leur proposer d’exécuter certaines mesures présentant une certaine nature répressive.

C’est d’abord le cas des transactions pénales que certaines administrations peuvent conclure avec les auteurs, personnes physiques ou morales, de certaines infractions, par exemple les délits et contraventions du Code de l’environnement [22]. Les textes instaurant ces procédures ne prévoient pas que la personne concernée reconnaisse sa culpabilité ou sa responsabilité pénale pour l’infraction faisant l’objet de la transaction. Pourtant, l’exécution de celle-ci conduit, comme la composition pénale, à l’extinction de l’action publique [23].

C’est encore le cas de la procédure de convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), prévue initialement [24] pour des infractions « économiques » telles que la corruption ou la fraude fiscale [25], puis étendue, par la loi n° 2020-1672, du 24 décembre 2020 [26], à l’ensemble des délits du Code de l’environnement et aux infractions connexes [27], cette procédure présentant la particularité d’être exclusivement applicable aux personnes morales [28]. Cette procédure implique qu’une personne morale « mise en cause » pour une infraction se voie proposer par le procureur de la République la conclusion d’une convention pouvant comporter le versement d’une amende d'intérêt public, un programme de mise en conformité ainsi que, dans le cas des infractions au Code de l’environnement, la réparation du préjudice écologique résultant des infractions [29]. Au-delà des avantages que peut présenter le dispositif pour la personne morale concernée, le constat s’impose de nouveau qu’est absente toute référence à une quelconque responsabilité pénale de celle-ci, aucun renvoi n’étant fait à l’article 121-2 du Code pénal et aucune reconnaissance de culpabilité n’étant exigée par les textes. On notera d’ailleurs que la procédure peut être mise en œuvre alors qu’une instruction a d’abord été ouverte, sur transmission de la procédure par le juge d'instruction au procureur de la République [30]. Or, dans un premier temps, l’article 180-2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5534LZY énonçait que cette passerelle n’était possible que si la personne morale reconnaissait les faits et acceptait la qualification pénale retenue, ce qui impliquait donc un aveu de sa responsabilité pénale, comme dans le cadre d’une composition pénale ou d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Cette condition a été supprimée par la loi n° 2020-1672, du 24 décembre 2020, la transmission de la procédure au parquet ne reposant plus sur aucune condition légale de fond, seule étant nécessaire une demande ou un accord de la part de ce dernier, qui ne peut s’expliquer que par la perspective qu’une convention soit signée entre la personne morale et le parquet.

Ainsi, la CJIP semble totalement dissociée de l’établissement de la responsabilité pénale de la personne morale mise en cause, ce qui donne techniquement au mécanisme un avantage considérable sur une poursuite pénale, le ministère public étant déchargé du fardeau de la preuve de la commission d’une infraction pour le compte de l’être moral et par un de ses organes ou représentants. Le dispositif apparaît donc comme ayant pour effet, voire pour but, de contourner les exigences de l’article 121-2 du Code pénal. En effet, au-delà des apparences, il constitue bien une procédure répressive liée à la commission d’une infraction pénale et l’on saisit mal ce qui pourrait conduire une personne morale qui ne se reconnaîtrait pas responsable pénalement de celle-ci à accepter des mesures telles que des amendes d’un montant parfois extrêmement élevé [31]. En cela, la CJIP ne diffère pas des autres alternatives aux poursuites qui reposent logiquement sur la reconnaissance d’une responsabilité pénale, même si la caractérisation de celle-ci n’est pas toujours une condition de leur mise en œuvre.  

Si l’on peut comprendre et approuver la création de telles procédures, il reste que leur application et leur extension possible à de nouvelles infractions [32] peuvent conduire à marginaliser la mise en œuvre de l’article 121-2 du Code pénal et à instaurer un régime de répression des personnes morales qui ne repose plus sur l’établissement de leur responsabilité, dont on peut légitimement douter qu’il constitue un progrès du droit.

Plutôt que de contourner les difficultés posées, il serait alors souhaitable que le législateur se décide à les affronter en réformant le dispositif légal.

II. La nécessaire réforme du dispositif légal

Face aux défauts affectant le mécanisme de la responsabilité pénale des personnes morales, une proposition de réforme a été formulée récemment (A), qui, hélas, ne répond nullement aux difficultés dont la résolution implique des modifications beaucoup plus importantes (B).

A. L’insuffisance d’une réforme partielle

Faisant suite aux conclusions de la mission d’information de la commission des lois de l’Assemblée nationale portant sur l’évaluation de la loi n° 2016-1691, du 9 décembre 2016 [33], une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée nationale le 19 octobre 2021 [34], visant à renforcer la lutte contre la corruption et reprenant quelques idées formulées dans le cadre de cette mission. Si l’objet principal de cette proposition n’est donc pas de réformer le dispositif de la responsabilité pénale des personnes morales, deux articles s’y rapportent néanmoins.

L’article 6 envisage ainsi une modification du Code de procédure pénale destinée, notamment, à étendre le domaine de la CJIP au délit de favoritisme. Il faut se reporter au rapport de la mission pour apprendre qu’une extension beaucoup plus importante a été évoquée, mais qu’elle est apparue comme prématurée, dans l’attente d’une évaluation du dispositif existant déjà [35]. On observera, à ce titre, que le délit de favoritisme constitue une infraction qui ne peut être commise que par certaines personnes telles qu’une personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public, notamment. Un tel délit est donc difficilement imputable à une personne morale [36], dans le cadre de l’application de l’article 121-2 du Code pénal, parce que la Cour de cassation impose de vérifier que la personne poursuivie possède bien la qualité prévue par le texte pour en être l’auteur [37]. Par conséquent, permettre que le favoritisme donne lieu à la conclusion d’une CJIP signifierait, semble-t-il, que ce sont des personnes morales de droit public, comme des communes, qui pourraient être mises en cause au sens de l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5527LZQ, alors qu’elles ne peuvent être poursuivies pénalement sur le fondement de l’article 121-2 du Code pénal que dans des cas exceptionnels [38]. En d’autres termes, une telle extension conduirait à ce qu’une personne morale puisse être amenée, dans le cadre de la convention, à accepter des mesures présentant un caractère répressif en raison d’une infraction dont elle ne pourrait probablement pas être rendue responsable. Les chances que la personne accepte pareille proposition semblent alors bien minces.

L’article 8 de la proposition de loi va cependant plus loin en envisageant que soit ajoutée, après l’alinéa 1er de l’article 121-2 du Code pénal, une nouvelle disposition selon laquelle « les personnes morales sont également responsables pénalement lorsque le défaut de surveillance de leur part a conduit à la commission d’une ou plusieurs infractions par l’un de leurs salariés ». Il s’agirait ainsi d’assouplir les conditions d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales parce que ces conditions entravent les poursuites « contre les entreprises, dans la mesure où leurs organes ou représentants sont rarement en situation de commettre eux-mêmes les infractions, les décisions étant la plupart du temps, prises par des personnes non titulaires de délégations de pouvoir » [39].  L’objectif serait donc de permettre l’engagement de ladite responsabilité sans avoir à démontrer les conditions de l’alinéa 1er, à savoir la commission de l’infraction par un organe ou représentant et pour le compte de la personne morale.

On soulignera la proximité entre la règle envisagée et le mécanisme prétorien de la responsabilité pénale du chef d’entreprise puisque l’infraction d’un salarié rendrait responsable son employeur en raison d’un contrôle insuffisant de ce dernier sur l’activité du préposé. Cependant, alors que la jurisprudence n’admet cette responsabilité du chef d’entreprise que pour certaines infractions en rapport avec l’activité de celle-ci et sa réglementation, la personne morale serait ici responsable de toute infraction commise par le salarié, quelle que soit sa nature et sa gravité, sans même que soit exigé que l’infraction soit commise pour le compte de la personne morale. Ainsi, par exemple, la société dont le salarié travaillant chez un client commettrait un vol au domicile de ce dernier, pourrait être rendue responsable pénalement de l’infraction. Il s’agirait donc d’établir une responsabilité pénale du fait d’autrui à l’image de celle prévue, en droit de la responsabilité civile, par l’article 1242, alinéa 5, du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7. Mieux encore, une société dont le salarié commettrait des détournements des fonds ou biens de la personne morale serait également potentiellement responsable pénalement de l’abus de confiance, dont elle serait en même temps la victime, solution évidemment absurde, mais pourtant permise par la rédaction du texte.

En réalité, une telle modification conduirait à créer une nouvelle forme de responsabilité pénale des personnes morales qui reposerait, dans tous les cas, sur une simple négligence, imputable directement à la personne morale et non à un organe ou un représentant, la personne morale devenant responsable, en raison de cette faute, d’une infraction quelconque du salarié. En définitive, il s’agirait d’un mécanisme de participation de la personne morale à l’infraction d’un tiers, qui ne serait pas la participation comme auteur ou complice, mais par « défaut de surveillance ». Une telle extension de la responsabilité pénale des personnes morales apparaît évidemment déraisonnable faute de délimitation des infractions dont la personne morale serait responsable et de précision du fondement juridique de l’imputation de l’infraction à celle-ci.

La proposition s’avère donc critiquable en raison de ses conséquences possibles et, rendant encore plus complexe le dispositif existant, elle ne résout aucunement les difficultés précédemment évoquées. Si l’objectif d’assouplir les conditions prévues par l’article 121-2 du Code pénal semble légitime, il ne peut être atteint que par une réflexion beaucoup plus générale sur le dispositif existant. 

B. La nécessité d’une réforme en profondeur

Le dispositif de la responsabilité pénale des personnes morales pourrait faire l’objet de plusieurs améliorations dont certaines sont devenues indispensables si l’on veut assurer la pérennité de son application. Ce sont naturellement les difficultés auxquelles la jurisprudence a été confrontée qui appellent en priorité une solution législative.

En premier lieu, la question de la disparition de la personne morale faisant l’objet d’une procédure pénale, qui dépasse le seul cas de la fusion-absorption, pourrait être réglée par le législateur assez facilement, sans toucher à l’article 121-2 du Code pénal, par la mise en place de règles procédurales qui, tout en affirmant que la dissolution de la personne morale est une cause d’extinction de l’action publique la concernant, donneraient à l’autorité judiciaire le pouvoir d’empêcher une personne morale poursuivie de débuter ou de poursuivre une opération de restructuration susceptible d’aboutir à sa dissolution et à sa liquidation [40]. Un tel mécanisme permettrait de restaurer le principe de la responsabilité pénale du fait personnel, malmené par la Cour de cassation [41], la jurisprudence précitée relative à la fusion-absorption n’ayant plus de raison d’être. 

En deuxième lieu, la difficulté à déterminer si l’infraction a été commise par un organe ou un représentant de la personne morale ne devrait pas continuer d’être traitée en la contournant par des dispositions telles que la CJIP. Plusieurs pistes de réforme de l’article 121-2 du Code pénal sont alors envisageables. A minima, il serait possible d’inscrire au sein de ce texte que le représentant peut être de droit ou de fait, en consacrant ainsi la jurisprudence qui considère que la responsabilité de l’être moral est susceptible d’être mise en œuvre par une personne physique qui se comporte comme si elle disposait du pouvoir d’engager juridiquement le groupement. Dans le même ordre d’idées, le texte pourrait être complété par l’affirmation que la personne morale est responsable de l’infraction commise par son organe, son représentant « ou toute autre personne disposant du pouvoir de l’engager juridiquement ». Enfin, de manière plus radicale, la condition de l’intervention humaine pourrait être atténuée voire supprimée, comme c’est le cas dans les procédures de transaction ou de CJIP, sous réserve que la commission de l’infraction pour le compte de la personne morale prenne une importance primordiale, qu’elle ne possède nullement pour l’instant [42].

Cependant, la réflexion devrait être étendue à la question de la responsabilité pénale des personnes publiques, l’irresponsabilité totale de l’État et celle, partielle, des collectivités territoriales, n’étant pas toujours justifiée [43]. Plus encore, le dispositif des peines applicables aux personnes morales déclarées coupables souffre de graves défauts, impliquant qu’il soit intégralement repensé [44].

En définitive, il est singulier de constater que le législateur, qui n’ignore pourtant pas les obstacles qui nuisent à l’efficacité de la mise en jeu de la responsabilité pénale des personnes morales, et qui s’accumulent au fil du temps, se contente de solutions de facilité conduisant, peu à peu, à permettre d’éviter l’application de l’article 121-2 du Code pénal, ce qui pourrait conduire, tôt ou tard, à se demander si ce texte présente encore une utilité.

 

[1] Le traitement judiciaire des infractions commises par les personnes morales, Infostat Justice, août 2017, n° 154, p. 1 [en ligne].

[2] Fraude, tromperie, pratiques commerciales trompeuses notamment (v. Infostat Justice, op. cit., p. 2).

[3] En 2015, 7 400 personnes morales ont été poursuivies sur 80 600 visées dans des affaires traitées par les parquets (v. Infostat Justice, op. cit., p. 3).

[4] V. Infostat Justice, op. cit., p. 4.

[5] V. également la modification du dernier alinéa par l’article 8 de la loi n° 2000-647, du 10 juillet 2000, tendant à préciser la définition des délits non intentionnels N° Lexbase : L0901AI9.

[6] V. l’article 54 de la loi n° 2004-204, du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité N° Lexbase : L1768DP8.

[7] V. sur ce point, J.-Y. Maréchal, JCl. Pénal Code, Art. 121-2, Fasc. 20, n° 97 à 104.

[8] La Cour de cassation a seulement eu l’occasion d’affirmer que le fait que l’organe ou le représentant ait agi dans son propre intérêt n’est pas de nature à exclure qu’il l’ait fait également pour le compte de la personne morale (Cass. crim., 29 janvier 2020, n° 17-83.577, F-P+B+I N° Lexbase : A83173CZ : J.-Y. Maréchal, Condamnation de sociétés pour complicité d’une fraude fiscale commise par leur organe ou représentant en qualité d’auteur, Lexbase pénal, mars 2020 N° Lexbase : N2516BYT), ce qui ne renseigne guère sur la signification positive de la condition.  

[9] Cass. crim., 1er décembre 1998, n° 97-80.560 N° Lexbase : A4794AGN.

[10] Cass. crim., 17 octobre 2017, n° 16-80.821, F-D N° Lexbase : A4589WWU.

[11] Cass. crim., 28 février 2017, n° 15-87.378, F-D N° Lexbase : A9982TR7.

[12] Cass. crim., 16 juin 2021, n° 20-83.098, F-P N° Lexbase : A14224WL.

[13] Économique en l’occurrence : « l'activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui constitue la réalisation de son objet social, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération » (Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, FP-P+B+I, § 23 N° Lexbase : A551437D).

[14] Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, op. cit. : M. Segonds, Fusion-absorption : frauder l’article 121-2 du Code pénal (suite… sans fin ?), Lexbase pénal, janvier 2021 N° Lexbase : N6117BY9.

[15] V. J.-Y. Maréchal, JCl. Pénal Code, Art. 121-2, fasc. 20, n° 46 à 48.

[16] J.-C. Saint-Pau, La responsabilité pénale d’une société absorbante pour une infraction commise par la société absorbée : revirement de jurisprudence !, JCP G, 2021, doctr. 27.

[17] Il en va de même dans le cas, traité par le même arrêt, où la fusion-absorption serait frauduleuse, ce recours à la notion de fraude ne reposant sur aucun fondement légal.

[18] V. M. Segonds, Frauder l’article 121-2 du Code pénal, Dr. pén., 2009, étude 18 ; E. Dreyer, Irresponsabilité ou responsabilité pénale des personnes morales de droit public ?, JCP G, 2016, 1256 ; J.-C. Planque, Comment limiter le recours aux techniques d'évitement de la responsabilité pénale des personnes morales ?, Dr. pén., 2018, Étude 25.

[19] Loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC.

[20] C. proc. pén., art. 41-3-1 A N° Lexbase : L9979LSE.

[21] Même si le texte ne prévoit pas expressément qu’il vérifie que l’auteur de l’infraction est bien responsable pénalement de celle-ci (v. C. proc. pén., art. 41-2, al. 28 N° Lexbase : L1312MAT).

[22] C. env., art. L. 173-12 N° Lexbase : L7905K9N. V. également, C. trav., art. L. 8114-4 N° Lexbase : L5686K7Q à L. 8114-8 N° Lexbase : L5690K7U ; C. consom., art. L. 523-1 N° Lexbase : L4505LX7 à L. 523-4 N° Lexbase : L0867K7A ; C. for., art. L. 161-25 N° Lexbase : Z46270LL ; C. transp., art. L. 6142-3 N° Lexbase : L6329INQ, L. 1721-3 N° Lexbase : L7981INW à L. 1721-6 N° Lexbase : L7978INS.

[23] V. par exemple, C. env., art. L. 173-12, IV N° Lexbase : L7905K9N.

[24] Par la loi n° 2016-1691, du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique N° Lexbase : L6482LBP.

[25] C. proc. pén., art. 41-1-2 N° Lexbase : L5527LZQ.

[26] Loi n° 2020-1672, du 24 décembre 2020, du 24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée N° Lexbase : L2698LZX.

[27] C. proc. pén., art. 41-1-3 N° Lexbase : L6721L73. V. P. Billet, La convention judiciaire d’intérêt public en matière environnementale, Revue internationale de la compliance et de l’éthique des affaires 2021, comm. 85.

[28] Ce qui peut d’ailleurs poser des difficultés lorsque des personnes physiques auteurs des mêmes infractions sont également mises en cause, V. A. Mignon Colombet, Quel avenir pour la convention judiciaire d'intérêt public, Revue Internationale de la compliance et de l’éthique des affaires 2021, comm. 84.

[29] C. proc. pén., art. 41-1-3, al. 4.

[30] C. proc. pén., art. 180-2 N° Lexbase : L5534LZY et 180-3 N° Lexbase : L5535LZZ, ce qui aboutit, de manière pour le moins étonnante, à un retour au stade de l’opportunité des poursuites alors que l’action publique a déjà été mise en mouvement, v. J.-Y. Maréchal, art. op. cit., n° 12.

[31] V. J.-Y. Maréchal, art. op. cit., n° 14 à 23. La société Airbus SE a ainsi accepté de régler une amende d’intérêt public d’un montant supérieur à deux milliards d’euros. V. Convention judiciaire d'intérêt public entre le procureur de la République financier près le tribunal judiciaire de Paris et AIRBUS SE, Paris 29 janvier 2020 N° Lexbase : N2607BY9 ; Ordonnance de validation d’une convention judiciaire d’intérêt public, Paris, 31 janvier 2020 [en ligne].

[32] V. infra II, A.

[33] Les conclusions de cette mission ont été rendues le 7 juillet 2021 : Rapport d’information sur l’évaluation de l’impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », Assemblée nationale, n° 4325 [en ligne].

[34] Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption, présentée par R. Gauvain, Assemblée nationale, n° 4586, 19 octobre 2021 [en ligne].

[35] Rapport op. cit, p. 103 et 104.

[36] V. JCl. Pénal Code, Art. 432-14, Fasc. 20, n° 57.

[37] Cass. crim., 19 décembre 2018, n° 18-81.328, F-P+B N° Lexbase : A6664YRA : J.-Y. Maréchal, note, Gaz. Pal. 5 févr. 2019, n° 5, p. 19.

[38] Ce d’autant plus s’il s’agit de collectivités territoriales, l’article 121-2, alinéa 2, du Code pénal exigeant que l’infraction soit alors commise dans le cadre d’une activité susceptible de faire l’objet d’une convention de délégation de service public. 

[39] Rapport op. cit., p. 119.

[40] V. J.-C. Planque, op. cit., n° 22.

[41] V. supra, I. A.

[42] V. J.-Y. Maréchal, Plaidoyer pour une responsabilité pénale directe des personnes morales, JCP G, 2009, 249.

[43] V. E. Dreyer, op. cit.

[44] V. J.-Y. Maréchal, JCl. Pénal Code, Art. 131-37 à 131-49, Fasc. 10, n° 5, 20 à 24, 110.

newsid:481360

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.