Le Quotidien du 30 mai 2022 : Informatique et libertés

[Focus] Les risques pénaux liés à l’exploitation et à l’utilisation de bases de données juridiques numériques contenant des décisions de justice

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N1637BZN

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par Rodolphe Mesa, Maître de conférences HDR, Université du Littoral-Côte d’Opale (A2U – Larj EA 3603)

le 08 Juin 2022

Mots-clés : libre accès aux décisions de justice • exploitation et utilisation de bases de données numériques • legaltech • liberté d’utilisation du contenu public figurant dans les décisions de justice • abus pénalement sanctionnés

Le libre accès aux décisions de justice, associé à l’absence de droits de propriété intellectuelle sur leur contenu public, permet leur inclusion dans une base de données numérique. Si le droit pénal est étranger à ces éléments, il peut réapparaitre pour appréhender des agissements voisins de l’exploitation et de l’utilisation de telles bases de données, soit parce qu’ils portent atteinte à un intérêt pénalement protégé, soit parce qu’ils méconnaissent un droit de propriété intellectuelle.


 

La création, l’exploitation et l’utilisation de bases de données juridiques sous forme numérique contenant des décisions de justice sont permises par la loi, du 7 octobre 2016, pour une République numérique N° Lexbase : L4795LAT. Cette loi consacre, en effet, le principe de la mise à disposition du public, à titre gratuit et dans le respect de la vie privée des personnes concernées, des jugements des juridictions judiciaires et administratives [1], dont le régime a été retouché par la loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice  [2] N° Lexbase : L6740LPC. De telles bases de données, articulées autour de logiciels performants, facilitent et rendent plus efficace le travail du juriste [3]. Elles peuvent également être une source de bénéfices pour leur exploitant, tout en contribuant à la réalisation de la justice prédictive [4]. Différentes entités économiques, couramment désignées sous l’appellation de legaltech, se sont saisies du filon et exploitent, pour certaines d’entre elles, d’importantes bases de données qui peuvent regrouper jusqu’à plusieurs millions de décisions de justice [5].

Malgré les atouts de la facilitation de l’accès au droit et aux décisions de justice par le recours à l’outil numérique, bon nombre de difficultés subsistent [6]. Certaines d’entre elles tiennent aux modalités de mise à disposition des décisions de justice, à la question du bienfondé d’une demande de communication en masse desdites décisions adressées par une legaltech à une juridiction et du refus du greffe de répondre à une telle sollicitation [7], aux prérogatives légitimes de l’utilisateur de ces données, au droit au respect de la vie privée des personnes concernées [8], ou encore, à la question de la nature de document administratif des jugements [9]. D’autres difficultés, inhérentes au caractère lucratif de l’exploitation ou de l’utilisation d’une base de données juridiques contenant des décisions de justice, sont attachées à la question de la réponse pénale susceptible d’être apportée à certains comportements peu scrupuleux qui leur sont liés, tels que la mise en œuvre de pratiques de typosquattage dans le but de tromper le greffe et de le conduire à délivrer la décision sollicitée, ou l’utilisation de décisions de justice dont l’origine est douteuse [10].

Le Conseil d’État considère classiquement que les jugements, ordonnances et arrêts des juridictions ne constituent pas des documents administratifs au sens de l’article L. 300-2 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) N° Lexbase : L4910LA4 [11], et qu’il en va de même, de manière générale, des documents d'ordre juridictionnel ou qui en sont inséparables [12]. Il a réaffirmé pareille position dans un arrêt en date du 5 mai 2021, qui a exclu l’inclusion des décisions de justice du domaine du droit de communication des documents administratifs de l'article L. 300-2 précité du CRPA [13]. Il n’en reste pas moins que l’exigence de publicité de la justice, telle qu’elle ressort de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDH) N° Lexbase : L7558AIR, implique que chacun puisse avoir accès au texte intégral d’une décision de justice[14]. Ces considérations, reprises aux articles L. 111-13 N° Lexbase : L7368LPL et L. 111-14 N° Lexbase : L7190LPY du Code de l’organisation judiciaire (COJ), et L. 10 N° Lexbase : L7370LPN et L. 10-1N° Lexbase : L7189LPX du Code de justice administrative (CJA), associées aux principes, issus des mêmes textes, de mise à disposition du public des décisions de justice sous forme électronique et de liberté de réutilisation des informations publiques qu’elles contiennent, impliquent que la seule inclusion, exploitation ou utilisation de telles décisions dans une base de données numérique n’est pas, par principe, de nature infractionnelle (I). Si infraction il peut y avoir, ce n’est pas en raison de telles actions, mais des agissements qui sont susceptibles de s’y greffer, tout en étant attentatoires à un intérêt protégé par la loi pénale (II).

I. Le caractère non-infractionnel de l’exploitation et de l’utilisation d’une base de données numérique contenant des décisions de justice

Malgré l’encadrement dont elles font l’objet et qui est sanctionné par les dispositions du CRPA (B), l’exploitation et l’utilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice ne peuvent, en raison du principe de mise à disposition du public sous forme électronique de ces décisions, être constitutives d’une infraction, en ce compris quand ces décisions sont incluses dans une base de données numérique (A).

A. Le principe de mise à disposition du public exclusif du caractère infractionnel de l’exploitation et de l’utilisation d’une base de données numérique contenant des décisions de justice

Dans l’absolu, l’exploitation et l’utilisation du contenu des décisions de justice, en ce compris lorsque ces décisions ont été intégrées dans une base de données numérique, ne peuvent, à elles seules, en raison de la rédaction des articles L. 111-13 et L. 111-14 du COJ, d’une part, L. 10 et L. 10-1 du CJA, d’autre part, être constitutives d’une infraction. Ces dispositions, rédigées dans des termes semblables, permettent, en effet, aux tiers à l’affaire de solliciter du greffe de la juridiction concernée la délivrance d’une copie des décisions de justice, le tout sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique. Elles consacrent, également, le principe de la mise à la disposition du public, à titre gratuit et sous forme électronique, des décisions rendues par les juridictions judiciaires et administratives, tout en renvoyant aux articles L. 321-1 N° Lexbase : L4921LAI à L. 326-1 N° Lexbase : L4931LAU du CRPA en ce qui concerne la réutilisation des informations publiques figurant dans ces décisions.

Aussi, conformément à ces dispositions, n’importe quelle personne, même non-partie à l’affaire, peut demander la communication de n’importe quelle décision de justice en s’adressant au greffe de la juridiction qui l’a rendue. Demander la communication d’une telle décision aux fins de l’inclure dans une base de données n’est donc pas, en soi, infractionnel. Quant aux demandes abusives, leur caractère abusif permet au greffe de justifier un refus de communication, mais n’est pas, pris isolément, constitutif d’une infraction.

Par ailleurs, le renvoi aux articles L. 321-1 à L. 326-1 du CRPA, s’agissant de la réutilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice, implique que ces informations ne sont pas protégées par un droit de propriété intellectuelle. Ce renvoi implique également que l’utilisation et la réutilisation des informations publiques contenues dans les décisions de justice sont autorisées à toute personne qui le souhaite, à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus, et que cette réutilisation est gratuite [15]. Pareille réutilisation ne peut, en effet, donner lieu à redevance que lorsque l’administration dont émanent les documents est tenue de couvrir par des recettes propres une part substantielle des coûts liés à l'accomplissement de ses missions de service public [16], et ne peut, non plus, faire l'objet d'un droit d'exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l'exercice d'une mission de service public [17].

Tel qu’il est encadré par les articles L. 321-1 et suivants du CRPA, le principe de liberté de réutilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice rend parfaitement légales leurs réunion, exploitation et utilisation dans une base de données numérique. La méconnaissance de l’encadrement de ces agissements, tel qu’il résulte des dispositions précitées, peut cependant exposer son auteur à une sanction punitive, qui est de nature administrative et non pénale.

B. Les sanctions administratives punitives de l’irrespect des conditions d’utilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice

Les articles L. 321-1 et suivants du CRPA précisent les limites et conditions de l’utilisation, par toute personne qui le souhaite, des informations publiques figurant dans les décisions de justice. La réutilisation de telles informations publiques n’est en principe possible qu’à la condition que lesdites informations ne soient pas altérées, que leur sens ne soit pas dénaturé [18] et que leurs sources et la date de leur dernière mise à jour soient mentionnées [19]. La réutilisation n’est, par ailleurs, concevable, lorsque les informations publiques comportent des données à caractère personnel, que dans le respect des dispositions de la loi n° 78-17, du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés N° Lexbase : L8794AGS [20], ce qui impose l’anonymisation des données à caractère personnel réalisée par l’autorité émettrice [21]. Cette exigence d’anonymisation est expressément reprise par les articles L. 111-14 du COJ et L. 10 du CJA, qui prescrivent que les éléments permettant d'identifier les personnes physiques mentionnées dans le jugement, lorsqu'elles sont parties ou tiers, soient occultés si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage. La réutilisation d'informations publiques figurant dans les décisions de justice peut encore, conformément à l’article L. 323-1 du CRPA N° Lexbase : L2018K7U, donner lieu à l'établissement d'une licence fixant les conditions de cette réutilisation et ne pouvant apporter de restrictions à la réutilisation que pour des motifs d'intérêt général et de façon proportionnée tout en ne restreignant pas la concurrence [22], ceci alors qu’une telle licence est obligatoire lorsque la réutilisation est soumise au paiement d'une redevance [23]. La réutilisation des informations publiques contenues dans les décisions de justice ne peut, par ailleurs, faire l'objet d'un droit d'exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l'exercice d'une mission de service public [24].

La méconnaissance de cet encadrement de la réutilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice fait l’objet de sanctions punitives, qui ne sont pas des sanctions pénales mais des sanctions administratives, auxquelles s’exposeraient naturellement les legaltechs peu scrupuleuses en la matière. Ainsi, l’article L. 326-1 du CRPA sanctionne d’une amende administrative d’un montant maximal d’un million d’euros, prononcée par la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), la réutilisation, à des fins commerciales, d’informations publiques  en méconnaissance des dispositions de l'article L. 322-1 N° Lexbase : L2014K7Q qui interdisent leur altération ou la dénaturation de leur sens, ou des conditions de réutilisation prévues par une licence délivrée à cet effet, ou encore, en violation de l'obligation d'obtenir une licence. Le montant maximal de l’amende est porté à deux millions d’euros en cas de manquement réitéré dans les cinq années à compter de la date à laquelle la sanction précédemment prononcée est devenue définitive, ou, s'agissant d'une entreprise, à 5 % du chiffre d'affaires hors taxe du dernier exercice clos dans la limite de deux millions d'euros. La CADA peut également interdire à l'auteur du manquement la réutilisation d'informations publiques pendant une durée maximale de deux ans, qui peut être portée à cinq ans en cas de récidive dans les cinq années suivant le premier manquement.

De la sorte, le seul non-respect, par une legaltech, de l’encadrement inhérent à la réutilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice qu’elle insèrerait dans une base de données numérique qu’elle exploite, l’expose à un risque pécuniaire important, voire à une interdiction de réutiliser certaines décisions de justice. Ce risque n’est pas pour autant un risque pénal, car les manquements appréhendés par l’article L. 326-1 du CRPA ne sont pas, en eux-mêmes, constitutifs d’infractions à la loi pénale.

Quant à celui qui utiliserait les informations publiques figurant dans les décisions de justice contenues dans une base de données numérique irrégulièrement constituée, il pourrait s’exposer aux mêmes sanctions en cas d’utilisation à des fins commerciales, ou à une amende de 1 500 euros en cas d’utilisation à des fins non commerciales [25]. Encore faudrait-il, toutefois, qu’il ait connaissance du fait que les informations publiques qu’il utilise le sont en violation des articles L. 322-1 et suivants du CRPA, sans quoi aucune sanction ne devrait être encourue. Un tel utilisateur ne peut, en tout état de cause, s’exposer, pour une telle utilisation, à une sanction sur le fondement des articles 321-1 N° Lexbase : L1940AMS et suivants du Code pénal. La condition préalable du recel fait, en effet, défaut dans la mesure où les manquements sanctionnés par l’article L. 326-1 du CRPA ne constituent pas des crimes ou des délits.

Si le droit pénal est absent s’agissant de la réutilisation des informations publiques figurant dans les décisions de justice, il peut réapparaitre pour appréhender les agissements voisins de l’exploitation ou de l’utilisation d’une base de données numérique contenant des telles décisions.

II. Les agissements infractionnels voisins de l’exploitation et de l’utilisation d’une base de données numérique contenant des décisions de justice

Si, à elles seules, l’exploitation et l’utilisation de bases de données numériques contenant des décisions de justice apparaissent difficilement infractionnelles, il n’en reste pas moins que celles-ci peuvent être accompagnées d’agissements voisins susceptibles d’être pleinement constitutifs. Il peut en aller ainsi en raison soit de la lésion d’un intérêt protégé par les dispositions du Code pénal (A), soit de celle d’un droit de propriété intellectuelle (B).

A. La répression des agissements attentatoires à un intérêt pénalement protégé

Plusieurs agissements constitutifs d’un délit incriminé par les dispositions des Livres II et III du Code pénal, relatifs aux différentes atteintes aux personnes et aux biens, sont susceptibles d’accompagner l’exploitation ou l’utilisation de bases de données numériques contenant des décisions de justice et, le cas échéant, d’être imputés à l’exploitant ou à l’utilisateur d’une telle base de données.

En premier lieu, la réutilisation des informations publiques contenues dans les décisions de justice n’est concevable que dans le strict respect de la vie privée des parties à l’affaire. Cela ressort tant des articles L. 111-13 et L. 111-14 du COJ, et L. 10 et L. 10-1 du CJA, qui imposent l’occultation, préalablement à la mise à disposition du public, des nom et prénoms des personnes physiques mentionnées dans le jugement, que de l’article L. 322-2 du CRPA N° Lexbase : L4917LAD, qui subordonne l’utilisation d’informations publiques comportant des données à caractère personnel au respect des prescriptions de la loi du 6 janvier 1978. Ces obligations sont complétées par la prohibition de l’utilisation des données d’identité des magistrats et des membres du greffe aux fins d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées.

De la sorte, la legaltech qui exploiterait une base de données numérique dans des conditions génératrices d’une atteinte à la vie privée pourrait se voir reprocher l’un des délits incriminés par les articles 226-16 N° Lexbase : L4525LNW et suivants du Code pénal relatifs aux atteintes aux droits de la personne résultant des fichiers ou des traitements informatiques. Aussi, à suivre les articles L. 111-13 du COJ et L. 10 du CJA, l’exploitation à des fins prédictives d’une telle base contenant des données relatives à l’identité des juges permet d’imputer à son auteur le délit de collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite de l’article 226-18 du Code pénal N° Lexbase : L4480GT4, qui est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 300.000 euros d'amende. Une legaltech pourrait s’exposer aux mêmes peines, sur le fondement des articles 226-16 et suivants du Code pénal, si des données à caractère personnel étaient, y compris par négligence, traitées sans qu'aient été respectées les formalités préalables à leur mise en œuvre prévues par la loi du 6 janvier 1978, ou en violation de certaines obligations édictées par la même loi. Le fait que les données nominatives irrégulièrement exploitées soient peu nombreuses est, dans ce cadre, une circonstance indifférente dans la mesure où la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne subordonne aucunement la constitution de l’infraction au franchissement d’un seuil de données ou de fichiers [26]. Les mêmes peines pourraient encore être encourues au titre de la transgression des dispositions du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) incriminées par les articles 226-16-2 N° Lexbase : L6310L4H et 226-17 N° Lexbase : L4524LNU du Code pénal.

En second lieu, la collecte des décisions de justice peut donner lieu, en raison de certains obstacles inhérents à leur communication par les juridictions, tels qu’ils ressortent, notamment, des articles L. 111-14 du COJ et L. 10-1 du CJA, à la commission de délits contre les biens et d’infractions de conséquence.

Ainsi, se faire passer pour une partie, de manière à obtenir la communication d’une décision non-anonymisée, peut caractériser un délit d’escroquerie par l’usage d’un faux nom dès lors que cet usage est déterminant de la remise de la décision convoitée [27]. Une telle remise peut, en effet, s’analyser soit comme la remise d’un bien quelconque, soit comme la fourniture d’un service au sens de l’article 313-1 du Code pénal N° Lexbase : L2012AMH [28]. Quant aux agissements réalisés aux fins de collecte des décisions de justice à partir des bases de données mises en ligne par les juridictions, ils peuvent, s’ils consistent en des sollicitations massives en ligne au point d’en impacter négativement le fonctionnement, constituer le délit de perturbation informatique de l’article 323-2 du Code pénal N° Lexbase : L0871KCA. Si un forçage était effectué pour obtenir l’accès à des données non-publiées par la juridiction, l’agissement pourrait être appréhendé comme caractéristique d’un délit d’accès frauduleux dans tout ou partie d'un système de traitement automatisé de données (STAD) de l’article 323-1 du Code pénal. Ceci alors que l’extraction, la détention, la reproduction ou la transmission desdites données non-publiques contenues dans un STAD peut être constitutive du délit de l’article 323-3 du Code pénal N° Lexbase : L0872KCB.

L’utilisation des données issues de ces différentes infractions, en ce compris s’il s’agit de décisions de justice, n’est pas à l’abri de la répression. L’application des peines du recel de l’article 321-1 du Code pénal ne semble pas inconcevable à l’encontre de celui qui détient le produit dématérialisé d’un crime ou d’un délit, ou qui en profite, en toute connaissance de cause. Si, en effet, la solution par laquelle la Chambre criminelle avait qualifié de recel d’apologie d’actes de terrorisme le téléchargement de fichiers informatiques faisant l’apologie de tels actes a été remise en cause par le Conseil constitutionnel [29], ce n’est pas en raison de la dématérialisation de la chose susceptible de recel, mais de l’atteinte excessive à la liberté d’expression attachée à la combinaison des articles 321-1 et 421-2-5 N° Lexbase : L8378I43 du Code pénal [30]. Toutefois, pour tomber sous le coup de l’article 321-1 du Code pénal, l’utilisation d’une décision de justice obtenue par le moyen d’une escroquerie, d’une atteinte à la vie privée ou à un STAD doit être réalisée en connaissance de son origine infractionnelle, qui peut être difficile à établir à propos de l’utilisateur d’une base de données numérique exploitée par une legaltech.

Parfois, c’est d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle sanctionnée pénalement que peuvent s’accompagner la collecte, l’exploitation ou l’utilisation digitalisées de décisions de justice.

B. La répression des agissements lésionnaires d’un droit de propriété intellectuelle

Les droits de propriété intellectuelle peuvent être affectés par l’exploitation ou l’utilisation de décisions de justice insérées dans une base de données numérique, ne serait-ce que parce que le principe de libre réutilisation des informations publiques figurant dans de telles décisions n’est pas absolu. La réutilisation libre est, en effet, limitée aux seules informations publiques, c’est-à-dire, à suivre l’article L. 321-2 du CRPA, aux informations autres que celles sur lesquelles des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle. Si, par ailleurs, les droits des administrations sur les bases de données qu’elles exploitent ne peuvent faire obstacle à la réutilisation du contenu desdites bases de données, c’est, précise l’article L. 321-3 du CRPA, sous réserve de droits de propriété intellectuelle détenus par des tiers. Or, certains éléments relatifs à une décision de justice peuvent être protégés par un droit de propriété intellectuelle. Les plaidoiries et les logiciels sont, ainsi, protégées par le droit d’auteur, comme cela ressort de l’article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L3334ADT, dont la méconnaissance dans le cadre de l’exploitation ou l’utilisation d’une base de données numérique n’est pas incompatible avec la caractérisation d’un délit de contrefaçon des articles L. 335-2 N° Lexbase : L5947K8R et suivants du même code. De telles exploitations et utilisations peuvent encore s’accompagner d’agissements attentatoires aux droits et intérêts relatifs aux noms de domaine et aux bases de données.

S’agissant, en premier lieu, des noms de domaine, certaines pratiques sont concevables, qui peuvent être mises en œuvre auprès des greffes aux seules fins d’obtenir la communication de décisions de justice. De ces pratiques participe le « typosquattage » [31], qui consiste dans le fait de procéder délibérément à l’enregistrement de domaines avec des noms mal orthographiés très proches de noms déposés régulièrement [32]. Si le nom de domaine n’est pas l’objet d’un droit de propriété intellectuelle, ce qui ferme, pour la sanction d’un tel agissement, l’action en contrefaçon tout en laissant ouvertes les actions en concurrence déloyale et en parasitisme économique fondées sur l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 [33], il n’en reste pas moins que l’atteinte à un tel nom qui est rattaché à une marque peut s’analyser comme une atteinte portée à cette marque [34]. De la sorte, le typosquattage pourrait, sous certaines conditions, être appréhendé sur le fondement de l’article L. 716-10 du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L5920LTG qui punit de trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende le fait de reproduire, d'imiter, d'utiliser, d'apposer ou de modifier une marque. Cette qualification mise à part, peut être envisagé le recours aux dispositions de l’article 226-4-1 du Code pénal N° Lexbase : L8548LXU, qui incriminent l’usurpation d’identité, sous condition que la pratique de typosquattage porte atteinte l’honneur ou la considération de celui dont l’identité a été usurpée, ou trouble sa tranquillité ou celle d’autrui [35]. Mais aussi à la qualification d’escroquerie de l’article 313-1 du Code pénal, dès lors que le faux nom utilisé par l’auteur de la pratique de typosquattage a déterminé la remise de la décision de justice convoitée [36].

S’agissant, en second lieu, de l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle dont est titulaire le producteur d’une base de données qui réunit les conditions des articles L. 341-1 N° Lexbase : L3493ADQ et suivants du Code de la propriété intellectuelle, une telle atteinte pourrait être réalisée par celui qui se sert illicitement de cette base de données, et plus précisément d’éléments non-publics rattachés aux décisions de justice qu’elle contient, pour créer ou exploiter la sienne propre, en y intégrant le contenu illégalement puisé. Une telle utilisation, si elle se concrétise par une extraction non-autorisée, par un transfert permanent ou temporaire de la totalité ou d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base de données sur un autre support, ou par la mise à disposition du public, non autorisée, de la totalité ou d'une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de ladite base de données, peut exposer son auteur aux peines de l’article L. 343-4 du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L5944K8N, soit trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende.

Le principe du libre accès aux décisions de justice des articles L. 111-13 et L. 111-14 du COJ, et L. 10 et L. 10-1 du CJA, ne donne pas un blanc-seing à la réalisation de n’importe quel agissement qui serait commis aux fins d’exploitation lucrative ou d’utilisation d’une base de données juridiques numérique. Le droit pénal commun et le droit pénal de la propriété intellectuelle offrent différents moyens de sanctionner les agissements attentatoires à la personne, aux biens ou aux droits de propriété intellectuelle qui seraient commis dans ce cadre, donc les abus dont sont susceptibles de se rendre auteures les legaltechs et ceux qui recourent à leurs services.

 

[1] Loi n° 2016-1321, du 7 octobre 2016, pour une République numérique, art. 20 N° Lexbase : Z05070PK et 21 N° Lexbase : Z05156PK.

[2] Loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 33 N° Lexbase : Z62618RE.

[3] A. Bolze, Accès aux décisions judiciaires et legaltech, Dalloz actualité, 20 février 2019.

[4] B. Dondero, Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ?, Dalloz actualité, 2017, p. 532 ; A. Garapon, Les enjeux de la justice prédictive, JCP G, 2017, p. 31 ; P. Giambiasi, Les perspectives ouvertes par la mise à disposition du public des décisions de justice : quelle place et quelle régulation pour la justice prédictive ? État des lieux et analyse à partir de certaines des propositions du rapport de la mission sur l'open data des décisions de justice, Archives de philosophie du droit, janvier 2018, p. 117.

[5] Ibid.

[6] E. Serverin, De l'informatique juridique aux services de justice prédictive, la longue route de l'accès du public aux décisions de justice dématérialisées, Archives de philosophie du droit, janvier 2018, p. 23.

[7] A. Bolze, Accès aux décisions judiciaires et legaltech, op. cit. ; R. Déchaux, L’open data des décisions de justice se fera dans le respect de l’État de droit, AJDA, 2021, p. 1696.

[8] C. Béguin-Faynel, L'open data judiciaire et les données personnelles : pseudonymisation et risque de ré-identification, Archives de philosophie du droit, janvier 2018, p. 153 ; B. Mathis, Ouverture de la jurisprudence : quel rôle et quelles modalités pour l’analyse du risque de ré-identification des personnes ?, Dalloz IP/IT, juin 2017, p. 349.

[9] R. Déchaux, L’open data des décisions de justice se fera dans le respect de l’Etat de droit, op. cit.

[10] A. Bolze, Accès aux décisions judiciaires et legaltech, op. cit. ; Y. Meneceur, Open data des décisions de justice - Pour une distinction affirmée entre les régimes de publicité et de publication, JCP E, 2019, étude 1445 [en ligne].

[11] CE, sect., 27 juillet 1984, Association S.O.S.-Défense, no 30590, publié au recueil Lebon, 284 N° Lexbase : A2869ALT.

[12] CE, 3 septembre 1997, François, no 173125, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7759ADQ.

[13] CE, [n° 9 – n° 10] ch. réunies, 5 mai 2021, n° 434502, Inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A30564RM.

[14] CEDH, 8 décembre 1983, Req. 7984/77, Pretto et autres c/ Italie,  N° Lexbase : A9068D7Y.

[15] CRPA, art. L. 321-1 N° Lexbase : L4921LAI et s.

[16] CRPA, art. L. 324-1 N° Lexbase : L4922LAK.

[17] CRPA, art. L. 325-1 N° Lexbase : L2025K77.

[18] La réutilisation des informations publiques contenues dans les documents administratifs dans des conditions emportant leur altération ou la dénaturation est soumise à l’accord de l’administration, ceci conformément à l’article L. 322-1 du CRPA N° Lexbase : L2014K7Q.

[19] CRPA, art. L. 322-1 N° Lexbase : L2014K7Q.

[20] CRPA, art. L. 322-2 N° Lexbase : L4917LAD.

[21] CRPA, art. R. 322-3 N° Lexbase : L2226K7L.

[22] CRPA, art. L. 323-2 N° Lexbase : L4925LAN.

[23] CRPA, art. L. 323-1 N° Lexbase : L2018K7U.

[24] CRPA, art. L. 325-1 N° Lexbase : L2025K77.

[25] CRPA, art. L. 326-1 N° Lexbase : L4931LAU.

[26] Cass. crim., 8 septembre 2015, n° 13-85.587, F-P+B N° Lexbase : A3811NPT ; Ph. Conte, obs., Dr. pén., 2016, n° 25.

[27] Cass. crim., 3 décembre 1998, n° 97-82.158 N° Lexbase : A1306CMC.

[28] Des remises portant sur des bulletins de vote (Cass. crim., 14 mai 1878, Bull. crim. no 69) ont déjà été considérées comme des remises portant sur un bien quelconque, alors que certaines décisions ont retenu la culpabilité du chef du délit d’escroquerie, car ayant bénéficié de la fourniture d’un service, de celui qui a bénéficié d’un enseignement en se faisant passer pour l’élève concerné  (TGI Lyon, 18 juin 1970; P. Bouzat, obs.,  RSC, 1971, p. 129), ou dont les agissements lui ont permis d’obtenir la fourniture de codes d'accès confidentiels ne lui appartenant pas et lui ouvrant accès au réseau internet (TGI Paris, 16 décembre 1997 : C. Rojinsky, note, Gaz. Pal., 1998,  Somm. 433).

[29] Cass. crim., 7 janvier 2020, no 19-80.136, FS-P+B+I N° Lexbase : A5582Z9M : D. Roets, note, D., 2020, p. 312 ; Y. Mayaud, note, Gaz. Pal., 2020, n° 260; G. Beaussonie, note, JCP G, 2020, n° 341; Ph. Conte, obs., Dr. pén., 2020, no 48.

[30] Cons. const., décision, no 2020-845 QPC, 19 juin 2020 N° Lexbase : A85303NA : E. Dreyer, obs., RSC, 2020, p. 641; Ph. Conte, obs., Dr. pén., 2020, no 153; R. Mésa, note, Gaz. Pal., 2020, n° 2629.

[31] A. Bolze, Accès aux décisions judiciaires et legaltech, op. cit. ; Y. Meneceur, Open data des décisions de justice - Pour une distinction affirmée entre les régimes de publicité et de publication, op. cit.

[32] A. Touati, Typosquatting: faut-il prévoir un nouveau cadre juridique pour lutter contre cette cybermenace ?, Revue Lamy droit de l'immatériel, juillet 2018, p. 39.

[33] Ibid.

[34] CA Paris, 30 novembre 2011, n° 09-17.146 : Legipresse, 2012, p. 139.

[35] Le délit de l’article 222-4-1 du Code pénal ne peut être constitué sans ces derniers adminicules : Cass. crim., 17 février 2016, no 15-80.211, F-P+B N° Lexbase : A4533PZW : Y. Mayaud., obs., RSC, 2016, p. 68. 

[36] V. supra, II.-A.

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