Réf. : Cass. com., 11 mai 2022, n° 19-22.242, FS-B N° Lexbase : A56437WW
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par Vincent Téchené
le 24 Mai 2022
► Méconnaît les exigences du procès équitable résultant de l’article 6, § 1 et 3, de la CESDH le juge qui se fonde, de façon déterminante, sur des déclarations recueillies anonymement pour estimer rapportée la preuve d'une soumission des fournisseurs d'une société aux clauses contractuelles déterminées par cette dernière et, en conséquence, déclarer établie cette condition de caractérisation de la pratique restrictive visée à l'article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce, alors en vigueur.
Faits et procédure. Une société conçoit, fabrique et commercialise des turbines à gaz destinées à la production d'énergie. À compter de l'année 2012, la DGCCRF a mené dans différentes régions, auprès de plusieurs fournisseurs de cette société des enquêtes, portant sur les clauses contractuelles, dont l'une dite « programme TPS », figurant dans les conditions générales d'achat (CGA), les contrats de fourniture de matériel, intitulés contrats SA, et les contrats de prestations de services types, dénommés MSA.
À la suite de l'enquête, le ministre chargé de l’Économie a, le 1er septembre 2015, assigné la société sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce N° Lexbase : L7575LB8, dans sa rédaction alors en vigueur, en cessation de certaines pratiques et en paiement d'une amende civile.
C’est dans ces conditions que la société a formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt d’appel (CA Paris, 5-4, 12 juin 2019, n° 18/20323 N° Lexbase : A1582ZEC) reprochant à celui-ci de dire que les auditions anonymisées versées aux débats par le ministre chargé de l'Économie ne portent pas atteinte à ses droits de la défense.
Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa de l’article 6, § 1 et 3, de la CESDH N° Lexbase : L7558AIR.
Elle énonce qu’au regard des exigences du procès équitable, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des déclarations anonymes.
Or, pour écarter les conclusions de la société, qui faisait valoir que les auditions anonymisées versées aux débats par le ministre chargé de l'Économie portaient une atteinte disproportionnée à ses droits de la défense en la privant de la possibilité de vérifier et contredire, le cas échéant, les faits rapportés, puis déclarer établies les pratiques restrictives de concurrence reprochées et prononcer une sanction à son égard, l'arrêt, après avoir reproduit des extraits des déclarations recueillies, par les services de la DREETS, de personnes présentées comme des fournisseurs de la société poursuivie, dont l'identité, l'activité et le chiffre d'affaires qu'elles réalisaient avec elle n'étaient pas mentionnés, relève que tous les témoignages, au nombre de 17, se corroborent entre eux en ce qu'ils font état de ce que les fournisseurs ou sous-traitants de la société ne peuvent négocier les clauses litigieuses avec elle.
La cour d’appel a relevé encore que ces déclarations font référence aux clauses contractuelles litigieuses, qui se retrouvent dans la majorité des contrats liant la société à ses fournisseurs ou sous-traitants. Elle en déduit alors que ces références confirment la crédibilité des procès-verbaux, dressés par des agents assermentés. Elle estime, en conséquence, que ces déclarations des cocontractants établissent que des fournisseurs de la société sont dans l'impossibilité juridique, technique et commerciale de travailler avec celle-ci en cas de refus d'adhésion au programme TPS comme d'acceptation des CGA.
Par conséquent, la Haute juridiction en conclut qu’en statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est fondée, de façon déterminante, sur des déclarations recueillies anonymement pour estimer rapportée la preuve de l'existence d'une soumission des fournisseurs aux clauses contractuelles en cause, a méconnu les exigences du texte visé.
Observations. La règle dite « de la preuve unique ou déterminante » a été clairement consacrée par la CEDH, à propos du témoignage anonyme, par les arrêts « Doorson » du 26 mars 1996 (CEDH, 26 mars 1996, Req. 20524/92 N° Lexbase : A0348NDA) et « Van Mechelen » du 23 avril 1997 (CEDH, 23 avril 1997, Req. 21363/93 N° Lexbase : A0349NDB). Il s’agit de la règle selon laquelle « les droits de la défense sont restreints de manière incompatible avec les garanties de l'article 6 de la CESDH lorsqu'une condamnation se fonde, uniquement ou dans une mesure déterminante, sur les dépositions faites par une personne que l'accusé n'a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l'instruction ni pendant les débats ». Ce principe a été appliqué en droit du travail (Cass. soc., 4 juillet 2018, n° 17-18.241, FS-P+B N° Lexbase : A5590XXC, M. Sweeney, Lexbase Social, juillet 2018, n° 751 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 46928928, "corpus": "reviews"}, "_target": "_blank", "_class": "color-reviews", "_title": "[Jurisprudence] Les t\u00e9moignages anonymes \u00e0 l\u2019\u00e9preuve des droits de la d\u00e9fense du salari\u00e9", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: N5153BX7"}}), la Cour de cassation retenant l’irrégularité de la procédure de licenciement fondée uniquement sur des témoignages anonymes recueillis par la direction de l’éthique. L’arrêt rapporté l’applique donc s’agissant d’enquêtes de concurrence.
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