La lettre juridique n°904 du 5 mai 2022 : Procédure civile

[Jurisprudence] Le « hic » du tiers acheteur stagiaire-avocat

Réf. : CA Paris, 5, 1, 6 avril 2022, n° 20/17307 N° Lexbase : A43807SZ

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par Sylvian Dorol, Huissier de justice associé (Vénézia & Associés), Intervenant à l’ENM, EFB et Sébastien Racine, Huissier de justice associé (Jourdain, Dubois & Racine), Intervenant à l’ENM et à l’EFB

le 06 Mai 2022

 

Mots-clés : huissier • constat • contrefaçon • achat •  tiers acheteur • stagiaire-avocat

Un arrêt très intéressant de la cour d’appel de Paris qui prend une nouvelle fois position dans le débat sur le constat d’achat comme preuve de contrefaçon, et plus précisément sur la personne du tiers acheteur. Une position divergente de celle adoptée par la Cour de cassation de 2017, sur fond de prédominance, non pas du constat, mais de la protection de la propriété intellectuelle.


 

Encore un contentieux relatif à un tiers acheteur qui était le stagiaire-avocat. Encore un constat d’achat dressé par huissier de justice attaqué au visa de l’article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR et du très inopportun arrêt de la Cour de cassation du 25 janvier 2017, alors même que rien n’est reproché à l’huissier. Certes encore, mais enfin !

Enfin la cour d’appel de Paris réaffirme sa position de 2020 par laquelle elle estime que le tiers acheteur peut être le stagiaire avocat si l’huissier le désigne ainsi dans son procès-verbal.

Pour la majorité des praticiens de la propriété intellectuelle, le choix du tiers acheteur peut en effet présenter le seul « hic » d’un constat d’achat dressé par huissier de justice, méthode probatoire éprouvée qui pourrait cependant encore s’améliorer si l’officier public et ministériel pouvait acheter lui-même les produits litigieux.

Le choix du tiers acheteur, au-delà de constituer un possible « hic procédural », peut-il s’affranchir de son passif jurisprudentiel à la lumière de l’arrêt parisien du 6 avril 2022 ?

Répondre à cette question nécessite d’abord d’exposer en quoi le choix de la personne du tiers acheteur peut être problématique (I), puis par la suite de conclure que la question n’est pas anecdotique, mais emblématique, en ce qu’elle protège elle-même le droit de la propriété intellectuelle (II).

I. Le choix problématique du tiers

Le constat d’achat, et la question du tiers acheteur ont connu un traitement jurisprudentiel en deux phases distinctes et chronologiques dont le tournant est à attribuer à un arrêt du 22 décembre 2017. Une première phase, dite « pragmatique », avec une définition du tiers gage de souplesse (A). La seconde phase, plus « dogmatique », avec une définition du tiers plus restrictive, gage de contrainte et source d’insécurité juridique (B).

A. Le choix « pragmatique » du tiers

L’huissier de justice étant cantonné à sa mission de constatations purement matérielles, le recours à un tiers acheteur s’impose lui en cas de constat d’achat. Toute personne « extérieure » à l’huissier de justice est un tiers stricto sensu. Cependant, n’importe quel tiers à l’huissier ne peut se voir confier le rôle de tiers acheteur.

L’impossibilité pour l’huissier de justice d’utiliser un membre de sa famille, un clerc ou l’un de ses associés en tant que tiers pour pratiquer l’achat ne fait pas débat puisque ces dernières lui sont de fait intimes ou subordonnées.

Cependant, la qualité de tiers, avant 2017, n’était appréciée qu’à la lumière des liens entre le tiers et l’huissier de justice. C’est ainsi qu’il était admis de recourir à un employé de la société requérante par exemple. En ce sens, une décision a validé le fait que le tiers acheteur soit le directeur commercial de la société requérante au constat, au motif que cette circonstance « n’a aucune incidence sur le caractère objectif des constatations de l’huissier » [1]. Cela peut surprendre, mais il faut rappeler que « rien ne s’oppose à ce que le juge prud’homal examine une attestation établie par un salarié ayant représenté l’employeur lors de l’entretien préalable » [2]. Si le tiers salarié peut témoigner, il peut donc être tiers acheteur, aucune exigence d’impartialité ne lui incombant [3]. L’impartialité incombant en réalité à l’huissier de justice qui en est le garant.

Cette possibilité offrait un intérêt pratique certain, dans la mesure où d’une part le tiers acheteur était rapidement disponible et, d’autre part, les exigences de confidentialités et de discrétion étaient respectées. Pour rappel, au stade du constat d’achat, la discrétion est nécessaire pour garantir une certaine effectivité à la phase de collecte de preuve.

Un autre pratique répondait aux mêmes exigences et avantages, celle du recours au stagiaire du cabinet d’avocat, chargé du dossier par la société requérante. La cour d’appel de Paris avait alors jugé que « la circonstance que la personne assistant l’huissier ait été, non pas membre, mais simple stagiaire du cabinet d’avocat de la société requérante, est sans incidence [sur la validité du constat d’achat], dès lors qu’il n’est argué d’aucun stratagème déloyal qui lui aurait permis de procéder à l’achat (…) » [4]. Dans le même ordre d’idées, il a été admis que le tiers acheteur puisse être un salarié du cabinet d’avocats assistant la requérante [5].

Ce qui ressort de la jurisprudence, et de la pratique, antérieure à 2017, est que le magistrat s’attachait à apprécier l’absence de stratagème ; ainsi que le caractère objectif des constatations, en se fondant sur le constat d’huissier de justice, la probité et la neutralité de ce dernier, et la force probante accordée à ses constatations.

Il est également important de souligner la mise en avant du droit octroyé à la société requérante de requérir des preuves, de manière efficace et selon un procédé proportionné aux intérêts et droits protégés.

B. Le choix « dogmatique » du tiers

La pratique antérieure à 2017, qu’il est possible d’apprécier, objectivement, comme étant facilitatrice du processus de récolte de preuve par la partie demanderesse, a été balayée par un arrêt Cour de cassation du 25 janvier 2017 largement commenté et par la même, critiqué [6]. Au terme de cet arrêt, le stagiaire avocat ne pouvait être tiers acheteur, mais également toutes personnes rattachées à la partie requérante, directement ou indirectement.

Au visa de l’article 6 § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et 9 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1123H4D, la cour est venue indiquer que « le droit à un procès équitable, consacré par le premier de ces textes, commande que la personne qui assiste l'huissier instrumentaire lors de l'établissement d'un procès-verbal de constat soit indépendante de la partie requérante ».

Faisant ainsi fit de plusieurs années de pratique, la qualité de tiers doit dès lors être appréciée à la lumière des liens entre le tiers et l’huissier de justice, mais également du requérant et de l’avocat. Le tiers est ainsi placé au centre de l’attention et des contestations, reléguant au second plan la matérialité des constatations.

L’impact de cette décision a été immédiat sur la pratique des huissiers de justice qui se sont adaptés, au prix il est vrai d’une perte de réactivité. Cependant, cette décision a été également source d’insécurité juridique pour de nombreux dossiers en cours ou antérieures, à la faveur de jurisprudences qui sont venues faire application « rétroactive » [7] de cet arrêt à des dossiers dont les faits lui étaient pourtant antérieurs [8].

Cette décision est également venue mettre à mal dans une certaine mesure la confidentialité dans ce type de dossier, le choix du tiers nécessitant de s’éloigner du litige et donc de révéler au moins en partie le contenu de dossier à une personne étrangère. Par ailleurs, la partie défenderesse se voit conforté dans sa position, dans la mesure où la garantie de son droit à un procès équitable est placée avant le droit à la preuve de la société requérante.

II. Le choix emblématique du tiers

Le rôle du tiers acheteur au sein du constat d’achat ne varie pas dans les faits, au contraire de son appréhension par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde européenne des droits de l’Homme. Si, aujourd’hui, la position de la cour d’appel de Paris est très claire sur la question en exprimant un choix idéologique du tiers (A), elle laisse entrevoir de prometteuses perspectives futures en faveur d’un choix logique (B).

A. Le choix idéologique du tiers

La position de la cour d’appel de Paris au sujet du tiers acheteur au lendemain de la décision de la Cour de cassation de 2017 est très claire, et gagne en argumentation au fil des contentieux, dépassant la seule idéologie.

Force est d’admettre que la position de la cour d’appel de Paris est constante depuis 2015. En effet, par son arrêt du 2 juin 2015, elle avait jugé que « la circonstance que la personne assistant l’huissier ait été, non pas membre, mais simple stagiaire du cabinet d’avocat de la société requérante, est sans incidence [sur la validité du constat d’achat], dès lors qu’il n’est argué d’aucun stratagème déloyal qui lui aurait permis de procéder à l’achat (…) » [9]. C’est cet arrêt que la Cour de cassation cassa le 25 janvier 2017.

Loin de se rattacher à cette jurisprudence unanimement critiquée, tant par la doctrine que par les praticiens, la cour d’appel de Paris a réaffirmé sa position une première fois le 28 février 2020 [10]. Dans cette décision passée presqu’inaperçue, de manière fort intéressante, les juges estiment qu’il n’y a déloyauté que lorsque l’huissier de justice tait la qualité de stagiaire avocat du tiers acheteur. À le lire, l’arrêt laisse donc comprendre que ce n’est pas le fait que le tiers acheteur soit stagiaire avocat qui est déloyal, mais le silence de l’huissier de justice sur ce point. Même si son raisonnement juridique est alambiqué, cette décision est notable dans sa réflexion et témoigne de la résistance des juges du fond.

Plus encore, la cour d’appel de Paris a raffermi sa position avec une vigoureuse motivation le 6 avril 2022 [11]. Cet arrêt est à noter en ce qu’il réaffirme la position de la cour d’appel de Paris, mais avec une argumentation plus poussée puisque les juges :

  • rappellent tout d’abord le déroulement du constat d’achat physique, au cours duquel l’huissier de justice constate qu’un tiers pénètre dans un établissement et en ressort quelques minutes après avec le produit litigieux et éventuellement une facture ;
  • rappellent qu’en l’espèce, l’huissier de justice n’a pas tu la qualité de tiers acheteur/stagiaire avocat, mais l’a expressément indiqué dans son procès-verbal ;
  • rappellent que la partie à qui est opposée le procès-verbal ne démontre aucun stratagème qui aurait été mis en place par la partie adverse, par l'huissier instrumentaire ou par le tiers acheteur ;
  • rappellent que le seul fait que le tiers acheteur soit stagiaire avocat n’impacte nullement l’objectivité des constatations :
  • concluent que le seul fait que l'achat a été effectué par un stagiaire du cabinet d'avocats de la requérante ne porte pas, en soi, atteinte au droit de la partie adverse à un procès équitable, cette dernière ayant tout loisir de contester, comme elle le fait, le procès-verbal de constat d'achat ;
  • concluent encore que décider autrement reviendrait à priver inutilement la société requérante de la possibilité d'obtenir simplement des éléments susceptibles de constituer la preuve de la matérialité des agissements qu'elle invoque, alors que la preuve de la contrefaçon en droit français est libre et peut être rapportée par tout moyen, notamment par la réalisation d'un procès-verbal de constat d'achat.

La motivation n’en est plus une : c’est une démonstration, que la doctrine qui avait tant commenté l’arrêt de 2017 ne manquera certainement pas de saluer [12].

L’arrêt rendu le 6 avril 2022 est en effet à saluer, en ce qu’elle répond aux attentes doctrinales et des praticiens, d’autant que nous avions critiqué la décision de la Cour de cassation de 2017 puisque c’était « une application regrettable de l’article 6, § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme au stagiaire avocat tiers acheteur. C’est étonnant dans la mesure où le principe d’indépendance est visé expressément dans le serment d’avocat... » [13]. Cette reconnaissance caractérise peut-être les prémices d’un retour à la source du « droit » des constats d’achat, à l’époque où l’identité du tiers n’avait aucune incidence sur le caractère objectif des constatations de l’huissier de justice [14]

B. Le choix logique du tiers

Plus que d’être une décision idéologique, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 6 avril 2022 est logique pour deux raisons.

La première raison est que, dans la mesure où la cour d’appel de Paris a admis en janvier 2021 que le tiers acheteur peut être le conseil en propriété intellectuelle du requérant, l’huissier de justice ayant seul procédé aux opérations de constat et ayant distingué ses propres actions de celles du conseil en propriété industrielle [15], il est logique d’admettre que le stagiaire avocat, futur auxiliaire de justice, puisse l’être également.

La deuxième raison est que, dans la mesure où la juridiction parisienne admet [16] que l’achat soit réalisé à l’insu de l’huissier, lequel constate seulement l’offre à la vente et l’ouverture du colis reçu, il est logique qu’un achat constaté directement par l’huissier de justice ne soit pas critiqué au motif de la personne du tiers acheteur.

Mais la logique du choix du tiers acheteur, poussant à accueillir le stagiaire avocat, doit autant convaincre la Cour de cassation (si un pourvoi est formé) que les autres cours d’appel.

Il ne faut en effet pas oublier que la position de la cour d’appel de Paris est isolée, même si la lecture de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Douai le 16 décembre 2021 [17] laisse deviner une certaine sensibilité au raisonnement des juges parisiens puisque, dans cette décision, les magistrats soulignent le fait que la qualité d’élève-avocat ne résulte d’aucun élément de la procédure de constat d’achat.

Il existe cependant des raisons d’espérer puisque, même si la juridiction parisienne résiste à l’arrêt du 25 janvier 2017, elle n’abandonne pas l’idée selon laquelle tout stratagème probatoire est interdit [18]. Cependant, en l’état actuel de la jurisprudence, la précaution commande à exclure le stagiaire avocat de la catégorie des possibles tiers acheteurs, puisque la position du juge parisien attend d’être confirmée ou non par la Cour de cassation.

La position de la cour d’appel de Paris du 6 avril dernier, réaffirmant sa position de 2020, est emblématique : le choix du tiers acheteur ne doit pas parasiter le contentieux, au risque de faire le jeu des contrefacteurs qui pourront ainsi mépriser le droit de la propriété intellectuelle.


[1] CA Paris, 27 octobre 2006, n° 05/13/076 – Dans le même sens : CA Paris, 3 mars 2004, n° 2003/10236: N° Lexbase : A7283DBD P. Greffe, Propr. industr. 2004, comm. 65.

[2] Cass. soc., 23 octobre 2013, n° 12-22.342, F-P+B N° Lexbase : A4633KNW.

[3] En ce sens notamment : TGI Paris, 20 mars 2014, n° 11/07903 N° Lexbase : A1856MIL.

[4] CA Paris, 2 juin 2015, n° 14/03083 N° Lexbase : A3765SB3.

[5] TGI Paris, 3e ch., 31 mai 2011 : PIBD 2011, n° 951, III, p. 694.

[6] Cass. civ. 1, 25 janvier 2017, n° 15-25.210, F-P+B N° Lexbase : A5484TAD ; C. Bléry, Dalloz actualité, 7 février 2017 ; N. Cayrol, RTD civ. 2017, p. 489 ; Ph. Théry, RTD civ. 2017, p. 719 ; S. Dorol, Gaz. Pal., mars 2017, p. 25 ; L. Mayer, Gaz. Pal., mai 2017, p. 69 ; J. Legrain, JCP G, 2017,n° 271 ; A.-E. Kahn, Comm. com. électr. septembre 2017, n° 9, chron. 10 ; J.-P. Gasnier, Propr. industr., 2017, comm. 27 ; P. Greffe, Propr. industr., 2017, chron. 5 ; C. Suire, Propr. industr., 2018, chron. 3, comm. 4

[7] TGI Paris, 22 décembre 2017, n° 16/07565 N° Lexbase : A4140XYY; S. Dorol, JCP G, 2018, act. 41.

[8] TGI Paris, 8 avril 2018, n° 15/16933 N° Lexbase : A3826XYD.

[9] CA Paris, 2 juin 2015, n° 14/03083 N° Lexbase : A9177NIQ.

[10] CA Paris, 28 février 2020, n° 18/03983 N° Lexbase : A71923GH.

[11] CA Paris, 6 avril 2022, n° 20/17307 N° Lexbase : A02247TH.

[12] Cass. civ. 1, 25 janvier 2017, n° 15-25.210, F-P+B N° Lexbase : A5484TAD ; C. Bléry, Dalloz actualité, 7 février 2017 ; N. Cayrol, RTD civ. 2017, p. 489 ; Ph. Théry, RTD civ. 2017, p. 719 ; S. Dorol, Gaz. Pal., mars 2017, p. 25 ; L. Mayer, Gaz. Pal., mai 2017, p. 69 ; J. Legrain, JCP G, 2017,n° 271 ; A.-E. Kahn, Comm. com. électr. septembre 2017, n° 9, chron. 10 ; J.-P. Gasnier, Propr. industr., 2017, comm. 27 ; P. Greffe, Propr. industr., 2017, chron. 5 ; C. Suire, Propr. industr., 2018, chron. 3, comm. 4.

[13] S.Dorol et S.Racine, La preuve de l’indépendance du tiers acheteur, Propr. Industr., 2020, ét.13, p.24, §8.

[14] CA Paris, 27 octobre 2006, n° 05/13076 – Dans le même sens : CA Paris, 3 mars 2004, n° 03/10236 N° Lexbase : A7283DBD P. Greffe, Propr. industr., 2004, comm. 65.

[15] CA Paris, 29 janvier 2021, n° 19/04589 N° Lexbase : A07994EC.

[16] CA Paris, 15 avril 2022, n° 20/07813 N° Lexbase : A88337TC.

[17] CA Douai, 16 décembre 2021, n° 19/05826 N° Lexbase : A95867G7.

[18] Pour un exemple : CA Paris, 9 mars 2022, n° 18/11086 N° Lexbase : A14687QG.

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