Réf. : Loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l'activité professionnelle indépendante N° Lexbase : L3215MBP
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par Bruno Dondero, Agrégé des Facultés de droit Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1), Avocat associé CMS Francis Lefebvre Avocats
le 04 Mai 2022
Mots-clés : texte • loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante • avocat • patrimoine
La loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante concerne plusieurs millions d’entreprises individuelles dont elle affecte profondément l’organisation. L’apport essentiel de cette loi est de doter tout entrepreneur individuel, que son entreprise soit commerciale, artisanale, agricole ou libérale, d’un second patrimoine dit « patrimoine professionnel », au sein duquel on trouve les biens, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur est titulaire et qui sont utiles à son activité professionnelle indépendante. La question de l’application de cette nouvelle organisation se pose pour les avocats, comme pour toutes les professions libérales.
La loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante (loi n° 2022-172 du 14 février 2022 - ci-après « loi API ») est remarquable avant tout en ce qu’elle concerne plusieurs millions d’entreprises individuelles dont elle affecte profondément l’organisation. L’apport essentiel de cette loi est de doter tout entrepreneur individuel (EI), que son entreprise soit commerciale, artisanale, agricole ou libérale, d’un second patrimoine dit « patrimoine professionnel », au sein duquel on trouve les biens, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur est titulaire et qui sont utiles à son activité professionnelle indépendante [1].
La question de l’application de cette nouvelle organisation va se poser pour les avocats, comme pour toutes les professions libérales. La loi API institue une organisation patrimoniale qui concernera toutes les entreprises individuelles, à compter du 14 mai 2022 à 0h00. La loi est en effet applicable « à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de la promulgation de la présente loi » [2]. Notons que la formule est lue par certains comme imposant un jour de plus et ne faisant démarrer l’entrée en vigueur du texte que le 15 mai (c’est la solution retenue par le site « Légifrance » et par le décret n˚ 2022-725 du 28 avril 2022 relatif à la définition du patrimoine professionnel de l'entrepreneur individuel et aux mentions sur les documents et correspondances à usage professionnel), mais il nous semble que c’est la date du 14 mai qui aurait dû être retenue. Il est par ailleurs précisé que les nouveaux textes s’appliquent aux créances nées après l'entrée en vigueur des articles 1er à 5 de la loi "API", ce qui donne encore plus d’importance à l’identification précise de cette date.
Il faut insister sur la différence essentielle que présente cette réforme par rapport à la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 N° Lexbase : L5476IMR qui avait institué l’EIRL. Ce n’était alors qu’une possibilité qui était donnée aux EI de se doter d’un ou plusieurs patrimoines affectés, s’ajoutant à leur patrimoine personnel. Des démarches particulières étaient requises (déclaration, dépôt d’un état descriptif du patrimoine affecté). La loi "API" procède différemment puisqu’elle dote tout EI d’un second patrimoine, sans qu’aucune démarche particulière ne soit requise de la part de cet entrepreneur. Toute personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante se trouve placée sous le nouveau régime, sans possibilité de s’y soustraire.
Notons que le chapitre de la loi API qui met en place le nouveau statut de l’entrepreneur individuel, intitulé « De la simplification de différents statuts de l’entrepreneur », comporte trois sections. La première est relative au nouveau statut, la deuxième à la mise en extinction du statut de l’EIRL, et la troisième est intitulée « Des dispositions applicables aux professions libérales réglementées ». L’article unique qui compose cette section habilite le Gouvernement à prendre par voie d’ordonnance des dispositions qui permettront notamment de « clarifier, simplifier et mettre en cohérence les règles relatives aux professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, d'une part, en précisant les règles communes qui leur sont applicables et, d'autre part, en adaptant les différents régimes juridiques leur permettant d'exercer sous forme de société ». Il n’est pas possible de deviner, à la lecture de cette habilitation, si elle conduira à l’adoption de dispositions spécifiques à l’application du nouveau régime (que nous appellerons « EI2P », pour « Entrepreneur Individuel à 2 Patrimoines) aux avocats. L’ordonnance devra intervenir, aux termes de l’habilitation, dans un délai d’un an à compter de la promulgation de la loi API, soit au plus tard le 14 février 2023. Il serait cependant souhaitable que ces mesures interviennent plus tôt, si elles doivent adapter les règles propres aux professions libérales au nouveau régime patrimonial de l’entreprise individuelle.
Dans l’attente tant de l’adoption du décret d’application annoncé par la loi "API" que d’éventuelles dispositions spécifiques aux avocats, on peut tout de même évoquer le principe de la dualité de patrimoines de l’avocat (I), avant d'envisager différents aspects de l'application de ce nouveau régime la future application de ce nouveau régime à la profession d’avocat (II).
I. Le principe de l’avocat à deux patrimoines
Cela fait longtemps que la question se pose de la limitation de l’engagement patrimonial de l’avocat. Jusqu’à présent, cette limitation pouvait se faire par plusieurs mécanismes juridiques distincts (A). La loi nouvelle inclut l’avocat dans le champ des entreprises individuelles concernées par le dispositif de dualité de patrimoines (B).
A. Les mécanismes préexistants de protection patrimoniale de l’avocat
1. Les sociétés à responsabilité limitée
La loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 N° Lexbase : L3046AIN a permis à l’avocat de s’associer au sein de structures où la responsabilité des associés est limitée aux apports, avant que la loi "Macron" du 6 août 2015 n'accroisse la liste des groupements accessibles aux avocats [3]. Mais si des avocats constituent une société d’exercice libéral dont le régime limite la responsabilité des associés (SELARL, SELAFA, SELAS), cette limitation de responsabilité n’est pas absolue, puisqu’elle trouve une limite dans la responsabilité professionnelle de l’avocat. L’article 16 de la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 dispose en effet en son premier alinéa, par une règle qui doit s’appliquer à toutes les SEL, que « Chaque associé répond sur l'ensemble de son patrimoine des actes professionnels qu'il accomplit ». La loi « Macron » n° 2015-990 du 6 août 2015 a ensuite permis aux avocats d’exercer « au sein d'entités dotées de la personnalité morale, à l'exception des formes juridiques qui confèrent à leurs associés la qualité de commerçant » [4]. Si le législateur n’a pas repris pour ces sociétés (SARL, SA, SAS particulièrement) la règle de responsabilité personnelle des associés pour les actes professionnels qu’ils accomplissent, il est vraisemblable que cette règle trouve également à s’appliquer dans le cadre de ces structures [5].
2. Les déclarations d’insaisissabilité
Le législateur a entrepris, à compter de 2003, de protéger les EI par des mécanismes d’insaisissabilité. Aujourd’hui coexistent une insaisissabilité de droit, portant sur la résidence principale [6], et des insaisissabilités résultant d’une déclaration et pouvant porter sur un ou plusieurs biens immobiliers qui ne sont pas affectés à un usage professionnel [7]. L’avocat doit bénéficier de l’ensemble de ces protections, soit parce qu’il en remplit les conditions (résidence principale) soit parce qu’il a procédé à la déclaration requise et en remplit les conditions (autres biens immobiliers non affectés à un usage professionnel). La jurisprudence a eu l’occasion de préciser les conditions d’application de ce régime aux avocats [8].
3. L’EIRL
En 2010 a été introduite en droit français l’institution de l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL). Ce statut, créé par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, permet à un EI d’« affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d'une personne morale », ce patrimoine étant « composé de l'ensemble des biens, droits, obligations ou sûretés dont l'entrepreneur individuel est titulaire, nécessaires à l'exercice de son activité professionnelle », ainsi que de ceux qu’il décide d'affecter à ce patrimoine professionnel [9]. Ce dispositif de patrimoine affecté, en dépit du fait qu’il figurait dans le Code de commerce, concernait aussi les avocats puisqu’il s’appliquait aux « entrepreneurs individuels » sans plus de précision. Il ne semble pas que l’avocat EIRL soit une figure très répandue, sans doute parce que les dispositifs d’insaisissabilité, à la fois plus simples et plus discrets, suffisent à protéger les biens les plus importants de l’avocat [10].
La loi API a mis fin, dès sa publication, à la possibilité de s’instituer EIRL, et ce pour toute personne, y compris les avocats. En revanche, ceux qui avaient choisi ce statut le conservent et il continuera à produire ses effets [11].
B. Le choix opéré par la loi API
Les travaux parlementaires de la loi API montrent que les avocats ainsi que d’autres professionnels libéraux ont été proches de ne pas bénéficier complétement de la limitation de responsabilité applicable à l’EI. Un amendement présenté par le rapporteur du projet de loi au Sénat et adopté en commission [12], prévoyait en effet d’insérer dans le Code de commerce une disposition selon laquelle, « par dérogation [au principe de séparation des patrimoines de l’entrepreneur individuel], les personnes physiques exerçant en nom propre une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé répondent sur l’ensemble de leurs biens des actes professionnels qu’ils accomplissent ». Cette dérogation propre aux professions libérales réglementées était justifiée tout à la fois par la nécessité de « préserver la confiance entre les professionnels libéraux et leurs clients ou patients », par l’existence d’une obligation d’assurance à la charge de ces professionnels et par la règle propre à la responsabilité des associés de SEL évoquée précédemment [13].
La loi adoptée n’a pas repris cette dérogation particulière. Par conséquent, la dette de responsabilité civile professionnelle de l’avocat qui, comme on le verra, fait partie du patrimoine professionnel, doit rester dans les limites de ce patrimoine, les biens figurant dans le patrimoine personnel étant par principe hors d’atteinte du créancier [14].
C. Les avocats concernés
Il faut tout de même procéder à un travail de sélection parmi les avocats susceptibles de bénéficier du nouveau statut d’EI2P.
Relève tout d’abord sans discussion du nouveau statut l’avocat qui « [exerce] sa profession […] à titre individuel », selon les termes de l’article 7 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.
La situation des avocats membres d’une structure est moins simple. On comprend avant tout que l’avocat associé d’une structure d’exercice professionnel, que celle-ci soit une SEL ou une société de droit commun, ne relève pas de ce statut, puisqu’il n’est pas un EI mais l’associé d’une société qui exerce l’activité professionnelle. En revanche, les avocats associés au sein d’une structure de mise en commun de moyens, du type société civile de moyens, devraient accéder au statut d’EI2P, puisqu’ils n’exercent pas en commun. Enfin, la situation des avocats réunis au sein d’une structure sans personnalité morale (société en participation, association d’avocats) est particulièrement délicate. S’il s’agit là d’une structure permettant l’exercice en groupe, il serait tentant d’en déduire que les avocats qui en sont membres n’exercent pas individuellement. Pour autant, l’absence de personnalité morale de la structure empêche de considérer que c’est elle qui exerce la profession, ce qui conduit selon nous à conserver aux avocats qui en sont membres la qualité d’entrepreneurs individuels, au moins au sens de la loi API.
Une autre question importante est celle de la situation de l’avocat collaborateur et de l’avocat salarié. Il nous semble que le premier doit bénéficier sans hésitation du nouveau régime, dès lors que la collaboration libérale implique l’exercice de l’activité professionnelle en toute indépendance [15]. Différente est la situation de l’avocat salarié qui, aux termes de l’article 7 de la loi de 1971, « ne peut avoir de clientèle personnelle », et se voit simplement garantir par ce texte son indépendance « dans l'exercice des missions qui lui sont confiées ». Il ne nous semble pas que l’on doive voir dans cet avocat salarié, qui n’assume pas le risque d’entreprise, un EI au sens de l’article L. 526-22 du Code de commerce.
II. L’application de la nouvelle organisation à l’avocat
A. La composition du patrimoine professionnel
Comme tout autre EI soumis au nouveau dispositif, l’avocat devra désormais se poser - et ses créanciers avec lui - la question de la composition de son patrimoine professionnel, et par répercussion celle de son patrimoine personnel. Pour rappel, le patrimoine personnel est constitué des « éléments du patrimoine de l'entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel » [16]. Le législateur avait déjà indiqué à l'article L. 526-22 que le critère à prendre en compte était celui de « l'utilité à l'activité professionnelle », et il avait précisé que « Les dettes dont l'entrepreneur individuel est redevable envers les organismes de recouvrement des cotisations et contributions sociales sont nées à l'occasion de son exercice professionnel » [17]. Le décret n˚ 2022-725 du 28 avril 2022 relatif à la définition du patrimoine professionnel de l'entrepreneur individuel et aux mentions sur les documents et correspondances à usage professionnel a précisé que les éléments utiles à l'activité professionnelle « s'entendent de ceux qui, par nature, par destination ou en fonction de leur objet, servent à cette activité », et il a donné une liste d'exemples, parmi lesquels on cherchera en vain le fonds d'exercice libéral, pour n'y trouver que le « droit de présentation de la clientèle d'un professionnel libéral »... En toute hypothèse, il appartiendra à l'avocat d'être vigilant et d'être en mesure d'identifier, au-delà de ses obligations comptables, le contenu de chacun de ses patrimoines.
Concrètement, l’avocat devra, apprend-on au détour de l’article L. 526-23 du Code de commerce N° Lexbase : L3667MBG relatif aux EI qui ne sont pas soumis à une obligation d’immatriculation [18], faire apparaître sa « qualité d'entrepreneur individuel » « sur les documents et les correspondances à usage professionnel ». Cela est précisé par le nouvel article R. 526-27 du Code de commerce, issu du décret précité du 28 avril 2022. Il est demandé au professionnel d'utiliser une dénomination « incorporant son nom ou nom d'usage précédé ou suivi immédiatement des mots : 'entrepreneur individuel' ou des initiales 'EI' ».
Le sort d’une éventuelle dette de responsabilité civile professionnelle a déjà été évoqué [19] : cette dette figure dans le patrimoine professionnel, et le client de l’avocat qui entend engager la responsabilité de ce dernier verra son droit de gage par principe limité aux seuls actifs professionnels de l’avocat.
Notons que si l’avocat exerce une ou plusieurs activités professionnelles en plus de son activité d’avocat, les actifs et les passifs de ses différentes activités se mélangeront au sein de son patrimoine professionnel, et il ne sera pas possible de distinguer entre les créanciers de l’une ou de l’autre activité s’agissant de leur droit de gage.
La situation de séparation des patrimoines prend fin lorsque l’avocat « cesse toute activité professionnelle indépendante ». Dans cette hypothèse, il est prévu que « le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel sont réunis » [20]. La même solution s’applique en cas de décès, sous réserve des dispositions relatives au traitement des difficultés des entreprises. Si les deux patrimoines sont réunis, il doit s’en déduire que les créanciers retrouvent un droit de gage général sur le patrimoine désormais unique de leur débiteur. Il est enfin à noter que la cessation d’activité de l’avocat pourrait ne pas être volontaire et résulter d’une sanction disciplinaire comme la radiation.
B. La situation des créanciers
Les deux patrimoines étant en place, les créanciers verront en principe leur droit de gage limité, en fonction de l’origine de leur créance, à l’un ou l’autre des patrimoines de l’avocat. Les créanciers « dont les droits sont nés à l'occasion de son exercice professionnel » ne pourront poursuivre leur débiteur avocat que sur son patrimoine professionnel, sous réserve d’une série d’exceptions [21]. Une exception notable est la renonciation à laquelle l’avocat pourra procéder, au bénéfice d’un créancier et pour un engagement déterminé ou déterminable. Aucune distinction n’étant faite en fonction de la qualité de l’entrepreneur concerné, l’avocat bénéficiera des délais de réflexion [22] fixés par l’article L. 526-25 du Code de commerce N° Lexbase : L3669MBI sans que sa qualité professionnelle justifie une dérogation particulière, et le créancier prendra un risque en abrégeant le délai de réflexion par rapport à ce que prévoient les textes, y compris avec l’accord de l’avocat EI2P. Les créanciers dont le droit n’est pas lié à l’activité professionnelle de l’avocat voient également leur droit de gage limité, mais pour eux, cette limite concerne de manière logique les biens compris dans le patrimoine personnel [23]. Il n’est pas prévu qu’une renonciation puisse intervenir au profit de l’un de ces créanciers « personnels », étant précisé que leur droit de gage peut s'exercer par exception sur le patrimoine professionnel, dans la limite du montant du bénéfice réalisé lors du dernier exercice clos, lorsque le patrimoine personnel est insuffisant [24].
Un point particulier est relatif à la condition d’immatriculation à un registre formulée par l’article L. 526-23 du Code de commerce. Ce texte dispose que la séparation des patrimoines « ne s'applique qu'aux créances nées à compter de l'immatriculation au registre dont relève l'entrepreneur individuel pour son activité, lorsque celle-ci est prévue ». Une question se posera pour les avocats, dont on ne peut dire avec certitude si l’inscription au tableau est constitutive d’un « registre » auquel l’avocat serait « immatriculé » au sens de l’article L. 526-23. La Cour de cassation a, à propos des déclarations d’insaisissabilité, approuvé une cour d’appel d’avoir jugé que « le tableau des avocats inscrits auprès d'un barreau ne constituait pas un registre de publicité légale à caractère professionnel au sens de l'article L. 526-2, alinéa 2, du Code de commerce et que la déclaration d'insaisissabilité de la résidence principale d'un avocat, outre les formalités de publicité au bureau des hypothèques, était, en conséquence, subordonnée à une publication [alors requise] dans un journal d'annonces légales » [25]. Si l'on fait application de cette solution au dispositif de l'EI2P, il faut considérer que la séparation des patrimoines s’applique dans les conditions prévues par le dernier alinéa de l’article L. 526-23, qui dispose : « A défaut d'obligation d'immatriculation, la dérogation court à compter du premier acte qu'il exerce en qualité d'entrepreneur individuel, cette qualité devant apparaître sur les documents et les correspondances à usage professionnel ».
Pour faciliter la tâche des créanciers de l’EI, déjà confrontés à une réduction de leur gage par rapport à la situation précédant l’adoption de la loi « API », le législateur a allégé la charge de la preuve les concernant. En cas de contestation par l’EI de mesures d'exécution forcée ou de mesures conservatoires, contestation portant sur l'inclusion ou non d’un bien ou d’un droit dans le périmètre du droit de gage général du créancier, il appartiendra à l’EI d’établir la localisation exacte du bien ou droit concerné [26]. Le créancier pourra donc exercer une mesure d’exécution ou une mesure conservatoire sur n’importe lequel des biens de son débiteur, sauf pour l’EI à pouvoir établir que le bien en question n’est pas localisé dans le patrimoine sur lequel s’exerce le droit de gage du créancier. Le créancier doit tout de même rester raisonnable, car s’il venait à cibler un « élément d'actif ne faisant manifestement pas partie de son gage général », il est expressément prévu qu’il pourrait voir sa responsabilité engagée [27].
C. Le transfert du patrimoine professionnel
Le législateur a en outre traité par une série de dispositions spécifiques de la question du transfert du patrimoine professionnel de l’EI2P. Les articles L. 526-27 N° Lexbase : L3671MBL à L. 526-31 N° Lexbase : L3675MBQ du Code de commerce concerneront aussi l’avocat exerçant à titre individuel. Précisons que ce régime spécial ne concerne pas le transfert ponctuel (« transfert non intégral ») d’éléments du patrimoine professionnel [28].
Une question qui se posera avec une acuité particulière, s’agissant de l’avocat exerçant à titre individuel, est relative à l’étendue des éléments pouvant être transmis lors d’une opération relevant du régime spécifique de transfert du patrimoine professionnel. Ce régime concerne la situation où l’EI2P cède, transmet à titre gratuit ou apporte en société « l’intégralité de son patrimoine professionnel » [29]. C’est d’ailleurs là une condition de validité du transfert, sanctionnée par la nullité de celui-ci [30]. Mais si l’idée est celle d’un transfert universel de patrimoine, encore faut-il que les contrats que l’avocat souhaite transférer puissent seulement l’être, ce qui repose la question des conditions de transfert de la clientèle libérale [31]. Une relation en cours avec un client, particulièrement, est suffisamment teintée d’intuitus personae pour que l’avocat ne puisse librement la transférer à un confrère parce qu’il souhaiterait lui céder son patrimoine professionnel et que la relation avec ce client figure dans ce patrimoine. Pour autant, cette situation n’est envisagée par les nouveaux textes que de manière approximative, lorsqu’est évoquée la situation où « le cédant s'est obligé contractuellement à ne pas céder un élément de son patrimoine professionnel ou à ne pas transférer celui-ci à titre universel », situation que le législateur résout de la manière suivante : « l'inexécution de cette obligation engage sa responsabilité sur l'ensemble de ses biens, sans emporter la nullité du transfert » [32]. S’il fallait considérer que la relation de l’avocat et de son client relève de la catégorie pour laquelle un engagement contractuel de non-transfert a été pris, ce qui ne correspond généralement pas à la réalité, le transfert serait donc tout de même possible, y compris contre la volonté du client, ce qui serait tout de même assez étonnant, tant s’agissant des avocats que des autres professions libérales où la liberté de choix du client/patient est essentielle. Il faut espérer que l’ordonnance attendue sur les professions libérales viendra formuler une solution plus raisonnable.
On relèvera enfin que l’avocat exerçant individuellement devrait bénéficier, comme les autres EI, des possibilités d’apporter à une société son patrimoine professionnel. Parmi les curiosités du nouveau régime, on relèvera le contour délicat à tracer de l’obligation de recourir à un commissaire aux apports. Cette intervention n’est normalement pas requise lorsque l’apport en nature est effectué au bénéfice d’une société civile, comme une SCP. La loi API formule cependant une exigence de portée générale, aux termes de laquelle « lorsque le patrimoine professionnel apporté en société contient des biens constitutifs d'un apport en nature, il est fait recours à un commissaire aux apports » [33]. Il est toutefois précisé que les dérogations bénéficiant aux SARL, SA et SAS s’agissant du recours à un commissaire aux apports demeurent effectives (renvoi aux articles L. 223-9 N° Lexbase : L7636LBG, L. 225-8-1 N° Lexbase : L5712ISD et L. 227-1 N° Lexbase : L2397LR9 du Code de commerce). Les modalités de l’intervention du commissaire aux apports devraient en toute hypothèse être précisées par le décret à intervenir.
En conclusion, l’avocat exerçant à titre individuel ou dans une structure non dotée de la personnalité morale est vivement invité à s’intéresser au changement de statut qu’impliquera pour lui l’entrée en vigueur de la loi API du 14 février 2022. En plus des décrets d'application de cette loi, le dispositif pourrait être enrichi de mesures particulières prises dans le cadre de l’ordonnance devant être adoptée avant le 14 février 2023, tout ceci pouvant encore être complété par les instances de la profession [34].
[1] Sur cette loi v. déjà S. Piédelièvre, JCP éd. N, 2022, act. 301 ; C. Favre-Rochex, Le nouveau patrimoine professionnel, JCP éd. E 2022, 1136 ; N. Jullian, La transmission du patrimoine de l’entrepreneur, de nouvelles opérations au service des entrepreneurs individuels, JCP éd. E, 2022, 1137 ; P. Rossi, Entrepreneur individuel et procédure collective - A propos de l’article 5 de la loi n° 2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante ; B. Dondero, Place à l’entrepreneur individuel à deux patrimoines (EI2P) !, Rev. Sociétés, 2022, p. 199.
[2] L. API, art. 19, I.
[3] V. G. Parleani, L’exercice en société des professions libérales - essentiellement juridiques - dans la loi « Macron », Rev. Sociétés, 2015, p. 638.
[4] Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, art. 7 N° Lexbase : L6343AGZ.
[5] V. en ce sens, Cass. com., 23 mars 2010, n° 09-10.791, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9782ETH, Bull. IV, n° 60, concernant des commissaires aux comptes, mais transposable.
[6] C. com., art. L. 526-1, al. 1er N° Lexbase : L2000KG8.
[7] C. com. art. L. 526-1, al. 2.
[8] Cass. civ. 1, 15 mai 2007, n° 05-19.189, FS-P+B N° Lexbase : A2452DWQ, Bull. I, n° 183 ; RJDA, 2007, n° 1009.
[9] C. com., art. L. 526-6 N° Lexbase : L2004IPW.
[10] Des auteurs s’interrogent même sur l’existence d’avocats EIRL (R. Martin et D. Landry, JurisClasseur Civil Annexes, v° Avocat, Fasc. 25 : Avocats – Modes d’exercice de la profession, n° 214) et les statistiques du ministère de la Justice ne le mentionnent pas [En ligne].
[11] v., Décret n˚ 2022-709 du 26 avril 2022 relatif à la mise en extinction du régime de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée ; L. API. art. 6, II.
[12] N° COM-9 rect.
[13] V. supra, n° 7.
[14] V. infra, n° 19.
[15] Loi n° 2005-882 du 2 août 2005, art. 18 N° Lexbase : L7582HEK ; V., également, S. Bortoluzzi, D. Piau et Th. Wickers, Règles de la profession d’avocat, 17ème éd., Dalloz, 2022, n° 812.21.
[16] C. com., art. L. 526-22, al. 2 N° Lexbase : L3666MBE.
[17] C. com., art. L. 526-22, al. 2 et 5.
[18] V. infra, n° 23.
[19] V. supra, n° 12.
[20] C. com., art. L. 526-22, al. 8.
[21] C. com., art. L. 526-22, al. 4.
[22] Aux termes de l’art. L. 526-25, al. 2 C. com., ce délai est par principe de sept jours francs à compter de la demande de renonciation, mais il est réduit à trois jours francs si l’EI fait précéder sa signature d’une mention manuscrite qui sera énoncée par décret et uniquement de celle-ci.
[23] C. com., art. L. 526-22, al. 6.
[24] C. com., art. L. 526-22, al. 6.
[25] Cass. civ. 1, 15 mai 2007, n° 05-19.189, FS-P+B N° Lexbase : A2452DWQ, Bull. I, n° 183 ; RJDA, 2007, n° 1009.
[26] C. com., art. L. 526-22, al. 7.
[27] C. com., art. L. 526-22, al. 7.
[28] C. com., art. L. L. 526-27, al. 1er.
[29] C. com., art. L. 526-27, al. 1er.
[30] C. com., art. L. 526-30 : « A peine de nullité du transfert prévu à l'article L. 526-27 : 1° Le transfert doit porter sur l'intégralité du patrimoine professionnel de l'entrepreneur individuel, qui ne peut être scindé (…) ».
[31] Le principe a été reconnu par la Cour de cassation, not. par Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, n° 98-17.731 N° Lexbase : A7780AHM, Bull. I, n° 283 : « Mais attendu que si la cession de la clientèle médicale, à l’occasion de la constitution ou de la cession d’un fonds libéral d’exercice de la profession, n’est pas illicite, c’est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du patient ».
[32] C. com., art. L. 526-27, al. 4.
[33] C. com., art. L. 526-31.
[34] V., R. Martin et D. Landry, op. cit., n° 214.
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