Réf. : Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU ; Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 N° Lexbase : A30357RT
Lecture: 27 min
N1203BZL
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Vincent Rivollier, Maître de conférences à l’université Savoie Mont Blanc, Centre de recherche en droit Antoine Favre
le 21 Avril 2022
Mots-clés : angoisse de mort imminente • attente et inquiétude des proches • atteintes psychologiques • nomenclature des préjudices • fonds de garantie des victimes de terrorismes et d’autres infractions (FGTI)
Par deux arrêts du 25 mars 2022, la Cour de cassation, réunie en Chambre mixte, met fin à la divergence entre la deuxième chambre civile et la Chambre criminelle quant à l’autonomie de deux postes de préjudices. La création de deux postes spécifiques et autonomes est confirmée : le préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe et le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches.
Si les deux arrêts constituent, sur les points qui nous intéressent, des arrêts de rejet [2], leur rédaction est très différente : dans l’arrêt relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente la Cour de cassation adopte essentiellement les motifs de la cour d’appel pour rejeter le moyen, de sorte qu’il est difficile de percevoir les critères exacts de ce préjudice et de déterminer son application dans des hypothèses voisines ; en revanche, l’arrêt relatif au préjudice d’attente et d’inquiétude des proches énonce véritablement les critères de la reconnaissance d’un tel poste de préjudice, sa transposition est donc plus aisée.
La reconnaissance de ces deux postes de préjudices intervient pour mettre fin aux incertitudes tenant aux divergences entre les juridictions du fond et les différentes chambres de la Cour de cassation. Elle constitue l’aboutissement d’un processus dans lequel les avocats de victimes et certains membres de la doctrine s’étaient engagés (I). Elle interroge toutefois sur la notion même de préjudice et sur la cohérence de la nomenclature (II) : en l’absence de réflexion globale sur celle-ci, les ajouts ponctuels et successifs de préjudices autonomes, spécifiques, voire « situationnels » interrogent.
Le contexte des attentats terroristes de grande ampleur connu par la France à partir de 2015 a conduit les avocats de victimes à soutenir une meilleure reconnaissance des deux postes de préjudice [9]. À la suite de ce livre blanc, une commission présidée par S. Porchy-Simon avait été mandatée pour analyser ces propositions. Reprenant les propositions des avocats de victimes, elle avait appuyé leur reconnaissance [10]. Les arrêts de la Cour de cassation permettent de lever partiellement les incertitudes concernant ces postes de préjudices.
L’arrêt relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe demeure cependant silencieux sur la question du sort effectif de celle-ci. L’angoisse de mort imminente peut exister pour une victime impliquée dans un accident ou un drame alors même qu’elle en a réchappé, voire qu’elle n’a subi aucune atteinte physique (prise d’otage par exemple). L’arrêt de la Cour de cassation, reprenant les motifs de la cour d’appel, ne permet pas réellement de trancher la question du critère de l’issue fatale : « [l’arrêt de la cour d’appel] précise que […] il est nécessaire de démontrer l’état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès ». Mais est-il possible de démontrer cet état de conscience en référant seulement aux circonstances de l’événement, et non aux circonstances du décès ? Par sa motivation très factuelle, l’arrêt de la Chambre mixte ne permet pas de répondre. Au regard de la jurisprudence antérieure, notamment des juges du fond, il semble déraisonnable de penser que le décès est un critère de l’indemnisation : c’est seulement l’angoisse d’une mort imminente (qui fort heureusement ne survient pas nécessairement) qui est le critère de l’indemnisation. En revanche, la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait considéré que « le préjudice d’angoisse de mort imminente ne peut exister, d’une part, qu’entre la survenance de l’accident et le décès et, d’autre part, que si la victime est consciente de son état ». [12]
Une condition, qui était fréquemment présente dans la jurisprudence antérieure et dans les travaux doctrinaux, résidait dans le caractère collectif de l’événement. Elle n’est pas reprise dans ces arrêts de la Cour de cassation : elle précise expressément, à propos du préjudice d’attente et d’inquiétude que l’événement peut être collectif et individuel ; et les faits constituent un l’événement individuel dans l’arrêt relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente [13].
Le préjudice d’attente et d’inquiétude est plus précisément défini par la Cour de cassation : il implique que des proches aient eu connaissance du fait que la victime se trouve ou se soit trouvée exposée à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle ; il est constitué par la souffrance « qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude ». Si le préjudice « se réalise […] entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril », il ne pourra être indemnisé que lorsque l’issue de l’attente sera malheureuse (atteinte grave ou décès de la victime directe). Ces critères excluent clairement l’hypothèse dans laquelle les proches apprennent la nature des atteintes ou le décès en même temps qu’ils ont connaissance de l’événement. En revanche, l’événement peut être individuel. Mais le degré de connaissance du péril encouru n’est pas déterminé : il ne fait pas de doute en l’espèce (attentat terroriste), mais ce préjudice pourrait être refusé dans d’autres hypothèses, notamment en cas de disparition inquiétante de la victime, sans élément particulier laissant craindre un péril particulier. Finalement, l’indemnisation des proches pourrait dépendre de leur niveau de connaissance du péril. Ainsi, en cas d’enlèvement et de séquestration, les proches ne seraient indemnisés de ce poste de préjudice que si des éléments permettaient de raisonnablement envisager cette hypothèse (traces de lutte lors de la disparition, voire revendication ou demande de rançon), en revanche, en cas de disparition inexpliquée il ne saurait s’en prévaloir…
Or la méthode d’évaluation de ces nouveaux postes de préjudices reflète leur caractère éminemment forfaitaire, et déconnecté du préjudice effectivement subi. Ainsi, à propos du « préjudice situationnel d’angoisse des victimes directes », le rapport dirigé par S. Porchy-Simon indiquait que :
« Le premier [point essentiel] tient à la nécessité de maintenir une évaluation in concreto de ce préjudice, qui ne saurait faire l’objet d’une évaluation forfaitaire, dans le souci de demeurer dans le respect des principes généraux de la réparation du droit français. Cette approche doit toutefois être combinée avec la conception du préjudice situationnel d’angoisse prônée par le groupe de travail, liée à la situation génératrice d’angoisse dans laquelle a été impliquée la victime. Dans cette optique, la personnalisation de l’indemnisation doit donc être faite en fonction d’éléments objectifs, liés à la situation de chaque demandeur, et consécutifs à la manière dont chacun d’entre eux a été confronté au danger, qu’il lui appartiendra de prouver. » [17]
Ne faire dépendre l’indemnisation que d’éléments objectifs, de la manière dont les victimes ont été confrontées au danger conduit nécessairement à une évaluation forfaitaire. Les critères (inputs de l’algorithme) de l’appréciation forfaitaire peuvent être raffinés autant que possible, toute appréciation fondée uniquement sur des éléments objectifs, c’est-à-dire non sur l’angoisse effectivement ressentie par la victime, mais sur la situation abstraitement envisagée, l’exposition de la victime au danger, rend impossible l’individualisation. La proposition de créer des classes ou des « groupes affinés » [18] de victimes en fonction de la durée ou de la proximité du danger conduit à une essentialisation des victimes et met à mal l’individualisation de la réparation.
Les critères proposés à propos des victimes directes – durée de l’exposition, proximité du danger, circonstances particulières entourant l’acte [19] – comme à propos des victimes indirectes – proximité du lien affectif et durée et conditions de l’attente [20] – trahissent une appréciation déconnectée des réalités individuelles de chaque victime.
En attendant cet aggiornamento de plus en plus nécessaire des outils de la réparation du dommage corporel, l’ajout de nouveaux postes de préjudice risque de diluer plus encore la cohérence de la nomenclature. En effet, cela revient à scinder encore la temporalité de l’appréciation des souffrances : au-delà de la charnière que constitue la consolidation, est créée une nouvelle articulation qui tient à la fin de l’événement dommageable. Pour la période correspondant à l’accident, la victime devra mobiliser le préjudice d’angoisse de mort imminente ; après l’accident mais avant la consolidation : les souffrances endurées ; après la consolidation : le déficit fonctionnel permanent. Pour les victimes indirectes, alors que la consolidation de la victime directe ne constitue pas un élément pris en compte en droit commun [22], on introduit une division nouvelle temporelle. Surtout, il nous semble que la fin de l’événement dommageable n’est pas un critère approprié du point de vue des conséquences de l’atteinte psychique, spécialement lorsque la victime survit à l’événement : il nous semble artificiel de distinguer l’événement lui-même, la prise en charge dans les instants et la période qui suivent la fin de l’événement traumatique, puis la période de soins jusqu’à la consolidation.
Tout compte fait, il aurait probablement été plus sage d’avancer à petits pas en précisant que les souffrances endurées peuvent être à la fois physiques et psychiques, et que l’indemnisation des deux pans peut être effectuée de manière indépendante, comme le fait le FIVA par exemple. Comme Yohann Quistrebert l’a énoncé : « il nous apparaît inutile de chercher à individualiser [l’angoisse de mort imminente] subie entre l’accident et le décès au sein de la nomenclature des préjudices. Il s’agit ni plus ni moins d’une souffrance endurée parmi tant d’autres. Cette souffrance est strictement identique à celle subie par la victime qui survit à l’accident. » [23]
[1] Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU, à paraître au Bull. (préjudice d’angoisse de mort imminente) ; Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 N° Lexbase : A30357RT, à paraître au Bull. (préjudice d’attente et d’inquiétude). Alors que ces arrêts ont donné lieu à un communiqué de presse de la Cour de cassation, et à de longs rapports préparatoires, ils ne font étonnamment pas l’objet d’une motivation enrichie.
[2] L’un des arrêts (Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU) est un arrêt de cassation partielle et sans renvoi sur une question que nous ne développerons pas (la charge des dépens lorsque le FGTI est la partie perdante).
[3] CA Papeete, 29 août 2019, n° 18/00213 N° Lexbase : A2741ZMH.
[4] Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, groupe de travail dirigé par J.-P. Dintilhac, 2005.
[5] Par ex. le préjudice d’attente et d’inquiétude
[6] Par ex. à propos du préjudice d’angoisse de mort imminente Cass. civ. 2, 16 septembre 2010, n° 09-69.433, F-P+B N° Lexbase : A5933E9M Bull. civ. II, n° 155 ; Cass. civ. 2, 11 septembre 2014, n° 13-21.506, F-D N° Lexbase : A4250MWC inédit ; Cass. civ. 2, 5 février 2015, n° 14-10.097, F-P+B N° Lexbase : A2429NBL Bull. civ. II, n° 22 ; Cass. civ. 2, 2 février 2017, n° 16-11.411, F-P+B N° Lexbase : A4160TBP Publié au Bull civ.
[7] Par ex. à propos du préjudice d’angoisse de mort imminente, Cass. crim., 23 octobre 2012, n° 11-83.770, FS-P+B N° Lexbase : A0580IWE, Bull. crim n° 225 ; Cass. crim., 27 septembre 2016, n° 15-84.238, FS-D N° Lexbase : A7274R48 inédit.
[8] Affaire de la passerelle du Queen Mary II : TGI Saint-Nazaire, 11 février 2008 et CA Rennes, 2 juillet 2009 ; catastrophe d’Allinges (collision entre un train et un bus scolaire) : T. corr. Thonon-Les-Bains, 26 juin 2013 ; explosion et incendie à la suite d’une fuite de gaz : CA Lyon, 14 janvier 2016. Sur ces décisions, cf. L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Groupe de travail dirigé par Stéphanie Porchy-Simon, 2017, p. 17-19.
[9] Livre blanc sur les préjudices subis lors des attentats, Barreau de Paris, Groupe de contact des avocats de victimes de terrorisme, 2016.
[10] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Groupe de travail dirigé par Stéphanie Porchy-Simon, 2017
[11] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 54, note 63.
[12] Cass. crim., 25 juin 2019, n° 18-82.655, F-D N° Lexbase : A3089ZHU inédit ; Cass. crim., 25 juin 2019, n° 18-82.655 inédit. Sur ces deux arrêts, cf. Y. Quistrebert, L’indemnisation conditionnée du préjudice d’angoisse de mort imminente, RCA sept. 2019, étude 8.
[13] Le rapport dirigé par S. Porchy-Simon ne tranchait pas véritablement la question ; il considérait que devait être en cause un « acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste » (L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 49).
[14] Dans l’affaire ayant donné lieu à la reconnaissance du préjudice d’attente et d’inquiétude pour les proches (Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 N° Lexbase : A30367RU,), la cour d’appel de Paris avait d’ailleurs rejeté l’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe car « la preuve de l’existence de la conscience de sa mort imminente par [la victime directe] n’était pas rapportée », infirmant sur ce point le jugement du TGI de Créteil (CA Paris, 30 janvier 2020, n° 19/02479 N° Lexbase : A22443DH).
[15] Sur la question du pretium mortis, de l’abrégement de la vie et de l’angoisse devant la mort, cf. C. Quézel-Ambrunaz, L’espérance de vie de la victime, in C. Quézel-Ambrunaz, Ph. Brun, L. Clerc-Renaud (coord.), Des spécificités de l’indemnisation du dommage corporel, Bruylant, coll. du GRERCA, 2017, p. 299-323.
[16] Sur la nécessité de distinguer dommage et préjudice, cf. Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Dalloz, coll. Précis, 8e éd. 2016, n° 29, p. 21-22 ; n° 114, p. 107-108 ; Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 5e éd. 2018, n° 176, p. 121 et s. Sur cette nécessité à l’égard des victimes psychologiques, cf. Y. Quistrebert, Pour un statut fondateur de la victime psychologique en droit de la responsabilité civile, thèse Rennes 1, 2018.
[17] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 50, nous soulignons.
[18] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc. p. 50.
[19] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 52.
[20] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 55.
[21] Cf. E. Tordjman, Questionner l’évaluation médico-légale : Quels outils ?, Cycle Réparation du dommage corporel : défis et perspectives, Cour de cassation, 2021.
[22] Comp. le barème applicable aux enfants en matière de pesticides, indemnisant de manière différenciée certaines victimes indirectes durant la période ante et post consolidation de la victime directe (Arrêté du 7 janvier 2022 fixant les règles de réparation forfaitaire des enfants exposés aux pesticides durant la période prénatale du fait de l’activité professionnelle de l’un de leurs parents, JORF 16 janvier 2022, texte 9). Sur l’indemnisation devant le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, cf. V. Rivollier, Le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, ou l’émergence d’un nouveau régime de maladies professionnelles : des évolutions pour les travailleurs, une révolution pour les enfants, victimes secondaires de l’exposition professionnelle de leurs parents, Droit social, à paraître 2022.
[23] Y. Quistrebert, L’indemnisation conditionnée du préjudice d’angoisse de mort imminente, préc.
[24] L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, préc., p. 22 et s.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:481203