La lettre juridique n°903 du 21 avril 2022 : Licenciement

[Jurisprudence] La réorganisation peut être mise en œuvre avant l’homologation du PSE par l’administration

Réf. : Cass. soc., 23 mars 2022, n° 20-15.370, FS-B N° Lexbase : A12777RQ

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N1214BZY

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par Lucie Jubert-Tomasso, Maîtresse de conférences en droit privé, Université Sorbonne Paris Nord

le 20 Avril 2022

Mots-clés : licenciement pour motif économique • mise en œuvre de la réorganisation • restructuration • information-consultation du CSE • homologation du PSE • dispense d’activité • obligation de fournir un travail • refus de modification du contrat de travail • compétence du juge judiciaire • compétence du juge administratif • mesures de prévention

Dans son arrêt du 23 mars 2022, publié au bulletin, la Cour de cassation affirme que la réorganisation de l’entreprise ayant pour conséquence des licenciements économiques peut être mise en œuvre avant l’homologation du PSE par l’autorité administrative, et livre ainsi sa nouvelle conception de la chronologie d’un projet de compression d’effectifs.


Qu’un processus de réorganisation assorti de compression d’effectifs se compose de deux faces distinctes - l’une liée à la décision économique et ses modalités d’application et l’autre liée à ses conséquences sur l’emploi particulièrement en la forme de licenciements - personne n’en doutait plus. Dans l’arrêt rendu le 23 mars 2022, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’appuie sur cette distinction pour en tirer des effets sur la chronologie et la temporalité de la mise en œuvre d’un même projet.

En l’espèce, l’employeur avait pour projet de déplacer l’activité de deux de ses agences au sein d’une troisième, située dans une autre ville. Il avait adressé en août 2015 des propositions de modification du contrat de travail aux salariés dont les agences allaient déménager. Devant leur refus, l’employeur engage une procédure de grand licenciement pour motif économique. Sans attendre, il procède à la réorganisation envisagée et place en dispense d’activité rémunérée les salariés ayant refusé la modification de leur contrat dès le 30 septembre 2015. Ils seront finalement licenciés en juin 2016, un mois après l’homologation du PSE par l’administration. Dans le laps de temps qui s’est écoulé entre le placement en dispense d’activité et l’homologation du PSE, l’un des salariés a saisi la juridiction prud’homale d’une demande en résiliation de son contrat de travail. Le CPH, approuvé par la cour d’appel, lui donne raison au motif que la réorganisation ne pouvait être mise en œuvre avant l’homologation du PSE et que dès lors, la dispense d’activité caractérisait un manquement de l’employeur à son obligation de fournir du travail d’une gravité suffisante pour justifier la résiliation judiciaire.

Sur le pourvoi formé par l’employeur, la Cour de cassation avait à trancher cette question de la temporalité de la mise en œuvre de la réorganisation : peut-elle être mise en œuvre avant toute homologation du PSE ?

La Chambre sociale répond par l’affirmative. Au visa des articles L. 1233-25 N° Lexbase : L1152H9K, L. 1233-30 N° Lexbase : L8096LGX et l’ancien article L. 2323-31 du Code du travail, aujourd’hui abrogé et remplacé par l’article L. 2312-39 du Code du travail N° Lexbase : L8272LGH [1], elle censure la cour d’appel pour violation de la loi en jugeant que « si le comité d’entreprise doit être saisi en temps utile des projets de restructuration et de compression des effectifs, la réorganisation peut être mise en œuvre avant la date d’homologation du plan de sauvegarde de l’emploi par l’autorité administrative ».

Elle fonde son raisonnement sur la distinction entre réorganisation et projet de licenciement qui découle des procédures d’information-consultation des représentants élus du personnel et du rôle de l’administration dans le contrôle du PSE (I.). Si la distinction sur laquelle s’appuie la Chambre sociale peut difficilement faire l’objet de critiques, la solution à laquelle l’arrêt aboutit sur la temporalité de la mise en œuvre de la réorganisation lorsqu’elle implique l’élaboration d’un PSE laisse plusieurs zones d’ombre liées tant aux objets de contrôle de l’administration du travail qu’à ses conséquences de la réorganisation sur les rapports individuels de travail (II.).

I. Les fondements de la distinction entre la phase de mise en œuvre du projet de réorganisation et la phase de mise en œuvre du projet de licenciement

D’évidence, lorsqu’un projet de réorganisation implique des licenciements économiques, et plus encore lorsque ceux-ci sont soumis à la procédure de grand licenciement pour motif économique et à l’obligation d’élaborer un PSE, l’articulation des procédures d’information-consultation du CSE et le rôle de l’administration permettent de distinguer deux faces : le projet de réorganisation proprement dit et ses conséquences sur l’emploi en la forme d’un projet de licenciement.

C’est à la distinction matérielle de ces procédures encadrant l’adoption par l’employeur d’un projet de réorganisation affectant l’emploi (A.) et à leur articulation temporelle (B.) que s’attache ici la Chambre sociale pour en déduire la possibilité pour l’employeur de mettre en œuvre le projet de réorganisation avant l’homologation du PSE par l’autorité administrative qui concerne, elle, le projet de licenciement.

A. La distinction matérielle entre le contrôle du projet de réorganisation et le contrôle du projet de licenciement

Depuis les arrêts « Sietam Industries » du 16 avril 1996 [2] et « Grands magasins de l’Ouest » du 17 juin 1997 [3], il est acquis que les procédures d’information-consultation sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs et sur le projet de licenciement collectif pour motif économique constituent deux procédures distinctes devant être menées l’une et l’autre, quoiqu’elles puissent désormais être menées concomitamment [4].

L’arrêt commenté est rendu au visa de l’ancien article L. 2323-31 du Code du travail, devenu L. 2312-39, qui dispose que le CSE est saisi en « temps utile des projets de restructuration et de compression des effectifs » lui permettant d’émettre un avis sur « l’opération projetée et ses modalités d’application ». Est visée ici la « décision économique projetée [5] », c’est-à-dire le choix de gestion et les modifications qu’il implique en matière d’organisation du travail [6] (déplacement d’une usine, suppression d’une ligne de production, fermeture d’un site, fabrication d’un nouveau produit …), qui doit être distinguée des conséquences sur l’emploi de la décision économique, objet de la procédure d’information-consultation sur le projet de licenciement économique. C’est d’abord à cette distinction des objets de l’information-consultation que s’attache la Chambre sociale dans l’arrêt commenté.

Ainsi que le rappelle la Chambre sociale, l’avis du CSE sur l’opération économique doit être transmis à l’autorité administrative chargée de contrôler le PSE lorsque l’entreprise est tenue d’en élaborer un. De ce lien entre l’information-consultation du CSE et le contrôle du PSE par l’administration, fallait-il déduire que la réorganisation, objet de l’avis transmis, ne pouvait être mise en œuvre avant la décision d’homologation du PSE par l’autorité administrative ? La Cour de cassation répond par la négative et son raisonnement trouve ici racine dans l’objet du contrôle de l’autorité administrative du PSE.

Au terme de l’article L. 1233-57-3 du Code du travail N° Lexbase : L9460LHT, en cas de PSE unilatéral, l’autorité administrative est chargée de contrôler le contenu du PSE, le respect de la procédure d’information-consultation du CSE tant sur le projet de licenciement que sur l’opération économique projetée [7], ainsi que les différents éléments se rapportant au projet de licenciement. Une lecture littérale de l’article L. 1233-57-3 suggère ainsi que le contrôle de l’autorité administrative, à une nuance d’importance près [8], ne porte pas substantiellement sur l’opération économique ou la réorganisation stricto sensu. L’autorité administrative n’opère d’ailleurs aucun contrôle sur la rationalité économique de l’opération projetée [9]. Suivre cette logique accrédite la distinction entre, d’une part, le projet de licenciement dont la mise en œuvre est subordonnée à la décision d’homologation du PSE rendue par l’autorité administrative, et, d’autre part, le projet de réorganisation dont la mise en œuvre est ici jugée indépendante de la décision administrative.

La distinction matérielle entre le projet de réorganisation et le projet de licenciement nourrie le raisonnement de la Chambre sociale, mais elle ne pourrait suffire expliquer la solution retenue. Le raisonnement des juges est également irrigué d’une distinction temporelle dans le contrôle des deux faces du projet patronal.

B. La distinction temporelle entre le contrôle de la réorganisation et le contrôle du projet de licenciement

Dans l’arrêt rapporté, la référence à l’ancien article L. 2323-31 du Code du travail, devenu L. 2312-39, permet d’articuler une distinction temporelle entre les différentes phases du projet de compression d’effectif mené par l’employeur.

La saisine « en temps utile » du CSE implique que celui-ci soit consulté dès lors que la décision économique projetée est arrêtée en son principe quoique ses modalités d’application ne soient pas encore déterminées [10]. Le cas échéant, elles devront faire l’objet d’une nouvelle consultation [11]. L’avis du CSE devant être transmis à l’autorité administrative, on ne peut qu’en conclure logiquement qu’il doit être rendu avant la décision d’homologation ou de la validation du PSE [12]. Durant ce laps de temps, qui courre du début de la première réunion du CSE à la dernière où il rend son avis sur l’opération économique, il va sans dire qu’il est interdit à l’employeur de mettre en œuvre son projet de réorganisation - objet de la consultation - sous peine de commettre un délit d’entrave [13]. L’utilité de la consultation, ici rappelée par la Chambre sociale, en dépend.

Assurément, c’est à cette interdiction que se réfère ici la Cour de cassation lorsqu’elle affirme que « si, le [CSE] doit être saisi en temps utile », rien n’interdit la mise en œuvre de la réorganisation antérieurement à la décision d’homologation du PSE par l’autorité administrative. Elle découpe une première phase temporelle dans la procédure de grand licenciement pour motif économique durant laquelle l’employeur ne peut mettre en œuvre son projet de réorganisation ; première phase qui se distingue de la deuxième durant laquelle la réorganisation peut être mise en œuvre.

Niché dans une simple conjonction de subordination, le rappel implicite de cette première phase d’interdiction est heureux. En effet, que la mise en œuvre de la réorganisation puisse débuter avant que l’ensemble de la procédure du grand licenciement économique ne soit menée à son terme ne l’abstrait pas pour autant de tout encadrement procédural, même minimal : demeure la procédure d’information-consultation du CSE sur la décision économique projetée au titre de l’article L. 2312-39 du Code du travail. Dit autrement, la mise en œuvre de la réorganisation est subordonnée à la conduite de cette procédure à son terme, mais à elle seule.

Des articles L. 2312-39 et L. 1233-57-3 du Code du travail, il ressort que la procédure de consultation du CSE au titre de ses attributions générales précède nécessairement le contrôle administratif du PSE. De cette chronologie, appuyée sur une compréhension stricte des objets de contrôle de l’administration, découle la solution retenue par l’arrêt du 23 mars 2022.

Pour autant, on ne peut saisir les enjeux pratiques d’une telle solution si l’on envisage uniquement le délai légal de 21 jours de l’administration pour rendre sa décision d’homologation à compter de la réception complète du dossier. La pratique des DREETS d’user de leur pouvoir d’observation à partir du moment où elles sont informées d’un projet de licenciement peut avoir pour effet de créer un décalage de quelques mois entre l’avis du CSE sur l’opération économique et la décision d’homologation du PSE. La solution ici rendue coupe court à cet effet induit et implique une accélération du processus, du moins en ce qui concerne la réorganisation.

Que la mise en œuvre d’une réorganisation assortie de licenciements, qui plus est dans un contexte économique dégradé, ne puisse être repoussée éternellement peut s’entendre. Telle est d’ailleurs la finalité des délais préfixes de consultation du CSE, la limitation du délai de l’administration pour rendre son avis et la décision implicite d’homologation si silence est gardé. Mais précisément : pareil encadrement temporel ne suffisait pas à garantir à l’employeur la possibilité de mener à bien son projet de compression d’effectifs dans des délais raisonnables sans avoir à autoriser la mise en œuvre de la réorganisation avant la décision d’homologation du PSE ?

Plus fondamentalement, malgré la rigueur de l’analyse, presque littérale, du Code du travail suivi ici par la Chambre sociale, demeure le sentiment tenace qu’entre le projet de licenciement proprement dit et la réorganisation, il existe une nécessaire porosité. L’importance du projet de licenciement au regard de laquelle l’administration apprécie la pertinence du PSE, les catégories professionnelles visées ou même le calendrier des licenciements ne sont-ils pas intimement liés à l’ampleur, la nature ou la chronologie de la réorganisation [14] ? Autoriser sa mise en œuvre avant la décision d’homologation de l’autorité administrative, l’obligeant à tenir pour acquise la réorganisation, n’a-t-il pas pour effet indirect d’empiéter sur son contrôle ?

II. Les zones d’ombre nées de la distinction entre la mise en œuvre de la phase de réorganisation et la phase de mise en œuvre du projet de licenciement

Quoique l’arrêt commenté puisse alimenter quelques remarques sur l’émergence d’un « droit des réorganisations » distinct du droit du licenciement pour motif économique, nous nous contenterons ici d’évoquer quelques zones d’ombre tenant à la portée de la solution quant aux causes matérielles du licenciement (A.), à ses conséquences sur le contrôle des effets d’une réorganisation sur la santé des salariés (B.) et à ses interférences avec la jurisprudence relative à l’obligation de fournir un travail (C.).

A. Une solution limitée aux licenciements procédant du refus de la modification du contrat ?

Dans les faits ayant donné lieu à l’arrêt rapporté, la réorganisation envisagée par l’employeur - le déplacement d’une agence - lui avait d’abord fait proposé des modifications des contrats de travail dont certaines ont été refusées par les salariés. Dans son arrêt, la Cour de cassation vise l’article L. 1233-25 du Code du travail N° Lexbase : L1152H9K, qui précise que ce sont les refus de modification du contrat qui déterminent le déclenchement de la procédure de grand licenciement pour motif économique et non le nombre de propositions. Faut-il y voir le signe d’une solution dont la portée serait limitée aux seuls projets de licenciement faisant suite à des refus de modifications du contrat ? Tel était d’ailleurs le sens du pourvoi soumis à l’examen de la Cour de cassation. À l’analyse, on trouve quelques arguments en ce sens.

Tout d’abord, on peut rappeler la tendance déjà ancienne à aménager le droit du licenciement pour motif économique lorsque le projet procède d’une modification du contrat, et même à considérer que la proposition de modification du contrat constitue déjà une forme de mise en œuvre de la réorganisation envisagée [15].

Ensuite, et plus fondamentalement, limiter la possibilité de mettre en œuvre une réorganisation avant la décision d’homologation du PSE par l’administration pour les seuls licenciements faisant suite au refus de modification du contrat pourrait trouver une justification liée aux objets du contrôle de l’administration. Lorsque l’employeur envisage le licenciement de l’ensemble des salariés ayant refusé la modification de leur contrat de travail, il n’est pas tenu d’établir un ordre des licenciements [16]. De ce point de vue, il y a une correspondance stricte entre les salariés affectés par la réorganisation mise en œuvre avant l’homologation du PSE et les salariés dont le licenciement est envisagé.

Il en va autrement lorsque l’employeur envisage de sélectionner parmi les salariés ayant manifesté leur refus ou lorsque le projet de licenciement fait suite autant à des refus de modification du contrat qu’à des suppressions d’emplois. Il est alors tenu d’établir un ordre des licenciements. Dès lors, les salariés susceptibles d’être affectés par la réorganisation (par exemple, placés en dispense d’activité) ne seraient pas nécessairement les salariés dont le licenciement est envisagé, par le jeu de l’ordre des licenciements. Il y aurait là une certaine incohérence. À cela, s’ajoute une articulation délicate avec l’objet du contrôle administratif du PSE en vue de son homologation. Lorsqu’un PSE unilatéral lui est soumis, l’administration est notamment chargée de contrôler la conformité de la pondération et le périmètre d’application des critères d’ordre des licenciements ainsi que le découpage des catégories professionnelles opéré par l’employeur [17]. S’il concerne des salariés d’ores et déjà affectés par la réorganisation, le contrôle administratif perd quelque peu de son intérêt.

Plus encore, l’extension de la solution de l’arrêt commenté aux cas où l’employeur est tenu d’établir un ordre des licenciements reviendrait à lui laisser le libre choix des salariés affectés par la réorganisation, sans obligation de justification. Le risque d’arbitraire est alors grand dans le choix des salariés affectés par la réorganisation [18].

B. Incertitudes sur le contrôle des effets de la réorganisation en matière de santé

La mise en œuvre de la réorganisation antérieurement à la décision d’homologation du PSE trouble la procédure de grand licenciement pour motif économique en matière de santé et de sécurité au travail, tant sur la compétence propre de l’autorité administrative, et la répartition matérielle de compétence du juge judiciaire et du juge administratif, que sur l’articulation temporelle des procédures.

En effet, de prime abord, il semble que dans le cadre de son contrôle, l’autorité administrative n’a pas à connaître de l’opération économique. Toutefois, le Tribunal des conflits, dans sa décision du 8 juin 2020, a précisé que l’autorité administrative doit contrôler « tant la régularité de l’information et de la consultation des institutions représentatives du personnel (IRP) que les mesures auxquelles l’employeur est tenu en application de l’article L. 4121-1 du Code du travail au titre des modalités d’application de l’opération projetée, ce contrôle n’étant pas séparable de ceux qui lui incombent en vertu des articles L. 1233-57-2 et L. 1233-57-3 du Code du travail » [19]. A minima, il revient à la DREETS de vérifier l’existence de ces mesures de prévention, et peut-être lui revient-il également d’apprécier leur teneur et leur capacité à éviter ou réduire les risques, notamment psychosociaux, induits par la réorganisation projetée [20].

Au regard de cet objet de contrôle de l’administration, la solution rendue dans l’arrêt du 23 mars 2022 interroge : que peut-il rester d’un contrôle ex ante de l’existence des mesures de prévention, condition d’homologation du PSE, prises au titre d’une réorganisation d’ores et déjà mise en œuvre ? C’est peu de dire que la solution ici commentée prive de sa substance le contrôle de l’administration en la matière.

Le trouble est plus grand encore si l’on se rappelle, qu’en principe, le contrôle ex post du respect par l’employeur de son obligation de sécurité liée à la mise en œuvre de l’opération de réorganisation relève de la compétence du juge judiciaire et non de celle de l’administration ou du juge administratif [21]. La réorganisation pouvant être mise en œuvre antérieurement à l’homologation du PSE, rien de devrait empêcher l’intervention du juge judiciaire, y compris en référé, avant la fin de la procédure de licenciement [22]. Dès lors, qu’adviendrait-il si le juge judiciaire suspendait la mise en œuvre d’une pareille réorganisation au regard des risques qu’elle fait peser sur la santé des salariés ? L’autorité administrative serait-elle tenue par cette décision et devrait-elle refuser d’homologuer le PSE ne comprenant manifestement pas les mesures de prévention nécessaires ?

On le voit, la solution dégagée par l’arrêt du 23 mars 2022 souligne une délicate question sur la répartition de compétence entre les ordres juridictionnels en matière de santé, que la stricte distinction entre la mise en œuvre de la phase de réorganisation et celle de licenciement proprement dite ne suffit à résorber, bien au contraire.

C. Interférences entre dispense d’activité procédant d’une réorganisation et obligation de fournir un travail

Apercevoir les zones d’ombre laissées par l’arrêt rapporté quant aux conséquences de la mise en œuvre des réorganisations sur les rapports individuels de travail, suppose de rappeler brièvement les faits de l’espèce.

La réorganisation en cause consistait dans le regroupement des activités de différentes agences au sein d’une nouvelle. Certains des salariés s’étant vu proposer une modification du lieu géographique d’exercice de leur travail l’ont refusée et l’employeur a engagé une procédure de licenciement pour motif économique. Entre le refus de la modification du contrat de travail en novembre 2015 et l’homologation du PSE en juin 2016, ces salariés ont été placés unilatéralement par l’employeur en dispense d’activité avec maintien de la rémunération.

La dispense d’activité décidée unilatéralement, même rémunérée, constitue un manquement à l’obligation de l’employeur de fournir un travail [23]. Le manquement à cette obligation constitue une cause de résiliation judiciaire [24] ou justifie la prise d’acte par le salarié de la rupture de son contrat [25], sauf à démontrer qu’il ne lui est pas imputable [26].

Certes, sur cette pratique ancienne de placer en dispense d’activité les salariés menacés de licenciement, un tempérament avait été apporté par la Cour de cassation.  Elle avait pu considérer la dispense d’activité comme une mesure participant au reclassement [27], dont l’irrégularité ne privait pas en tant que tel le licenciement de cause réelle et sérieuse du moins sur le terrain de l’article L. 1233-4 du Code du travail [28].

En l’espèce, il est difficile de soutenir que la dispense d’activité participait de la mise en œuvre du reclassement, alors même qu’elle est prononcée bien antérieurement à l’élaboration et à l’homologation du PSE contenant un plan de reclassement. La cour d’appel ne s’y était pas trompée et avait jugé que cette dispense d’activité caractérisait un manquement de l’employeur à son obligation de fournir un travail justifiant la résiliation du contrat à ses torts exclusifs [29]. La Haute juridiction casse ce chef de dispositif. En validant ainsi qu’une réorganisation puisse en passer par le placement en dispense d’activité, sans lien avec l’obligation de reclassement et décidée unilatéralement, la Chambre sociale ne touche pas ici qu’à la chronologie du processus de compression d’effectifs, mais interfère plus largement avec l’obligation de fournir un travail et aux conséquences de son manquement. Sauf à revenir sur sa jurisprudence constante en la matière, la solution de l’arrêt du 23 mars 2022 ne devrait pas permettre le développement de la pratique de dispenses d’activité décidées unilatéralement, même lorsqu’elles constituent une voie de mise en œuvre d’une réorganisation. On ne peut que souhaiter que la Chambre sociale clarifie sa position sur ce point.

En définitive, admettant que la réorganisation puisse être mise en œuvre avant la décision d’homologation du PSE, l’arrêt commenté se nourrit du divorce entre l’encadrement juridique des réorganisations et le droit du licenciement pour motif économique depuis longtemps entamé [30]. Il alimente également le débat en soulignant quelques-uns des enjeux de la différenciation entre « droit des réorganisations » et droit du licenciement économique.


[1] L’arrêt est rendu sous l’empire des dispositions antérieures à la création du CSE. Néanmoins, la solution est transposable.

[2] Cass. soc., 16 avril 1996, n° 93-15.417, « Sietam Industries » N° Lexbase : A3972AAD.

[3] Cass. soc., 17 juin 1997, n° 95-18.904, « Grands magasins de l’Ouest » N° Lexbase : A1982ACE.

[4] C. trav., art. L. 1233-30 N° Lexbase : L8096LGX.

[5] G. Auzero, D. Baugard, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, Précis, 2021, n° 524.

[6] Sur la distinction entre réorganisation et restructuration : H. Cavat, Le droit des réorganisations. Etude de droit du travail, thèse Paris Nanterre, 2020, p. 3, n° 9 et s..

[7] CE, 22 juillet 2015, n° 385816, « Heinz », publié au recueil Lebon [A9295NM9].

[8] Cf. infra sur la question de la santé sécurité.

[9] Le contrôle de la cause réelle et sérieuse, et donc les justifications économiques du licenciement, pouvant trouver leur source dans la réorganisation menée relève de la compétence du juge judiciaire.

[10] Cass. soc., 12 novembre 1997, n° 96-12314, publié au bulletin N° Lexbase : A2211ACU ; Cass. soc., 26 mai 2004, n° 02-17.642, F-D N° Lexbase : A2726DCX.

[11] Cass. soc., 7 février 1996, n° 93-18.756 N° Lexbase : A2346ABI.

[12] C. trav., art. L. 2312-39 N° Lexbase : L8272LGH.

[13] Cass. crim., 27 novembre 1990, n° 89-81.454, inédit N° Lexbase : A3346C4P ; Cass. crim., 21 septembre 1999, n° 98-84.783, inédit N° Lexbase : A2530CYD ; Cass. crim., 3 octobre 1990, n° 89-83.161, inédit N° Lexbase : A5791C7M.

[14] Sur cette question : A. Lyon-Caen, « La procédure au cœur du droit du licenciement pour motif économique », Droit ouvrier, 2002, p. 161.

[15] Cass. soc., 22 mars 1995, n° 93-44.329 N° Lexbase : A9586AAB : « le licenciement de plusieurs salariés ayant refusé une modification substantielle de leur contrat de travail consécutive à la réorganisation de l'entreprise constitue un licenciement collectif pour motif économique ».

[16] Cass. soc., 27 mars 2012, n° 11-14.223, FS-P+B N° Lexbase : A0019IH8 ; CE, 10 octobre 2018, n° 395280, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7732YE4.

[17] C. trav., art. L. 1233-57-3 N° Lexbase : L9460LHT ; CE, 30 mai 2016, n° 387798, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2621RRI.

[18] Il ne resterait sans doute, comme contrôle possible, que celui lié à l’interdiction des discriminations. Déjà sur la question du rôle de l’ordre des licenciements dans la sélection des salariés affectés par une réorganisation ou en vue de leur reclassement : H.-J. Legrand, L'ordre des licenciements ou l'identification du salarié atteint par une suppression d'emploi, Droit social, 1995, p. 243.

[19] T. confl., 8 juin 2020, n° 4189 N° Lexbase : A55163NM.

[20] TA Montreuil, 23 juillet 2020, n° 2001959 N° Lexbase : A05953ST, SSL, 2020, n° 1921, comm. S. Brotons.

[21] Cass. soc., 14 novembre 2019, n° 18-13.887, FS-P+B N° Lexbase : A6642ZYN ; T. confl., 8 juin 2020, n° 4189, préc.. Le rapporteur public, dans la question soumise au Tribunal des conflits, plaidait pour un contrôle de l’administration sur les mesures de prévention, sous l’angle du contrôle de la procédure d’information-consultation du CSE, précisément pour éviter l’intervention du juge judiciaire en cours de procédure : N. Polge, Le contrôle par l'administration des mesures de prévention dans le cadre du PSE, SSL, 2020, n° 1925.

[22] Déjà : CA Versailles, 1er décembre 2015, n° 15/01203 N° Lexbase : A4812NYU ; CA Versailles, 18 janvier 2018, n° 17/06280 N° Lexbase : A7331XAR.

[23] S. Brissy, L’obligation pour l'employeur de donner du travail au salarié, Droit social, 2008, p. 434.

[24] Cass. soc., 11 octobre 2005, n° 03-42.104, F-D N° Lexbase : A8319DKC.

[25] Cass. soc., 3 novembre 2010, n° 09-65.254, F-P+B N° Lexbase : A5560GDB.

[26] Cass. soc., 14 novembre 2018, n° 17-11.448, FS-D N° Lexbase : A7947YLW.

[27] Cass. soc., 14 février 2007, n° 05-45.887, FS-P+B N° Lexbase : A2203DU7, JCP S, 2007, 1539, note P. Morvan. L’arrêt fait de la dispense d’activité une mesure de reclassement mais la formule est malheureuse et il faut plutôt y voir « plutôt un contexte particulier dans lequel est exécutée l'obligation de reclassement de l'employeur ». A. Fabre, Regards croisés sur la dispense d'activité, RDT, 2011, p. 179.

[28] Cass. soc., 15 décembre 2010, n° 09-71.060, F-D N° Lexbase : A2645GNB.

[29] CA Aix-en-Provence, 27 février 2020, n° 17/23121 N° Lexbase : A60563GE.

[30] H. Cavat, Le droit des réorganisations. Etude de droit du travail, thèse Paris Nanterre, 2020.

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