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le 05 Août 2022
Mots clés : commande publique • réindustrialisation • achat local • clauses sociales • « préférence nationale »
L’épidémie de covid-19 a agi comme révélateur de l’ampleur de la désindustrialisation du pays qui, confronté du jour au lendemain à une situation inédite, s’est retrouvé incapable de fournir à la population et au personnel médical masques, blouses, tests et a même découvert qu’il dépendait de l’étranger pour le paracétamol comme pour 80 % des médicaments consommés sur le territoire. À l’heure où de nombreuses usines automobiles sont à l’arrêt en raison de la pénurie de semi-conducteurs indispensables à la fabrication des véhicules causée par la résurgence de l’épidémie en Asie, où la quasi-totalité de ces composants est produite, Lexbase Public a interrogé Étienne Muller, Professeur de droit public à l'Université de Strasbourg, pour savoir dans quelle mesure la commande publique peut être un levier d’action pour relocaliser les productions aujourd’hui lointaines et donc participer à la réindustrialisation du pays*.
Lexbase : Dans une optique de réindustrialisation de la France, quel pourrait être le rôle joué par la commande publique ?
Étienne Muller : En réalité, il y a au moins trois manières très différentes de concevoir ce rôle.
L’idée la plus souvent mise en avant serait d’instaurer une sorte de préférence nationale. Si l’on schématise un peu ce discours protectionniste, « acheter français » serait le principal levier d’une politique de relocalisation des productions, et les personnes publiques devraient se montrer exemplaires en la matière. Le Buy American Act, récemment remis au goût du jour par l’administration Biden mais qui date en réalité de 1933, est souvent érigé à ce titre en exemple à suivre.
Toutefois, au-delà d’un affichage parfois assez démagogique en ce contexte de campagne présidentielle, il n’y a que peu de résultats à espérer d’une telle politique. En effet, toutes les études montrent que l’écrasante majorité (plus de 80 %) des contrats de la commande publique sont d’ores et déjà attribués à des entreprises françaises. La marge de manœuvre est donc excessivement réduite. D’ailleurs, il faut souligner que ce n’est pas tant la nationalité de l’entreprise qui compte que l’origine des produits et services qu’elle utilise ; or ce paramètre est très difficile à appréhender empiriquement et plus encore à contrôler. Du reste, malgré les difficultés méthodologiques, différentes études économiques montrent que la part des importations dans la commande publique française est de l’ordre de 8 % et tombe à environ 4 % si l’on ne prend en compte que les importations extra-européennes, soit peu ou prou le taux que l’on retrouve pour la Chine ou les États-Unis [1].
Une autre façon de concevoir le rôle de la commande publique dans la réindustrialisation serait d’aider nos entreprises à gagner des parts de marchés à l’étranger. Dans la mesure où la commande publique reste un domaine encore très protégé, son ouverture constitue un levier potentiel. Le maître mot d’une telle politique est : réciprocité. Dans une logique de « donnant-donnant », il s’agit de conditionner l’ouverture de la commande publique française à des entreprises étrangères par une ouverture réciproque de la part des pays dont ces entreprises sont originaires. Sont ici visés les pays, comme la Chine ou l’Inde, qui ne sont pas parties à des accords internationaux d’ouverture réciproque de la commande publique auquel l’Union européenne est partie, comme l’accord multilatéral sur les marchés publics (AMP) conclus au sein de l’OMC ou certains accords bilatéraux de libre-échange, mais aussi certains pays parties à l’AMP dans la mesure où, dans le cadre de cet accord, les engagements varient selon les États parties [2].
Dans cette perspective, certaines collectivités publiques et organisations professionnelles commencent à s’intéresser de près à la possibilité que leur donne le Code de la commande publique d’introduire dans la passation de leurs contrats des restrictions fondées sur la nationalité des opérateurs ou l’origine des produits et services lorsqu’aucun accord international n’est applicable (CCP, art. L. 2153-1 N° Lexbase : L8333LQP).
Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : ce n’est pas l’action dispersée de quelques pouvoirs adjudicateurs qui va peser dans les négociations internationales. C’est pourquoi la Commission européenne promeut depuis 2012 une proposition de Règlement qui vise à la doter des pouvoirs nécessaires pour agir de façon centralisée à l’échelle de l’Union. Si ce projet n’a pu aboutir à ce jour, le processus s’est récemment débloqué à la faveur, semble-t-il, du Brexit [3]. Mais à supposer que ce Règlement soit prochainement adopté, l’efficacité des exigences de réciprocité de l’ouverture des marchés demeure très débattue. Une autre question est de savoir si les entreprises françaises qui obtiennent des contrats à l’étranger vont produire en France ou délocaliser ! Certains pays, comme la Chine, conditionnent souvent l’obtention de contrats à une implantation locale, des transferts de technologies, des cessions de droits de propriété intellectuelle voire la création de filiales communes.
Enfin, il existe un troisième rôle possible de la commande publique, certes plus discret et plus pragmatique, mais plus efficace à mon sens : il s’agit de la concevoir comme un outil de stimulation et d’accompagnement de l’innovation par des entreprises implantées localement. Au-delà des marchés de recherche-développement, des partenariats d’innovation ou de la procédure de dialogue compétitif, qui concernent des projets relativement importants, la dispense de publicité et de mise en concurrence préalable pour les achats innovants de moins de 100 000 euros, d’abord introduite à titre expérimental puis récemment pérennisée [4], est un outil souple tant dans son utilisation que dans son champ d’application. Les acheteurs publics peuvent ainsi expérimenter des prestations innovantes que les entreprises vont ensuite pouvoir produire en séries. C’est ce type de politiques que développe par exemple la région Grand Est avec son programme « Grand Testeur ». Cela requiert cependant un bon accompagnement juridique pour garantir le respect du droit non seulement de la commande publique mais aussi des aides publiques.
Lexbase : Quels seraient les obstacles opposés par les textes nationaux et européens actuellement en vigueur ?
Étienne Muller : Il est à peine nécessaire de rappeler que la « préférence nationale » brandie par certains candidats à l’élection présidentielle est en soi incompatible avec le droit de l’Union européenne.
L’essentiel des règles nationales qui régissent la passation des contrats procède de la transposition des Directives du 26 février 2014 "marchés publics" (Directives UE 2014/25 N° Lexbase : L8593IZB et 2014/24 N° Lexbase : L8592IZA) et "concessions" (Directive UE 2014/23 N° Lexbase : L8591IZ9). Même à imaginer leur abrogation, la préférence donnée aux entreprises françaises violerait le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne considère les restrictions à l’accès des entreprises issus d’États membres de l’Union à la commande publique comme des entraves aux libertés de circulation ; en outre, l’interdiction des discriminations fondées sur la nationalité (art. 18) suffit à fonder l’exigence d’une publicité adéquate et d’une procédure impartiale pour l’attribution des contrats revêtant un intérêt transfrontalier certain [5].
Au-delà du cadre européen, les règles issues de la transposition des Directives européennes garantissent aux opérateurs ressortissants d’États parties à l’AMP ou à un autre accord international d’ouverture de la commande publique un traitement équivalent à celui garanti aux opérateurs issus de l’Union européenne [6].
Lexbase : Y aurait-il cependant des leviers permettant de favoriser des candidats locaux ?
Étienne Muller : Il faut d’abord souligner que, contrairement à une idée reçue, il n’est pas vraiment nécessaire de mobiliser des leviers pour favoriser les candidats locaux. La prédominance de l’achat local est déjà une réalité qui se vérifie empiriquement, ce qui permet à certaines collectivités de s’en féliciter à peu de frais !
À supposer qu’une action soit nécessaire en vue d’obtenir ou de renforcer ces résultats, plusieurs leviers pourraient être mobilisés. Les clauses sociales ou les critères réputés liés à l’objet du marché mais concernant des considérations extrinsèques par rapport à la prestation comme la réduction des émissions polluantes, la promotion des circuits courts dans l’agriculture etc., tous ces éléments sont de nature à favoriser les candidats locaux. Il ne faut pas oublier que même des clauses d’implantation locale peuvent être dans certains cas justifiées au regard de l’objet du marché, par exemple dans le domaine des soins médicaux. Surtout, au-delà de l’aspect strictement juridique, la professionnalisation croissante des acheteurs, leur expérience et leur connaissance du tissu économique local leur permettent de savoir quels sont, notamment dans la description de leurs besoins, les aspects qui sont susceptibles de favoriser l’accès des entreprises locales.
Néanmoins, le juge veille à ce que les exigences soient liées à l’objet du marché, strictement proportionnées, et ne confèrent pas un pouvoir arbitraire au pouvoir adjudicateur. Il n’hésite pas, par exemple, à censurer pour détournement de pouvoir l’utilisation d’une clause relative à l’utilisation de la langue française dans l’exécution du marché pour décourager le recours au travail détaché [7].
Sur un plan plus général, les exigences liées au développement durable, de même que les dispositions qui visent à encourager l’achat public innovant, ont un intérêt indéniable dans la mesure où ce sont là des aspects sur lesquels les entreprises européennes peuvent objectivement se démarquer par rapport à leurs concurrentes de certaines économies émergentes. Bien sûr, cela suppose un arbitrage politique de la part des acheteurs publics qui se préoccupent aussi de la dépense publique et attachent donc de l’importance au critère du prix.
Lexbase : Des pays européens arrivent-ils à contourner l'interdiction de « préférence nationale » ?
Étienne Muller : Je n’ai pas connaissance de véritables contournements à proprement parler qui aient été couronnés de succès.
En revanche, il y a des cas assez nombreux dans lesquels des États ont pu, parfois avec succès, invoquer des exigences d’intérêt général pour adopter ou maintenir des législations qui ont objectivement pour effet d’empêcher ou de rendre plus difficile l’obtention de certains contrats par des entreprises étrangères. Par exemple, la Cour a pu admettre que les choix d’un État membre en matière d’organisation de son système de santé et de protection sociale puissent justifier de réserver l’attribution de services de transport sanitaire à des associations bénévoles, alors même que cela a en pratique pour effet d’entraver l’accès à la commande publique d’entreprises issues d’autres États membres [8]. Cependant, là encore, le juge veille et n’hésite pas à déclarer incompatibles les restrictions injustifiées ou disproportionnées, comme nous le rappelle une affaire concernant une législation slovène relative à la fourniture de médicaments issus de plasma humain [9].
Au-delà, on peut s’interroger sur l’utilité qu’il y aurait à s’évertuer à contourner l’interdiction de la préférence nationale alors que, dans les faits, en France comme dans les autres pays européens, la grande majorité des contrats sont d’ores et déjà attribués aux entreprises nationales. La préférence nationale s’inscrit donc plus dans le registre d’une certaine propagande électorale que dans la réalité des politiques publiques.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.
[1] C. Desireux, K. Parra Ramirez, La commande publique peut-elle constituer un levier de relocalisation de l’activité ?, Conseil d’analyse économique, Focus n° 058-2021, avril 2021.
[2] J. Heilman Grier, GPA Reciprocal Conditions: Leverage for Bilateral Agreements, 29 P.P.L.R. 278-88 (2020).
[3] Parlement européen, commission du commerce international (INTA), Second Report on the Proposal 2012/0060 (COD), A9-0337/2021, 6 déc. 2021, p. 59.
[4] CCP, art. R. 2122-9-1 N° Lexbase : L9886L9Z.
[5] CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98, Telaustria et Telefonadress N° Lexbase : A1916AWU.
[6] CCP, art. L. 2153-2 N° Lexbase : L7087LQK.
[7] CAA Lyon, 24 septembre 2020, n° 18LY00510 N° Lexbase : A03253XC, Contrats-Marchés publ., 2020, comm. 324, obs. É. Muller.
[8] CJCE, 11 décembre 2014, aff. C-113/13, Azienda sanitario locale N° Lexbase : A2149M7Q.
[9] CJUE, 8 juin 2017, aff. C-296/15, Medisanus d.o.o. c/ Splošna Bolnišnica Murska Sobota {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 41251220, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CJUE, 08-06-2017, aff. C-296/15, Medisanus d.o.o. c/ Sploana Bolnianica Murska Sobota", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A6142WGL"}}.
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