La lettre juridique n°902 du 14 avril 2022 : Procédure civile

[Jurisprudence] L’huissier et l’insécurité née de l’article 145 du Code de procédure civile

Réf. : Cass. civ. 2, 24 mars 2022, n° 20/21925, F-B N° Lexbase : A27717R3 et CA Lyon, 6 avril 2022, n° 21/06566 N° Lexbase : A48657SY

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par Sylvian Dorol, Huissier de justice associé (Vénézia & Associés), Intervenant à l’ENM, EFB et Sébastien Racine, Huissier de justice associé (Jourdain, Dubois & Racine), Intervenant à l’ENM et à l’EFB

le 14 Avril 2022

Mots-clés : constat • article 145 • ordonnance • huissier • séquestre

Deux très intéressantes décisions rendues respectivement par la Cour de cassation le 24 mars 2022 et par la cour d’appel de Lyon le 6 avril suivant intéressent l’huissier de justice praticien des « ordonnances 145 ». L’occasion de proposer un point sur le thème tout en évoquant ces arrêts.


Obtenir une ordonnance rendue sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (CPC) N° Lexbase : L1497H49, c’est bien. Mais ce n’est pas tout : encore faut-il que l’ordonnance ne porte pas en elle-même le nid de contentieux futurs.

Spécialistes de la matière, les huissiers de justice savent que ces contentieux futurs naissent fréquemment des termes mêmes de l’ordonnance, voire de ses silences dans lesquels grandissent les interrogations et suspicions.

La matière, si fréquente en pratique comme le montre l’activité de la Cour de cassation sur la question, repose cependant sur de très faibles fondements textuels. Il apparaît alors étonnant que ce soit l’œuvre du juge qui génère ce contentieux…

Étonnant, mais compréhensible dans la mesure où il est souvent saisi par voie de requête, non contradictoirement. Les possibles imperfections de la requête rejaillissent donc nécessairement sur l’ordonnance.

Les huissiers de justice connaissent ces contestations avant et après la mesure. Mais cela n’empêche pas ces officiers publics et ministériels de s’interroger sur les conditions et conséquences de leur nomination, sur la nécessité ou non d’être porteur de l’original avec formule exécutoire, sur l’opportunité des mots-clés…

C’est ainsi que, à la lumière de deux récentes décisions (Cass. civ. 2, 24 mars 2022, n°20/21925, F-B N° Lexbase : A27717R3 et CA Lyon, 6 avril 2022, n° 21/06566 N° Lexbase : A48657SY), il est nécessaire de proposer un point et éclaircir certaines problématiques pouvant naître avant l’opération (I) ou lors de celle-ci (II).

I. Les éclaircissements avant l’opération

Lorsque l’huissier de justice instrumente en vertu de l’article 145 du Code de procédure civile, il agit en vertu d’une décision du juge qui va légitimer sa nomination son pouvoir (A), et qu’il va faire valoir (B).

A. Un éclaircissement : la nomination

Il est constant que seul un huissier de justice peut exécuter une ordonnance sur requête, du fait de sa nature coercitive. Il ne s’agit pas uniquement de constater, mais de sauver une preuve au mépris des oppositions qui pourraient exister, comme une simple porte fermée.

Dans la pratique, l’avocat présentant au juge des requêtes sa demande joint également un projet d’ordonnance, au format texte à la demande du magistrat. Bien souvent, l’avocat souhaite que l’huissier de justice avec lequel il travaille habituellement soit nommé par le magistrat, désir qui se traduit par l’indication du nom de ce dernier, ou de son étude, sur le projet d’ordonnance.

Bien évidemment, il appartient au magistrat de désigner expressément l’huissier de justice qui instrumentera, ou en laisser le choix au requérant [1] étant ici préciser que cette possibilité ne prive pas l’huissier de justice de son indépendance.

Cependant, il n’est nullement obligatoire que l’huissier de justice soit nommé expressément. À ce titre, il semble opportun de préciser que les dispositions de l’article 249 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1761H4Y sont sans rapport avec les dispositions de l’article 145 du même code. C’est ce qu’est venue rappeler une décision de la cour d’appel de Lyon [2], précisant par la même que, « les mesures de constats auxquelles l’huissier doit procéder ne requièrent aucunement un savoir technique particulier ».

S’il a été nommé par le juge, l’huissier de justice ne peut se faire substituer par un de ses confrères [3], ou même par un de ses associés [4] (sauf dans l’hypothèse où le juge a désigné la société d’huissiers de justice pour instrumenter, auquel cas tout huissier de justice, associé ou salarié, au sein de la structure pourra instrumenter). Dans la pratique, l’huissier recommandera à son client de désigner son étude plutôt que lui, afin de se prémunir de tout empêchement (notamment en période de Covid-19).

B. Présentation de la minute

En pratique, et dans le silence des textes, les huissiers de justice signifient copies des requête et ordonnance revêtues de la formule exécutoire, et présentent l’original de la décision en vertu duquel ils agissent. Deux questions éminemment pratiques se dessinent.

La première interrogation est relative à l’absence de la formule exécutoire. En effet, il n’est pas exceptionnel que l’ordonnance rendue sur requête remise à l’huissier de justice ne porte pas de formule exécutoire. Que faire dans cette hypothèse puisque l’article 502 du code de procédure civile dispose expressément que « Nul jugement, nul acte ne peut être mis à exécution que sur présentation d'une expédition revêtue de la formule exécutoire, à moins que la loi n'en dispose autrement » ? Afin de répondre à ce questionnement, il faut rappeler que l’article 495, alinéa 2 N° Lexbase : L6612H7Z, du même code prévoit que l’ordonnance est exécutoire sur minute, ce qui constitue une exception à l’article 502 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6619H7B. Mais entre la théorie et la pratique, il peut exister une grande différence, les huissiers de justice ne le savent que trop bien.

Que se passe-t-il sur le terrain de l’exécution lorsque l’huissier de justice signifie ou instrumente en vertu d’une ordonnance non revêtue de la formule exécutoire ? Il existe un arrêt, à ce jour encore trop confidentiel, qui répond à la problématique. Dans cette décision de la cour d’appel versaillaise, les magistrats jugent « qu’il est également constant qu'en application de l'article 502 in fine, qui prévoit une simple remise de copie et non une signification, la formule exécutoire n'a pas à figurer sur les décisions exécutoires sur minute ce qui est bien le cas des ordonnances sur requête […] » et concluent « il n'appartenait pas plus à l'huissier instrumentaire de produire ou de remettre une copie de l'ordonnance revêtue de la formule exécutoire' au préposé de la société X […] dès lors que l'ordonnance sur requête, en ce qu'elle est exécutoire au seul vu de la minute conformément aux dispositions de l'article 503, alinéa 2, du Code de procédure civile N° Lexbase : L6620H7C, n'est dès lors pas revêtue de la formule exécutoire, étant relevé que les tiers opposants soutiennent, sans être contredits, que le greffe ne délivre que deux originaux des ordonnances sur requête, l'un destiné au requérant et l'autre au greffe et qu'il ne délivre pas de copie, simple ou exécutoire, de la décision » [5].

La seconde question est relative à la situation où l’huissier de justice n’est pas porteur de ma minute, c’est-à-dire de l’original de l’ordonnance. Cela est fréquemment le cas lors d’opérations multi-sites réalisées concomitamment par une équipe d’huissiers de justice. Un seul original étant délivré, comment faire pour les autres huissiers ? D’autant, qu’en pratique, outre la signification de la requête et de l’ordonnance, une pratique courante consiste à ce que l’huissier de justice instrumentaire indique qu’il est porteur de la minute et qu’il présente généralement cette dernière à la personne qui subit la mesure. Une pratique courante consiste également à porter au procès-verbal de constat la mention de cette diligence.

Cependant les textes ne prévoient nullement cette obligation, de fait, surérogatoire. C’est d’ailleurs ce qu’est venue préciser une décision de la Cour d’appel de Lyon rendue le 6 avril 2022 [6] qui a eu à se prononcer sur la validité d’un constat d’huissier de justice dans lequel ce dernier n’avait pas mentionné avoir présenté la minute de l’ordonnance. Le juge a néanmoins écarté cette demande au motif que l’ordonnance avait été signifiée préalablement aux opérations de constatations, ce qu’il considère comme une diligence suffisante, et remplaçant utilement, la présentation de la minute.

Il est possible de saluer cette décision pleine de bon sens pour plusieurs raisons.

La première raison est que l’article 495 du Code de procédure civile prévoit seulement que la présentation de l’original exonère l’huissier de justice de sa nécessaire notification prévue à l’article 503 du Code de procédure civile.

La deuxième raison est qu’aucun texte n’exige que l’huissier de justice soit porteur de l’ordonnance rendue au visa de l’article 145 du Code de procédure civile. La pratique naît d’un souci de sécurité juridique inspirée de l’article R. 141-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L2183ITZ « La remise du titre exécutoire à l'huissier de justice vaut pouvoir pour toute exécution pour laquelle il n'est pas exigé de pouvoir spécial ». La lecture de cet alinéa laisse penser qu’il est tout à fait possible d’agir sans l’original à condition d’avoir un pouvoir exprès.

La troisième et dernière raison est que, en cas d’exécution multi-sites, la « certification conforme à l’original » réalisée par l’huissier porteur de la grosse et remise par lui à ses confrères suffit à notre sens à légitimer l’opération.

II. Les éclaircissements dans l’exécution de la mesure

Les opérations de constats conformes aux dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile sont soumises à un cadre strict fixé par l’ordonnance qui est en quelque sorte la « loi » de l’huissier de justice instrumentaire. Si l’huissier de justice doit s’abstenir de toute interprétation, il est normalement guidé par l’ordonnance dans ses recherches par des « mots-clés » (A). Dans la pratique, l’huissier de justice devra, néanmoins, « apprécier » ou « juger » de l’opportunité des éléments retenus au cours de ses opérations (B).

A. La pratique des mots clés

La mission de l’huissier de justice est déterminée par l’ordonnance du juge. Il ne peut ni faire plus, ni faire moins. Pour résumer, l’esprit de la matière est « l’ordonnance, rien que l’ordonnance », et si l’huissier de justice se révèle zélé et outrepasse sa mission, son procès-verbal sera susceptible d’être annulé.

L’huissier de justice est donc lié par les termes de l’ordonnance, elle-même fonction de la requête. Cela explique l’utilité que la requête soit rédigée par l’avocat en concertation avec un huissier de justice, qui le conseillera sur la formulation à adopter et l’avertira des difficultés susceptibles d’être rencontrées.

Cette mission doit, au demeurant, se révéler suffisamment précise afin d’enlever à l’huissier de justice toute nécessité d’appréciation des pièces en rapport avec le litige pour mener à bien cette mission. Une jurisprudence de la cour d’appel d’Orléans a ainsi jugé que « Le fait qu'il soit précisé que l'huissier rejettera de ses constatations 'les documents, les mentions ou les informations sensibles ou confidentielles qui ne présentent aucun lien avec le présent litige' est une protection insuffisante, notamment, de la vie privée et surtout du secret des affaires d'autant qu'il laisse le soin à l'huissier de déterminer ce qui n'a 'pas de lien avec le litige', formule très floue dans sa mise en œuvre et l'amenant à des appréciations relative au litige concernant des actes de concurrence déloyale » [7].

À cette fin, l’huissier de justice amené à exécuter une « ordonnance 145 » rendue en matière informatique dispose d’une « feuille de route » constituée d’une liste de mots-clés servant à borner ses opérations pour le préserver de mesures d’investigations trop larges. Mais « mots-clés » ne signifie pas pour autant « sécurité » s’ils sont utilisés seuls.

C’est ce qu’enseigne l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 mars 2022 [8]. Elle y juge que, même si la liste de mots-clés a été élaborée sur proposition du requérant, puisque l’ordonnance peut, dans « son étendue, être circonscrite dans son objet, en ce qu'elle n'autorise le requérant à accéder qu'aux seuls éléments de nature à établir les faits litigieux ». C’est ainsi qu’elle valide la pratique des « mots-clés » dans la mesure où elle est assortie d’une limite dans le temps et dans son objet (concurrence déloyale), ce qui constitue des filtres de résultats puissants afin de limiter le recueil excessif d’items dans le cadre de l’exécution d’une ordonnance sur le fondement de l’article 145 Code de procédure civile. Mais le recueil d’un volume important de données n’est pas à exclure malgré ces garde-fous.

B. La nécessaire appréciation de l’huissier de justice 

Parce que le constat sur ordonnance est une mesure coercitive, les informations auxquelles l’huissier de justice a accès sont prioritairement celles que la partie qui subit la mesure est normalement prête à communiquer contre des garanties préalables concernant leur non-divulgation.

Cependant, la réticence de la partie qui subit la mesure n’est pas nécessairement dictée par la mauvaise foi. Elle est souvent motivée par le secret des affaires ou encore le secret professionnel, pour ne citer qu’eux. Comme il a été exposé dans la décision du 20 mars 2022 précédemment évoquée, l’utilisation de « mots clés » et de limite temporelle et spatiale sont des moyens de cadrage permettant, dans une certaine mesure, de justifier l’atteinte à ces secrets.

Ils s’avèrent dans la pratique insuffisante.

Le juge est donc souvent amené à confier à l’huissier de justice une mission subsidiaire de tri, par exemple, lorsqu’il demande d’écarter les correspondances entre client et avocat, ou encore les correspondances de nature personnelle. Il peut arriver également que l’huissier de justice soit invité à apprécier la pertinence entre les éléments recueillis et le litige concerné.

Par ailleurs, le juge peut prévoir, même en rétractation [9], que l’huissier de justice conserve les éléments et informations constatés, et joue ainsi un rôle de séquestre [10]. Cette solution initialement issue de la pratique a finalement été confortée par le décret n° 2018-1126 du 11 décembre 2018 relatif à la protection du secret des affaires N° Lexbase : L3279LNR, qui introduit dans le Code de commerce les articles L. 153-1 N° Lexbase : L7371LPP et suivants. Ces articles visent à la mise en place d’un séquestre provisoire, en prévoyant ses modalités de constitution, de contestations et de mainlevée. L’article R. 153-1 du Code de commerce N° Lexbase : L3347LNB est ainsi rédigé :

« Lorsqu'il est saisi sur requête sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile ou au cours d'une mesure d'instruction ordonnée sur ce fondement, le juge peut ordonner d'office le placement sous séquestre provisoire des pièces demandées afin d'assurer la protection du secret des affaires.

Si le juge n'est pas saisi d'une demande de modification ou de rétractation de son ordonnance en application de l'article 497 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6614H74 dans un délai d'un mois à compter de la signification de la décision, la mesure de séquestre provisoire mentionnée à l'alinéa précédent est levée et les pièces sont transmises au requérant.

Le juge saisi en référé d'une demande de modification ou de rétractation de l'ordonnance est compétent pour statuer sur la levée totale ou partielle de la mesure de séquestre dans les conditions prévues par les articles R. 153-3 à R. 153-10 N° Lexbase : L3356LNM. »

Du séquestre, peut naître une autre difficulté ? Quel sort réserver aux pièces séquestrées alors que l’ordonnance a été rétractée en première instance, et que le jugement de première instance est frappé d’appel ? Il peut en effet arriver que l’ordonnance sur requête soit séquestrée et qu’il soit ordonné aux parties de procéder à la destruction du séquestre des pièces dans les X jours de la notification de la décision exécutoire par provision, alors même que le délai d’appel court encore. Sur cette interrogation, une décision rendue sur requête par le Président de la Cour d’appel de Versailles le 6 avril 2022 [11] enseigne que le Premier Président peut suspendre l’obligation de destruction ou de restitution des pièces séquestrées jusqu’à ce que l’appel ne soit tranché.

Le contentieux des « ordonnances 145 » est donc fourni en ce début d’année, mais il est remarquable de souligner le fait que la responsabilité des huissiers de justice n’est qu’exceptionnellement engagée, voire demandée. Preuve en est que c’est davantage la rédaction de l’ordonnance que son exécution qui génère le contentieux, ce dont il ne faut pas s’émouvoir dans la limite où il est le corollaire du rétablissement du principe du contradictoire.


[1]  Cass. com, 26 septembre 2006, n° 05-15.431, F-D N° Lexbase : A3501DR4.

[2] CA Lyon, 30 mars 2022, n° 21/05564 N° Lexbase : A74537RH.

[3] CA Versailles, 29 janvier 2014, n° 13/03423 N° Lexbase : A9789RL7.

[4] CA Paris, 1er juillet 2014, n° 12/23120 N° Lexbase : A3465MS7.

[5] CA Versailles, 15 novembre 2018, n° 18/01683 N° Lexbase : A3990YLD.

[6] CA Lyon, 6 avril 2022, n° 21/06566 N° Lexbase : A48657SY.

[7] CA Orléans, 11 juin 2020, n° 19/02808 N° Lexbase : A40463N8.

[8] Cass. civ. 2, 24 mars 2022, n° 20-21.925, F-B N° Lexbase : A27717R3.

[9] Cass. civ. 2, 23 juin 2016, n° 15-15.186, F-P+B N° Lexbase : A2378RUM.

[10] M. Foulon et Y. Strickler, Rétractation d’une ordonnance sur requête et prorogation d’une mesure de séquestre : Gaz. Pal. 9-11 mars 2014, p. 41.

[11] Ord. Req. CA Versailles, 6 avril 2022, n° 22/02286.

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