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par Aziber Seïd Algadi, Docteur en droit, Avocat au barreau de Paris
le 30 Mai 2013
La règle imposée par la jurisprudence "Cesareo" est pourtant d'une indéniable clarté : il appartient aux parties à un procès de présenter dès l'instance relative à la première demande, l'ensemble des arguments justifiant leurs prétentions ou susceptibles de faire obstacle à la demande (3).
L'interdiction de faire valoir des arguments nouveaux dans une nouvelle instance a été instituée par la jurisprudence afin de répondre aux exigences de diligence et notamment de respect du délai raisonnable, tel que prôné par la Cour européenne des droits de l'Homme.
Cependant, elle ne s'applique pas aux demandes.
Auparavant, comme l'expliquent clairement certains auteurs, "la notion de cause du jugement retenue par la jurisprudence au titre de l'article 1351 du Code civil (N° Lexbase : L1460ABP), pour apprécier l'autorité de la chose jugée, était plus large que celle retenue pour la cause de la demande [...]" (4). Cette dernière correspondait aux seuls faits allégués par les parties à l'appui de leurs prétentions, alors que pour savoir s'il y avait cause identique, au titre de l'autorité de la chose jugée interdisant une nouvelle demande en justice, il fallait comparer celle-ci avec ce qui a été jugé, tant en droit qu'en fait. Il était impérieux de tenir compte des faits et des qualifications juridiques discutées (5).
L'évolution jurisprudentielle, en élargissant le champ de l'autorité de la chose jugée, limitait progressivement la possibilité d'intenter de nouvelles actions et certaines décisions antérieures à l'arrêt "Cesareo" se révélaient, à cet égard, prémonitoires (6).
L'arrêt du 7 juillet 2006, rendu par les chambres de la Cour de cassation réunies en Assemblée plénière, se trouve donc être la consécration d'une jurisprudence évolutive. Toutefois, il serait déraisonnable d'y voir l'imposition d'une quelconque concentration des demandes et la dérive amorcée par une certaine jurisprudence progressive ne devrait pas être admise au risque de remettre en cause le droit à obtenir justice.
Il est impérieux de se cantonner au principe de la concentration des moyens, qui est déjà, en soi, injuste (I) et ne pas sombrer dans une dérive encore plus dangereuse qui résulterait d'une admission de la concentration des demandes (II).
I - L'injuste consécration de la concentration des moyens
La concentration des moyens est déjà injuste car, voulant privilégier une certaine célérité judiciaire, elle entraîne inévitablement une injustice, à travers l'obligation faite aux parties de présenter tous leurs arguments au cours de la même instance, à défaut de voir leur nouvelle demande rejetée du fait de l'autorité de la chose jugée (7).
Nous rappelions déjà, dans un précédent article (8), que la présentation de l'argumentation juridique relève de la responsabilité des défenseurs des parties et ces dernières pourraient injustement être sanctionnées du fait de l'ignorance ou de la négligence de leur avocat.
Comme le souligne, à juste titre, un auteur : "Est-il réaliste d'astreindre les plaideurs, et à travers eux leurs conseils, à une sorte d'obligation d'infaillibilité, en les obligeant à formuler et imaginer tous les moyens [...] ?" (9).
Il est vrai que la responsabilité civile de l'avocat peut être engagée, mais cette action ne résout pas, pour autant, le problème résultant d'un jugement passé en force de chose jugée et manifestement injuste pour la partie perdante d'un procès.
L'action en responsabilité civile contre l'avocat conduirait au mieux à l'octroi de dommages-intérêts à la partie demanderesse et n'entraîne en aucun cas un nouveau jugement de l'affaire ayant acquis autorité de chose jugée. Tout au plus, la règle de la concentration des moyens deviendra une nouvelle source de contentieux entre les plaideurs et leurs avocats.
Alléger le travail de la justice en ces temps de recrudescence d'actions judiciaires, c'est bien, mais à la condition que cette ambition n'entrave pas le droit d'obtenir justice.
Au demeurant, cette règle peut conduire à l'effet inverse de celui escompté. En voulant alléger la charge des magistrats et leur éviter de statuer sur plusieurs procès aux faits identiques avec une argumentation nouvelle, on arrive à une situation, non meilleure, qui oblige les avocats à présenter tous les moyens possibles et imaginables dans le cadre d'un premier procès : des plus sérieux aux plus fallacieux; ce qui a pour conséquence, pourtant prévisible pour la jurisprudence "Cesareo", d'alourdir les conclusions des avocats et de donner, toujours, au final, plus de travail aux juges, contraints de lire des bibles d'argumentation dont la pertinence n'est pas avérée.
L'idée n'était pas géniale. Il faut l'admettre ! L'Assemblée plénière, dans le cadre de l'affaire "Cesareo", aurait dû bien appréhender les contours d'une telle solution avant de la consacrer.
Aussi, aurait-elle dû la limiter à un domaine particulier (10) ou à une durée précise (11). Sur ce dernier point, il est proposé une limite temporelle à la production de nouveaux moyens en isolant seulement les actes d'assignation effectués postérieurement à l'arrêt "Cesareo" (12). Toutefois, cette solution ne résout que partiellement le problème car la deuxième instance faisant suite à une première, postérieure au 7 juillet 2006, se heurtera toujours à la règle de la concentration des moyens.
La concentration des moyens, bien que contestée par la doctrine qui y voit des effets dévastateurs (13), semble néanmoins définitivement acquise dans notre jurisprudence qui ne cesse d'en élargir le champ d'application : à tous les domaines du droit et même aux instances arbitrales. La règle est désormais ancrée dans la jurisprudence qui n'hésite pas à la rappeler avec emphase (14).
La réaction très tardive des avocats (15), premiers concernés, ne pouvait empêcher la généralisation de la règle.
L'évolution est inquiétante surtout lorsqu'elle dérive sur interprétation infiniment plus dangereuse et qui conduirait à admettre une concentration des demandes, contraire à la lettre et à l'esprit de la CEDH.
II - L'inconcevable admission de la concentration des demandes
Ayant déjà suscité une vive polémique doctrinale (16), parce que contraire à l'esprit de justice et de procès équitable énoncé par l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) (17), une interprétation extensive de la règle de la concentration des moyens, appréhendée comme une consécration de l'obligation de concentrer les demandes, serait le parachèvement d'une négation totale de la justice.
Certains auteurs ont pu noter que les chambres de la Cour de cassation se livrent, sur ce principe, à une interprétation divergente. Or, la jurisprudence, qu'elle soit civile ou commerciale, devrait se tenir au principe de la concentration des moyens et non évoluer implicitement vers d'une quelconque concentration des demandes (18).
Consciente de l'injustice qu'elle a déjà consacrée, elle ne saurait se permettre une telle dérive.
Il importe, dès lors, que la jurisprudence ne s'autorise pas une extension du principe de la concentration des moyens en consacrant une concentration des demandes, comme elle semble le faire dans les arrêts du 1er juillet 2010 (19) ou du 25 octobre 2011 (20), qui appliqueraient réellement la concentration des demandes, selon la doctrine (21).
Heureusement, il s'agit d'une interprétation doctrinale qui, du reste, n'emporte pas notre conviction car, les juges, qu'ils relèvent de la juridiction consulaire ou non, maintiennent toujours la même logique inspirée par la jurisprudence "Cesareo".
Dans la première affaire, la Haute cour soulignait que : "mais attendu qu'ils appartenaient aux consorts A de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'ils estimaient de nature à justifier le rejet total ou partiel de la demande".
Dans la seconde affaire, les juges affirmaient qu'"attendu, d'une part, qu'il appartenait à la caution, défenderesse à l'action en paiement, de présenter, dès l'instance initiale, l'ensemble des moyens qu'elle estimait de nature à justifier le rejet total ou partiel de la demande".
On note, dans le cadre des deux espèces, que seule la concentration des moyens est visée et non la concentration des demandes. Il nous paraît, dès lors, incorrect d'y voir la consécration d'une quelconque concentration des demandes, quand bien même elle se révèlerait de façon implicite.
L'interprétation doctrinale, même si elle est jusque-là unanime, comme le souligne un auteur (22), ne devrait pas conduire à l'affirmation d'une consécration de la concentration des demandes.
Lorsqu'elle est admise, la concentration des demandes est clairement affirmée, comme devant les instances arbitrales. La Cour de cassation le rappelle explicitement dans un arrêt de sa première chambre civile en ces termes : "Qu'en statuant ainsi, alors qu'il incombe au demandeur de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur la même cause [...]" (23).
En revanche, aucune exigence similaire n'est expressément exigée par les juridictions étatiques.
Dans celles-ci, la concentration des demandes est imposée au cours d'un même procès, interdisant ainsi à l'une des parties d'avoir des prétentions nouvelles en appel (24) ; on ne saurait l'imposer dans le cadre d'un nouveau procès sans remettre en cause le principe même de la justice étatique.
Si le conflit entre les chambres de la Cour de cassation est perçu, par une partie de la doctrine, comme latent (25), il n'a absolument pas lieu d'être car faut-il rappeler que l'arrêt "Cesareo" a été rendu en Assemblée plénière. Le prononcé d'une décision en Assemblée plénière suppose une concertation entre plusieurs chambres de la Cour de cassation afin d'adopter une ligne jurisprudentielle commune sur une question de principe. Admettre une divergence entre les chambres reviendrait à saper l'autorité de l'instance judiciaire suprême. Une telle situation serait contraire au principe même du fonctionnement de la Cour de cassation.
Dans un arrêt rendu le 11 janvier 2012 (26), la troisième chambre civile de la Haute cour confirme son refus d'assimiler concentration des demandes et concentration des moyens et casse l'arrêt rendu par la cour d'appel en rappelant que "la demande en nullité de la vente pour dol et la demande en réduction du prix de la vente par les victimes de ce dol n'ont pas le même objet".
Une interprétation différente de la jurisprudence du 7 juillet 2006 serait très dangereuse car elle conduirait à une négation totale de la justice résultant du rejet des demandes du justiciable.
En somme, le principe de la concentration des moyens doit être strictement interprété et toute dérive tendant à admettre une concentration des demandes est à proscrire. Envisager une concentration des demandes serait d'autant plus préjudiciable qu'elle légitimerait le déni de justice. Il convient, dès lors, de souhaiter une intervention réglementaire afin qu'une certaine limite soit imposée aux juges dans l'application de la jurisprudence "Cesareo". A défaut, ce serait l'avènement du crépuscule de l'Etat de droit.
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