La lettre juridique n°519 du 14 mars 2013 : Responsabilité

[Focus] La faute de l'expert-comptable à l'épreuve du droit de la responsabilité civile et du droit des assurances

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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)

le 14 Mars 2013

L'expert-comptable est tenu de souscrire un contrat d'assurance garantissant les conséquences de sa responsabilité civile professionnelle, et ce conformément à l'obligation légale d'assurance qui pèse sur lui, telle qu'elle résulte de l'alinéa 1er de l'article 17 de l'ordonnance du n° 45-2138 du 19 septembre 1945, portant institution de l'ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable (N° Lexbase : L8059AIC). Ce texte prévoit, en effet, que : "Les experts-comptables, les sociétés d'expertise comptable, les associations de gestion et de comptabilité et les salariés mentionnés à l'article 83 ter et à l'article 83 quater sont tenus, s'ils sont établis en France, de souscrire un contrat d'assurance selon des modalités fixées par décret pour garantir la responsabilité civile qu'ils peuvent encourir en raison de l'ensemble de leurs travaux et activités". Mais l'on sait aussi que le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables souscrit lui aussi, de son côté, un contrat d'assurance, dans les conditions prévues à l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance précitée du 19 septembre 1945. Selon ce texte : "Lorsque les conséquences pécuniaires de la responsabilité civile encourue par les personnes visées à l'alinéa précédent à raison des travaux et activités qui y sont mentionnés ne sont pas couvertes par un tel contrat, elles sont garanties par un contrat d'assurance souscrit par le conseil supérieur de l'ordre au profit de qui il appartiendra. Chacune des personnes mentionnées à l'alinéa précédent participe dans des conditions fixées par décret au paiement des primes afférentes à ce contrat". Il est dès lors permis de s'interroger sur le sort de la responsabilité de l'expert pour le cas où la dette de responsabilité consécutive à un éventuel manquement qui pourrait lui être imputé excéderait le montant du plafond d'assurance stipulé au contrat souscrit par l'expert lui-même. En somme, il s'agit de savoir qui, dans un tel cas de figure, devrait supporter la fraction de la dette de responsabilité non garantie par ce contrat : cette fraction de la dette de responsabilité non prise en charge par l'assureur de l'expert pourrait-elle l'être par l'assureur auprès duquel le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables a souscrit ce qui pourrait apparaître comme une garantie subsidiaire ? Cette garantie, de l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance de 1945, est-elle susceptible d'être mobilisée pour la fraction de la dette de responsabilité non garantie par l'assureur de l'expert-comptable auprès duquel celui-ci aurait assuré les conséquences de sa responsabilité civile conformément à l'alinéa 1er de l'article 17, et ce au motif qu'elle excéderait le plafond contractuel garanti ? Sans doute est-il parfaitement acquis que les experts-comptables, pour satisfaire à leur obligation légale d'assurance prescrite par l'alinéa 1er de l'article 17 de l'ordonnance de 1945, sont libres de s'assurer auprès de l'assureur de leur choix, étant entendu que le Conseil supérieur leur donne la possibilité d'adhérer au contrat de groupe qu'il a souscrit s'ils le souhaitent. Au fond, le principe qui gouverne la matière est ici celui de la liberté contractuelle, pourvu que l'expert-comptable respecte l'obligation légale d'assurance qui pèse sur lui.

Pour répondre à la question de savoir si la fraction de la dette de responsabilité qui n'aurait pas été garantie au titre de ce contrat d'assurance -parce qu'excédant le plafond garanti- pourrait l'être au titre de la garantie subsidiaire souscrite par le Conseil supérieur pour le compte de qui il appartiendra, conformément à l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance de 1945, il convient, au préalable, de rappeler, mais le point est absolument essentiel dans la compréhension du débat, que la surveillance de la bonne exécution par les experts-comptables de leur obligation légale d'assurance (alinéa 1er de l'article 17), autrement dit le contrôle de ce que chaque expert-comptable a bien souscrit une assurance de responsabilité professionnelle, relève de la compétence non pas du Conseil supérieur de l'Ordre, mais des conseils régionaux. Le conseil régional de chaque région doit, en effet, au début de chaque année calendaire, vérifier que les experts-comptables de ladite région dont il a la charge ont effectivement garanti, auprès de l'assureur de leur choix, les conséquences éventuelles de leur responsabilité civile professionnelle. Tel est, en effet, ce que prévoit explicitement l'article 135 du décret n° 2012-432 du 30 mars 2012, relatif à l'exercice de l'activité d'expertise comptable aux termes duquel "Les conseils régionaux de l'ordre des experts-comptables demandent aux personnes mentionnées au premier alinéa de l'article 17 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 susvisée inscrites dans leur ressort de justifier de la souscription du contrat d'assurance mentionné au même alinéa". Partant, tout membre de l'Ordre doit, soit figurer sur les listes d'adhérents au contrat groupe de la profession (à adhésion facultative), soit produire une attestation individuelle d'assurance auprès d'une autre compagnie. Le défaut d'assurance entraîne la radiation d'office du tableau de l'Ordre, après les mises en demeure d'usage, du membre de l'Ordre concerné, par le Conseil régional.

Néanmoins, il peut arriver qu'un expert-comptable ne soit pas assuré. Il faut comprendre, dans cette hypothèse, qu'il n'a pas respecté son obligation légale d'assurance. Pratiquement, cette hypothèse, somme toute assez rare, peut se rencontrer dans deux types de situation :

- il se peut, d'abord, que l'expert-comptable ait été négligeant, qu'il n'ait pas souscrit d'assurance personnelle, que le conseil régional de l'Ordre ait bien constaté le non-respect par l'intéressé de son obligation légale d'assurance, mais que le délai nécessaire au déclenchement d'une procédure disciplinaire n'ait pas permis d'empêcher à l'expert-comptable d'engager, entre temps, sa responsabilité civile professionnelle à l'égard d'un tiers (1) ;

- il se peut, ensuite, que l'expert-comptable ait bien souscrit, conformément à son obligation légale, une assurance civile professionnelle, mais qu'il se soit ensuite montré défaillant dans le paiement des primes du contrat, ce qui a conduit à la suspension de la garantie par l'assureur. Cette défaillance de l'expert-comptable peut ne pas être immédiatement détectée par le conseil régional de l'Ordre, par exemple lorsque la défaillance intervient postérieurement au contrôle annuel effectué par le conseil régional de la souscription effective par chaque expert d'une assurance responsabilité civile. Dans l'hypothèse dans laquelle l'expert engagerait, après la suspension de la garantie, et après le contrôle effectué en début d'année par le Conseil régional, mais avant le prochain contrôle effectué par celui-ci, sa responsabilité à l'égard d'un tiers, il ne serait, par hypothèse, plus garanti.

Théoriquement, en cas d'absence de garantie souscrite par l'expert, la victime, qui risquerait de ne pas être indemnisée de son préjudice faute d'assurance de responsabilité mobilisable, pourrait envisager d'agir contre le Conseil régional pour ne pas avoir correctement surveillé le respect, par chaque expert de la région, de son obligation d'assurance. L'action serait ainsi une action en responsabilité. Sans doute une telle action serait-elle, au plan purement technique, concevable, à supposer que l'on admette que le seul constat de l'absence d'assurance imputable à un expert-comptable suffise à caractériser la faute du conseil régional. Mais elle serait, en équité, assez discutable, dans la mesure où les cas dans lesquels en pratique un défaut d'assurance fait naître un problème de garantie sont le plus souvent, on l'a évoqué plus haut, des cas dans lesquels on ne peut pas, à proprement parler, reprocher au conseil régional, une faute : c'est plutôt que les circonstances, de temps notamment, n'ont pas permis au conseil de mettre en oeuvre les mesures de sanction de l'expert défaillant avant que sa responsabilité ne soit engagée à l'égard d'un tiers, sans que l'on puisse pour autant dire que le conseil ait manqué à son obligation de surveillance.

Ces considérations expliquent, précisément, que ce soit non seulement pour permettre à la victime d'être indemnisée, mais aussi pour éviter que le Conseil régional voit sa responsabilité engagée, qu'il est prévu, par l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance du 19 septembre 1945, que le Conseil supérieur national de l'Ordre souscrit une garantie subsidiaire. Autrement dit, la raison d'être de ce contrat d'assurance souscrit pour le compte de qui il appartiendra n'est pas de pallier une éventuelle insuffisance de garantie tenant au fait que la dette de responsabilité civile excéderait le plafond stipulé au contrat d'assurance souscrit par l'expert lui-même (2) ; il s'agit seulement de remédier à un éventuel cas d'absence totale de garantie, au motif que l'expert n'aurait pas respecté son obligation légale d'assurance (alinéa 1er de l'article 17 de l'ordonnance de 1945), et que le conseil régional de l'Ordre concerné n'aurait pas tiré, ou pas pu tirer, en temps utile, toutes les conséquences de ce défaut d'assurance. La formule de l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance de 1945 doit donc être entendue de façon purement littérale : en énonçant, en effet, que "Lorsque les conséquences pécuniaires de la responsabilité civile encourue par les personnes visées à l'alinéa précédent à raison des travaux et activités qui y sont mentionnés ne sont pas couvertes par un tel contrat, elles sont garanties par un contrat d'assurance souscrit par le conseil supérieur de l'ordre au profit de qui il appartiendra", le texte vise le cas où les conséquences pécuniaires de la responsabilité civile de l'expert ne seraient pas du tout garanties, faute pour l'expert d'avoir souscrit un contrat d'assurance comme l'y obligeait pourtant l'alinéa 1er du texte ou, à tout le moins, faute d'être encore assuré au moment du fait générateur du dommage. C'est bien, en tout cas, l'interprétation que fait semble-t-il la jurisprudence du texte : un arrêt de la cour administrative d'appel de Paris en date du 23 février 1999, se référant entre autres, pour l'interprétation des dispositions relatives à l'existence d'une garantie subsidiaire souscrite par le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables, aux travaux préparatoires de l'ordonnance de 1945, a en effet très nettement considéré que "le législateur a entendu garantir les clients du risque d'insolvabilité de l'expert, en cas de condamnation pécuniaire de ce dernier au titre de sa responsabilité civile" (3), et ce dans le cas dans lequel l'expert n'aurait pas respecté son obligation légale d'assurer les conséquences de sa responsabilité civile professionnelle conformément à l'alinéa 1er de l'article 17 de l'ordonnance de 1945.

Les discussions devant l'Assemblée nationale à l'occasion de la réforme de l'ordonnance de 1945 par la loi n° 94-679 du 8 août 1994 (N° Lexbase : L1138ATC) sont d'ailleurs, à cet égard, tout à fait éclairantes. Lors de la séance du 17 juin 1994 (4), en effet, le rapporteur Trémège a entendu apporter une rectification à l'amendement n° 72 qu'il avait présenté, et qui prévoyait au départ que "les conséquences pécuniaires de la responsabilité civile encourues par les personnes visées à l'alinéa précédent, insuffisamment ou non courtes par le contrat d'assurance, sont garanties par un contrat souscrit par le Conseil supérieur de l'Ordre...". Le rapporteur a suggéré de supprimer l'adverbe "insuffisamment", l'amendement ne visant plus que "les conséquences pécuniaires de la responsabilité civile [...] non couvertes par le contrat d'assurance...". La disparition du mot "insuffisamment" devait permettre, avait-il indiqué, de "dissiper toute ambiguïté" : la mobilisation du contrat souscrit par le Conseil supérieur devait ainsi être limitée au cas dans lequel la dette de responsabilité ne serait pas garantie par le contrat souscrit par l'expert, et ce non pas au motif que la dette excéderait dans son montant le plafond garanti au contrat, mais parce que l'expert ne serait en réalité pas assuré. Le rapporteur renvoie d'ailleurs aux cas de résiliation du contrat d'assurance en cours d'année, ou de sinistre survenant pendant la période de radiation "d'un membre de l'ordre non assuré" (5). Et, évidemment, c'est ce texte rectifié qui a été adopté, et qui s'est finalement trouvé inscrit dans la loi.

Il n'est donc pas question, dans le dispositif légal, que la garantie subsidiaire puisse prendre le relais de la garantie souscrite par l'expert-comptable. Dans l'hypothèse, en effet, dans laquelle l'expert aurait bien respecté son obligation légale d'assurance, la garantie subsidiaire souscrite par le Conseil supérieur de l'Ordre n'a pas vocation à jouer, quel que soit le plafond de garantie stipulé au contrat conclu par l'expert lui-même : partant, la fraction de la dette de responsabilité qui pourrait excéder le plafond garanti tel qu'il est stipulé au contrat souscrit par l'expert conformément à l'alinéa 1er de l'article 17 de l'ordonnance de 1945 doit être considérée comme une dette non garantie. Elle demeure ainsi à la charge de l'expert-comptable responsable. La solution paraît, au demeurant, justifiée et cohérente, dans la mesure où la solution inverse risquerait d'encourager la mauvaise foi de certains experts-comptables tentés, pour satisfaire à l'obligation d'assurance de l'article 17, alinéa 1er, de l'ordonnance de 1945, de souscrire des contrats d'assurance comportant un minimum de garantie, autrement dit des assurances avec des plafonds de garantie les plus bas possibles, dans les limites règlementaires, et ce au motif que la garantie subsidiaire souscrite par le Conseil supérieur prendrait en charge l'excédent de la dette de responsabilité. Or, comme on l'a vu, telle n'est évidemment pas la finalité du contrat souscrit par le Conseil supérieur pour le compte de qui il appartiendra.

Du reste, l'assureur auprès duquel aura été souscrite par le Conseil supérieur de l'Ordre la garantie subsidiaire de l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance de 1945, dans le cas dans lequel ladite garantie aura permis de pallier l'absence totale d'assurance de l'expert-comptable, donc une fois qu'il aura indemnisé la victime, pourra, en tout état de cause, se retourner contre l'expert-comptable défaillant. Il apparaît ainsi que la dette de responsabilité demeure, quoi qu'il arrive, une dette personnelle pour l'expert-comptable.

***

Des développements qui précèdent, il ressort que la dette de responsabilité susceptible de peser sur un expert-comptable à la suite d'un manquement professionnel n'aurait vocation à être prise en charge au titre de la garantie subsidiaire souscrite par le Conseil supérieur de l'Ordre conformément à l'alinéa 2 de l'article 17 de l'ordonnance de 1945 que dans la seule hypothèse d'un défaut d'assurance de l'expert, autrement dit dans la seule hypothèse dans laquelle l'expert, en violation de son obligation d'assurance prévue à l'alinéa premier de l'article 17, n'aurait pas lui-même souscrit un contrat d'assurance responsabilité civile professionnelle. Dans l'hypothèse dans laquelle l'expert-comptable aurait bien souscrit une assurance responsabilité civile professionnelle conformément à l'alinéa premier de l'article 17 de l'ordonnance de 1945, la fraction de la dette de responsabilité qui excéderait le plafond garanti doit être considérée comme une dette non garantie, supportée, comme telle, par l'expert lui-même.


(1) Outre l'interdiction d'exercice de la profession, sur la légitimité de ces poursuites disciplinaires, voir not., à propos d'un expert-comptable, CAA Paris, 27 septembre 1994, n° 92PA01342 (N° Lexbase : A2379BIX), Rec. CE, tables, p. 1164-1165 ; Quot. jur., 28 mars 1995, p. 4.
(2) Le dispositif est différent en matière médicale où le législateur a créé, pour les réclamations déposées à compter du 1er janvier 2012, un fonds de garantie des accidents médicaux permettant de couvrir les professionnels médicaux ou paramédicaux exerçant en libéral, au-delà des délais ou des plafonds de garanties, en cas de dommages consécutifs à des actes de prévention, de diagnostic et de soins.
(3) CAA Paris, 23 février 1999, préc..
(4) JO, p. 3175.
(5) Sur ces hypothèses, v. supra.

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