La lettre juridique n°519 du 14 mars 2013 : Éditorial

Les robots, nouveaux sujets de droit ? Pour le pire comme pour le meilleur...

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


A lire les dernières analyses économiques et industrielles, l'un des leviers pour accroître notre compétitivité et réindustrialiser la France serait d'accentuer sensiblement la robotisation industrielle (Le Point, le 8 octobre 2012). Quand les entreprises allemandes acquièrent 20 000 machines par an pour leurs industries, la France caracole à 3 000 unités. Avec 34 500 machines, soit un peu plus de 3 % du parc mondial, la faible robotisation industrielle française serait donc un handicap pour l'économie hexagonale ; pire, pour le marché du travail, des études tendant à montrer que la mécanisation serait hautement créatrice de nouveaux emplois (700 000 à 1 million d'emplois dans le monde d'ici 2016 grâce aux robots), si tant est que la France, plutôt en pointe en matière de haute technologie, prenne des parts de marché conséquentes sur ce secteur porteur. Et chacun sait, depuis Asimov et ses lois de la robotique, que la docilité des machines mêmes "intelligentes" est le gage d'une sérénité et d'une productivité hors pair -encore qu'avec un faible taux de robotisation, l'économie française soit, elle-même, fort productive-. Mais, qu'en serait il si, comme le suggèrent de plus en plus de voix, les robots, les "intelligences artificielles", avaient, eux aussi -entendez comme les humains-, des droits ?

Quand Kate Darling, chercheuse en propriété intellectuelle et en politique de l'innovation au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, propose de "donner des droits" aux robots, au regard des "projections que nous faisons sur les robots sociaux et les liens que nous créons avec eux" (Le Monde, 14 février 2013), cela peut passer pour une lubie scientifique, pour de la science-fiction juridique... Mais, lorsque le célèbre avocat spécialiste de la propriété intellectuelle, Alain Bensoussan, enchaîne également sur la pertinence de créer un "statut juridique adapté" pour les robots, "comparable en quelque sorte à celui des personnes morales" (Planète robots n° 19), et suggère que "la jurisprudence se charge de faire évoluer la situation vers un régime spécial de responsabilité" (Planète robots n° 20), l'oreille se tend, l'attention est captée et l'écoute est entière.

Ce n'est pas la première fois que la question de l'évolution de la notion de "sujet de droit" est posée. L'exemple le plus patent est cette création purement abstraite et juridique de la personnalité morale. S'il apparaissait évident, pendant des siècles, que les seuls sujets de droit ne pouvaient être que les personnes physiques, les besoins de l'économie ont nécessité une adaptation juridique de taille, en créant une personnalité déconnectée du vivant. Par conséquent, il est difficile de circonscrire pleinement la notion de sujet de droit aux personnes, même si l'existence de la personnalité morale trouve, aussi, sa légitimité dans la collectivité humaine que constituent les personnes morales (l'Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics, les sociétés commerciales...).

Dans le même sens, si, pendant des millénaires, seuls les Hommes pouvaient prétendre avoir des droits et les exercer, la question de la condition animale, aujourd'hui reconnue dans notre droit, et singulièrement en matière pénale, fut en débat dans notre société depuis Rousseau et Bentham. Les animaux ont, désormais, ce statut hybride qui fait qu'ils ne sont ni tout à fait sujet de droit, ne pouvant ester en justice pour revendiquer leurs droits, ni objet de droit, étant protégés contre les atteintes indignes à leur intégrité. Nombreux sont ceux (Thomas d'Aquin, Locke, Kant) qui ont justifié la consécration des "droits des animaux" par le moyen pour l'Homme de se prémunir contre les traitements cruels qu'il ne pourrait affliger à son espèce. Autrement dit, les animaux n'auraient des droits que pour autant que cela permette à l'Homme de ne pas sombrer dans l'inhumanité et de "s'assurer que des habitudes de cruauté ne s'insinuent dans notre traitement envers les êtres humains". C'est en substance ce que rappelle la chercheuse du MIT, en rappelant que "La loi a tendance à réguler aussi notre comportement d'un point de vue éthique et à décourager des agissements qui peuvent se révéler nocifs dans un autre contexte. En décourageant la maltraitance des robots sociaux, on promeut des valeurs que l'on juge bonnes pour notre société, comme bien traiter toutes les choses et les tous êtres". De quoi faire mentir Bernanos, dans La France contre les robots : "Un monde gagné pour la technique [ne serait pas] perdu pour la liberté" ! Et, là encore, il n'est point nécessaire d'être humain ou de représenter une collectivité humaine pour avoir des droits, comme il n'est pas nécessaire d'être vivant -quand le droit ne protège pas lui-même les morts-.

Par conséquent, la question de l'émergence des droits des robots, et plus particulièrement de ceux relevant de "l'intelligence artificielle" plus que des grilles-pain du matin, peut être posée, même si l'Etat de droit a déjà fort à faire avec le respect des droits des personnes, comme le montre l'activité soutenue du Conseil constitutionnel en matière de QPC, depuis maintenant trois ans d'exercice jurisprudentiel. Si, sur 255 renvois auprès du Conseil, 137 non-lieu à statuer ont été prononcés, 69 non-conformités ou non-conformités partielle ont été déclarées dont 15 en matière pénale...).

"Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger" (Première loi de la robotique d'Isaac Asimov [Les Robots, 1950]) ; "un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première loi" (Deuxième loi) ; et "un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n'entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième loi" (Troisième loi). Et, déjà, cette dernière portait en germe le droit fondamental à l'existence de la chose, pour ne pas dire à la vie du non-vivant, alors que ces trois lois tendaient, plus volontiers, à s'assurer de la nature d'"esclave" du robot...

Mais au-delà de la simple question ou construction juridique, l'octroi de droits aux robots pose également la question du rapport à l'autre qui est différent non plus par le sexe, l'ethnie, la religion ou l'orientation sexuelle, mais plus fondamentalement par sa nature de non-être. L'Homme créerait dès lors une nouvelle espèce qui lui ferait face. Et, l'anthropomorphisme à l'égard des robots que relève plusieurs études, dont celle de Peter Khan de l'Université de Washington, témoignent de cette tendance à considérer les robots comme des êtres moraux et intelligents, malgré leur nature artificielle...

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