La lettre juridique n°516 du 14 février 2013 : Sociétés

[Jurisprudence] Variations sur le fondement juridique du devoir de loyauté

Réf. : Cass. com., 18 décembre 2012, n° 11-24.305, F-P+B (N° Lexbase : A1643IZU)

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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

le 13 Février 2013

Actus dicatur bonus qui est conformis legi et rationi ("Un acte est dit bon lorsqu'il est conforme à la loi et à la raison"). Cet adage romain pourrait illustrer la logique qui sous-tend la solution que le juge du droit vient de retenir dans son arrêt du 18 décembre 2012, à propos du devoir de loyauté d'un dirigeant de société par actions simplifiées (SAS).
En l'espèce, sept médecins ont constitué une société par actions simplifiée ayant pour objet l'exploitation d'une clinique. L'un d'entre eux, membre du comité de direction de la SAS, a fait l'acquisition, au mois de janvier 2003, par sociétés interposées, de l'immeuble qui abritait la clinique alors qu'il connaissait l'objectif poursuivi par les autres associés d'acquérir ledit immeuble. Ces derniers l'ont donc assigné avec son beau-frère, notaire (mis ultérieurement hors de cause par la Cour de cassation), en paiement de dommages-intérêts. La cour d'appel a, toutefois, rejeté cette demande, relevant que si l'opération d'acquisition de l'immeuble litigieux a été mise en oeuvre sans transparence à l'égard des autres associés, la seule indélicatesse de l'acquéreur ou la recherche à son seul profit d'une opération financièrement avantageuse ne suffisaient pas à caractériser une faute. Elle a également retenu qu'aucune violation par l'acquéreur de ses obligations d'associé et de membre du comité de direction de la société ne pouvait être retenue à son encontre puisqu'il n'avait pas agi en qualité d'associé ou de dirigeant de cette société dans l'opération litigieuse.
La Chambre commerciale de la Cour de cassation va, toutefois, casser cet arrêt au visa des articles L. 227-8 (N° Lexbase : L6163AI4) et L. 225-251, alinéa 1er (N° Lexbase : L6122AIL) du Code de commerce. Selon elle, en rejetant la faute, alors qu'elle constatait que l'acquéreur, dirigeant de la société, avait laissé les autres associés dans l'ignorance de l'opération la cour d'appel avait violé les textes susvisés car il résultait de ce constat que le dirigeant avait manqué, envers les autres associés, à son devoir de loyauté. Davantage que la solution adoptée, c'est le visa retenu par la Chambre commerciale pour prononcer la cassation de l'arrêt de la cour d'appel qui mérite de retenir l'attention. En effet, alors que les auteurs du pourvoi, associés de la société, invoquaient la déloyauté en s'appuyant sur des dispositions de droit commun, à savoir les articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1134, alinéa 3 (N° Lexbase : L1234ABC), du Code civil, le juge du droit y substitue d'autres fondements, issus exclusivement de textes du droit des sociétés.
On relèvera ainsi que si, à l'origine, la découverte du devoir de loyauté des dirigeants a pu être réalisée sur le fondement de dispositions de droit commun (I), une évolution sensible semble se faire jour, la Chambre commerciale préférant, lorsque l'espèce l'y autorise, s'appuyer sur des dispositions de droit spécial (II). Si cette évolution devait se confirmer, il conviendrait, alors, de s'interroger sur l'apparition d'un nouveau fondement du devoir de loyauté.

I - L'origine civiliste du devoir de loyauté

Le devoir de loyauté a, un temps, pu être assimilé à une obligation de loyauté, solution logique au regard de la nature des espèces examinées à l'origine par la Cour de cassation car elles étaient, dans une large mesure, cantonnées au dol, ce qui explique le choix d'un fondement contractuel (A). Il s'est rapidement avéré, toutefois, le contentieux s'élargissant, que le fondement délictuel (B) était également approprié en tant qu'il permettait, également, d'engager la responsabilité du dirigeant.

A - Le fondement contractuel du devoir de loyauté

Les nombreux commentaires qui ont suivi la solution dégagée à l'occasion de l'arrêt "Vilgrain" (Cass. com., 27 février 1996, n° 94-11.241 N° Lexbase : A2401ABK) renvoient, incontestablement à la matrice contractuelle de la découverte de l'obligation de loyauté (J. Ghestin, La confirmation de l'exception à la jurisprudence Baldus : la jurisprudence Vilgrain relative au dirigeant de société, note s/s Cass. civ. 1, 25 mars 2010, n° 08-13.060, F D N° Lexbase : A1464EUR, JCP. éd. G, 2010, 921). Déduit des dispositions de l'article 1116 du Code civil (N° Lexbase : L1204AB9), ce devoir était érigé, de la sorte, sous la plume des plus fins auteurs, au rang "d'obligation" (J. Ghestin, op. cit.) en référence à la qualification de réticence dolosive retenue par le juge du droit (cf. arrêt "Vilgrain", préc.) même si la Chambre commerciale avait de façon fort circonspecte, retenu dans cette espèce une rédaction plus équivoque en ne relevant que la violation d'un devoir. Les termes choisis : "[M. V.] a manqué au devoir de loyauté qui s'impose au dirigeant d'une société à l'égard de tout associé" étaient, ainsi, propres à susciter les interrogations de la doctrine (Ph. Malaurie, D., 1996, p. 518 ; J. Mestre, RTDCiv., 1997, p. 114 ; J. Ghestin, JCP. éd. G, 1996, II, 2265 ; D., Schmidt et N. Dion : JCP éd. E, 1996, 838, par exemple) : ce "devoir" était-il attaché à la qualité de dirigeant du cessionnaire ou de cocontractant du cédant, le contentieux étant né à propos d'une cession d'action ? La confirmation ultérieure de la jurisprudence "Vilgrain" par la Chambre commerciale (Cass. com., 27 janvier 1998, n° 96-13.253 N° Lexbase : A0106AUH) devait donner temporairement raison aux tenants du fondement contractuel du devoir de loyauté, cet arrêt de censure ayant retenu la réticence dolosive.

Il est à noter qu'en dépit d'évolutions ultérieures, le dol va demeurer l'assise de diverses décisions sanctionnant le devoir de loyauté d'un dirigeant. Un arrêt de rejet de 2005, ainsi, ne permettra, faute de visa -comme dans l'affaire précédente, d'ailleurs- que de deviner la persistance du fondement contractuel, le juge du droit s'appuyant dans sa rédaction sur la notion de réticence dolosive (Cass. com., 14 juin 2005, n° 03-12.339 N° Lexbase : A7471DIK ; Bull. civ. IV, n° 130 ; RTDCiv., 2005, p. 774, obs. J. Mestre et B. Fages ; Bull. Joly Sociétés, 2005, p. 1105, note Th. Massart ; D., 2005, p. 1775, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés, 2006, p. 66, obs. N. Mathey). Un arrêt ultérieur, de cassation , cette fois, permettra, enfin, de ne plus douter du lien entre loyauté et dol, la rédaction faisant, au surplus, apparaître que la qualité de dirigeant n'était pas sans influence sur son appréciation : "[M. P] dirigeant de la société HPA, n'avait pas manqué à l'obligation de loyauté à laquelle il était, en cette qualité, tenu à l'égard des associés cédants" (Cass. com., 6 mai 2008, n° 07-13.198 N° Lexbase : A4438D8U). Ainsi, il était à la fois fait référence à l'"obligation" de loyauté et à la spécificité de l'appréciation du dol à raison de la "qualité" de dirigeant, confirmant dans leur opinion les tenants de l'analyse contractuelle, qui voyaient dans l'arrêt "Vilgrain" une exception à la jurisprudence "Baldus" (Cass. civ. 1, 3 mai 2000, n° 98-11.381 N° Lexbase : A3586AUD, J. Ghestin, La confirmation de l'exception à la jurisprudence Baldus : la jurisprudence Vilgrain relative au dirigeant de société, préc.). Cet arrêt, toutefois, n'aura pas eu les honneurs de la publication, en dépit de l'intérêt qu'il aurait été susceptible de susciter (en ce sens, H. Hovasse, Droit sociétés, juillet 2008, comm. 156), sans doute parce que, parallèlement, un autre fondement de la loyauté semblait apparaître.

B - Le fondement délictuel du devoir de loyauté

La Chambre commerciale, en effet, avait, entre temps, rendu en 2004 (Cass. com., 12 mai 2004, n° 00-15.618, FS-P N° Lexbase : A1887DCU, note H. Hovasse, Droit sociétés, août 2004, comm. 147) un arrêt à propos d'une cession de titres réalisée dans des conditions voisines de celles de l'arrêt "Vilgrain" mais qui présentait la particularité, par rapport à son devancier, de ne pas permettre au juge de s'appuyer sur un fondement contractuel, faute de convention liant le cédant et le dirigeant. Non sans ambiguïté, le juge du droit motivera donc l'arrêt en soulignant que ce dernier avait "manqué à l'obligation [sic] de loyauté qui s'impose au dirigeant de société à l'égard de tout associé en dissimulant aux cédants une information de nature à influer sur leur consentement", tout en rendant sa décision au visa de l'article 1382 du Code civil.

Ainsi, une partie de la doctrine de souligner que "le présent arrêt [donnait] raison à ceux qui tenaient pour l'existence d'une obligation de loyauté du dirigeant attachée à cette seule qualité et indépendante de toute autre circonstance" (F.-G. Trébulle, note sous Cass. com., 12 mai 2004, n° 00-15.618, FS-P, préc., JCP éd. G, 2004, II, 1393, p. 1498). La loyauté, s'échappant du périmètre du dol, trouverait alors son fondement (en concours avec son origine contractuelle, comme nous l'avons vu précédemment) dans l'article 1382 du Code civil dès lors que le dirigeant et l'associé ne sont pas liés par une convention. Ainsi apparaît-il, plus distinctement encore, que la qualité de dirigeant constitue un élément d'appréciation de la faute, contractuelle ou délictuelle, et trouve sa source dans des dispositions de droit commun.

Des voix s'étaient cependant élevées, analysant différemment le devoir de loyauté, dans lequel il aurait fallu voir "l'obligation pour le dirigeant de société de ne pas utiliser son pouvoir ou les informations dont il est titulaire dans un intérêt strictement personnel et contrairement à l'intérêt de la société ou à celui des associés" (H. Le Nabasque, Le développement du devoir de loyauté en droit des sociétés, RTDCom., 1999, p. 273). Un autre auteur, renvoyait, pour sa part, à un devoir "fonctionnel de portée générale" (L. Godon, Précisions quant au fondement juridique du devoir de loyauté du dirigeant social envers les associés, Rev. sociétés, 2005, p. 140) le détachant de la sorte de la notion de faute, contractuelle ou délictuelle de droit commun, comme s'il reposait essentiellement sur le statut de dirigeant. Un autre auteur de s'interroger, enfin, sur ces différentes perceptions : "le devoir de loyauté serait donc la contrepartie du pouvoir du dirigeant. L'abus de pouvoir, variante de l'abus de droit, serait le fondement du devoir de loyauté réprimé sur le fondement de l'article 1382 du Code civil" (B. Le Bars, JurisClasseur Sociétés Traité, Fasc. 132-10, n° 40).

II - L'évolution commercialiste du devoir de loyauté

L'élargissement du fondement du devoir de loyauté, du champ contractuel au champ délictuel, ouvrait, donc, potentiellement, la voie à une extension de la source de ce devoir, à l'appui de textes de droit des sociétés. Cette évolution amorcée à propos de la responsabilité d'un dirigeant de société à responsabilité limitée (SARL) (A) se trouverait désormais consacrée, semble-t-il par l'arrêt commenté (B) et, au surplus, étendue explicitement à certaines sociétés par actions, solution qui invite, en exergue, à s'interroger sur la relation textuelle entre devoir de loyauté et faute commise dans la gestion.

A - Le fondement commercialiste du devoir de loyauté du gérant d'une SARL

Une nouvelle évolution du devoir de loyauté devait trouver sa consécration dans un arrêt du 15 novembre 2011, rendu à propos du gérant d'une SARL qui avait manqué, en faisant concurrence à la société qu'il dirigeait, "à l'obligation de loyauté et de fidélité pesant sur lui en raison de sa qualité de gérant" (Cass. com., 15 novembre 2011, n° 10-15.049, F-P+B N° Lexbase : A9345HZ7, nos obs. Réflexions sur l'obligation de loyauté dans les SARL, Lexbase Hebdo n° 277 du 15 décembre 2007 - édition affaires N° Lexbase : N9269BS4). Le premier intérêt de cet arrêt, résidait, ainsi, dans l'extension explicite du devoir de loyauté à la non-concurrence (M. Malaurie-Vignal, Obligation de non-concurrence d'un ex-associé, Cont. conc. consom., 2012, comm. 41), élargissant, en conséquence, le champ d'application de la notion bien au-delà des simples hypothèses de cession de droits sociaux entre dirigeant et associés. Comme le soulignait à l'époque Myriam Roussille, "la loyauté mise à la charge du dirigeant cristallise donc des obligations multiples : coopération et collaboration active, réserve et discrétion, mais aussi exclusivité et non-concurrence, qui sont ici associée à la notion de " fidélité". C'est pourquoi, on peut soutenir que la loyauté est même un "devoir" pour le dirigeant, le mot "devoir" attestant de l'origine non conventionnelle, mais légale, même morale de cette exigence (M. Roussille, Le gérant de SARL est tenu d'un devoir de loyauté lui interdisant de faire concurrence à la société. Mais tel n'est pas le cas de l'associé, Droit des sociétés, 2012, comm. 24, citant J.-J. Caussain, A propos du devoir de loyauté des dirigeants de société, in Mélanges Mercadal, Francis Lefebvre, 2002, p. 303 ; J.-J. Daigre, Le petit air anglais du devoir de loyauté des dirigeants, Mélanges P. Bézard : LPA, Montchrestien 2002, p. 79).

Plus significativement, à notre sens, on pouvait également relever que cette extension du devoir de loyauté s'accompagnait d'une évolution de son fondement textuel puisque le visa de cet arrêt renvoyait à l'article L. 223-22 du Code de commerce (N° Lexbase : L5847AIE), qui dispose, dans son premier alinéa, que "les gérants sont responsables, individuellement ou solidairement, selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés à responsabilité limitée, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion". Ce changement de visa consacrait donc -semble-t-il- la position soutenue par les tenants de l'origine statutaire du devoir de loyauté (cf., les références données par F.-G. Trébulle, et les renvois à H. Le Nabasque et L. Godon préc.), d'autant que le juge du droit avait distingué, dans l'arrêt, les situations de l'associé et du dirigeant, l'obligation de ne pas concurrencer la société ne pesant que sur le second. L'arrêt verra, enfin, sa problématique replacée dans une perspective plus pratique, la doctrine soulignant que ce qui était essentiellement en question, dans cet arrêt, se rapportait à "la captation des opportunités d'affaires" (A. Couret, B. Dondero, La captation des opportunités d'affaires et le droit des sociétés, JCP éd. E, 2011, 1893)

B - L'élargissement du fondement commercialiste aux sociétés par actions

Captation des opportunités d'affaires, distinction entre l'associé et le dirigeant constituaient, également, les éléments de l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt du 18 décembre 2012. Le dirigeant avait en effet, en l'espèce, la double qualité d'associé et de membre du comité de direction de la société par actions simplifiée et s'était porté acquéreur, en son nom propre, de l'immeuble dans lequel la société exerçait son activité. La solution retenue dans l'arrêt de 2011 pouvait, de la sorte, être extrapolée, de la SARL à une société par action, ce que les juges du droit réaliseront en décidant que : "[M. B.], dirigeant de la société [...], avait laissé les autres associés dans l'ignorance de l'opération d'acquisition pour son compte personnel d'un immeuble que les associés entendaient acheter ensemble pour y exercer leur activité, ce dont il résultait que ce dirigeant avait manqué à son devoir de loyauté envers eux".

En symétrie avec l'arrêt de 2011, le fondement du devoir de loyauté va, également, reposer sur des dispositions du droit des sociétés, au visa des articles L. 227-8 (N° Lexbase : L6163AI4) et L. 225-251, alinéa 1er (N° Lexbase : L6122AIL) du Code de commerce qui établissent, pour le premier, que "les règles fixant la responsabilité des membres du conseil d'administration et du directoire des sociétés anonymes sont applicables au président et aux dirigeants de la société par actions simplifiée" et, pour le second, que "les administrateurs et le directeur général sont responsables individuellement ou solidairement selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés anonymes, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion". Ainsi, les fondements textuels du devoir de loyauté dans la SARL et dans les SAS sont, d'une part, étroitement comparable quant à leur teneur. D'autre part, au regard de l'articulation logique entre les deux dispositions des articles L. 227-8 et L. 225-251 précités, on peut raisonnablement imaginer que la solution soit ultérieurement étendue aux sociétés anonymes.

La convergence de sources, ainsi constatée, laisse, toutefois, planer une interrogation sur la référence choisie pour étayer le devoir de loyauté. Si, en effet, la position de la Chambre commerciale ne saurait qu'être vigoureusement approuvée, le rattachement de la loyauté aux textes relatifs à la responsabilité des dirigeants des SARL, SAS et SA, n'est guère explicite. Le dirigeant, dans les deux cas d'espèce examinés, n'avait, à l'évidence, ni contrevenu à une "disposition législative ou réglementaire", ni violé les statuts. Faudrait-il, alors, entendre que la méconnaissance du devoir de loyauté par le dirigeant devra être, à l'avenir, rattachée à la seule "faute commise dans leur gestion" ? Il semble, plus raisonnablement, qu'en visant les textes sur la responsabilité, la Chambre commerciale ait entendu étendre, de façon prétorienne, la portée du texte plutôt que de s'y cantonner.

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