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par Marie Le Guerroué et Joséphine Pasieczny
le 23 Décembre 2021
Mots-clés : Interview • cabinet d'avocat • capitaux extérieurs • marché du droit • crise
La proposition d’ouvrir à des tiers le capital des cabinets d’avocats avait animé les « États généraux de l’avenir de la profession d’avocat » en juin 2019. Elle avait ensuite été reprise par le rapport « Perben » dans sa recommandation n° 10. L’objectif de cette proposition est de permettre aux cabinets d’obtenir de nouvelles ressources financières pour faire face à un marché du droit de plus en plus concurrentiel et de pallier les effets de la crise. Bonne ou mauvaise idée ? La réponse divise profondément la profession [1].
Audrey Chemouli a accepté de partager avec Lexradio et Lexbase Avocats, ses réflexions sur le sujet.
Cette interview est également à retrouver en podcast sur Lexradio.
Lexbase Avocats : Vous soutenez que l’apport de capitaux extérieurs dans les cabinets d’avocats constituerait une solution de développement économique et de compétitivité, est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi ?
Il s’agit effectivement d’un des débats qui agitent la profession aujourd'hui. J'y ai réfléchi parce que lorsque j'étais présidente de la commission Statut Professionnel de l'Avocat au Conseil National des Barreaux, j'ai, avec ma commission, rédigé un rapport dans lequel on évoquait l'interprofessionnalité. Il y a deux façons d'envisager l'apport de capitaux extérieurs. Il y a la simple injection à l'intérieur du cabinet d'avocats de capitaux précisément et il y a aussi l'éventualité d'avoir de nouvelles façons d'exercer par l'apport de capitaux, mais aussi par l'apport de compétences. Il se trouve que, dans mon exercice professionnel, j'ai deux casquettes : je travaille pour les professionnels libéraux - je structure des cabinets d'avocats, des études d'huissiers... - et, parallèlement à ça, j'ai aussi une activité de conseil en fusions acquisitions classiques. Je travaille évidemment avec des fonds et des sociétés qui se font accompagner dans le cadre de leur croissance par des fonds d'investissement. Je me suis rendue compte à l'occasion de ces différents dossiers que l'apport des fonds, la structuration des fonds et leurs réflexions sur les marchés étaient très souvent -pour ceux qui le faisaient bien et qui faisaient bien leur travail- intéressants en termes d'accompagnement pour les entreprises dans lesquelles ils investissaient. Je regrette que l’on ne voie cela qu’en termes de dépendance économique parce que je pense que cela n’est pas du tout l'objet. Il y a beaucoup de mécanismes qui pourraient être mis en place pour préserver l'indépendance et le secret professionnel. Je pense aux banques par exemple. Les banques sont évidemment des entreprises dans lesquelles le secret est tout à fait essentiel et ce n'est pas parce que untel ou untel a investi dans le capital d'une banque qu’on va lui dire combien il y a sur le compte bancaire d’Audrey Chemouli. J'imagine que les professionnels qui seraient à même d'avoir des capitaux étrangers dans le cadre de leur société seraient également tout à fait à même de préserver leurs secrets. Secret et indépendance peuvent intervenir et être préservés même si des capitaux extérieurs rentraient au sein des cabinets d'avocats.
Pour moi, l'apport de capitaux extérieurs serait donc de deux ordres. Le premier ordre, serait évidemment de permettre au cabinet d'avocats de se structurer et d'avoir accès à des marchés auxquels ils n'ont pas accès, parce qu'il y a une vraie rupture de concurrence sur le marché du droit. Aujourd'hui, sur le marché du droit, on a des entreprises qui n’exercent pas nécessairement la profession d'avocat, mais ont un spectre si large de leurs interventions qu'on pourrait penser qu'elles remplacent d'une certaine façon le cabinet d'avocats. Ces entreprises ont, elles, accès à des fonds presque illimités et, par là même, ont une potentialité de croissance qui est beaucoup plus importante que celle d’un cabinet d'avocats.
Je rappelle qu’aujourd'hui les vecteurs de développement d'un cabinet, si on parle en terme financier, c'est la poche des associés, donc le compte courant, ou l'emprunt bancaire. La problématique de ces deux sources de financement, est, d'abord, que notre poche n’est pas illimitée - je connais assez peu d'entreprises qui se développent simplement avec du compte courant - et ensuite, s'agissant de l'emprunt bancaire, si les partenaires bancaires accompagnent la croissance des professionnels libéraux, il s’agit néanmoins de structures dans lesquelles l'appétence au risque est diverse en fonction des partenaires financiers que l'on a. Aujourd'hui, il me semble que les cabinets d'avocats doivent prendre des risques et aller vers des marchés qui sont moins naturels et des développements qui sont plus stratégiques et potentiellement plus risqués. Le problème est que le partenaire bancaire n’est pas toujours partant pour ce type de prise de risque parce que cela n’est pas nécessairement son activité classique.
L'apport de capitaux extérieurs existe, d’ailleurs, dans d'autres pays capables de séparer la finance de la matière grise.
Lexbase Avocats : Cette solution serait-elle compatible avec la déontologie des avocats et notamment les principes d’indépendance et de désintéressement ?
S’agissant du désintéressement, on est des entreprises à but lucratif donc je considère que cela n’est pas parce que l’on gagne de l’argent que l’on assure moins sa mission d’avocat.
Les deux problématiques déontologiques que pose l'apport de capitaux extérieurs, éventuellement, c’est le secret et l'indépendance. Comme je le disais tout à l'heure, il me semble que ces deux principes sont des principes essentiels qu'il faut préserver.
Nous avons monté avec Charlotte Hugon un podcast « Avocat génération Entrepreneurs » dont l’objectif est d’être une source d'inspiration pour les confrères en leur donnant des clés pour développer leurs activités en passant par des témoignages d'avocats qui ont fondamentalement modifié leur business model. Dans le cadre du podcast, j'ai interviewé l’avocat Romain Dupeyre, associé du cabinet DWF. Il s’agit d’un cabinet dont la structure commerciale est cotée en Bourse. La façon dont il présentait les choses était très intéressante. Sur le plan de l'indépendance et du secret. Il disait que, lorsque les gens investissent dans un cabinet d'avocats, ils savent parfaitement que les principes sur lesquels est fondé le cabinet d'avocats sont justement essentiels à la progression du cabinet. Demander à un cabinet d'enfreindre ces règles, c'est en quelque sorte saboter son activité. Aucun investisseur n'a intérêt à saboter l'activité de l'entité dans laquelle il investit. Leur plus grande peur serait justement qu'il y ait une rupture du secret ou qu’il y ait une dépendance ou une perte d'indépendance de l'avocat.
Jacques Demaison avait lui aussi réfléchi à ces problématiques. Il évoquait l’existence de vecteurs juridiques qui permettraient de garantir l'indépendance et, notamment, la société en commandite, dans laquelle il était possible de séparer la finance et la matière grise. Aujourd'hui, dans notre économie, tous les fonds d'investissement savent parfaitement lorsqu'ils investissent à l'intérieur d'une société que l'objectif n'est pas de prendre les rênes de la société. Au contraire, leur plus grande peur s’ils rentraient trop intensément dans la direction de la société est d’être qualifiés de gérant de fait et, par là même, encourir une responsabilité qui n’est pas la leur initialement. En fait, je pense que nous nous freinons nous-mêmes en ne posant pas cette possibilité et en ne la testant pas.
Lexbase Avocats : Un des arguments en faveur de l’ouverture des capitaux des cabinets d’avocats à des tiers est de permettre à ces derniers de surmonter la période post-Covid. Les avocats opposés à la proposition rétorquent, toutefois, que les difficultés des cabinets ne sont pas liées au manque d’investissement et que l’ouverture aux capitaux n’est pas la seule solution. Que leur répondez-vous ?
Je ne critique pas du tout cette position. Ce que j’oppose, toutefois, c'est que l’on sent tous qu’il y a une vraie reprise de l'économie et que tout le monde est en train de se structurer. Les huissiers et les notaires se réforment et les avocats, me semble-t-il, doivent reprendre le train en marche. Il y a un profond besoin, dans nos professions, de se moderniser et d'utiliser notre savoir au service d'une entreprise avec une mission vraiment à destination des clients. Cela nécessite de l'investissement en argent. Si nous n’avons pas d'argent pour nous faire conseiller sur de la digitalisation, sur du rapprochement ou sur le pacte d'associé par exemple, cela est compliqué de le mettre sur la table soi-même, surtout après la période COVID, et donc, sans investissement, cela sera difficile de faire face à la concurrence sur le marché du droit qui devient, me semble-t-il, très rude. Cela serait dommage que nous soyons les derniers parce que nous avons estimé que nous n'étions pas capables de nous réguler.
En fait, ce qui me gêne profondément dans cette question des capitaux extérieurs, c'est de dire que les gens qui ont la même déontologie que moi et qui croient dans les principes auxquels je crois, qui sont fondamentalement et profondément avocat, vont avoir des dérives. En fait, on ne se fait pas confiance. C’est cela qui est dérangeant.
Lexbase Avocats : Est-ce que le fait d'avoir plus de financements pourrait aussi permettre d’investir dans le cabinet lui-même et potentiellement d’améliorer les conditions et la charge de travail des associés et des collaborateurs ?
Je ne pense pas que l’argent puisse tout résoudre. J’ai créé mon cabinet pour accompagner les professionnels libéraux et en l’occurrence les cabinets d'avocats pour qu’ils puissent faire de leurs cabinets des vraies d'entreprises. Qui dit vraie entreprise, dit aussi prise de conscience d'un certain nombre d'enjeux qui ne sont pas simplement liés à la rentrée de chiffres d'affaires, comme l'investissement des équipes, la digitalisation, etc.. Ce sont des choses qui me semblent essentielles. Alors c'est vrai que quand on a l'argent, c'est plus facile, mais pas que !
Lexbase Avocats : Êtes-vous également favorable à la cotation en bourse des cabinets d’avocats ?
Avant l'interview de Romain Dupeyre, je vous dirais qu’instinctivement, je n’avais pas vraiment d'avis sur la question, mais l'interview de Romain m’a fait m’interroger. Je ne sais pas encore où j'en suis tout à fait sur cette problématique, mais il avait des marqueurs qui, dans le cadre de mon exercice professionnel, étaient assez intéressants. Aujourd'hui, j'ai beaucoup de mes clients qui sont des cabinets d'avocats et des cabinets d'avocats dans lesquels - comme cela arrive dans la vie des cabinets -, il y a des associés qui entrent et des associés qui sortent et parfois, effectivement, il y a des conflits. Lorsque je travaille sur la structuration des cabinets, je me rends compte que même à trente associés, même à deux associés ou à six associés, il y a une sorte d'opacité des chiffres qui est parfois génératrice de frustration notamment parce que tout n’est pas dit. Cela n’est pas caché, c'est simplement soit une mauvaise connaissance de ces chiffres parce que nous ne sommes pas des comptables, soit il s’agit de sujets opaques dans un cabinet tels que les statuts, le pacte social, etc.. Cela est source de contentieux. Or, Romain expliquait que lorsque le cabinet est coté en bourse tous les chiffres, tous les statuts et tout le corpus de la société doivent être rendus publics. J'ai trouvé cela assez intéressant. L'autre élément qui m'a interpellée est que passé une certaine taille et notamment parce qu’il y a la cotation en bourse, on est obligé de respecter un certain nombre de standards RGPD, compliance, égalité, etc.. Je trouve que cela aussi est un travail qui n’est pas assez fait dans les cabinets d'avocats. Avec la cotation en bourse, les cabinets sont obligés de plier aux standards du marché qui sont immuables.
Donc je n’ai pas un avis très arrêté encore, mais avec ce qu’il a expliqué m’a semblé évident.
Lexbase Avocats : Vous l’avez évoqué, vous souhaitez profondément voir évoluer la profession. Alors, comment imaginez-vous l’avocat de demain ?
Moi ce que je vois dans mon métier, c'est que l'avocat a plusieurs besoins aujourd'hui. Il a besoin de se structurer, de se rapprocher. Il a donc besoin de statuts forts et d’une charte forte. Cela est important. Ensuite, il a besoin d’appréhender mieux ses chiffres, donc d'avoir des marqueurs de rentabilité de son cabinet qui sont importants. Ensuite, il a besoin de se digitaliser, en interne et en externe. C’est-à-dire qu’il va avoir besoin de rentabiliser son temps via des outils digitaux qui vont lui permettre d'économiser son temps et il va avoir besoin, à l'extérieur, de faire connaître sa compétence et donc d'avoir un site internet responsive, de faire du Google ad, etc.., d'avoir une appétence pour le digital plus importante. La dernière chose est que le cabinet, en tant qu'entreprise, a besoin d’attirer les talents et a besoin de fédérer des talents au sein d'un projet d'entreprise. Si vous allez sur les sites des cabinets d'avocats qui sont un peu installés, vous verrez dans les valeurs de ces cabinets « la transparence » comme valeur cardinale du cabinet - je prends cet exemple-là parce qu’il est « à la mode ». Mais si vous demandez aux collaborateurs « première année », « Combien gagnent les avocats du cabinet ? », « Comment est-il possible de passer associé ? », « Comment est la vie du cabinet ? », « Quel est le parcours d'associations ? » etc. la plupart du temps il vous dira qu’il n’en sait rien. Cela veut dire que la transparence - valeur cardinale du cabinet - n’est pas une vraie valeur. Le principe est que si vous déterminez une valeur, il faut que les équipes qui travaillent pour vous la ressentent tous les jours, sinon cela n’est pas une valeur. Elle n’a pas de substance, personne ne s'y retrouve et le cabinet n'a pas d'identité.
Pour le dire différemment, pour moi, le cabinet de demain est un cabinet qui va regrouper, ces cinq points et qui va en faire une force.
J’ajouterais également « le travail avec d'autres » : soit avec des capitaux extérieurs, parce qu’on se dit qu’on n'a pas besoin de s'associer avec d'autres, soit éventuellement en s’associant avec d'autres professions qui ne sont pas des professions réglementées. Par exemple, celui qui travaille en droit pénal a peut-être intérêt à s'associer avec un psychologue, une association de droits des femmes... ou celui qui est spécialisé en baux commerciaux a peut-être intérêt à s'associer avec un expert, etc.. En fait, il s’agit de faire des entreprises cohérentes avec ce que le client demande.
Lexbase Avocats : Cette possibilité ne pourrait-elle pas déjà être envisagée par les cabinets d’avocats ?
C'est vrai que cela n’est pas suffisamment dit. Aujourd'hui, avec les professionnels du droit - notaires, huissiers, commissaires-priseurs, etc.-, il est possible d’avoir un cabinet d'avocats qui est détenu à 99,9 % par des notaires. Globalement aujourd'hui, il y a déjà un certain nombre de professions - uniquement du droit - qui peuvent investir dans nos cabinets. En revanche, aujourd'hui, il est impossible de s'associer avec, par exemple, quelqu'un qui fait du consulting.
[1] Les États généraux la profession s’y étaient majoritairement opposés (56 %).
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