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par Ludovic Lombard, Docteur en droit ; Consultant en gestion de services publics, Cabinet COGITE
le 04 Janvier 2024
Mots-clés : tax rulings • rescrits fiscaux
Après sa décision contestée du 15 juillet 2020 [1], le Tribunal de l’Union européenne s’est à nouveau penché sur la qualification d’aides d’État retenue par la commission européenne à l’encontre des décisions fiscales anticipatives, les fameux « tax rulings » ou rescrits fiscaux.
Pour rappel, dans sa décision du 15 juillet 2020, le Tribunal de l’UE a censuré la décision de la Commission européenne de retenir d’une part qu’une décision fiscale anticipative prise par l’administration irlandaise au profit d’Apple était une aide d’État, et d’autre part que cette aide d’État était illégale au regard du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) et devait donc être remboursée. La décision fiscale anticipative portait sur une définition de l’assiette d’imposition sur les bénéfices, au regard de prix de transfert pratiqués par le groupe Apple. La Commission a fait appel de cette décision et l’affaire est pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne (aff. C-465/20 P).
Le Tribunal de l’UE a eu l’occasion de poursuivre son contentieux en matière de « Tax Ruling » par deux arrêts du 12 mai 2021, concernant deux décisions fiscales anticipatives émises par l’administration luxembourgeoise, au bénéfice d’Engie [2] et d’Amazon [3], pour lesquelles la commission européenne avait retenu l’illégalité d’une aide d’État.
Dans la première affaire concernant Engie, la société avait obtenu auprès de l’administration fiscale luxembourgeoise un ruling lui permettant, par le biais d’un montage concernant plusieurs sociétés du groupe, d’exonérer les revenus de participations de sociétés holding, alors que les bénéfices des filiales de ces sociétés holding n’ont pas été imposés.
Plus précisément, la société holding transférait des actifs à une filiale. Cette dernière souscrivait un emprunt sans intérêt obligatoirement convertible en actions (ZORA) auprès d’une société intermédiaire. Le remboursement du prêt était réalisé par la filiale par le biais d’une émission d’actions pour un montant représentant le montant nominal du prêt, majoré d’une prime représentant, en réalité, les bénéfices réalisés par la filiale pendant la durée du prêt. La société intermédiaire finançait le prêt en concluant avec la société holding un contrat de vente à terme prépayé. Comme le rappelle la décision de la Commission, « la société holding paie à la société intermédiaire un montant égal au montant nominal du ZORA en échange de l’acquisition des droits sur les actions que la filiale émettra », qui incluront les bénéfices réalisés par la filiale.
La décision fiscale anticipative confirme que la filiale peut constituer des provisions sur les accrétions sur les ZORA. Elle ne sera donc pas imposée « sauf sur une marge limitée », également convenue avec l’administration fiscale. Par ailleurs, la société holding est exonérée lors de la réalisation des accrétions sur les ZORA en vertu de l’application du droit luxembourgeois relatif au régime des sociétés mère et filiales.
Ce système a été validé par deux décisions fiscales anticipatives. Ces positions de l’administration fiscale luxembourgeoise ont fait l’objet d’une décision de la Commission européenne, retenant qu’il s’agit là d’une aide d’État illégale devant être remboursée par l’entreprise Engie. Le Tribunal de l’UE rejette le recours formé contre cette décision de la Commission.
La seconde affaire se rapproche de l’affaire « Apple ». L’administration fiscale luxembourgeoise a émis une décision fiscale anticipée au bénéfice d’Amazon sur la validité des prix de transfert pratiqué dans le groupe, et particulièrement au sujet du calcul de la redevance versée en contrepartie d’un accord de licence. La commission contestait la méthode choisie par le groupe Amazon, et validé par l’administration fiscale. Elle estimait que la validation de la méthode de fixation des prix de redevance aboutissait à minorer la charge d’imposition et était constitutive d’une aide d’État. Le Tribunal de l’UE a annulé la décision de la commission européenne. Selon lui, la Commission n’a pas démontré qu’une autre méthode de fixation des prix de redevance aurait dû être choisie
Les deux décisions du Tribunal de l’UE sont révélatrices de la méthode du juge pour apprécier l’existence d’une aide d’État illégale. Il rappelle le bien-fondé de la Commission à intervenir, par le biais de la notion d’aide d’État, dans le domaine fiscal (I). Si ce point ne pose pas de difficultés particulières et fait l’objet d’une jurisprudence constante. En revanche, l’identification de l’aide d’État en elle-même est plus délicate. L’article 107 du TFUE impose qu’une aide d’État, ou une aide accordée par les États, est considérée comme illégale dès lors qu’elle affecte les échanges entre États membres, qu’elle fausse la concurrence et qu’elle octroie au bénéficiaire un avantage sélectif injustifié. L’identification de ce dernier point est délicate à opérer, et fait l’objet des plus importantes contestations. Les dernières positions du Tribunal de l’UE, particulièrement concernant les prix de transfert, contraignent largement les décisions de la Commission, moins permissive (II).
I. Le rappel constant de l’applicabilité de la règlementation en matière d’aide d’État en matière fiscale
La question de la souveraineté est au cœur des débats relatifs à la fiscalité. C’est bien entendu ce que confirme le Tribunal de l’UE, dans ses deux décisions du 12 mai 2021.
En revanche, et comme toute mesure adoptée par les États membres, la fiscalité n’échappe pas au droit de l’Union Européenne, et en particulier au TFUE. S’inscrivant dans la continuité de la jurisprudence antérieure, le Tribunal de l’UE précise logiquement que « même si la fiscalité directe relève, en l'état actuel du développement du droit de l'Union, de la compétence des États membres, ces derniers doivent néanmoins exercer cette compétence dans le respect du droit de l'Union » [4]. C’est déjà ce qui ressortait d’une décision de la CJCE du 14 février 1995 [5], et qui fait l’objet d’une jurisprudence constante depuis [6].
La matière fiscale ne pouvait donc échapper aux règles générales des traités et particulièrement celles issues de l’article 107 du TFUE, portant sur les aides accordées par les États.
Il est à ce titre constamment admis que des exonérations, des dégrèvements ou des minorations d’impôt peuvent caractériser une aide « accordées par les États ou au moyen de ressources d’État » [7].
Il est ainsi retenu qu’une exonération fiscale est assimilée à l’utilisation d’une ressource d’État [8]. C’est ce que rappelle le Tribunal de l’UE dans sa décision relative à l’affaire Amazon, en rappelant qu’ « une mesure par laquelle les autorités publiques accordent à certaines entreprises un traitement fiscal avantageux qui, bien que ne comportant pas un transfert de ressources d'État, place les bénéficiaires dans une situation financière plus favorable que celle des autres contribuables constitue une aide d'État » [9].
Dans sa communication relative aux aides d’État, la Commission rappelle que les rescrits fiscaux doivent respecter les règles en matière d’aides d’État. Ainsi, selon elle, « lorsqu’un rescrit fiscal avalise un résultat qui ne reflète pas de manière fiable le résultat qui aurait été obtenu en appliquant le régime de droit commune, ce rescrit pourrait conférer un avantage sélectif à son destinataire, dans la mesure où ce traitement entraîne une diminution de l’impôt dû par le destinataire dans l’État membre par comparaison avec les entreprises se trouvant dans une situation factuelle et juridique similaire » [10].
La possibilité de reconnaître qu’une mesure fiscale puisse faire l’objet d’une aide d’État ne pose pas vraiment de questions. La difficulté porte essentiellement sur l’identification d’une telle aide au regard des critères prévus dans le TFUE. Plus particulièrement, l’attention se porte sur l’avantage octroyé par une telle mesure, qui doit être sélectif. La multiplication des décisions de la Commission à l’encontre de rulings renouvelle le débat. Face aux différents recours, le Tribunal de l’UE oscille entre audace et prudence, dans l’attente d’une clarification que devra apporter la CJUE.
II. La sélectivité des tax ruling au révélateur du Tribunal de l’UE, entre audace et prudence
La décision du Tribunal dans l’affaire Engie apporte une relative nouveauté dans le contrôle opéré par le juge. Signe de l’attractivité de la notion d’aide d’État, il admet le contrôle des aides d’État au regard d’éventuels abus de droit commis par un contribuable et validé par une décision fiscale anticipative (A). Cette audace est à nuancer dans la mesure où il avait rejeté le recours contre la décision de la Commission avant d’avoir à s’interroger sur la question l’abus de droit. Le juge se montre plus prudent, en revanche, sur la difficile appréciation des méthodes de détermination des prix de transfert (B).
A. Rescrit fiscal, aides d’État et abus de droit, une marque d’audace du Tribunal
La décision relative à la décision fiscale anticipative émise par l’administration luxembourgeoise et dont a bénéficié Engie offre une illustration du raisonnement opéré par la Commission d’abord, par le Tribunal de l’UE ensuite, sur l’appréciation de l’avantage sélectif, ce dernier relevant d’ailleurs qu’en matière fiscale, avantage et sélectivité sont deux éléments qui coïncident.
Comme le relève le Tribunal de l’UE, « il ressort de la jurisprudence de la Cour que ces deux critères peuvent être examinés conjointement, en tant que « troisième condition » prévue par l'article 107, paragraphe 1, TFUE, portant sur l'existence d'un « avantage sélectif.
Le Tribunal de l’UE examine ensuite le cadre de référence au sein duquel doit s’apprécier l’avantage sélectif. Il est en effet de jurisprudence constante que l’existence d’un avantage doit s’apprécier au regard d’une imposition normale. Comme le précise la décision de la CJUE du 6 septembre 2006, « la détermination du cadre de référence revêt une importance accrue dans le cas de mesures fiscales puisque l’existence même d’un avantage ne peut être établie que par rapport à une imposition dite "normale" » [11]. Le Tribunal a ici validé la position de la Commission en retenant un cadre de référence restreint excluant le bénéfice de la directive mère-filiale, qui ne trouve à s’appliquer que dans le cadre d’opérations transfrontalières.
Puis il opère un examen de la sélectivité de l’avantage obtenu par le biais du rescrit fiscal. Il ne fait ici aucun doute que le critère est rempli. La décision fiscale anticipative permettait à la société holding de bénéficier d’un traitement fiscal préférentiel par rapport aux autres sociétés mère.
La décision du Tribunal de l’UE paraît logique, suivant un raisonnement classique au regard de l’analyse d’une aide d’Etat en matière fiscale. Elle est toutefois également novatrice en ce qu’elle s’appuie, in fine, sur la notion d’abus de droit pour étayer son argumentaire. Comme le révèle elle-même la décision, « eu égard au caractère inédit du raisonnement visant à démontrer la sélectivité des DFA en cause par rapport au cadre de référence comprenant la disposition relative à l'abus de droit, le Tribunal estime opportun d'examiner également le bien-fondé des arguments avancés contre celui-ci » [12].
Par cette décision, le Tribunal opère un rapprochement, semble-t-il inédit, entre la notion d’aide d’État et la question de l’abus de droit. La notion d’abus de droit est examinée au regard des dispositions nationales. Dans un second temps du raisonnement, l’octroi d’un avantage par la validation d’un dispositif relevant de l’abus de droit est analysé au regard de sa sélectivité. Par le rapprochement entre l’abus de droit et la notion d’aide d’État, le Tribunal de l’UE étend son périmètre de contrôle pour assurer pleinement l’effectivité de la règlementation en la matière. Une telle approche, qui pourrait paraître audacieuse tant la matière fiscale est un sujet sensible en termes de souveraineté, permettrait, si elle se confirme, de moraliser certaines pratiques, favoriser par des décisions fiscales anticipatives telles que celle visée par la décision dans l’affaire Engie.
Le Tribunal est en revanche moins audacieux en matière de contrôle des prix de transfert.
B. Rescrit fiscal, prix de transfert et aides d’Etat, une démonstration de prudence de la part du Tribunal de l’UE
Face aux rescrits fiscaux en matière de prix de transfert, le Tribunal de l’UE se montre particulièrement prudent au moment d’analyser les mesures au regard du droit des aides d’État.
En application d’une jurisprudence désormais bien établie, la sélectivité de l’avantage procuré par le ruling en matière de prix de transfert doit s’analyser à l’aune du principe de pleine concurrence. Ainsi, dans une décision du 22 juin 2006, la Cour de Justice avait précisé que l’estimation des prix de transfert doit s’approcher de « ceux qui seraient pratiqués dans des conditions de libre concurrence » [13].
C’est ce que retient également la Commission dans sa communication relative aux aides d’État. Ainsi, elle précise que « tout rescrit fiscal avalisant une méthode de fixation des prix de transfert servant à déterminer le bénéfice imposable d'une entité appartenant à un groupe d'entreprises qui aboutit à un résultat s'écartant d'une approximation fiable d'un résultat fondé sur le marché conforme au principe de pleine concurrence, confère un avantage sélectif à son bénéficiaire » [14].
Encore convient-il d’apprécier le niveau des prix dans un contexte de pleine concurrence. Il apparaît alors que la Commission est beaucoup plus offensive sur ce terrain que ne l’est le Tribunal de l’UE.
L’administration luxembourgeoise avait validé la méthode de détermination des prix proposée par Amazon. Il s’agissait alors de retenir la méthode transactionnelle de la marge nette avec la société filiale. Pour la Commission, si cette méthode, l’une des méthodes préconisées par l’OCDE, pouvait être retenue, il apparaît que son application est erronée et conduit à majorer le montant de la redevance [15]. Or, le Tribunal, à l’instar de sa décision dans l’affaire Apple annule la décision de la Commission. Il précise que cette dernière n’a pas suffisamment démontré les erreurs méthodologiques dans la détermination des prix de transfert. Ce faisant, le tribunal insiste, comme il l’avait fait dans l’affaire Apple, que c’est à la Commission de prouver l’avantage sélectif. En n’accueillant pas les arguments de la Commission, le Tribunal continue de rendre le contrôle des rescrits au regard des aides d’État plus contraignant.
Les deux décisions du Tribunal de l’UE du 12 mai 2021 laissent apparaître un clair-obscur, difficilement lisible pour les États. L’attractivité du contrôle des aides d’Etat est prolongée en matière fiscale, via le contrôle sur ce fondement des abus de droit. Mais en contrepartie, l’analyse des rescrits, ici sur les prix des transferts, est largement contraint et la marge de manœuvre de la Commission est strictement encadrée. Cela ne permet pas d’assurer la sécurité juridique des décisions prises par l’État. Les différents recours exercés contre les décisions du Tribunal par la Commission devront permettre à la CJUE d’intervenir et de clarifier le débat. |
[1] Trib. UE, 15 juillet 2020, aff. T-778/16, Trib. UE, Irlande c/ Commission européenne (N° Lexbase : A18323RB).
[2] Trib. UE, 12 mai 2021, aff. T-516/18, Grand-Duché de Luxembourg c/ Commission européenne (N° Lexbase : A88794RB).
[3] Trib. UE, 12 mai 2021, aff. T-816/17, Grand-Duché de Luxembourg c/ Commission européenne (N° Lexbase : A88834RG).
[4] Trib. UE, 12 mai 2021, aff. T-816/17, Grand-Duché de Luxembourg c/ Commission européenne (N° Lexbase : A88834RG).
[5] CJCE, 14 février 1995, aff. C-279/93, Finanzamt Köln-Altstadt c/ Roland Schumacker (N° Lexbase : A1803AWP).
[6] CJCE, 14 février 1995, aff. C-279/93, Finanzamt Köln-Altstadt c/ Roland Schumacker (N° Lexbase : A1803AWP).
[7] Pour une décision antérieure au TFUE, voir CJCE, 2 juillet 1974, aff. C-173/73, République italienne c/ Commission des Communautés européennes, quest. préj. (N° Lexbase : A6890AUQ).
[8] CJCE, 15 mars 1994, aff. C-387/92, Banco de Crédito Industrial SA, devenue Banco Exterior de España SA c/ Ayuntamiento de Valencia (N° Lexbase : A9488AUX).
[9] Trib. UE, 12-05-2021, aff. T-816/17, Grand-Duché de Luxembourg c/ Commission européenne (N° Lexbase : A88834RG).
[10] Communication de la Commission relative à la notion d’aide d’État visée à l’article 107, paragraphe 1 du TFUE, C 262/1, 19 juillet 2016, n° 170.
[11] CJUE, 6 septembre 2006, aff. C-88/03, République portugaise c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A9475DQY).
[12] Trib. UE, 12 mai 2021, aff. T-516/18, Grand-Duché de Luxembourg c/ Commission européenne, n° 128 (N° Lexbase : A88794RB).
[13] CJUE, 22 juin 2006, C-182/03, Royaume de Belgique c/ Commission des Communautés européennes, n° 96 (N° Lexbase : A9603DPD).
[14] Communication de la Commission relative à la notion d’aide d’État visée à l’article 107, paragraphe 1 du TFUE, C 262/1, 19 juillet 2016, n° 171.
[15] Décision 2018/859 de la Commission concernant l’aide d’État SA.38944 mise en exécution par le Luxembourg en faveur d’Amazon, du 4 octobre 2017, n° 579.
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