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N4178BTW
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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public
le 25 Octobre 2012
Trois ans jour pour jour après l'arrêt "Smirgeomes" du 3 octobre 2008 (1), qui a profondément modifié le référé précontractuel, le Conseil d'Etat précise les conditions dans lesquelles le manquement tiré de la prise en compte par le pouvoir adjudicateur de renseignements erronés relatifs aux capacités professionnelles, techniques et financières d'un candidat est susceptible de léser un concurrent évincé. L'arrêt n° 360952 du 3 octobre 2012 indique, plus précisément, qu'un tel moyen est en principe opérant, sauf s'il s'avère que la candidature du concurrent évincé, ou l'offre qu'il a présentée ne pouvait qu'être éliminée comme inappropriée, irrégulière ou inacceptable.
En l'espèce, le département du Val-de-Marne avait lancé un avis d'appel public à la concurrence à la fin de l'année 2011, en vue de l'attribution d'un marché à bons de commande ayant pour objet les transferts et déménagements de mobiliers et matériels sur les sites et établissements du département. A l'issue de la procédure, le pouvoir adjudicateur a retenu l'offre de la société X. Saisi par la société Y, le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Melun a annulé la procédure de passation par une ordonnance du 5 juin 2012, au motif que le choix de l'offre de la société X était fondé sur de fausses déclarations et portait atteinte au principe d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. Le juge de première instance a relevé que les informations figurant dans le dossier de candidature de la société X étaient fausses. Son chiffre d'affaires avait été artificiellement augmenté pour l'année 2010 et les informations relatives au montant des salaires et à la valeur des véhicules de cette société étaient incompatibles avec les déclarations relatives à l'effectif salarié et au nombre de véhicules figurant dans le dossier de candidature.
Sauf erreur, la question posée au Conseil d'Etat était inédite et se résumait au point de savoir si la jurisprudence "Smirgeomes" imposait d'admettre le caractère systématiquement opérant du moyen tiré de la prise en compte par le pouvoir adjudicateur d'informations erronées, ou si elle impliquait d'apprécier le caractère opérant de ce moyen à la lumière de la situation de celui qui l'invoque. En d'autres termes, fallait-il, comme l'avait fait le juge des référés du tribunal administratif de Melun, s'en tenir à une conception objective et admettre l'opérance d'un tel moyen indépendamment de l'influence du manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence sur la situation du requérant, ou, au contraire, fallait-il retenir une lecture plus subjective, et n'admettre l'opérance de ce moyen qu'en cas d'atteinte ou de risque d'atteinte aux droits du concurrent évincé ?
Sans surprise, le Conseil d'Etat retient la seconde interprétation, qui nous semble plus en phase avec la jurisprudence "Smirgeomes" et avec la lettre et l'esprit des dispositions de l'article L. 551-10 du Code de justice administrative, selon lesquelles "les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 (N° Lexbase : L1591IEN) et L. 551-5 (N° Lexbase : L1572IEX) [du même code] sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué". De cette disposition, il ressort deux conditions distinctes.
La première est relative à l'intérêt à agir. Ne sont recevables à exercer un référé précontractuel que les personnes qui ont un intérêt à conclure le contrat. Cette condition est largement entendue et n'a pas été affectée par la subjectivisation du référé précontractuel opérée par l'arrêt "Smirgeomes". Les personnes ayant un intérêt à conclure le contrat sont évidemment celles qui ont présenté leur candidature et qui ont été évincés de la procédure (au stade de la sélection des candidatures ou de la sélection des offres). Ce sont aussi les personnes ou opérateurs économiques qui, eu égard à leur spécialité, auraient eu vocation à exécuter les prestations objet de la commande (2).
La seconde condition, qu'il ne faut surtout pas confondre avec la première, se rapporte à la détermination du caractère opérant du (ou des) manquement(s) invoqué(s) par le requérant. A ce stade, il appartient au juge des référés précontractuels de vérifier que le manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence lèse ou est susceptible de léser le requérant. Pour ce faire, le juge doit prendre en compte la portée du manquement, ainsi que le stade de la procédure auquel il se rapporte. En pratique, la plupart des décisions se fondent sur le stade de la procédure auquel le manquement se rattache. S'opère, ainsi, une sorte d'"effet cliquet" qui conduit, par exemple, à ce qu'un candidat ayant été admis à déposer une offre ne puisse pas utilement invoquer un moyen se rapportant à la phase de sélection des candidatures. Inversement, le candidat n'ayant pas franchi l'étape de la phase de sélection des candidatures ne peut pas invoquer un moyen se rapportant à la phase de sélection des offres. Le moyen est alors inopérant, même si le requérant est recevable à agir.
Pour le Conseil d'Etat, le juge des référés a commis une erreur de droit en considérant que le choix de l'offre d'un candidat sur la base d'informations erronées lésait nécessairement le requérant (ou était susceptible de le léser). La Haute juridiction administrative se refuse à admettre par principe, et de façon systématique, le caractère opérant d'un tel moyen. Il revient, en effet, au juge du fond de s'assurer que la candidature du requérant devait être écartée, ou que son offre devait être rejetée comme étant inappropriée, irrégulière ou inacceptable. Le moyen n'est donc pas opérant en lui-même, il ne l'est qu'à la lumière de la situation de celui qui l'invoque. Un tel raisonnement, qui renforce le caractère subjectif du référé précontractuel, oblige le juge des référés à mener une analyse très précise des manquements invoqués. Ainsi, si la société Y avait été admise à présenter une offre, il appartenait au juge des référés d'examiner le caractère opérant du moyen au regard de son rang de classement à l'issue du jugement des offres. Il ne suffisait donc pas de franchir l'étape de la sélection des candidatures. Encore fallait-il avoir déposé une offre classée en rang utile pour pouvoir invoquer un manquement relatif à la prise en compte de renseignements erronés.
Si elle ne surprend pas, au regard de la jurisprudence restrictive qui s'est développée depuis 2008, cette solution pose, cependant, question. En subjectivisant le référé précontractuel, le Conseil d'Etat prend le risque de ne pas sanctionner des manquements grossiers aux obligations de publicité et de mise en concurrence, pour la simple raison qu'ils n'ont pas été invoqués par le bon requérant. C'est dire qu'une importance trop grande risque d'être accordée au principe de sécurité juridique, et cela au mépris des exigences du principe de légalité.
L'arrêt n° 359389 du 26 septembre 2012 apporte d'intéressantes précisions relatives au champ d'application du référé précontractuel et à la détermination de l'intérêt à agir. L'article 128 de la loi de finances rectificatives pour 2004 du 31 décembre 2004 (loi n° 2004-1485 N° Lexbase : L5204GUB), a institué une procédure de recouvrement amiable des créances et condamnations pécuniaires recouvrées par le Trésor public, à l'initiative du comptable chargé de procéder à leur recouvrement forcé. Avant la mise en oeuvre de toute procédure coercitive, ce dernier peut demander à un huissier de justice d'obtenir du débiteur ou du condamné qu'il s'acquitte entre ses mains du montant de sa dette ou de sa condamnation pécuniaire. L'huissier de justice est alors rémunéré par la perception de frais de recouvrement directement auprès du débiteur. Pour préciser ce cadre législatif, une convention nationale a été conclue le 15 décembre 2010 entre la Direction générale des finances publiques et la Chambre nationale des huissiers de justice. Son article 1er prévoyait la conclusion, dans chaque département, après mise en concurrence, de contrats avec les huissiers de justice auxquels les comptables pourront faire appel en vue du recouvrement amiable des créances. C'est précisément l'un de ces contrats qui était au coeur de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat.
En l'espèce, la Direction générale des finances publiques des Hauts-de-Seine avait lancé, le 1er février 2012, un avis d'appel public à la concurrence pour la passation d'un marché selon la procédure adaptée en vue de la désignation des huissiers chargés du recouvrement de créances. Un GIE a été déclaré attributaire, devant trois autres candidats dont faisaient partie la SCM X, société civile de moyens regroupant huit sociétés civiles professionnelles d'huissiers. L'un des associés de cette société civile de moyens, a alors saisi le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Cergy-Pontoise qui a annulé la procédure au motif que le pouvoir adjudicateur avait manqué à ses obligations de mise en concurrence en n'indiquant pas avec suffisamment de précisions les conditions de mise en oeuvre des critères d'attribution du marché.
Dans cette affaire, plusieurs questions se posaient au Conseil d'Etat.
Une question de compétence, tout d'abord, car l'on pouvait avoir quelques interrogations quant à la nature juridique d'un tel contrat. S'agissait-il d'un véritable marché public, entrant alors dans le champ d'application du référé précontractuel, ou s'agissait-il au contraire d'un contrat innommé, non susceptible de faire l'objet d'un tel référé ? Depuis l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), les contrats de la commande publique entrant dans le champ d'application du référé précontractuel font l'objet d'une définition (partiellement) conceptuelle. Ils ne sont plus limitativement énumérés comme cela était le cas auparavant (3). Sont donc concernés "les contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, ou la délégation de service public". Le contrat répondait évidemment au critère matériel du marché public puisqu'il avait pour objet de fournir une prestation de service à l'administration. En revanche, le doute était permis en ce qui concerne son aspect financier. On sait que l'article 1er-I, alinéa 2, du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2661HPA) définit le marché public comme le contrat conclu "à titre onéreux". Cependant, l'article L. 551-10 du Code de justice administrative ne retient pas cette notion, mais fait appel à l'existence d'une contrepartie économique constituée par un prix ou d'un droit d'exploitation.
Dans le contrat litigieux, la rémunération de l'huissier était assurée, non par un prix versé par le pouvoir adjudicateur, mais par la perception des frais de recouvrement mis à la charge du débiteur ou du condamné. Assurément, un tel mode de rémunération ne faisait nullement appel à l'existence d'un quelconque droit d'exploitation. Pouvait-on pour autant l'assimiler à un prix au sens de l'article L. 551-10 du Code de justice administrative ? Le Conseil d'Etat l'admet au terme d'un raisonnement (4) qui révèle finalement que la notion de prix devrait sans doute être abandonnée au profit de celle, plus compréhensive, de contrat à caractère onéreux. Pour la Haute juridiction administrative, même si le contrat ne se traduit par aucune dépense directe de l'Etat et que le cocontractant de l'administration est rémunéré par le versement de frais de recouvrement mis à la charge du débiteur ou du condamné, ce contrat a "pour objet l'exécution d'une prestation de service pour le compte de l'Etat avec une contrepartie économique constituée par un prix". Il ne fait effectivement aucun doute que le contrat a une contrepartie économique puisque la prestation fournie est finalement payée. En revanche, il nous semble plus difficile d'établir un rapport de créancier à débiteur entre le pouvoir adjudicateur et l'huissier de justice. Le premier obtient une prestation de service que lui fournit le second, mais le pouvoir adjudicateur ne lui paye jamais le prix de cette prestation. Le pouvoir adjudicateur n'opère même pas un abandon de recettes, comme ce peut être le cas dans certains marchés publics qui possèdent un caractère onéreux, même s'ils ne donnent pas lieu au paiement d'un prix (marché public de mobilier urbain, marché public d'édition de bulletins municipaux, lorsqu'ils sont financés par des recettes publicitaires). Malgré ce point de discussion, l'on ne peut qu'adhérer à la solution finalement retenue qui confère le champ d'application le plus large possible au référé précontractuel et qui permet d'éviter toute tentative d'esquive de ce recours de la part des pouvoirs adjudicateurs et des opérateurs économiques.
L'affaire soumise à l'examen du Conseil d'Etat posait, également, une question intéressante relative à la définition de l'intérêt à agir dans le cadre du référé précontractuel. Se posait, en effet, la question de savoir si la SCP Y, membre de la SCM X, pouvait intenter seule un référé précontractuel, alors qu'elle n'avait même pas été candidate à titre personnel. Reprenant la solution dégagée à propos des groupements d'entreprises (5), le Conseil d'Etat considère que le statut de la société civile de moyens, tel que défini par l'article 36 de la loi du 29 novembre 1966, relative aux sociétés civiles professionnelles (N° Lexbase : L3146AID), implique qu'une telle société peut se porter candidate à l'obtention d'une commande publique pour le compte de ses associés, mais que seuls ceux-ci pourront exécuter les prestations objet du contrat. Comme son nom l'indique, la SCM n'est qu'un moyen permettant de faciliter l'exercice de son activité par chacun de ses membres, grâce à la mise en commun de moyens utiles à l'exercice de leurs professions (mise en commun de locaux, de matériels, etc.). Dans ces conditions, il semble tout à fait normal de considérer qu'une société membre d'une société civile de moyens puisse disposer d'un intérêt à conclure le contrat au sens de l'article L. 551-10 du Code de justice administrative, et donc d'un intérêt à agir.
(1) CE Sect., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE), Rec. CE, p. 324, concl. B. Dacosta, AJDA, 2008, p. 2161, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber, BJCP, 2008, n° 61, p. 451, concl. B. Dacosta, RFDA, 2008, p. 1128, concl. B. Dacosta, note P. Delvolvé.
(2) CE 2° et 7° s-s-r., 8 août 2008, n° 307143, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0741EAP), CE 2° et 7° s-s-r.., 30 septembre 2011, n° 350431, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1558HYD).
(3) Sauf en ce qui concerne la délégation de service public, ce que l'on peut regretter.
(4) Voir, déjà, CE 2° et 7° s-s-r., 29 juin 2012, n° 357976, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0651IQ8).
(5) CE 7° et 10° s-s-r., 30 juin 1999, n° 198147, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3236AX7), AJDA, 1999, p. 715, concl. C. Bergeal.
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