Réf. : CA Paris, 17 mars 2021, n° 20/05267 (N° Lexbase : A89404M3)
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par Solal Cloris, Avocat au barreau du Val-de-Marne
le 14 Avril 2021
Mots-clés : jurisprudence • CESDH • article 13 • relèvement en relèvement d’une interdiction du territoire français • recevabilité • droit à un recours effectif • article 8 • grief sérieux.
Par un arrêt du 17 mars 2021, la cour d’appel de Paris a jugé recevable une requête en relèvement d’une interdiction du territoire français prononcée à titre de peine complémentaire alors même que le requérant résidait sur le territoire français et n’était ni incarcéré, ni assigné à résidence. Cette décision, à première vue contraire aux dispositions juridiques applicables en la matière, est en réalité justifiée par la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer l’exécution des décisions de justice et, d’autre part, le droit d’accès au juge.
Le requérant, un ressortissant tunisien arrivé en France en 1976 a été condamné en 2009 par la cour d’appel de Paris à la peine complémentaire d’interdiction définitive du territoire français, conformément aux articles 131-30 (N° Lexbase : L7623LPZ) et suivants du Code pénal. Dix ans après cette condamnation pour des faits de participation à un trafic de stupéfiants, il a sollicité le relèvement de cette interdiction auprès de cette même juridiction dans les conditions prévues par les dispositions des articles 702-1 (N° Lexbase : L9382IE9) et 703 (N° Lexbase : L2597DGB) du Code de procédure pénale.
En application de l’article L. 541-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (N° Lexbase : L7222IQK), la recevabilité de la demande de relèvement d’une interdiction du territoire est conditionnée à une résidence de l’étranger hors de France. Il existe toutefois deux exceptions à cette exigence. L’étranger résidant en France est recevable à demander le relèvement de cette peine s’il effectue une peine d’emprisonnement ferme ou s’il est assigné à résidence par arrêté préfectoral, en vue d’organiser son éloignement. Aucune autre exception n’est prévue.
En l’espèce, le requérant résidait en France, était libre et ne faisait pas l’objet d’une assignation à résidence. Par application des dispositions législatives précitées, sa requête aurait en principe dû être rejetée. C’était en tout cas la position soutenue par l’avocat général lors de l’audience qui s’est tenue en chambre du conseil.
Néanmoins, la cour a, par une motivation audacieuse mais juridiquement pertinente, admis la recevabilité de la requête.
Les juges ont d’abord constaté que le requérant justifiait d’un grief sérieux résultant d’une atteinte au respect de la vie privée. En effet, il est arrivé en France en 1976 et a obtenu un premier titre de séjour en 1981, lequel a été renouvelé plusieurs fois. En outre, il est le père de cinq enfants, tous de nationalité française, et réside auprès de son épouse, laquelle est en situation régulière et souffre de troubles psychiatriques nécessitant sa présence à ses côtés. Sur le plan professionnel, le requérant justifie d’un emploi sous contrat à durée indéterminée. À l’inverse, il n’avait plus aucun lien familial dans son pays d’origine. Or ce contexte familial était déjà établi au moment du prononcé de la peine complémentaire d’interdiction du territoire français, ce qui semble avoir été un élément décisif pour les juges.
La cour a alors estimé qu’opposer au requérant les règles internes relatives à la recevabilité de sa requête en relèvement de l’interdiction du territoire français constituerait une charge disproportionnée et aurait pour effet de le priver de son droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme (N° Lexbase : L4746AQT).
Cette solution, qualifiée d’ « exceptionnelle » par la cour, n’est pourtant pas inédite.
Dans un arrêt en date du 25 avril 2006, la cour d’appel de Paris avait déjà admis la recevabilité d’une requête en relèvement d’une interdiction du territoire français alors que le requérant résidait, libre, sur le territoire français. Elle posait alors le principe selon lequel : « si tout recours est soumis à des conditions de recevabilité spécifiques, édictées par les lois, et à des limitations généralement admises par la communauté de nation comme relevant de la doctrine de l’immunité des États, ces règles ne peuvent avoir pour effet d’interdire complètement à l’individu d’accéder à son droit de saisir un tribunal ou de le priver de son droit effectif à exercer un recours, sans porter atteinte au principe général fixé par l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. » [1].
On notera toutefois que dans l’arrêt de 2006, la cour motivait sa solution par le fait que le requérant justifiait d’une impossibilité de se rendre dans son pays d’origine ainsi que dans plusieurs autres pays susceptibles de pouvoir l’accueillir et que ses démarches intentées pour être assigné à résidence étaient restées vaines. C’était parce que le requérant apportait la preuve de son impossibilité de se conformer aux dispositions légales relatives à la recevabilité de la requête que la cour avait décidé de faire primer le droit à un recours effectif sur les règles internes.
Dans le cas d’espèce, la particularité de la décision résulte de l’application par la cour d’appel du principe général du droit à un recours effectif fixé par l’article 13 de la Convention sous l’angle de la seule atteinte au droit à une vie privée et familiale du requérant. En effet, ce dernier ne justifiait ni d’une impossibilité de se rendre à l’étranger, notamment dans son pays d’origine où certes il n’avait plus aucune famille, ni d’avoir sollicité son assignation en résidence auprès du ministre de l’Intérieur.
C’est au regard de la situation familiale très spécifique du requérant que la cour a considéré que les exigences imposées par le droit interne constituaient pour lui une charge disproportionnée. Cette application du droit à un recours effectif est à notre sens plus conforme à l’esprit des dispositions de l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
Rappelons en effet que l’article 13 de la Convention a vocation de permettre la protection des autres dispositions de la Convention. En d’autres termes, elle est un moyen de garantir les individus contre une atteinte caractérisée à un droit ou une liberté garantis par la Convention. Aussi la Cour européenne des droits de l’Homme soumet-elle la possibilité d’invoquer l’article 13 à la démonstration d’un « grief défendable », lequel doit être tiré d’une autre disposition de la Convention [2]. Dans le même sens, la Cour de cassation a affirmé dans un arrêt du 13 juin 2007 que « le droit à un recours effectif devant une instance nationale n’est garanti qu’aux personnes qui justifient d’un grief sérieux résultant d’une atteinte à un droit reconnu par la Convention susvisée » [3].
Or l’atteinte aux droits garantis par l’article 8 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR), dès lors qu’elle est caractérisée, constitue indéniablement un tel grief.
La solution n’était certes pas évidente, ce qui explique que la cour ait siégé en formation collégiale. L’éventuelle méconnaissance du principe garanti par l’article 13 de la Convention ne résultait pas de l’absence de recours contre la mesure d’interdiction du territoire français mais des exigences restrictives de ce recours. À cet égard, la Cour européenne des droits de l’Homme a déjà jugé que des exigences trop restrictives peuvent faire perdre le caractère effectif d’un recours prévu par la loi nationale [4].
La situation personnelle du requérant se prêtait parfaitement à une telle interprétation. Non seulement le respect des règles de recevabilité l’aurait obligé à quitter sa famille pour rejoindre un pays dans lequel il n’a plus d’attaches mais à plus court terme, cela l’aurait conduit à perdre son emploi. Dans ces conditions, on comprend qu’exiger d’un individu qu’il quitte un pays dans l’unique fin d’intenter un recours contre une mesure prononcée plus de dix ans auparavant ait pu être considéré comme une charge disproportionnée.
La démonstration d’un grief « sérieux » suffit en soi à écarter les règles internes de recevabilité d’un recours contre une mesure d’éloignement. Il aurait été superfétatoire de devoir apporter la preuve d’une impossibilité matérielle de se rendre dans un autre pays. De même, il aurait été vain d’intenter préalablement des démarches tendant à solliciter une assignation à résidence dans l’unique but de former une telle requête en relèvement. En effet, l’assignation à résidence prévue par l’article L. 561-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (N° Lexbase : L1958LMH) est une mesure que l’administration peut prendre pour s’assurer de l’exécution d’une mesure d’éloignement telle qu’une interdiction du territoire français. Le fait que l’administration ait décidé de ne pas entreprendre d’exécution forcée ne devrait pénaliser l’étranger dans l’exercice de son recours effectif. On ne peut exiger d’un étranger qu’il sollicite de lui-même une mesure restrictive de liberté afin d’exercer un recours qui au surplus était parfaitement légitime dans le cas d’espèce.
La position de la cour d’appel de Paris est également en cohérence avec la jurisprudence administrative relative aux demandes d’abrogation d’un arrêté d’expulsion. L’article L. 524-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (N° Lexbase : L5799G4K) soumet la recevabilité d’une demande d’abrogation aux mêmes conditions que celles applicables à l’égard des requêtes en relèvement d’une interdiction du territoire français. Or dans un arrêt du 23 février 2000 [5], le Conseil d’État avait estimé que les moyens tirés de la méconnaissance des articles 3 et 8 de la Convention n’étaient pas inopérants à l’encontre de cette décision, nonobstant le caractère irrecevable de la demande d’abrogation au regard des règles internes. Pour la haute juridiction administrative, les exigences procédurales ne doivent pas entraver l’application de la Convention européenne des droits de l’Homme, dont il veille à bonne application.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris rejoint donc la position du Conseil d’État dans cette volonté de garantir le respect des principes garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, rappelant au passage la primauté du droit international résultant de l’article 55 de la Constitution (N° Lexbase : L1320A9R).
Enfin, dans cette affaire, le sort de la requête au fond était étroitement lié à celui de sa recevabilité. Certes, la protection du droit à un recours effectif ne saurait garantir ipso facto une issue favorable à ce recours. Néanmoins, il aurait été difficilement concevable que la Cour, après avoir admis la recevabilité de la requête en application des dispositions combinées des articles 13 et 8 de la Convention, décide de ne pas y faire droit au fond.
D’ailleurs la Cour de cassation a affirmé à plusieurs reprises [6] qu’il appartient aux juges du fond de s’assurer que le maintien d’une mesure d’interdiction du territoire français respecte un juste équilibre entre, d'une part, le droit au respect de sa vie privée et familiale du requérant et, d'autre part, les impératifs de sûreté publique, de prévention des infractions pénales et de protection de la santé publique, prévus par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme. En l’occurrence, la cour d’appel de Paris a estimé qu’en dépit de la condamnation de 2009 à l’origine de la mesure d’interdiction du territoire français, l’absence de nouvelles condamnations en lien avec les infractions relatives aux stupéfiants, d’une part, et la situation familiale du requérant, d’autre part, conduisaient logiquement à considérer le maintien de la mesure comme une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée familiale.
Au final, la décision nous semble justifiée au regard de la situation exceptionnelle du requérant. Le sort du pourvoi en cassation déposé par le ministère public à l’encontre de cette décision conduira sans nul doute la haute juridiction judiciaire à confirmer cette position.
À retenir : la cour d’appel de Paris a écarté les règles de recevabilité d’une requête en relèvement d’une interdiction du territoire français au nom du droit à un recours effectif. Le requérant justifiait d’un « grief sérieux » résultant d’une atteinte à son droit à une vie privée et familiale reconnu par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. |
[1] CA Paris, CT0111, 25 avril 2006.
[2] CEDH, 27 avril 1988, Req. 9659/82, Boyle et Rice c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A1274IZ9), § 52 ; CEDH, 6 octobre 2005, Req. 11810/03, Maurice C/ France (N° Lexbase : A6794DKT), § 106.
[3] Cass. crim., 13 juin 2007, n° 06-86.065, FS-P+F (N° Lexbase : A9545DWG), Bull. crim., 2007 n° 162.
[4] CEDH, 16 décembre 1997, Req. 136/1996/755/954, Camenzind c/ Suisse N° Lexbase : A6228AXX), 1997, § 54.
[5] CE, 23 février 2000, n° 196721 (N° Lexbase : A0436AUP).
[6] Cass. crim., 25 mai 2005, n° 04-85.180, F-P+F (N° Lexbase : A7661DIL), Bull. crim. 2005, n° 150, p. 68 ; Cass. crim., 30 mars 2011, n° 09-86.641, F-P+B (N° Lexbase : A5788HNP), Bull. crim., 2011 n° 68.
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