Lexbase Fiscal n°860 du 1 avril 2021 : Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Affaire « Apple » : comment la jurisprudence européenne a goûté au fruit interdit de la probatio diabolica en matière d’aides d’État

Réf. : Trib. UE, 15 juillet 2020, aff. T-778/16, Irlande/Commission et T-892/16, Apple Sales International et Apple Operations Europe/Commission (N° Lexbase : A18323RB)

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[Jurisprudence] Affaire « Apple » : comment la jurisprudence européenne a goûté au fruit interdit de la probatio diabolica en matière d’aides d’État. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/66251081-jurisprudence-affaire-apple-comment-la-jurisprudence-europeenne-a-goute-au-fruit-interdit-de-la-i-pr
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par Ivan Aubert, Master 2 fiscalité appliquée, Paris XII Secrétaire général du Cercle Droit & Liberté sous la Direction scientifique de Fabrice Pezet, Maître de conférences en droit public à l'Université Paris-Est Créteil (UPEC)

le 31 Mars 2021


Mots-clés : affaire Apple • rulings • aides d'État • concurrence

En juillet dernier, le Tribunal de l’Union européenne [1], juridiction de première instance de la CJUE, se prononçait sur la compatibilité au droit communautaire du traitement fiscal de la marque à la pomme par l’Irlande.


 

Cette dernière avait octroyé un « ruling » validant pour l’avenir une méthode de détermination de la base imposable des entités irlandaises du groupe Apple, sur proposition de ce dernier. Les succursales domiciliées en Irlande tiraient notamment leur chiffre d’affaires de l’exploitation d’actifs incorporels qui ne leur appartenaient pas. Lesdites licences étaient détenues par les filiales domiciliées hors d’Irlande Apple Sales International (ASI) et Apple Operations Europe (AOE), auxquelles Apple Inc., société américaine et propriétaire, en avait concédé la jouissance. Afin de déterminer le résultat imposable par l’Irlande réalisé par les succursales, les filiales avaient obtenu des rulings en 1991 et 2007.

La Commission attaquait ces deux mesures suivant trois raisonnements :

  • à titre principal, elle estimait que l’exploitation de la propriété intellectuelle n’avait pas pu valablement être attribuée aux filiales ASI et AOE, qui ne disposaient pas de suffisamment de moyens humains et matériels pour les administrer effectivement ;
  • à titre subsidiaire, la Commission avançait que même si l’attribution des licences était finalement avérée, il n’en restait pas moins que la méthode de calcul, inadaptée, érodait la base d’imposition en Irlande ;
  • enfin, à titre alternatif, elle estimait que le caractère sélectif pouvait se déduire de l’absence de critères cohérents dans la législation irlandaise, et que partant, les rulings étaient par nature arbitraires.

Le tribunal, validant certaines parties de ce raisonnement, a cependant considéré que la preuve d’une aide, qui doit se caractériser pour l’entreprise par une charge fiscale effective moins importante, n’était pas rapportée.

Il ne s’agit pas d’une énième affaire européenne visant à combattre une concurrence fiscale déloyale entre États membres, mais bien d’une décision qui, si elle devait être confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), marquerait un tournant en matière de preuve et préserverait certains contribuables de redressements à huit chiffres. Bien que la décision du 17 juillet 2020 ne remette pas en question le droit des aides d’État (I), elle apporte des éclaircissements sur l’exigence probatoire en ce domaine (II). Dans l’attente de la position de la CJUE, le doute planera encore.

I - Le droit européen des aides d’État : un serpent de mer dans les eaux des prix de transfert

L’étendue de l’interdiction

Comme il est d’usage entre entités liées, les opérations facturées entre elles doivent l’être au prix de marché, c’est-à-dire sans distordre la concurrence. Le respect de ce principe de pleine concurrence est sanctionné par le droit primaire de l’UE (TFUE, arts. 101 et s. N° Lexbase : L2398IPI). Les aides d’État créant, ou susceptibles de créer, des entraves à la concurrence, et uniquement celles-ci, sont pour cette raison interdites par l’article 107 TFUE (N° Lexbase : L2404IPQ). Or, à une interprétation littérale de l’article 107 TFUE qui proscrit certaines aides d’État, la Cour de justice de l’Union européenne a depuis 1974 [2] cédé à la volonté de la Commission, jamais dissimulée [3], d’y préférer une interprétation téléologique. « Coup d’État communautaire » [4] ou non, le droit des aides d’État s’étend désormais aussi aux aides « négatives » : toute mesure est visée, qu’il s’agisse d’une dépense budgétaire ou fiscale, qu’importe sa ratio legis. Seul l’effet de la mesure constaté sur la concurrence, effet réel ou potentiel, examiné de plus a posteriori, suffit à transformer une mesure légale en aide d’État contraire au droit de l’Union. Dès lors, les problématiques de sécurité juridique deviennent inhérentes à ce domaine, et dressent États et contribuables face à face : les premiers ne peuvent garantir la conformité au droit de l’Union de leurs rulings, les seconds, qui cherchent précisément à se prémunir de tout risque de redressement, doivent seuls les supporter. Comme confirmé à de nombreuses reprises [5], les principes de confiance légitime [6] et de sécurité juridique ont été chassés du jardin des aides d’État, et ont rarement la chance d’y retourner [7].

Le droit primaire n’interdit qu’une sorte de mesure au titre de l’article 107 TFUE : celle qu’entreprend l’État, sélective, susceptible d’impacter la concurrence au sein du marché commun, constitutive, enfin, dans ses effets d’un avantage, c’est-à-dire d’une diminution de la charge d’impôts normalement due [8]. En juillet dernier, la Commission tentait de prouver la sélectivité, et oubliait de relever l’existence d’une diminution effective de la charge d’impôt.

La méthode d’examen du caractère sélectif de la mesure

Pour déterminer le caractère sélectif d’une mesure, il faut d’abord déterminer le « cadre de référence », c’est à dire, ici, le droit commun applicable et ses principes directeurs. Apple considérait que la disposition de droit interne dont il était question (article 25 du Taxes Consolidation Act, 1997), qui visait effectivement les seules sociétés non-résidentes, traduisait l’existence d’un cadre spécial, réservé à ces dernières qui aurait dû servir de cadre de référence dans l’affaire en litige. Retenir cet argument eût conduit le Tribunal à reconnaître que le droit interne ne traitait pas de la même façon résidents et non-résidents. L’issue de la décision aurait alors pu être tout autre. Et ce, comme il a pu être relevé, car la formation de jugement « déduit d’une analyse du système irlandais que le principe de pleine concurrence s’y applique, sans aller jusqu’à prétendre que tous les systèmes fiscaux européens doivent, en matière de prix de transfert, appliquer ce principe. Ainsi, le droit européen des aides d’État [ne saurait] les contraindre à mettre en œuvre des règles qui ne sont pas les leurs » [9]. En revanche, tout système juridique qui connait ce principe, doit l’appliquer en son sein de façon égale et « horizontale » à tous les sujets de droit. Cette précision était bienvenue car le moyen soulevé par l’Irlande, ASI et AOE n’était autre qu’une « violation des principes constitutionnels fondamentaux de l’ordre juridique de l’Union qui régissent la répartition des compétences entre l’Union et les États membres » (§ 103).

Les trois raisonnements de la commission concluent au caractère sélectif des rulings (§ 118). Or une mesure sélective peut ne pas octroyer d’avantage. L’Irlande reprochait donc à l’exécutif européen de ne pas examiner séparément le critère de l’avantage et celui, tout aussi nécessaire, de la sélectivité. La présente décision rappelle donc de façon opportune qu’ils « constituent deux critères distincts » (§ 134), mais qu’« il ne saurait être exclu que ces critères puissent être examinés conjointement » (§ 135).

À titre principal, la Commission n’hésitait pas à raisonner par exclusion dans son appréhension des faits. En effet, de la simple constatation, non contestée, qu’ASI et AOE n’avaient en dehors de leurs succursales irlandaises ni les moyens humains et ni les moyens matériels nécessaires à la gestion effective des licences, elle concluait que seules ces succursales irlandaises auraient pu les exploiter (§ 39). « Selon la Commission, cet avantage présentait un caractère sélectif, puisqu’il entraînait une réduction de la charge de l’impôt d’ASI et d’AOE en Irlande par rapport aux sociétés non intégrées dont le bénéfice imposable reflétait les prix négociés sur le marché dans des conditions de pleine concurrence » (§ 40). Le Tribunal rejette ce syllogisme au nom d’une mauvaise interprétation du droit et de la jurisprudence des tribunaux nationaux [10]: « la question pertinente aux fins de la détermination des bénéfices de la succursale est de savoir si la succursale irlandaise contrôle ledit actif » (§ 182), pas si la filiale ne le contrôle pas. C’est fort heureux : quid des situations complexes ? La preuve se serait retrouvée à la charge du contribuable, pressé de prouver à la Commission arrivant les mains vides, en dévoilant la complexité de ses structures opérationnelles, qui effectivement exploitent les licences détenues par la tête de groupe. Surtout, et c’est primordial, il s’agit pour le Tribunal de contrôler la réinterprétation des droits internes effectuée par la Commission, certes inhérente à l’application de l’article 107 TFUE au domaine fiscal, mais en soi attentatoire à la souveraineté des États membres en matière de fiscalité directe.

II - Les aides d’État soumises à la rigoureuse question de la preuve

À titre principal, la Commission cherchait à démontrer le caractère sélectif des mesures en arguant d’une mauvaise interprétation du droit interne par les autorités fiscales irlandaises. Au titre du raisonnement subsidiaire, elle avançait que l’avantage sélectif ressortait d’une erreur de méthode de calcul, et au titre de son raisonnement alternatif qu’il découlait de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.

Cependant, dans aucun de ces trois raisonnements la Commission n’apporte la preuve d’une diminution effective de la charge de l’impôt, c’est-à-dire d’un avantage. Or si le caractère sélectif et l’existence d’un avantage peuvent être étudiés côte-à-côte, l’un n'entraîne pas nécessairement l’autre (§ 493) [11]. Dans son raisonnement alternatif, elle ne parvient pas non plus à véritablement convaincre du caractère sélectif, alors qu’elle désirait créer une « présomption de sélectivité » en cas d’absence de « critères objectifs liés au système fiscal » justifiant la mesure (§ 491). En effet, le Tribunal rappelle la jurisprudence de la CJUE [12] selon laquelle l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire n’est constitutif d’une mesure sélective que s’il permet de « déterminer les bénéficiaires et les conditions de la mesure accordée sur le fondement de critères étrangers au système fiscal ».

Pire encore, l’absence de critères objectifs présents dans le système fiscal irlandais est déduit de l’examen de onze rulings dans lesquels la Commission « a constaté un certain nombre d’incohérences, sur le fondement desquelles elle a considéré que la pratique des autorités fiscales irlandaises en matière de rulings fiscaux était discrétionnaire » (§ 491). Cet argument, qui n’a pas convaincu, rappelle un précédent : la récente affaire « McDonald’s ». La Commission avait dû abandonner les poursuites faute de preuve, et avait accepté de reconnaître au terme de l’examen de vingt-cinq rulings que le fait de donner le même traitement à tout contribuable qui le demandait suffisait à écarter le caractère sélectif. À défaut de pouvoir démontrer la présence d’un avantage au sens du droit interne, elle avait simplement renoncé à dénoncer l’avantage [13]. Si l’activité d’Apple était reconnue comme étant aussi spécifique que celle de McDonalds, toute comparaison avec un concurrent non comparable perdrait son sens. MacBooks et Big Macs profiteront-ils du même micmac ?

L’étude de comparabilité effectuée pour appuyer le raisonnement subsidiaire est d’ailleurs rejetée. Le tribunal affirme que l’avantage que constituerait l’érosion de la base taxable n’est pas avéré et que malgré la possible « erreur méthodologique » quant à l’attribution du résultat des entités, il se situe « dans la partie inférieure d’un intervalle de pleine concurrence » (§ 477).

Il s’agit là du point sans doute le plus problématique de la décision du tribunal : le rejet brutal des moyens de la Commission soulignant, de manière documentée, la complaisance de l’Irlande vis-à-vis d’Apple dans l’octroi de ses faveurs. Certes, une décision contraire eût fait reposer la véritable charge de la preuve sur le contribuable, alors qu’il supportait déjà le poids de l’insécurité juridique et du redressement final. Quant aux États, il se serait agi ni plus ni moins de leur imposer une nouvelle obligation positive, sans fondement conventionnel, de documenter plus assidûment leur procédure d’octroi de ruling. Cependant, alors même que le Tribunal relève que l’Irlande n’a pas procédé à un examen suffisamment attentif de la validité de la demande d’Apple au regard du droit interne, et retient que de multiples considération extra-économiques, dont celles de l’emploi, ont été évoquées, il refuse pourtant d’y voir la preuve d’une mesure sélective. Il conclut simplement à « une défaillance méthodologique regrettable [14] » qui, « à elle seule, ne saurait démontrer […] l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire étendu par les autorités fiscales irlandaises » (§ 500), et semble ainsi exiger au mieux un « standard de preuve élevé » [15], au pire une véritable probatio diabolica.

De longs mois s’écouleront avant que la CJUE, devant laquelle les parties se sont portées [16], ne rende sa décision. Il n’est pas impossible d’envisager la confirmation de la décision du Tribunal, malgré les enjeux politiques colossaux que soulève ce contentieux. Bien que la preuve semblerait alors difficilement constituable à l’avenir, ce serait l’occasion de sanctionner les facilités de raisonnement de la Commission, si dommageables à l’attractivité des États et à la situation des contribuables. 

 

[1]« le Tribunal » ci-après.

[2] CJCE, 2 juillet 1974, aff. C-173/73, Italie/Commission (N° Lexbase : A6890AUQ), Rec. 1974, p. 709.

[3] JOCE, n° 125 du 17 août 1963, p. 2235.

[4] T. Lübbig, L’application de l’article 87 du Traité de Rome aux aides fiscales : un coup d’État communautaire ? ; RMCUE, 2003, n° 465.

[5] CJUE, 23 janvier 2019, aff. C-387/17, Fallimento Traghetti del Mediterraneo SpA (N° Lexbase : A8616YTB).

[6] Principe communautaire censé préserver tout opérateur avisé et raisonnable d’un changement juridique trop brusque.

[7] CJCE, 22 juin 2006, aff. C-182-03 et C-217/03, Royaume de Belgique c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A9603DPD).

[8] CJCE, 24 juillet 2003, aff. C-280/00, Altmark Trans GmbH, c/ Nahverkehrsgesellschaft Altmark GmbH (N° Lexbase : A2343C9N).

[9] Les enjeux de l’affaire Apple après l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 15 juillet 2020, Alexandre Maitrot de la Motte, Droit fiscal n° 30-35, 23 juillet 2020, 320.

[10] High Court (Haute Cour, Irlande), S. Murphy (Inspector of Taxes) v Dataproducts (Dub.) Ltd., 1988.

[11] CJUE, 4 juin 2015, aff. C-15/14 P, Commission européenne c/ MOL Magyar Olaj- és Gázipari Nyrt. (N° Lexbase : A2341NKW) : il revient à la Commission d’établir que les deux critères sont remplis.

[12] CJUE, 25 juillet 2018, aff. C-128/16 P, Commission européenne c/ Royaume d'Espagne, point 55 (N° Lexbase : A2957XY8).

[13] Commission européenne, communiqué de presse, 19 septembre 2018, n° IP/5831.

[14] Souligné par l’auteur.

[15] Michel Debroux, LEDICO sept. 2020, n° 113f2, p. 6

[16] JOUE, 1er février 2021, 2021/C 35/33.

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