Réf. : CJUE, 5 juillet 2012, aff. C-318/10 (N° Lexbase : A3542IQA)
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N3293BT7
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par Thibaut Massart, Professeur à l'Université Paris-Dauphine, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 05 Septembre 2012
Dans cette affaire, une société de droit belge avait constitué en 1991 une filiale commune avec un groupe nigérian pour l'exploitation de palmeraies en vue de la production d'huile de palme. La société tête du groupe nigérian était une société holding luxembourgeoise régie par la loi du 31 juillet 1929, relative au régime fiscal des sociétés de participations financières (Soparfi). La société belge avait convenu avec le groupe nigérian de fournir des services rémunérés, de vendre des équipements à la filiale commune et de rétrocéder une partie du bénéfice qu'elle tirerait de celle-ci, à titre de commission d'apport d'affaires, à la société luxembourgeoise. Comme la Soparfi n'était pas assujettie à un impôt analogue à l'impôt sur les revenus des sociétés applicable en Belgique, l'administration fiscale belge avait fait application de l'article 54 du CIR 1992 et n'avait pas admis la déduction des sommes versées à cette société au titre des frais professionnels.
A la suite du recours introduit par la société belge contre la décision de l'administration fiscale, le tribunal de première instance de Bruxelles, puis la cour d'appel de Bruxelles, ont confirmé la position de cette administration. Saisie d'un pourvoi, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la CJUE une question préjudicielle sur la compatibilité de l'article 54 du CIR 1992 avec la liberté de prestation de services visée à l'article 49 du Traité instituant la Communauté européenne (TFUE, art. 56 N° Lexbase : L2705IPU).
Rappelons que l'alinéa 1er de l'article 49 indique que "les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté sont interdites à l'égard des ressortissants des Etats membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation". L'alinéa 1er de l'article 49 est devenu l'alinéa 1er de l'article 56 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (N° Lexbase : L2705IPU), sans changement rédactionnel. De manière constante, cette disposition est interprétée comme interdisant aux Etats membres de prendre des mesures restreignant la libre prestation des services, sauf si cette restriction poursuit un objectif légitime compatible avec le Traité CE et se justifie par des raisons impérieuses d'intérêt général, pour autant, en pareil cas, qu'elle soit propre à garantir la réalisation de l'objectif poursuivi et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre (voir, notamment, CJUE, 5 juin 1997, aff. C-398/95 N° Lexbase : A0323AWU, Rec. p. I-3091, point 21 ; et CJUE, 18 décembre 2007, aff. C-341/05 N° Lexbase : A1122D3X, Rec. p. I 11767, point 101).
Dans la présente affaire, la Cour de justice de l'Union européenne a, par conséquent, cherché à déterminer, d'une part, si la législation fiscale belge comportait une restriction à la libre prestation de services, d'autre part, si une telle restriction pouvait éventuellement être justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général, et enfin si cette restriction paraissait proportionnée au regard de l'objectif poursuivi. L'article 54 du CIR de 1992 échoue son examen de passage à la dernière étape du raisonnement. Pour la Haute cour, l'article 54 du CIR de 1992 ne satisfait pas aux exigences de la sécurité juridique qui imposent que "les règles de droit soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets, en particulier lorsqu'elles peuvent avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables" (voir, en ce sens, CJUE, 7 juin 2005, aff. C-17/03 N° Lexbase : A5588DIS, Rec. p. I 4983, point 80, ainsi que CJUE, 16 février 2012, C-72/10 et C 77/10 N° Lexbase : A5819ICI, point 74). Or, la loi belge s'applique lorsque le prestataire est établi dans un pays dont le régime de taxation est "notablement plus avantageux" que le régime belge, mais sans préciser, dans la loi ou dans la doctrine administrative, les critères permettant de déterminer ce qu'il faut entendre par régime fiscal "notablement plus avantageux".
Il ressort de cette décision que si, pour lutter contre l'évasion fiscale, un Etat membre peut parfaitement élaborer une présomption de fraude lorsque contribuable fait appel à un prestataire situé dans un pays à fiscalité privilégiée, c'est à la condition de ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi.
I - Une présomption de fraude fiscale peut légitimement constituer une restriction à la libre prestation de services
La CJUE indique très explicitement que les Etats membres sont, par principe, habilités à élaborer des règles de preuve en matière fiscale, en particulier des présomptions de fraudes, lorsque le contribuable fait appel à un prestataire situé dans un pays à fiscalité privilégiée. Même si le renversement de la charge de la preuve ainsi instauré constitue incontestablement une restriction à la libre prestation de services, plusieurs raisons impérieuses d'intérêt général sont susceptibles de justifier une telle restriction.
A - Une présomption de fraude fiscale peut constituer une restriction à la libre prestation de services
Comme le souligne l'arrêt de la Haute cour, la législation belge comporte une règle générale assortie d'une règle spéciale.
Selon la règle générale, prévue à l'article 49 du CIR de 1992, les frais professionnels sont déductibles s'ils sont nécessaires pour acquérir ou conserver les revenus imposables et si le contribuable en démontre la réalité et le montant. Cette règle instaure un principe de déductibilité des frais professionnels, même s'elle impose au contribuable de justifier "la réalité et le montant au moyen de documents probants ou, quand cela n'est pas possible, par tous autres moyens de preuve admis par le droit commun, sauf le serment".
La règle spéciale de l'article 54 du CIR 1992 institue le principe inverse, en posant que les rémunérations de prestations ou de services ne sont pas considérées comme des frais professionnels déductibles lorsqu'elles sont payées à des prestataires étrangers, qui, "en vertu des dispositions de la législation du pays où ils sont établis, n'y sont pas soumis à un impôt sur les revenus ou y sont soumis, pour les revenus de l'espèce, à un régime de taxation notablement plus avantageux que celui auquel ces revenus sont soumis en Belgique". Cette non-déductibilité de principe équivaut à une sorte de présomption de fraude que le contribuable peut, fort heureusement, combattre en justifiant "par toutes voies de droit que [ces frais] répondent à des opérations réelles et sincères et qu'ils ne dépassent pas les limites normales".
Les règles ne sont donc pas les mêmes selon que le contribuable fait appel aux services d'un prestataire domestique ou d'un prestataire étranger soumis à un régime de taxation notablement plus avantageux. Si la déductibilité des frais est possible dans les deux cas, les règles de preuve sont plus sévères lorsque le contribuable a recours à un prestataire étranger bénéficiant d'une fiscalité notablement plus avantageuse. Cette rigueur transparaît notamment du commentaire du Code des impôts, qui précise qu'il s'agit d'"emporter la conviction raisonnable du fonctionnaire taxateur au sujet de la réalité et de la sincérité des opérations ayant donné lieu aux dépenses visées par la loi" (voir numéro 54/29 du commentaire du Code des impôts sur les revenus 1992). Comme le soulignent les conclusions de l'Avocat général (point n° 35), un large espace de discrétionnarité est laissé à l'administration.
Une telle discrimination constitue bien une restriction à la libre prestation de services, puisqu'elle invite les contribuables belges à ne pas recourir aux services fournis par des personnes établies dans des Etats membres à la fiscalité notablement plus avantageuse que la fiscalité du Royaume de Belgique. Or, selon une jurisprudence constante, l'article 49 TCE confère des droits non seulement au prestataire de services lui-même, mais également au destinataire desdits services (voir, notamment, CJUE, 31 janvier 1984, aff. C-286/82 et 286/83 N° Lexbase : A8612AUI, Rec. p. 377 ; CJUE, 26 octobre 1999, aff. C-294/97 N° Lexbase : A0526AWE, Rec. p. I-7447, point 34 ; aff. C-290/04, précité, point 32, ainsi que CJUE, 1er juillet 2010, aff. C-233/09 N° Lexbase : A5668E3C, non encore publié au Recueil, point 24). Les contribuables belges qui exercent dans ces conditions leur droit à la libre prestation de services passive se trouvent donc dans une situation moins avantageuse que les contribuables n'ayant pas fait usage de cette liberté et ayant cantonné leur activité sur le territoire de l'Etat membre d'imposition. La législation belge en cause est donc dissuasive à leur égard (point 28 de l'arrêt). Comme le souligne l'Avocat général (point n° 40 des conclusions), elle est également de nature à entraver l'offre de services émanant de personnes établies dans les Etats membres dont la fiscalité est plus avantageuse qu'en Belgique à destination des contribuables résidant dans ce dernier Etat membre (en ce sens, arrêt CJUE, 20 mai 2010, aff. C 56/09 N° Lexbase : A4824EXX, Rec. p. I-4517, point 41).
Force est d'admettre que la législation française pourrait souffrir les mêmes critiques.
L'article 39-1 du CGI (N° Lexbase : L3894IAH) établit un principe général de déductibilité des charges, mais uniquement "dans la mesure où elles correspondent à un travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à l'importance du service rendu". Ces charges doivent être régulièrement comptabilisées et appuyées de justifications, les factures constituant les justifications les plus courantes.
L'article 238 A du CGI instaure un régime spécial pour "les intérêts, arrérages et autres produits des obligations, créances, [...] ou les rémunérations de services, payés ou dus par une personne physique ou morale domiciliée ou établie en France à des personnes physiques ou morales qui sont domiciliées ou établies dans un Etat étranger ou un territoire situé hors de France et y sont soumises à un régime fiscal privilégié". Ces dépenses ne sont admises comme charges déductibles pour l'établissement de l'impôt, sauf si "le débiteur apporte la preuve que les dépenses correspondent à des opérations réelles et qu'elles ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré".
Le fardeau de la preuve a même été alourdi avec la loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009, de finances rectificative pour 2009 (N° Lexbase : L1817IGE), qui crée une nouvelle règle spéciale lorsque le prestataire est établi dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238-0 A (N° Lexbase : L3333IGK). Dans cette situation, le débiteur doit apporter la preuve, comme pour toutes les prestations émanant de pays à fiscalité privilégiée, que les dépenses correspondent à des opérations réelles et qu'elles ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. Mais, en plus, il doit démontrer que "les opérations auxquelles correspondent les dépenses ont principalement un objet et un effet autres que de permettre la localisation de ces dépenses dans un Etat ou territoire non coopératif". Cette règle particulière ne semble pourtant pas heurter l'article 49 TCE, car les Etats membres de l'Union européenne ne peuvent être considérés, selon l'article 238-0 A du CGI, comme des Etats non coopératifs.
Il n'en reste pas moins que la règle spéciale posée par l'article 238 A du CGI instaure bien une restriction à la libre prestation de services puisque cette mesure concerne tous les pays à fiscalité privilégiée, membres ou non membres de l'Union.
Néanmoins, cette entrave n'est condamnable que si elle ne peut être justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général. Or, plusieurs raisons peuvent être invoquées par le législateur.
B - Les raisons impérieuses d'intérêt général justifiant une telle restriction
Comme il n'existe pas de définition de la "raison impérieuse d'intérêt général", l'imagination des Etats membres est souvent fertile pour justifier d'éventuelles restrictions. Toutefois, dans la présente affaire, les raisons invoquées étaient des plus classiques. L'Etat belge sollicitait deux raisons impérieuses d'intérêt général pour défendre l'article 54 du CIR 1992. Mais, pressentant peut-être qu'une telle décision risquait d'impacter sa propre législation, le Gouvernement français avait également présenté des observations qui ajoutaient une troisième justification.
En premier lieu, les Gouvernements belge et français invoquaient la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d'imposition entre les Etats membres. Une telle justification a déjà été admise par la CJUE lorsque la restriction vise à prévenir des comportements de nature à compromettre le droit d'un Etat membre d'exercer sa compétence fiscale en relation avec les activités réalisées sur son territoire (voir arrêt du 21 janvier 2010, aff. C 311/08 N° Lexbase : A4534EQY, Rec. p. I 487, point 60). Dans la présente espèce, la Cour reçoit l'argument alors même que l'Avocat général estimait que la justification tirée de la répartition équilibrée du pouvoir d'imposition devait être écartée. En effet, selon l'Avocat général, le mécanisme de l'article 54 du CIR 1993 n'opère pas de répartition du pouvoir de taxation des Etats membres concernés sur les bénéfices correspondant auxdites rémunérations puisque cette disposition ne vise que les contribuables belges et n'a d'autre finalité que s'assurer que les déductions de l'impôt sur leurs revenus sont justifiées. Cette position rejoint celle du commissaire du Gouvernement, Gilles Gimenez, qui indiquait devant la cour administrative d'appel de Lyon en 2008, pour admettre la compatibilité de l'article 238 A avec la liberté de prestation de services, "les dispositions de l'article 238 A du CGI, afférentes à des justifications de charges, n'ont ni pour objet, ni pour effet, d'instituer une différence d'imposition entre deux Etats membres, mais seulement, dans le but de prévenir le risque d'évasion fiscale et comme il a été déjà dit, d'imposer aux entreprises qui versent des sommes à des entreprises étrangères de justifier de la réalité, en l'espèce, des prestations de services dont les premières ont été bénéficiaires, et du caractère normal ou non exagéré des dépenses y afférentes" (CAA Lyon, 2ème ch., 7 mai 2008, n° 05LY00646, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3111D94, concl. G. Gimenez, Dr. Fisc. n° 41, 2008, comm. 536).
Néanmoins, la Cour estime que l'article 54 du CIR 1992 vise "à faire obstacle aux comportements qui consistent à diminuer la base imposable des contribuables résidents en rémunérant des prestations de services inexistantes dans le seul but d'éluder l'impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités réalisées sur le territoire national" et qu'en conséquence ces comportements "sont de nature à compromettre le droit d'un Etat membre d'exercer sa compétence fiscale en relation avec les activités réalisées par les contribuables résidents sur son territoire et à porter atteinte à la répartition équilibrée des pouvoirs d'imposition entre les Etats membres".
En deuxième lieu, le Gouvernement français, au secours de la position belge, estimait que cette dernière était également justifiée par la nécessité de garantir l'efficacité des contrôles fiscaux. La Cour a effectivement déjà reconnu que la nécessité de garantir l'efficacité des contrôles fiscaux constitue une raison impérieuse d'intérêt général susceptible de justifier une restriction à l'exercice des libertés fondamentales garanties par le Traité (voir, en ce sens, CJUE, 20 février 1979, aff. C-120/78 N° Lexbase : A5743AUA, Rec. p. 649, point 8 ; CJUE, 15 mai 1997, aff. C-250/95 N° Lexbase : A0119AWC, Rec. p. I 2471, point 31 ; CJUE, 14 septembre 2006, aff. C-386/04 N° Lexbase : A9708DQM, Rec. p. I 8203, point 47 ; CJUE, 1er juillet 2010, aff. C-233/09, n° 58). De manière plus précise, il est admis que, "dans le but d'assurer l'efficacité des contrôles fiscaux, lesquels visent à lutter contre la fraude fiscale, un Etat membre est autorisé à appliquer des mesures qui permettent la vérification, de façon claire et précise, du montant des frais déductibles dans cet Etat au titre des frais professionnels" (voir, en ce sens, CJUE, 8 juillet 1999, aff. C-254/97 N° Lexbase : A0511AWT, Rec. p. I 4809, point 18 ; CJUE, 10 mars 2005, aff. C-39/04 N° Lexbase : A2728DHI, Rec. p. I 2057, point 24, et CJUE, 13 mars 2008, C-248/06 N° Lexbase : A3762D7H, point 34). Or, l'article 54 du CIR de 1992 a bien pour objectif de permettre à l'administration fiscale belge de vérifier de manière efficace la réalité et la sincérité des opérations effectuées, ainsi que le caractère normal des dépenses exposées.
En troisième et dernier lieu, les Gouvernements belge et français déclarèrent que la restriction à la libre prestation de services était justifiée par des raisons tenant à la nécessité de lutter contre l'évasion fiscale. La lutte contre la fraude fait effectivement partie des justifications classiques reconnues comme telles par la jurisprudence de la Cour de justice (Voir, notamment, CJUE, 20 février 1979, aff. C-120/78, Rec. p. 649, point 8 ; CJUE, 15 mai 1997, aff. C-250/95, Rec. p. I 2471, point 31 ; CJUE, 8 juillet 1999, aff. C-254/97, Rec. p. I 4809, point 18 ; CJUE, 10 mars 2005, aff. C-39/04, Rec. p. I 2057, point 24 ; CJUE, 14 septembre 2006, aff. C-386/04, Rec. p. I 8203, point 47 ; CJUE, 26 octobre 2010, aff. C-97/09 N° Lexbase : A5145GCK, non encore publié au Recueil, point 57, ainsi que CJUE, 30 juin 2011, aff. C-262/09 N° Lexbase : A5566HUP, non encore publié au Recueil, point 41). Elle figure même dans la liste fournie par la Directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006, relative aux services dans le Marché intérieur (N° Lexbase : L8989HT4). Toutefois, une exigence impérieuse n'est admise que si la restriction est propre à garantir la réalisation de l'objectif poursuivi (caractère approprié), et qu'elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation des objectifs poursuivis (caractère de proportionnalité).
Il ne fait aucun doute que le but premier de l'article 54 du CIR 1992, voire d'ailleurs de l'article 238 A du CGI, est de lutter contre la fraude et l'évasion fiscale ou les abus, et plus précisément de prémunir les Etats concernés contre la pratique de rémunérations de prestations fictives ou de rémunérations anormales de prestations réelles qui, présentées comme frais professionnels et susceptibles comme tels d'être déduits du montant de l'impôt sur le revenu en Belgique ou en France, sont susceptibles de porter indirectement atteinte, à raison de leur caractère abusif, à l'exercice par l'Etat membre en question de sa compétence fiscale en relation avec les activités réalisées sur son territoire. Encore faut-il cependant que la restriction à la libre prestation de services réponde au critère de spécificité, c'est-à-dire qu'elle vise spécifiquement les montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dont la seule fin est d'obtenir un avantage fiscal. La CJUE affirme qu'en "prévoyant que les rémunérations payées à des prestataires non-résidents ne sont pas considérées comme des frais professionnels à moins que le contribuable ne justifie qu'elles répondent à des opérations réelles et sincères et qu'elles ne dépassent pas les limites normales, la législation en cause au principal permet d'atteindre l'objectif de prévention de la fraude et de l'évasion fiscales au regard duquel elle a été adoptée". Il est vrai qu'exiger des contribuables souhaitant bénéficier d'un avantage fiscal, tel que la déduction des frais professionnels, qu'ils fournissent les éléments établissant que lesdits frais correspondent à des opérations sincères et demeurent dans des limites normales a incontestablement pour objectif d'éviter que ces mêmes contribuables organisent la réduction de leur revenu imposable par la production de factures fictives ou anormalement élevées (voir point 62 des conclusions de l'Avocat général).
Toutes ces justifications peuvent s'appliquer sans mal à l'article 238 A du CGI, car l'objectif de cette mesure est le même que celui de l'article 54 du CIR de 1992. Cependant, pour échapper à toute critique, encore faut-il, pour ces deux textes, que la présomption de fraude soit proportionnée par rapport à l'objectif poursuivi. Sur ce terrain, si l'article 54 du CIR de 1992 était à l'évidence condamnable, il n'est nullement certain que l'article 238 A, même dans sa rédaction actuelle, pourrait satisfaire au critère de proportionnalité.
II - La présomption de fraude doit cependant être proportionnée
Aux termes d'une jurisprudence constante, les mesures nationales qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant la libre prestation de services n'échappent à l'interdiction énoncée par l'article 49 TCE que, en plus d'être justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général et d'être propres à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent, elles ne vont pas au delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre, aucune autre mesure moins restrictive ne pouvant leur être substituée (JurisClasseur Europe Traité, fasc. 710, Droit d'établissement et libre prestation de services, par J.-G. Huglo).
Dans la présente affaire, l'article 54 du CIR de 1992 ne satisfait pas à cette condition de proportionnalité. A titre principal, il est reproché à cette disposition d'engendrer une insécurité juridique pour les contribuables, en raison du manque de clarté dans ses conditions d'application, le législateur se contentant d'affirmer, sans autres précisions, que la présomption de fraude s'applique lorsque le régime de taxation du prestataire est "notablement plus avantageux" que le régime national. A titre subsidiaire, la Cour semble également imputer à la présomption son caractère trop général, plus précisément l'universalité de son champ d'application.
Force est d'admettre que si la première critique ne peut plus être adressée à l'encontre de l'article 238 A du CGI dans sa rédaction actuelle, il n'en va pas de même de la seconde.
A - Les conditions d'application de la règle doivent être claires
L'article 54 du CIR de 1992 crée un renversement de la charge de la preuve lorsque les rémunérations sont versées à des prestataires qui, en vertu des dispositions de la législation de l'Etat membre où ils sont établis, n'y sont pas soumis à un impôt sur les revenus ou y sont soumis, pour les revenus concernés, à un "régime de taxation notablement plus avantageux que celui auquel ces revenus sont soumis en Belgique". Mais la Cour déclare que le champ d'application de cette règle n'est pas déterminé avec une précision suffisante puisque, comme l'a admis le Gouvernement belge, il n'existait aucune précision normative ou d'instructions administratives sur ce qu'il convenait d'entendre par "un régime de taxation notablement plus avantageux que celui auquel ces revenus sont soumis en Belgique", l'appréciation portant sur l'applicabilité de la règle étant effectuée au cas par cas par l'administration fiscale, sous contrôle des juridictions nationales. La Cour considère qu'une telle mesure ne satisfait pas "aux exigences de la sécurité juridique qui exige que les règles de droit soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets, en particulier lorsqu'elles peuvent avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables" (voir, en ce sens, CJUE, 7 juin 2005, aff. C-17/03 N° Lexbase : A5588DIS, Rec. p. I 4983, point 80, ainsi que CJUE, 16 février 2012, C-72/10 et C-77/10, non encore publié au Recueil, point 74), pour en conclure qu'une "règle ne satisfaisant pas aux exigences du principe de sécurité juridique ne saurait être considérée comme proportionnée aux objectifs poursuivis".
L'on doit reconnaître que la rédaction originaire de l'article 238 A du CGI peut souffrir le même grief. L'alinéa 2 de cet article, dans sa rédaction issue de l'article 14 de la loi de finances pour 1974 (loi n° 73-1150 du 27 décembre 1973) précise seulement que les personnes domiciliées ou établies hors de France étaient regardées comme soumises à un régime fiscal privilégié dans l'Etat ou le territoire considéré si elles n'y étaient pas imposables ou si elles y étaient assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus "notablement moins élevés qu'en France", sans autres précisions. La doctrine administrative (Doc. adm. DGI 4 C-9113, 30 octobre 1997) et la jurisprudence du Conseil d'Etat avaient toutefois comblé cette imprécision. La loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004, de finances pour 2005 (N° Lexbase : L5203GUA) a sécurisé le domaine d'application de la règle en posant que les personnes sont regardées comme soumises à un régime fiscal privilégié dans l'Etat ou le territoire considéré "si elles n'y sont pas imposables ou si elles y sont assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l'impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont elles auraient été redevables dans les conditions de droit commun en France, si elles y avaient été domiciliées ou établies". En clarifiant la notion de régime fiscal privilégié et en légalisation cette définition, le législateur semble avoir satisfait à l'exigence du principe de sécurité juridique. Il convient toutefois de souligner qu'une grande incertitude demeure quant à la détermination ex post des pays à fiscalité privilégiée. Les dispositions de l'article 238 A du CGI imposent dans un premier temps, de déterminer la charge fiscale effectivement supportée par la société ayant perçu les sommes litigieuses à l'étranger puis, dans un second temps, d'évaluer la charge fiscale que supporterait la même société si elle était établie en France, et de comparer les résultats obtenus (cf. sur ce point les conclusions précitées d'O. Fouquet et les conclusions de P. Collin sous CE 8° et 3° s-s-r., 2 avril 2003, n° 237751, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1987DEC, Dr. fisc., 2005, n° 48, comm. 776 ; RJF, 2003, n° 693 ; BDCF, 2003, n° 75). Même si un seuil précis a été fixé, l'imposition théorique française devant être supérieure au double de l'imposition effective étrangère, une comparaison in concreto doit toujours être opérée, ce qui n'est certainement pas une opération commode pour le contribuable.
Même si le législateur a pu dresser une liste d'Etats et de territoires non coopératifs selon l'article 238-0 A (N° Lexbase : L3333IGK), il aurait été certainement beaucoup plus difficile d'établir un catalogue des pays à fiscalité privilégiée, en raison, d'une part, de la grande disparité des modalités d'imposition des bénéfices ou des revenus à travers le monde et, d'autre part, de l'instabilité législative dans la plupart des pays. Il n'en reste pas moins que la difficulté à définir à coup sûr ce qu'est un régime fiscal privilégié (sur cette difficulté voir CE 9° et 10° s-s-r., 21 novembre 2011, n° 325214, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9934HZX, concl. P. Collin, note Ph. Durand, Dr. fisc., n° 5, 2012, comm. 128) génère une incertitude juridique dont on peut se demander si elle compatible avec le principe de la libre prestation de services. D'autant que l'universalité l'article 238 A du CGI pose une difficulté sérieuse.
B - Le champ d'application ne peut être universel
De manière particulièrement explicite, l'Avocat général reprochait à l'article 54 du CIR de 1992 son manque de spécificité. Il indiquait : "le principal problème que pose l'article 54 du CIR 1992 au regard de la libre prestation de services au sens de l'article 49 CE réside dans son absence de spécificité ou, si l'on préfère, dans l'universalité de son champ d'application" (point n° 70 des conclusions). En effet, le contribuable est tenu de justifier systématiquement la réalité et la sincérité de toutes les prestations, ainsi que de prouver le caractère normal de toutes les rémunérations y afférentes, sans que l'administration soit tenue de fournir ne serait-ce qu'un commencement de preuve de fraude ou d'évasion fiscales. D'autant que l'article 54 du CIR 1992, comme d'ailleurs l'article 238 A du CGI, trouve à s'appliquer sans qu'existe un lien de dépendance entre le contribuable belge et le prestataire de services établi dans un Etat membre à la fiscalité notablement plus avantageuse (ou dans un pays à fiscalité privilégiée). Comme le souligne l'Avocat général (point 72 des conclusions), une telle condition permettrait de constater plus aisément que la restriction ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de l'objectif principal qu'il poursuit légitimement. Comme la Commission l'a également souligné, dans sa communication du 10 décembre 2007 (communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen, du 10 décembre 2007, L'application des mesures de lutte contre les abus dans le domaine de la fiscalité directe - au sein de l'Union européenne et dans les rapports avec les pays tiers [COM(2007) 785 final, p. 5 et 6]), "l'établissement de critères de présomption raisonnables contribue à une application équilibrée des mesures anti-abus en renforçant la sécurité juridique au profit du contribuable tout en facilitant la tâche de l'administration fiscale". Mais les règles anti-abus ne doivent pas cibler trop large, pour n'appréhender que les situations caractérisées par l'absence de justification commerciale. La CJUE a même jugé que, si la lutte contre l'évasion fiscale et l'efficacité des contrôles fiscaux peuvent être invoquées pour justifier des restrictions à l'exercice des libertés fondamentales garanties par le Traité (voir CJUE, 8 juillet 1999, aff. C-254/97, Rec. p. I 4809, point 18 ; CJUE, 26 septembre 2000, aff. C-478/98, Rec. p. I 7587, point 39 ; et CJUE, 4 mars 2004, aff. C-334/02, Rec. p. I 2229, point 27), "une présomption générale d'évasion ou de fraude fiscales ne saurait suffire à justifier une mesure qui porte atteinte aux objectifs du Traité" (voir, en ce sens, CJUE, 8 juillet 1999, point 45, et CJUE 4 mars 2004, point 27 ; CJUE, 6 avril 2006, aff. C-433/04 N° Lexbase : A2736DS7, n° 40).
Dans la présente affaire et sur ce point précis, la Cour, sans condamner ouvertement le caractère universel de la présomption, adresse toutefois de sérieuses réserves à l'égard d'une mesure générale qui "peut être appliquée en l'absence de tout critère objectif et vérifiable par des tiers et pouvant servir d'indice de l'existence d'un montage purement artificiel, dépourvu de réalité économique, dans le but d'éluder l'impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités réalisées sur le territoire national, seul le niveau d'imposition du prestataire de services dans l'Etat membre où il est établi étant pris en compte" (point n° 56). Une telle mise en garde intéresse naturellement l'article 238 A du CGI.
Il a d'ailleurs été soutenu dans une décision du 14 décembre 2010 que "l'article 155 A du Code général des impôts, par son effet dissuasif à l'exercice du droit d'établissement et par les mécanismes d'imposition qu'il prévoit, poursuit un objectif légitime de lutte contre l'évasion fiscale. Il s'applique, toutefois, de manière générale à tout contribuable domicilié ou établi en France et se faisant rémunérer par l'intermédiaire d'une société qu'il contrôle, établie hors de France, sans distinguer les hypothèses où cette situation correspondrait à un montage purement artificiel, de celles où l'implantation hors de France de ladite société serait justifiée par des motifs légitimes, et sans permettre au contribuable de faire valoir de tels motifs pour échapper à l'imposition encourue. La loi comporte donc des effets disproportionnés à l'égard du droit d'établissement garanti par l'article 49 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne au regard de l'objectif qu'elle poursuit" (CAA Douai, 2ème ch., 14 décembre 2010, n° 08DA01103, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9081GQE, Dr. fisc., 2011, n° 4, comm. 133, concl. P. Minne ; RJF, 4/2011, n° 400 ; BDCF, 4/2011, n° 39, concl. P. Minne). Il semble toutefois difficile d'assimiler l'article 238 A et l'article 155 A du CGI, car ce dernier texte institue une présomption d'évasion fiscale irréfragable, forme moderne de la probatio diabolica, alors que l'article 238 A instaure une présomption simple. Il en serait certainement autrement s'il s'avérait que la production des éléments de preuve exigée par l'article 238 A était pratiquement impossible ou excessivement difficile (CJUE, 15 septembre 2011, aff. C-310/09 N° Lexbase : A7302HXQ, Dr. fisc., 2012, n° 3, comm. 67, note J.-L. Pierre ; sur cette affaire, V. P. Dibout, Le précompte : incompatibilité avec le droit communautaire ? Eclairage sur le renvoi préjudiciel à la Cour de justice, Dr. fisc., 2009, n° 30, étude 430 ; E. Meier et R. Torlet, Le fabuleux destin des retenues à la source..., Dr. fisc., 2009, n° 26, étude 382 ; V. Daumas, Distributions transfrontalières de dividendes : avec avoir... ou pas ?, RJF, 2009, p. 715-721).
Il n'en reste pas moins que l'article 238 A, en créant une présomption de fraude sans exiger le moindre élément objectif autre que celui du niveau d'imposition du prestataire, semble aller bien au-delà de ce qui paraît nécessaire pour lutter contre la fraude fiscale. D'ailleurs, pour l'administration, le régime de l'article 238 A est plus efficace que d'autres dispositifs possibles, eux aussi dédiés à la lutte contre l'utilisation de paradis fiscaux et en particulier l'article 57 (V. JCl. Fiscal international, Fasc. 3840, ou Droit international, Fasc. 3840, ou Fiscal Impôts directs, Traité Fasc. 3840). Le renversement de la preuve opéré par l'article 238 A du CGI va donc bien au-delà de la présomption légale de transfert de bénéfices posée par l'article 57 du CGI. Ainsi lorsque la situation de fait est telle que, pour justifier un rehaussement, il existe une possibilité de choix entre l'article 57 du CGI et l'article 238 A, l'administration recommande de préférer la seconde procédure comme étant de nature à mieux assurer la sauvegarde des intérêts du Trésor (instruction du 30 octobre 1997, BOI 4 C-92, § 5). Incontestablement, une telle règle ne peut que freiner la circulation des services à l'intérieur du marché commun, même si, il convient de le souligner, la jurisprudence n'a que rarement admis l'existence d'un régime fiscal privilégié (voir les exemples cités par R. Coin, Répression de l'évasion fiscale internationale - Versements au profit de personnes dans des pays à fiscalité privilégiée (CGI, art. 238 A), JurisClasseur Fiscal international, Fasc. 3720, n° 52).
Il ressort de l'ensemble de ces réflexions que l'on ne peut conclure, comme une évidence, à l'incompatibilité de l'article 238 A du CGI avec le principe de la libre prestation de services posé par l'article 49 CE. Pour aller plus en avant dans l'analyse, la CJUE devra fournir des clés permettant de mieux cerner les limites que le législateur doit poser lorsqu'il élabore une présomption de fraude fiscale.
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