Lecture: 5 min
N1612BTU
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Il est fort à parier que peu d'entre nous se remémorent ces quelques vers de Victor Hugo, à la contemplation de ceux qui, ici ou là, mendient pour casser la croûte, en attendant de casser leur pipe. Souvent, notre regard se détourne, parfois notre conscience se retourne. Et, c'est bien parce qu'il est affaire de conscience collective troublée que pointent de plus en plus du nez des arrêtés municipaux anti-mendicité.
L'un des derniers, pris à l'été 2011 par la commune de La Madeleine, près de Lille, vient d'être annulé par le tribunal administratif, le juge estimant, notamment, que le contenu de l'arrêté "ne circonscri[vait] pas avec précision le champ d'application de l'interdiction", était sujet à interprétation et était susceptible d'étendre cette interdiction "au-delà de ce qui [était] nécessaire". L'AFP nous indique que l'arrêté litigieux avait été pris dans la foulée d'autres villes et traduit en roumain et en bulgare ; il invoquait un "climat de tension" créé par la présence d'un camp de Roms près de la commune.
Si la justification de l'arrêté est un peu courte aux yeux de la loi, elle s'inscrit, pourtant, dans une tradition de mesures anti-mendicité, toutes servies au gré des guerres civiles et des crises. Après la consécration, au Moyen Âge, des ordres mendiants de Saint Dominique et de Saint François, réclamant la fin de l'obscurantisme, l'ordonnance de Moulins de 1566, puis celle de Fontainebleau de 1586, en pleine guerre de religions, entendaient éradiquer la mendicité, mettant à contribution les ecclésiastiques, afin de "pourvoir à la nourriture et à l'entretien des pauvres mendiants". Les premières mesures coercitives sont, toutefois, plus tardives et l'édit de 1656, au sortir de la Fronde, porta établissement de l'Hôpital Général de Paris, en conférant des pouvoirs très étendus aux directeurs de cet hospice, mettant à leur disposition une force armée nouvelle désignée sous le nom d'"Archers des pauvres", afin d'enfermer les mendiants ; mesure étendue dans toute la France par déclaration royale de 1662. Reste qu'en 1686, en pleine guerre contre la Ligue d'Augsbourg, l'absolutisme royal condamna les mendiants aux galères... Et, en 1808, au coeur de la révolte espagnole ébranlant l'empire, un décret organique disposa de l'interdiction de la mendicité en France, voeu pieux s'il pouvait en être, et confirma les dépôts de mendicité... Enfin, est-il utile de rappeler que les articles 277 à 281 ancien du Code pénal ont sanctionné la mendicité, de 1810 à 1994 ; les "siècles bourgeois" admettant mal que la misère ne s'étale sous leurs yeux. Ainsi, "la majestueuse égalité des lois interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain", nous enseigne Anatole France.
"Le mal de la mendicité a été universellement connu dans tous les temps. Le nombre de mendiants toujours plus grand d'année en année depuis plusieurs siècles en a fait voir les inconvénients plus grands et plus fréquents : enfin de nos jours ils se sont multipliés au point, que des villes ils se répandent dans les campagnes où ils font le dégât, volant les épices, les pommes dans les vergers, les fruits dans les jardins, les poules jusque dans les poulaillers ; rien n'est plus aujourd'hui en sûreté" : introduction vive et actuelle, s'il en est, du Traité sur la mendicité avec les projets de règlement propres à l'empêcher dans les villes et les campagnes, de François Taintenier, édité en 1774, et qui pourrait bien servir d'épitaphe aux arrêtés municipaux anti-mendicité pris ces dernières années. Le mythe du "voleur de poules et du jeteur de sorts" vient de loin...
Mais, comment en vouloir aux maires ? La dépénalisation de la mendicité (l'exploitation de la mendicité demeurant pénalement sanctionnée aux articles 225-12-5 et suivants du Code pénal), à la suite de l'introduction du nouveau Code pénal, au lendemain de l'instauration des minima sociaux, laisse, souvent, sans arme juridique les autorités publiques locales confrontées à un phénomène grandissant, sur fond de crise aggravée.
Seuls interstices, le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques (CGCT, art. L. 2212-2). En effet, la mendicité sur la voie publique constitue, juridiquement, une utilisation du domaine public pour une finalité particulière. Et, l'autorité administrative qui doit, alors, veiller à la conciliation des diverses utilisations du domaine public et au respect du principe d'égalité entre les utilisateurs du domaine public, peut ainsi prendre des mesures restrictives. Mais, comme nous le rappelle la dernière jurisprudence, seules les plaintes de particuliers, notamment d'habitants du voisinage incommodés, de commerçants invoquant la fuite de la clientèle et un préjudice commercial peuvent véritablement permettre de fonder un arrêté anti-mendicité. Le juge administratif commande au maire d'apporter "des éléments permettant d'apprécier la gravité" du trouble invoqué et, en l'espèce, "il n'y avait pas suffisamment de plaintes de la part de la population" ; c'est pourquoi il annulé l'arrêté litigieux. Et, le plus souvent, le trouble apparaît plus éphémère que le mal dont il est le fruit ; si bien que les plaintes ne sont pas légion.
Finalement, tout est affaire de circonstances... "En jugeant que l'arrêté du maire de Prades n'interdit les actes de mendicité que durant la période estivale, du mardi au dimanche, de 9 heures à 20 heures, et dans une zone limitée au centre ville et aux abords de deux grandes surfaces, la cour n'a pas dénaturé les termes de cet arrêté ; [...] elle a pu en déduire, par une exacte qualification juridique des faits et sans erreur de droit, que le maire avait pris une mesure d'interdiction légalement justifiée par les nécessités de l'ordre public", nous livrait le Conseil d'Etat le 9 juillet 2003...
Ou de conscience... "Le monde souffre de ne pas avoir assez de mendiants pour rappeler aux hommes la douceur d'un geste fraternel" souffle Marcel Aymé dans Clérambard.
Dernière minute : une jeune Roumaine de 24 ans vient d'être condamnée à 10 euros d'amende par infraction, soit 80 euros d'amende, pour "occupation abusive du domaine public et sollicitations et quête à l'égard des passants" de la ville de Castres.
Encore pourra-t-elle se réfugier au château de Moulinsart et rejoindre Miarka : l'intolérance du capitaine Haddock à la vue du campement des tziganes établi à côté d'une décharge publique, dans Les bijoux de la Castafiore, laissant rapidement place aux élans du coeur, lorsqu'il apprend que ce sont les autorités publiques, elles-mêmes, qui leur ont enjoint de s'installer à cet endroit. Mais, dans l'imaginaire d'Hergé, comme dans la réalité, la police pourra toujours laisser cours aux préjugés et déclarer les "romanichels" coupables de vol... Au regard de leur appartenance ethnique.
"Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations".
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:431612