La lettre juridique n°841 du 29 octobre 2020 : Internet

[Jurisprudence] L’arrêt de CJUE en date du 15 septembre 2020 et les contours de la neutralité du net : quelles conséquences pour les offres dites « zero rating » ?

Réf. : CJUE, 15 septembre 2020, aff. C-807/18 (N° Lexbase : A66143T7)

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N5055BYU

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par Arnaud Quilton, Juriste, Docteur en droit, Responsable du département Droit du Numérique, Cabinet AVOCONSEIL

le 28 Octobre 2020


Mots-clés : neutralité du net • Règlement n° 2015/2120 • zero rating • communications électroniques • droit des réseaux • droits et libertés fondamentaux • liberté contractuelle • liberté du commerce et de l’industrie • ARCEP

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 15 septembre 2020 une décision considérée comme fondatrice. Elle est en effet venue pour la première fois préciser le principe de neutralité du net consacré en grandes pompes quelques années plus tôt par le Règlement (UE) n° 2015/2120 du 25 novembre 2015. Néanmoins, en se prononçant spécifiquement sur la légalité des offres « zero rating », cet arrêt soulève en parallèle d’autres interrogations relatives à la prévalence du principe de neutralité du net sur d’autres droits et libertés fondamentaux dont la liberté contractuelle.


Les avancées techniques et technologiques incessantes couplées au désir d’accroître leur rentabilité conduisent bien souvent les opérateurs de télécommunication ainsi que les fabricants de matériels connectés à proposer des offres novatrices, aptes à capter de nouveaux utilisateurs. Pour autant, ces pratiques, bien qu’a priori conformes au droit de la concurrence, sont en fait strictement encadrées par un principe fondamental effectif depuis peu de temps dans le monde numérique : la neutralité du net.

C’est précisément sur ce sujet que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu, le 15 septembre 2020, une décision considérée comme fondatrice par la plupart des commentateurs spécialisés en droit du numérique (mais pas que !) [1]. En effet, elle est venue pour la première fois préciser le principe de neutralité du net consacré en grandes pompes quelques années plus tôt par le Règlement (UE) n° 2015/2120 du 25 novembre 2015, établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert (N° Lexbase : L4988KR8) .

Néanmoins, avant même d’analyser le contenu de cet arrêt (II) et ses conséquences concrètes pour les européens (III), il importe dans un premier temps de rappeler succinctement ce qu’est, le concept de neutralité du net (I). Ceci impliquera notamment d’évoquer sa consécration réglementaire au sein du droit de l’Union européenne.  

I. Le concept de « neutralité du net » et sa consécration réglementaire en 2015

Avant sa consécration par le droit européen en 2015 (B), la neutralité du net a fait l’objet d’hésitations et de débats doctrinaux qu’il importe de rappeler succinctement (A). C’est en effet cette analyse doctrinale – et donc théorique – qui permettra d’appréhender mieux non seulement ses contours mais aussi les enjeux juridico-techniques inhérents à sa mise en œuvre.

A. Les contours théoriques de la neutralité du net

La « neutralité de l’internet », aussi dénommée « neutralité du net », est un terme fréquemment utilisé depuis le début des années 2000 dès lors qu’est envisagée l’analyse du mode de fonctionnement du réseau des réseaux. Devenue un véritable réceptacle à diverses conceptions ou philosophies à la fois libertaires, commerciales ou politiques du cyberespace, la « net neutrality » (en anglais) et ses principes sous-jacents font l’objet depuis cette période de toutes les attentions, spécifiquement de la part des juristes.

Il faut dire que les composantes et principes qu’elle renferme s’avèrent être largement empruntés au monde du droit : la liberté et l’égalité constituent notamment deux de ses principaux socles fondateurs. Mais, de manière simultanée, elle renvoie aussi à des enjeux économiques et structurels qui apparaissent être prégnants compte tenu de l’essor foudroyant du numérique à l’échelle mondiale. Elle symbolise donc un dualisme entre la conception historique et technique du réseau, empreint de préceptes libertaires, et des considérations d’ordre purement économiques, liées à l’essor du net.

Jusqu’au milieu des années 2010, le principe de neutralité du net ne faisait l’objet d’aucune définition juridique stable et uniforme en France et au sein de l’Union européenne. Cette situation reflétait en partie les divergences quant à son contenu, sa portée et, parfois même, sa légitimité [2].

Malgré tout, en opérant une synthèse des différentes réflexions portant sur le sujet, il était possible d’en dresser les principaux éléments caractéristiques :

  • Tout d’abord, le concept de neutralité jouerait un rôle déterminant sur le contenu des données et des informations transitant sur le réseau. En effet, la neutralité renverrait au principe selon lequel toutes les informations et, de manière générale, tous les flux sont acheminés sans discrimination sur les réseaux. Cette définition demeure, somme toute, assez proche de celle donnée par le « vulgarisateur » de ce concept, le juriste américain Tim Wu, pour qui « un réseau d’information public est maximalement efficace lorsqu’il aspire à traiter tous les contenus, sites et plateformes de manière égale » [3]. Elle vient parachever l’idée selon laquelle internet est un outil issu d’une philosophie éminemment libertaire permettant d’accéder et d’exercer, de façon équitable, une multitude de droits et libertés fondamentaux (accès à la culture et au savoir, à la liberté d’expression, à la liberté d’entreprendre, etc.).
  • Dans le même sens, selon l’ARCEP [4], la neutralité imposerait que « les réseaux de communications électroniques doivent transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire » [5]. Ainsi, selon cette conception, la neutralité aurait pour objectif de garantir la libre communication de tous types de contenus sur le net, peu importe la nature de ceux-ci : elle impliquerait un égal traitement de toutes les informations sur le réseau, sans aucune discrimination.
  • En second lieu, le principe de neutralité aurait une connotation nettement plus technique et économique, désignant les principes afférents à l’architecture ainsi qu’au fonctionnement même de l’internet. En effet, il permettrait d’assurer le bon fonctionnement global du réseau et de garantir une qualité de service minimale, assurant ainsi la stabilité du réseau des réseaux et le respect des principes de base ayant amené à son avènement. À ce titre, la « net neutrality » aurait pour objet de consolider le développement du net et des services qu’il propose, « grâce à l’innovation et au développement des modèles techniques et économiques plus efficaces » [6] ; l’interconnexion y deviendrait un principe essentiel puisqu’elle contraindrait les fournisseurs d’accès à internet (les « FAI ») – ou tout autre propriétaire d’une partie de l’infrastructure physique du net – à échanger entre eux leurs trafics de données et ainsi accentuer et fluidifier la communication. En parallèle, toujours selon cette conception, la neutralité aurait pour ambition de garantir à tous les internautes, quels qu’ils soient, un accès à l’internet – et à tous les services que celui-ci propose –, dans des conditions égalitaires, c’est-à-dire sans aucune discrimination ; la liberté d’accès à l’internet serait donc incluse dans son champ d’application.

Au final, après de nombreux débats doctrinaux, ces deux éléments – qui ont parfois été opposés l’un à l’autre comme étant incompatibles – ont été cumulativement intégrés à la conception désormais [7] admise de « neutralité du net ». Celle-ci a donc pour ambition d’affirmer que toute donnée transitant sur internet doit être traitée de façon égalitaire et non discriminatoire, sans limitation, peu important l’émetteur, le récepteur, l’intermédiaire technique sollicité (application, fournisseur d’accès…), la nature de la donnée ou son contenu, ou encore le type de matériel utilisé pour traiter ladite donnée.

Et c’est précisément cette définition qui a été reprise par le droit communautaire puis par le droit national.

B. La consécration réglementaire de la neutralité du net

La neutralité du net a été consacrée comme principe par le Règlement européen du 25 novembre 2015 sur l’Internet ouvert [8], applicable au sein des États membres de l’Union européenne depuis le 30 avril 2016.

En préambule, l’ambition de ce texte est clairement affichée : il s’agit d’établir, au sein de l’Union européenne, « des règles communes destinées à garantir un traitement égal et non discriminatoire du trafic dans le cadre de la fourniture de services d’accès à l’internet et les droits correspondants des utilisateurs finals. Il vise à protéger les utilisateurs finals et à garantir, en même temps, la continuité du fonctionnement de l’écosystème de l’internet en tant que moteur de l’innovation ». Internet est ainsi reconnu expressément comme un outil central et déterminant non seulement pour l’activité économique et pour l’innovation mais aussi pour l’exercice des droits et libertés les plus élémentaires des individus. Il est érigé en une sorte de « bien commun » de l’humanité à protéger comme un élément caractéristique du patrimoine historique et culturel mondial.

C’est le paragraphe 1 de l’article 3 dudit Règlement qui vient ériger une définition de ce qui était jusqu’alors qu’un concept théorique : « Les utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’internet ».

Et le paragraphe 2 de préciser « Les accords entre les fournisseurs de services d’accès à l’internet et les utilisateurs finals sur les conditions commerciales et techniques et les caractéristiques des services d’accès à l’internet, telles que les prix, les volumes de données ou le débit, et toutes pratiques commerciales mises en œuvre par les fournisseurs de services d’accès à l’internet, ne limitent pas l’exercice par les utilisateurs finals des droits énoncés au paragraphe 1 ».

Et enfin, le paragraphe 3 de souligner que les fournisseurs d’accès à internet doivent traiter « tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l’expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis ou les équipements terminaux utilisés.

Le premier alinéa n’empêche pas les fournisseurs de services d’accès à l’internet de mettre en œuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic. Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic. Ces mesures ne concernent pas la surveillance du contenu particulier et ne sont pas maintenues plus longtemps que nécessaire ».

Partant, compte tenu de ces éléments, la liberté de communication de chacun, entendue comme la capacité d’accéder au réseau puis d’y émettre et d’y recevoir des informations, est pleinement reconnue. Les flux de données doivent être traités de façon égalitaire, quels que soient les matériels, services ou opérateurs utilisés [9].

Mais le législateur européen va plus encore plus loin dans cette définition puisqu’il va jusqu’à s’immiscer directement dans les relations contractuelles entre les fournisseurs d’accès et les utilisateurs en soulignant que les conditions commerciales de chaque opérateur doivent respecter les principes cardinaux de la neutralité du net ; ce qui n’est pas sans soulever certaines difficultés.

C. Les questions soulevées par le Règlement européen face à la pratique des offres dites « zero rating »

Cette immixtion du Règlement dans la liberté contractuelle a très tôt engendré de nombreuses interrogations, spécifiquement au regard de certaines pratiques commerciales des fournisseurs d’accès telles que celle dite du « zero rating » (ou « tarif nul » en français). Dans ce dernier cas, l’opérateur propose à l’internaute un forfait limité en données, mais autorise en parallèle un accès à certains services ou applications « en illimité », c’est-à-dire que ces derniers ne sont pas décomptés du forfait une fois celui-ci épuisé. Il s’agit là d’une pratique fréquente mettant en exergue les spécificités des différents partenariats commerciaux entre un opérateur (Free, Orange, Bouygues par exemple) et un prestataire de services tiers (comme un réseau social, une application, etc.). Au final, l’ambition première du « zero rating » serait de faire bénéficier les internautes intéressés par un usage intensif des services et/ou applications concernés de tarifs bas (ou « nuls »), ces derniers ne voyant pas leur usage restreint par une quelconque limitation technique.

Pour autant, cette pratique du « zero rating » a clairement mis à mal les lignes directrices générales du Règlement européen et a soulevé bon nombre de nouvelles questions : la neutralité du net et les principes qu’elle induit priment-t-ils sur le consentement, libre et éclairé, d’un consommateur ? Autrement dit, quelles sont les limites concrètes à la liberté du net ? De même, le contrat de droit privé conclu entre un opérateur et un internaute est-il régi par les règles directrices de la neutralité du net alors même que ledit contrat est favorable économiquement à l’internaute ?

Ce n’est finalement que cinq ans après l’adoption du Règlement que la Cour de justice de l’Union européenne a eu l’occasion, pour la première fois, de venir préciser ses contours et d’aborder spécifiquement la question de la légalité des offres dites de « zero rating ».

II. Les contours de la neutralité du net selon la Cour de justice de l’Union européenne

Dans l’affaire soumise à l’analyse de la Cour luxembourgeoise, un fournisseur d’accès à internet norvégien (Telenor) proposait à ses clients hongrois plusieurs services dont deux offres groupées intitulées « MyMusic » et « MyChat ». Pour la première, les clients pouvaient quelques applications musicales précisément nommées (dont Deezer et Apple Music) de façon illimitée, au détriment de l’accès à d’autres applications qui, une fois le forfait épuisé, voyaient leur accès techniquement restreint (ralentissement et/ou blocage).

De la même manière, l’offre « MyChat » ouvrait la possibilité aux internautes d’avoir accès à un volume précis de données leur permettant d’utiliser tous les services et applications de leur choix dans le cadre de ce quantum. Néanmoins, une fois le volume de données dépassé, seules quelques applications, dont Instagram et Twitter, restaient totalement accessibles, sans aucun décompte du volume de données, contrairement aux autres applications et services non ciblés par cette offre.

L’autorité hongroise en charges des communications, saisie dans le cadre de la compatibilité de cette offre avec la réglementation en vigueur, a constaté que MyChat et MyMusic étaient en contradiction avec le Règlement de 2015, estimant que la gestion du trafic était inégalitaire et discriminante pour l’ensemble des internautes et pour les services et applications non inclus dans ces offres.

Contestant à deux reprises cette décision, la société Telenor a porté l’affaire devant la Cour d’appel de Budapest qui s’est vue contrainte de poser à la CJUE plusieurs questions préjudicielles afin de savoir comment devait être interprété l’article 3 du Règlement et si ces offres groupées, intégrant des « tarifs nuls » pour certains services, étaient compatibles avec la neutralité du net.

Spécifiquement, il était demandé à la Cour de déterminer :

A) Si une offre d’accès illimitée à un ou plusieurs services et restrictif pour d’autres (en cas de dépassement du forfait) pouvait constituer une atteinte manifeste aux droits des utilisateurs, tels qu’énumérés à l’article 3 paragraphe 2 du Règlement ;

B) Si l’article 3, paragraphe 3, dudit Règlement devait être interprété comme interdisant toutes mesures de gestion du trafic qui « établissent une différenciation entre les différents contenus d’Internet, indépendamment de la question de savoir si le fournisseur d’accès à Internet l’a par ailleurs fait par la voie d’un accord, d’une pratique commerciale ou d’un autre comportement » ?

A. À la première question, la Cour de justice répond par l’affirmative en qualifiant d’« accord » le contrat liant l’utilisateur de l’offre « zero rating » à l’opérateur. Il s’agit en effet d’un accord dans lequel les parties conviennent librement de conditions commerciales spécifiques portant sur le prix ou encore sur la nature de l’offre (débits, services etc.). Pour autant cet accord ne doit pas venir « limiter l’exercice des droits des utilisateurs finals ni, par conséquent, permettre de contourner les dispositions dudit Règlement en matière de garantie d’accès à un Internet ouvert » [10].

La Cour prend d’ailleurs le soin de différencier les pratiques commerciales, qui n’emportent pas nécessairement le consentement des utilisateurs finals, des accords, qui eux nécessitent ce consentement.

Selon elle, ces pratiques sont en amont des accords et incorporent « le comportement d’un fournisseur de services d’accès à internet consistant à proposer des variantes ou des combinaisons spécifiques de ces services à ses clients potentiels, en vue de répondre aux attentes et aux préférences des uns et des autres, et, le cas échéant, de conclure avec chacun d’eux un accord individuel, avec pour conséquence possible la mise en place d’un nombre plus ou moins important d’accords de contenu identique ou similaire, en fonction de ces attentes et de ces préférences ». En l’espèce, les offres dites de « zero rating » sont expressément visées et apparaissent être assimilées à des pratiques commerciales mises en place par les opérateurs se concrétisant par un « accord » dès lors qu’elles sont acceptées et validées par les utilisateurs.

Si cette tentative de distinction entre « accord » et « pratiques commerciales » n’est pas gage de clarté dans le cas d’espèce, elle a tout de même le mérite de clarifier la terminologie employée par le Règlement. D’ailleurs, la Haute Cour en profite aussi pour indiquer que le terme d’« utilisateurs finals » recouvre aussi bien les consommateurs (particuliers) que les personnes morales (sociétés).

Ainsi, la Cour estime que si le Règlement ouvre la possibilité de restreindre le droit d’accès aux utilisateurs aux services, celle-ci doit s’apprécier en tenant compte des pratiques commerciales et/ou des accords passés. De ce fait, toute limitation au droit d’accéder à internet doit s’opérer en vérifiant l’incidence des pratiques commerciales et desdits accords non seulement à l’égard des utilisateurs finals mais aussi des autres opérateurs/fournisseurs d’accès.

Il s’agit donc pour la Cour d’estimer au cas par cas, dans le cadre du déploiement d’une offre « zero rating », si l’utilisateur et la concurrence seront plus ou moins lourdement impactées et si elles seront « de nature à amplifier l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques » [11]. Et plus précisément, elle affirme que, dans l’affaire qui lui est soumise, les accords et pratiques commerciales sont contraires aux droits des autres opérateurs et utilisateurs puisqu’ils favorisent, par nature, l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques au détriment d’autres.

Pour ce faire, la CJUE élabore, en appui à son analyse, un critère permettant d’apprécier objectivement si l’offre en question est discriminante et est susceptible d’impacter l’ensemble des utilisateurs : ce critère n’est autre que celui de l’atteinte par l’accord d’une « part significative du marché ».

En effet, selon elle, dès lors que les accords « zero rating » entre les utilisateurs finals et le fournisseur d’accès est susceptible de rencontrer un large succès, cette offre va prendre une part « significative du marché ». Et dans ce cas, selon le juge luxembourgeois, « l’incidence cumulée de ces accords [sera] susceptible, compte tenu de son ampleur, d’engendrer une limitation importante de l’exercice des droits des utilisateurs finals » [12].

Selon la Cour, il s’agirait donc, pour les autorités de contrôle nationales, d’opérer, via des critères plus ou moins objectifs, une analyse permettant de préjuger de l’impact d’une pratique commerciale et d’un accord sur l’équilibre global d’un marché donné. En clair, ce raisonnement semblerait signifier que toute offre de « tarif nul » d’un fournisseur d’accès notoire sur le marché donné (ce qui est généralement le cas) pourrait être considérée comme prenant une part significative sur ce marché et se voir ainsi, purement et simplement, interdite car étant susceptible d’y avoir une ampleur importante

On le voit, cette analyse suscite plus d’interrogations que de réponses pour les autorités de contrôle nationales venant à analyser la légalité d’offres similaires ; et elle pourrait même les conduire à restreindre catégoriquement, dans le doute, ces offres commerciales mettant ainsi un sérieux frein à la liberté de la concurrence et à la liberté contractuelle.

B. Concernant la seconde question préjudicielle précitée, la CJUE estime que l’offre « zero rating » proposée par Telenor contrevient à l’obligation des fournisseurs d’accès d’assurer et de traiter de façon égalitaire l’ensemble du trafic sur le réseau car elle repose sur des considérations strictement commerciales. De ce fait, elle contrevient au paragraphe 3 de l’article 3 du Règlement qui souligne que pour être réputées licites, les mesures de gestion et de restriction du trafic doivent être raisonnables, transparentes, proportionnelles et non-discriminantes et qu’elles ne doivent pas reposer sur des pratiques commerciales.

Partant de ce postulat, la Haute juridiction communautaire confirme que les fournisseurs d’accès à internet doivent garantir la mise en œuvre de mesures de gestion du trafic non discriminatoires et sans restriction. Cependant, si de telles restrictions ou des mesures de gestion du trafic peuvent être autorisées, c’est à la condition expresse qu’elles soient i) raisonnables et proportionnées et ii) qu’elles reposent sur des considérations objectives (ou techniques ?) et non pas sur des considérations commerciales.

Là encore, la Cour, en tentant de clarifier un point, ouvre une brèche : qu’est-ce qu’une exigence d’ordre technique ? Est-ce à dire que seuls les partenariats commerciaux entre fournisseurs d’accès et opérateurs tiers sont visés par cette restriction mais que des mesures de ralentissement ou de blocage de flux fondés par exemple sur un type d’usage (téléphonie, streaming, etc.) pourraient être envisagées ?

Ce sera aux instances de contrôle nationales (comme l’ARCEP en France), sous le contrôle du juge compétent, d’approfondir ce délicat sujet qui sera, nul n’en doute, abordé frontalement par les fournisseurs d’accès via la commercialisation de nouvelles offres.

Compte tenu de ces différents éléments, quelles sont les conséquences concrètes pour internautes européens ?

III. Les conséquences de cet arrêt de la CJUE sur les droits et libertés des « utilisateurs finals »

L’arrêt engendre une série de conséquences relatives à la fois à l’existence des offres « zero rating » (A) mais aussi sur la hiérarchie des droits et libertés fondamentaux (B).

A. Les conséquences de l’arrêt de la CJUE sur l’avenir des offres « zero rating »

Cet arrêt a pour mérite de venir pour la première fois clarifier le Règlement sur la neutralité du net de 2015 et apporte des précisions sur l’interprétation d’un certain nombre de termes utilisés (dont « pratiques commerciales », « accords », « utilisateurs finals »).

En outre, il ressort qu’au regard de cette nouvelle jurisprudence, si la pratique du « zero rating » n’est pas formellement interdite, elle est cependant considérablement amoindrie. En effet, dès lors que cette pratique i) permet de bloquer ou de ralentir l’utilisation de services et/ou d’applications ii) repose sur des considérations commerciales et iii) est susceptible de toucher un grand nombre d’internautes sur un marché donné, alors, dans ces conditions, l’offre sera susceptible de porter atteinte au principe de neutralité du net.

Pour autant, quelques zones d’ombres demeurent et devront impérativement être clarifiées dans les mois à venir, comme la notion d’exigence d’ordre technique, qui rendrait licite l’offre à « tarif nul ».

En dépit de ces aspects, il ressort de cet arrêt que les offres « zero rating » telles qu’usuellement pratiquées sur le marché européen par les fournisseurs d’accès vont devoir disparaître à court terme, l’écrasante majorité d’entre elles reposant sur des considérations d’ordre commercial : ces pratiques et accords commerciaux, privilégiant des services et/ou applications, sont susceptibles d’engendrer une inégalité de traitement avec les autres acteurs du marché et peuvent ainsi porter atteinte aux droits de l’ensemble des utilisateurs finals.

B. Les conséquences de l’arrêt de la CJUE sur la hiérarchie des droits et principes fondamentaux

Cette jurisprudence, bien que venant incontestablement renforcer un droit cardinal pour les internautes à l’heure du numérique, vient en parallèle instituer une hiérarchie surprenante – et certainement contestable – entre la neutralité du net et deux principes juridiques ancestraux : la liberté contractuelle et la libre concurrence (entendue comme la liberté du commerce et de l’industrie).

En effet, la CJUE érige plus que jamais la neutralité du net au rang de droit fondamental bénéficiant à tout utilisateur, particulier ou professionnel, du réseau. Ce droit fondamental vient même, selon elle, primer sur la liberté de contracter ou non ainsi que sur la liberté du commerce et de l’industrie. Ces libertés et principes – eux aussi fondamentaux à bien des égards –, préexistants bien évidemment à l’avènement d’internet, doivent désormais s’écarter afin de faire primer ce droit nouveau qu’est la neutralité du net et qui est directement érigé, par le juge, en droit fondamental « suprême ».

Ce nouvel ordre hiérarchique est contestable et aurait indubitablement nécessité un contrôle de proportionnalité plus poussé afin de « mettre en balance », comme cela se fait usuellement [13], les droits et libertés en présence.

En l’absence de ce contrôle poussé, on remarque que l’utilisateur, à qui aurait pourtant bénéficié un « tarif nul » sur une série de services qu’il a librement sélectionnés, se voit au final pénalisé en n’ayant pas accès à cette offre « zero rating », pourtant a priori avantageuse pour lui.

Au nom de la « net neutrality » bénéficiant à l’ensemble des utilisateurs, le juge s’immisce donc dans la liberté contractuelle de tout un chacun et vient indirectement atténuer la portée de l’article 1102 du Code civil (N° Lexbase : L0823KZI) qui indique, pour rappel, que « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi ». L’autonomie de la volonté de chaque cocontractant, censée être caractérisée par l’accord entre l’internaute et le fournisseur d’accès, se voit ainsi encadrée et limitée quand bien même les deux parties y trouveraient un intérêt légitime et bénéfique.

Par ricochet, en opérant de la sorte, ce raisonnement fausse aussi le libre jeu de la concurrence au prétexte de vouloir la défendre. En effet, l’enjeu premier de la neutralité du net, telle que sous-tendue par cet arrêt, serait d’éviter toute forme d’entrave ou de blocage d’opérateurs rivaux qui n’auraient pas souscrit à des accords commerciaux similaires avec les fournisseurs de contenus. Pourtant, la Cour vient ici s’immiscer de façon plus ou moins consciente dans le libre jeu de la concurrence entre différents acteurs du numérique et, spécifiquement, dans leur capacité à conclure des partenariats entre eux en vue d’attirer de nouveaux clients.

Ce dernier aspect, s’il est compréhensible sous l’angle de la défense de la neutralité du net, est nettement plus contestable dès lors que l’on appréhende mieux les enjeux liés aux développements économiques de ces différentes entités (fournisseurs d’accès à internet, fournisseurs de contenus et de services annexes).

Ainsi, si l’arrêt de la CJUE en date du 15 septembre 2020 vient poser une première pierre à l’édifice jurisprudentiel relatif à la neutralité du net, il soulève en parallèle un certain nombre de questions qui devront être impérativement résolues, au risque de mettre en péril l’équilibre subtil qui existe traditionnellement entre les différents droits et libertés fondamentaux.

 

[1]  Arrêt « Telenor », rendu par la Grande chambre de la CJUE.

[2] Le Professeur Derieux  en venait même à se demander si cette absence de définition n’était pas volontaire puisque profitant potentiellement aux défenseurs de la neutralité. V. sur ce point E. Derieux Entre esprit libertaire et nécessaire réglementation. À propos de « La neutralité de l’internet. Un atout pour le développement de l’économie numérique, Revue Lamy droit de l’immatériel, n° 64, octobre 2010, p. 7.  

[3] T. Wu, Network Neutrality, Broadband Discrimination, Journal of Telecommunications and High Technology Law, 2003, p. 141.

[4] Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse.

[5] ARCEP, rapport au Parlement et au Gouvernement sur la neutralité de l’internet, Les Actes de l’ARCEP, septembre 2012, p. 11 [en ligne].  

[6] ARCEP, Neutralité de l’internet et des réseaux – Propositions et recommandations, Les Actes de l’ARCEP, septembre 2010, p. 5 [en ligne].

[7] Depuis le milieu des années 2010.

[8] Règlement (UE) n° 2015/2120 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015, préc..

[9] Il convient de remarquer que le Règlement a été transposé en droit français par le biais de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (N° Lexbase : L4795LAT). L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) est y est expressément érigée comme garante de la neutralité d’internet.

[10] Considérant n° 35.

[11] Considérant n° 44.

[12] Considérants n° 45 et 46.

[13] « Le contrôle de proportionnalité consiste à mettre en balance deux droits afin de déterminer dans quelles mesures l’un prime sur l’autre. La proportionnalité est donc un instrument de mesure ». A. Latil, Contrôle de proportionnalité en droit d’auteur, JAC, 2016, n° 39, p. 18. Il convient d’ailleurs de remarquer que la Cour européenne des droits de l’Homme s’est érigée en instance incontournable pour la mise en balance des différents droits et libertés fondamentaux reconnus à l’échelle européenne.  

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