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par Pauline Larroque-Daran, Avocat Associé et Solène Hervouët, Avocat, Factorhy Avocats
le 28 Octobre 2020
L’été 2020 a été marqué par une actualité jurisprudentielle dense sur la thématique du harcèlement moral : des précisions ont été apportées sur les réflexes à acquérir pour limiter les risques pesant sur l’entreprise en cas de dénonciation formulée par un salarié [1].
En effet, et pour rappel, l’employeur, en vertu de son obligation de sécurité vis-à-vis de ses collaborateurs, est tenu de prendre des mesures de prévention et en réaction à une dénonciation afin de protéger la santé et la sécurité de ses salariés [2].
Compte tenu des risques pesant sur les entreprises qui ne réagissent pas, ou à tout le moins pas suffisamment ou tardivement, il est primordial de prendre des mesures pour se protéger d’une éventuelle action contentieuse.
Ces mesures doivent automatiquement être mises en œuvre, peu important la conviction personnelle de l’employeur.
Les juges n’ont en effet de cesse de rappeler que l’employeur ne peut se faire juge de la véracité d’une dénonciation d’une situation de harcèlement moral. Les Hauts magistrats ont d’ailleurs précisé récemment que même en l’absence d’une situation de harcèlement, le salarié est en droit de demander une réparation au titre d’un manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur [3].
En outre, la crise sanitaire tendant à modifier sur le long terme l’organisation du travail (pérennisation du télétravail, distanciation sociale) : de nouvelles situations à risque vont apparaître nécessitant une attention particulière du chef d’entreprise.
On peut notamment imaginer que le télétravail participe à l’isolement d’un collaborateur, ou rende difficile la maîtrise de la charge de travail d’un salarié engendrant une dégradation de ses conditions de travail et, in fine, de son état de santé.
A l’inverse, l’ennui d’un salarié à son poste de travail est désormais considéré comme une forme de harcèlement moral dénommée « bore-out » [4].
La multiplication des situations à risque rend nécessaire l’élaboration d’une procédure interne claire sur les mesures préventives à prendre et l’attitude à adopter en cas de dénonciation de harcèlement moral de la part d’un salarié.
1. Comment réagir dès la réception d’une dénonciation de harcèlement moral ?
Les dénonciations prennent souvent la forme d’un courrier -papier ou électronique- adressé au service des ressources humaines, ou directement auprès du dirigeant de la société, la présumée victime estimant que l’impact de ses mots sera plus important.
Parallèlement à la réception du courrier, il n’est pas exclu que les représentants du personnel aient été informés et décident d’exercer leur droit d’alerte [5].
Il convient, dans un premier temps, d’analyser les termes de la dénonciation, et la gravité des faits dénoncés afin d’éventuellement évaluer le sérieux des allégations portées par le salarié.
Il n’est en effet pas rare que les salariés confondent de réelles situations de harcèlement moral avec de simples mésententes d’ordre professionnel (sanction estimée injustifiée, altercation avec un collègue).
Pour éviter cet écueil, nous recommandons d’organiser des campagnes de sensibilisation sur la définition légale du harcèlement moral, à savoir [6] :
Afin de ne pas se comporter en juge de la situation, il est conseillé d’organiser un entretien avec le salarié dénonciateur pour obtenir des explications complémentaires sur les faits dont il s’estime victime. Cet entretien pouvant être mené par le référent harcèlement désigné parmi les membres du CSE [7].
Ce premier entretien, au-delà de permettre un premier « tri » des informations, témoignera de la réactivité de la société, mais permettra également de sensibiliser le salarié sur les sanctions disciplinaires ou poursuites pénales pouvant être prononcées à l’endroit du présumé harceleur.
Ce rappel de la loi est essentiel pour faire prendre conscience au salarié des incidences potentielles de telles dénonciations pour l’auteur présumé et pour lui-même dans l’hypothèse où la dénonciation serait faite de mauvaise foi.
Dans l’hypothèse où le salarié maintiendrait ses dénonciations, l’employeur devra alors approfondir ses investigations en organisant une enquête interne.
2. L’employeur est-il tenu de mener une enquête ?
Si les dispositions légales sont muettes sur ce point, l’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail -ayant valeur règlementaire depuis l’arrêté d’extension en date du 23 juillet 2010- prévoit expressément que « les plaintes doivent être suivies d’enquêtes et traitées sans retard » [8].
Au regard de la jurisprudence, il est également fortement conseillé aux employeurs de se diriger vers une telle procédure puisqu’à défaut, les juges pourraient considérer que l’employeur n’a pas respecté son obligation de prévention [9].
3. Comment mener l’enquête interne ?
→ Quid de la composition de la commission ?
Avant de diligenter l’enquête, l’entreprise doit identifier les personnes membres de la commission, chargées de diligenter l’enquête et d’entendre les salariés sélectionnés.
Si l’ANI susvisé n’impose aucune règle particulière quant à la composition de cette commission, les objectifs de neutralité et d’efficacité de l’enquête devraient conduire les employeurs à opter pour des commissions « paritaires », composées à la fois d’un représentant de la direction et d’un représentant du personnel.
Dans l’hypothèse où l’entreprise ne possède pas de représentant du personnel, il est possible d’inclure dans la commission :
Cette étape est primordiale pour pouvoir démontrer la neutralité et l’impartialité des personnes en charge de l’enquête, puisqu’à défaut la procédure pourra faire l’objet d’une contestation et perdre sa valeur probante en cas de contentieux.
→ Quid des personnes à interroger ?
L’un des objectifs de l’enquête est de pouvoir faire la lumière sur les accusations portées par le salarié, de détecter la réalité d’une situation de harcèlement moral et de prendre les mesures adéquates en fonction de la situation d’espèce.
Pour ce faire, les personnes interrogées doivent être choisies avec soin afin que les témoignages soient pertinents et que les conclusions de l’enquête soient sans appel.
En pratique, il est conseillé d’interroger un nombre suffisant de personnes travaillant directement avec la prétendue victime de harcèlement et/ou le prétendu harceleur, ou exerçant leurs fonctions dans un environnement géographique proche (même étage/bâtiment/service).
Bien entendu, il est indispensable d’interroger les personnes directement visées par l’objet de l’enquête [10].
Concernant plus spécifiquement les questions à poser lors des entretiens.
Il est recommandé d’établir en amont une trame fixant les questions essentielles à poser à la personne interrogée. Ces questions devant permettre à la commission d’identifier d’éventuels témoins oculaires ou auditifs pouvant confirmer ou non les faits dénoncés.
→ Comment mener une audition dans le cadre d’une enquête ?
L’objectif étant de confirmer ou non les déclarations faites par le salarié s’estimant victime de harcèlement, il est important de faire preuve d’une grande discrétion dans la gestion et le déroulé des auditions pour [11] :
En outre, pour observer cette discrétion, il est préférable à notre sens que les salariés auditionnés ne soient pas prévenus en amont de l’entretien. Dans ce cas, et pour effacer leur crainte au moment de leur audition, il conviendra de faire preuve de pédagogie pour qu’ils se sentent libres de s’exprimer étant précisé que les informations récoltées ne devront pas être communiquées au sein de l’entreprise.
Il est important de rappeler que l’audition de témoins n’est aucunement comparable à un entretien préalable : l’assistance des salariés n’est donc pas obligatoire et ces derniers ne peuvent l’imposer à l’employeur [12].
Il est vivement recommandé aux employeurs de consigner les déclarations des salariés auditionnés dans le cadre de procès-verbaux qui devront être relus et signés par les salariés auditionnés afin que ces documents puissent, le cas échéant, être produits dans le cadre d’un contentieux ultérieur [13].
4. Quelles conséquences tirer des auditions de l’enquête ?
Pour rappel, l’objectif de cette enquête est de :
Aussi, et en pratique, à l’issue de l’enquête, la commission est tenue de rédiger un rapport d’enquête qui aura vocation à déterminer si les faits dénoncés ont fait l’objet d’une confirmation par les témoins ou si au contraire aucune situation de harcèlement moral n’a été observée.
Ce rapport devra également préconiser les actions à envisager par l’entreprise en fonction des conclusions retenues par le rapport qui peuvent être de trois ordres à savoir :
Attention ! Cette protection n’est toutefois pas absolue puisque la mauvaise foi de l’auteur, laquelle peut se traduire par la connaissance de la fausseté des informations dénoncées, exclut cette protection [15].
Cependant, il n’est pas aisé pour les entreprises -sur qui repose la charge de la preuve- de démontrer la mauvaise foi du salarié, le rapport d’enquête étant souvent l’unique élément permettant de démontrer la mauvaise foi du salarié.
Dernièrement, on assiste cependant à un assouplissement de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point puisque, dans un arrêt récent du 16 septembre 2020, les juges ont considéré que [16] :
Dans l’arrêt en question, pour retenir la mauvaise foi du salarié, les juges avaient notamment pris appui sur le comportement contradictoire du salarié lors de la procédure de licenciement et l’absence de concordance entre ses paroles et ses actes.
Cependant, même si le comportement du salarié pourra permettre de participer à la démonstration de sa mauvaise foi, il convient tout de même de se constituer d’autres modes de preuve pour ne pas voir le licenciement requalifier en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Compte tenu de ce qu’il vient d’être exposé, les enquêtes vont avoir des incidences majeures pour les salariés concernés et serviront d’exemplarité au sein de l’entreprise.
Ainsi, cette mesure ne doit pas être prise à la légère par les entreprises pour lesquelles il est recommandé d’adopter une politique RH claire sur les questions de harcèlement moral, sans attendre qu’un premier cas se manifeste.
[1] CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 2 juin 2020, n° 18/05421 (N° Lexbase : A67303M9) ; Cass. soc., 16 septembre 2020, n° 18-26.696, F-P+B (N° Lexbase : A36573UY) ; Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-24.320, FS-P+B (N° Lexbase : A12673RD).
[2] C. trav., art. L. 1152-4 (N° Lexbase : L5790I3T), L. 4121-1 (N° Lexbase : L8043LGY) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R).
[3] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-24.320, FS-P+B (N° Lexbase : A12673RD).
[4] CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 2 juin 2020, n° 18/05421 (N° Lexbase : A67303M9).
[5] C. trav., art. L. 2312-59 (N° Lexbase : L1771LRZ) : cette procédure est rendue possible dans les entreprises de plus de 50 salariés, ayant pour conséquence l’obligation pour l’employeur de mener une enquête interne.
[6] C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) ; C. pén., art. 222-33-2 (N° Lexbase : L9324I3Q).
[7] C. trav., art. L. 2314-1 (N° Lexbase : L0337LMG).
[8] ANI du 26 mars 2010, sur le harcèlement et la violence au travail, art. 4, page 7.
[9] Cass. soc., 27 novembre 2019, n° 18-10.551, FP-P+B (N° Lexbase : A3486Z4U).
[10] Cass. soc., 5 juillet 2018, n° 16-26.916, F-D (N° Lexbase : A5649XXI).
[11] ANI du 26 mars 2010, sur le harcèlement et la violence au travail, art. 4, page 7.
[12] Cass. soc., 22 mars 2016, n° 15-10.503, F-D (N° Lexbase : A3624RAH).
[13] Cass. soc., 4 juillet 2018, n° 17-18.241, FS-P+B (N° Lexbase : A5590XXC).
[14] Cass. soc., 27 mai 2020, n° 18-21.877, F-D (N° Lexbase : A54933ME) : en matière de harcèlement sexuel.
[15] C. trav., art. L. 1152-2 (N° Lexbase : L8841ITM).
[16] Cass. soc., 16 septembre 2020, n° 18-26.696, F-P+B (N° Lexbase : A36573UY).
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