Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 7 octobre 2020, n° 440575, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A05053XY)
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par Astrid Layrisse, Avocate à la Cour, cabinet Hogan Lovells
le 28 Octobre 2020
Mots clés : marchés et contrats administratifs • procédure concurrentielle avec négociation • prestations de service connues et normalisées
A l’occasion du premier arrêt rendu sur la légalité d’un recours à la procédure concurrentielle avec négociation, le Conseil d’État a expressément exclu du champ de cette procédure des prestations tenant à la réalisation de diagnostics techniques, au motif que celles-ci étaient connues et normalisées. Ce faisant, il soulève la question de la place effective de la négociation en procédure formalisée, à qui la dernière grande réforme des marchés publics avait promis un avenir certain.
Lyon Métropole Habitat, premier office public de l’habitat de la métropole de Lyon, avait lancé en février 2019 [1] une procédure de passation pour l’attribution d’un marché pour la réalisation de diagnostics techniques réglementaires avant démolition, relocation, vente et travaux. Il s’agissait d’un accord-cadre à bons de commandes multi-attributaires sans minimum ni maximum, composé de quatre lots devant être attribués à l’issue d’une procédure concurrentielle avec négociation, laquelle permet au pouvoir adjudicateur de négocier les conditions du marché public avec un ou plusieurs opérateurs économiques [2].
Candidat malheureux à l’attribution du lot n° 3 relatif à la réalisation de diagnostics avant relocation et avant-vente d’une valeur estimée non négligeable de quatre millions d’euros sur quatre ans, la société AED Amiante et Environnement (ci-après la société « AED ») a saisi le tribunal administratif de Lyon d’un référé précontractuel tendant, à titre principal, à ce qu’il soit enjoint à Lyon Métropole Habitat de reprendre la procédure de passation du lot n°3 au stade de l’examen des offres et, à titre subsidiaire, d’annuler cette procédure.
Par une ordonnance du 10 avril 2020 [3], le tribunal administratif de Lyon choisit d’annuler la procédure au motif, parmi plusieurs moyens soulevés, que l’acheteur s’était fondé à tort sur le caractère innovant de la solution à apporter pour justifier son recours à la procédure concurrentielle avec négociation.
L’office public de l’habitat forme un pourvoi en cassation contre cette décision aux fins d’en obtenir l’annulation et de voir rejeter l’ensemble des demandes de la société AED.
Au terme d’un contrôle entier du choix de la procédure retenue, le Conseil d’État annule d’abord l’ordonnance rendue en premier et dernier ressort au motif que le tribunal administratif, ayant annulé la procédure litigieuse sur le fondement d’un recours irrégulier à l’article 25 II, 2° du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics (N° Lexbase : L3006K7H) relatif aux solutions innovantes, alors que, factuellement, le rapport de présentation des offres indiquait que le recours à la procédure concurrentielle avec négociation était fondé sur l’article 25 II, 1° de ce même texte, avait dénaturé les pièces du dossier. Cette erreur rectifiée, il considère que dès lors que les diagnostics demandés étaient « exigés par différentes réglementations » et devaient « être faits conformément aux normes applicables auxquelles renvoyait le cahier des clauses techniques particulières », il s’agissait de « prestations connues et normalisées » dont il n’est pas démontré qu’elles « ne pouvaient être réalisées qu’au prix d’une adaptation par les candidats des solutions immédiatement disponibles ». En conséquence, il juge que le recours de Lyon Métropole Habitat à la procédure concurrentielle avec négociation était irrégulier et annule la procédure critiquée.
Ce faisant, le Conseil d’État donne des précisions bienvenues sur l’interprétation à donner aux cas de recours à la procédure concurrentielle avec négociation, dont la portée n’est pas neutre, car il s’agit de sa première décision sur le sujet [4]. En outre, bien que les appellations aient changé au profit de l’unique vocable de « procédure avec négociation » [5] les concepts n’ont, eux, pas été modifiés ces dernières années [6], de sorte que cette décision est pleinement d’actualité.
Dans la mesure où, selon nous, l’exclusion du champ de cette procédure des prestations en cause était, en l’espèce, factuellement solidement justifiée (I), la décision commentée n’a fait que justement rappeler et illustrer la règle selon laquelle les pouvoirs adjudicateurs ne peuvent recourir à la négociation que dans des hypothèses limitativement énumérées, sans pour autant faire reculer le processus entamé d’élargissement du recours à la négociation dans les procédures formalisées (II).
I - Une exclusion factuellement justifiée
La réalisation des diagnostics immobiliers avant relocation ou avant-vente de logements demandés par Lyon Métropole Habitat nécessitait-elle, de la part des futurs titulaires du marché, d’adapter des solutions immédiatement disponibles ?
Pour l’office public de l’habitat, cette adaptation se justifiait par le volume des opérations et l’importance du parc immobilier (80 ventes de logements et 1 500 relocations par an étaient prévues), la diversité des logements (individuels et collectifs), les différences dans les dates de construction, la dissémination des logements sur un territoire géographique (la métropole) étendu et, par ailleurs, la possibilité pour les candidats de proposer des variantes ayant mené au dépôt d’offres non identiques.
Le Conseil d’État n’a toutefois pas été convaincu par ces arguments. Ayant relevé que les diagnostics attendus étaient rendus obligatoires par la réglementation et que leur réalisation était encadrée par des normes courantes, expressément visées dans le marché, il a jugé que les prestations demandées étaient connues et normalisées. La réalisation de prestations à grande échelle et sur un vaste territoire pouvait tout au plus nécessiter une adaptation des méthodes des candidats, mais elle n’impliquait pas nécessairement une adaptation des solutions immédiatement disponibles elles-mêmes.
D’un œil de juriste, la réalisation de diagnostics notamment amiante, consistant en la recherche et la détection de ce matériau dangereux interdit (mesures d’empoussièrement, examens visuels, rédaction d’un rapport de repérage…) constitue en effet une opération éminemment classique dans les bâtiments notamment d’habitation. La charge de la preuve pesait donc sur le pouvoir adjudicateur : il lui aurait fallu, par exemple, être en capacité de démontrer que les diagnostics demandés requéraient des techniques particulières s’écartant des processus classiques. Mais il nous semble qu’en réalité, l’exécution du marché nécessitait « seulement » des compétences organisationnelles et de rationalisation des prestations. En outre, le marché était déjà divisé en quatre lots portant tous principalement sur des repérages d’amiante, ce qui réduisait déjà la complexité des opérations pour chacun des titulaires. Dans ce contexte, la solution choisie par le Conseil d’État parait factuellement fondée.
Sur le plan juridique, elle rejoint l’affirmation selon laquelle la procédure concurrentielle avec négociation peut être utilisée « dans les hypothèses autres que des achats de produits, de services ou de travaux « sur étagère », c'est-à-dire standardisés, non spécifiquement conçus pour les besoins d'un acheteur en particulier » [7]. La rapporteure publique confirme que pour ces achats, la négociation n’est tout simplement « pas pertinente ». Cette solution nous semble également cohérente avec la possibilité de négocier en cas, au contraire, d’incapacité à définir ses besoins en se référant à une norme [8].
S’agissant du sort réservé à la procédure de passation litigieuse, le Conseil d’État l’a naturellement annulée. L’offre de la société AED, classée deuxième avant les négociations, avait finalement terminé quatrième et le lot litigieux avait été attribué à trois de ses concurrents. C’est donc bien le recours irrégulier à la négociation qui l’avait empêchée d’accéder au podium convoité. Comme l’a explicité le tribunal administratif de Lyon, cette irrégularité viciait toute la procédure et non uniquement la phase d’examen des offres, justifiant qu’une nouvelle procédure soit organisée. Rappelons que la mise en œuvre d’une procédure concurrentielle avec négociation en lieu et place d’un appel d’offres a plusieurs implications parmi lesquelles la possibilité d’admettre seulement trois candidats à soumissionner, la possibilité de régulariser les offres inacceptables et, bien sûr, la possibilité de discuter du contenu de l’offre, en premier lieu de son prix.
En conclusion, l’affaire portée devant le Conseil d’État a permis de faire émerger, dans un contexte certes favorable, les critères, ou à tout le moins des critères d’identification des solutions immédiatement disponibles ne nécessitant pas d’adaptation, à travers les qualificatifs de prestations « connues et normalisées », auxquels on peut ajouter de manière assez certaine ceux de « classiques », « courants », « bien identifiées », « réglementées » ou encore « standardisées ». Cette précision méritait bien une mention dans les tables du recueil Lebon.
II - Un coup d’arrêt porté à l’élargissement des hypothèses de négociation en procédure formalisée ?
La délicate recherche d’un équilibre entre la meilleure satisfaction possible des besoins des acheteurs, pouvant être facilitée par la souplesse de la négociation, et le respect des principes d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, susceptible d’être bousculé par la tenue d’échanges oraux et secrets différents selon les candidats, se cristallise autour du calibrage des hypothèses de recours autorisé à la négociation.
A cet égard, l’arrêt du Conseil d’État du 7 octobre 2020 décevra certains acheteurs et praticiens, qui y verront un véritable frein au développement annoncé des procédures avec négociation. Cela est d’autant plus vrai que l’hypothèse des solutions immédiatement disponibles mais nécessitant une adaptation étant la plus ouverte, c’est elle qui a suscité les plus grands espoirs d’une ouverture tangible de l’accès à la négociation.
En effet, à première vue, en pratique, la solution retenue par le Conseil d’État referme quelque peu les hypothèses de négociation en procédure formalisée, pourtant élargies par la Directive 2014/24/UE du 24 février 2014, sur la passation des marchés publics (N° Lexbase : L1896DYU) et abrogeant la Directive 2004/18/CE et fidèlement transposées en droit français. En créant à l’occasion de cette réforme la procédure concurrentielle avec négociation, le législateur européen avait voulu concrétiser l’objectif affirmé d’offrir aux pouvoirs adjudicateurs davantage de souplesse pour choisir une procédure de passation autorisant la négociation, notamment dans le but de favoriser les échanges internationaux [9].
En droit interne, le recours à la procédure concurrentielle avec négociation a pu être considéré comme ouvert lorsqu’un effort « d’adaptation ou de conception » de la solution immédiatement disponible devait être fait, et ce, « quel que soit le degré d’adaptation ou de conception nécessaire » [10]. Toutefois, une telle malléabilité des textes n’a à notre connaissance jamais été confirmée en jurisprudence. En revanche, un tribunal administratif a bien admis le recours à l’article 25 II, 1° du décret de 2016 pour la passation d’un marché d’assurances de responsabilité civile hospitalière et de protection juridique qui concernait huit établissements de santé aux profils différents, et qui nécessitait que les candidats adaptent les solutions existantes aux niveaux de risques, aux besoins exprimés et aux possibilités financières de chacun des établissements [11].
La décision du 7 octobre 2020 est-elle en rupture avec ce mouvement d’ouverture du recours à la négociation ?
Nous ne le pensons pas. En réalité, si l’on en revient à la genèse de la procédure concurrentielle avec négociation, on constate que l’arrêt commenté est resté fidèle à la Directive 2014/24/UE, ou, à tout le moins, est pleinement compatible avec elle. D’abord, la prestation de réalisation de diagnostics techniques est fort éloignée des illustrations de solutions nécessitant une adaptation donnée par cette Directive, qui vise les « acquisitions complexes, telles que les acquisitions de produits sophistiqués, de services intellectuels, par exemple certains services de conseil, d’architecture ou d’ingénierie, ou de projets majeurs relevant du domaine des technologies de l’information et de la communication » [12]. Ensuite, les négociations ont pour objet de permettre aux candidats de répondre le mieux possible aux besoins du pouvoir adjudicateur [13] ; or, en l’espèce, rien ne prouvait qu’une négociation était nécessaire pour que les candidats soient en mesure de proposer une solution satisfaisant les besoins de Lyon Métropole Habitat.
Par ailleurs, l’arrêt commenté s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel de longue date selon lequel les dérogations aux principes régissant les marchés publics, dont la procédure avec négociation fait partie, sont d’interprétation strictes [14]. En rappelant que les pouvoirs adjudicateurs ne peuvent recourir à la procédure avec négociation que dans les cas limitativement énumérés pas les textes, le juge ne fait que réaffirmer l’état du droit européen et national en vigueur, sans aller au-delà.
Enfin, soulignons que le Conseil d’État a rendu sa décision au visa de la Directive 2014/24/UE en plus des textes qui la transposent, pris le soin d’en rappeler l’objectif dans le corps de son arrêt, et souligné que la procédure avec négociation avait été élevée au même rang que le traditionnel appel d’offres. Cela démontre à notre sens que, loin d’être réfractaire à l’idée de pouvoir négocier en procédure formalisée, il a pleinement conscience de la place que la négociation est amenée à prendre même dans les marchés dépassant les seuils européens. Simplement, les faits de la toute première affaire qui lui a été soumise en matière de procédure concurrentielle avec négociation ne permettaient pas d’illustrer cette nouvelle place. Nous rejoignons sur ce point l’avis de la rapporteure publique pour considérer que si le recours à la procédure concurrentielle avec négociation avait été jugé régulier dans cette espèce, il serait difficile de trouver des hypothèses dans lesquelles il ne le serait pas.
Invalider le recours à la négociation dans cette affaire n’équivaut donc pas à porter un coup d’arrêt à l’élargissement du recours à la négociation. Il s’agissait plutôt de rappeler que la procédure avec négociation demeure, dans le respect de la lettre et de l’esprit des textes qui l’ont instaurée, une procédure dérogatoire au droit commun [15].
[1] La procédure était donc soumise aux dispositions de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics (N° Lexbase : L9077KBS), et du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics.
[2] Articles 42 de l’ordonnance n° 2015-899, 71 du décret n° 2016-360 et L. 2124-3 du Code de la commande publique (N° Lexbase : L3791LRT).
[3] TA Lyon, 10 avril 2020, n° 2001965 (N° Lexbase : A70163QW).
[4] Selon les conclusions de Madame Mirelle Le Corre, rapporteure publique dans cette affaire.
[5] La procédure concurrentielle avec négociation et la procédure négociée avec mise en concurrence préalable (propre aux entités adjudicatrices) ont opportunément disparu du Code de la commande publique au profit de la « procédure avec négociation ». Contrairement aux pouvoirs adjudicateurs, les entités adjudicatrices peuvent choisir librement d’y recourir.
[6] Le Conseil d’État prend d’ailleurs soin de préciser la concordance entre l’ancienne disposition et la nouvelle, soulignant ainsi que sa décision pourra s’appliquer aux procédures soumises au Code de la commande publique.
[7] QE n° 15484 de M. Jean-Claude Carle, JO Sénat 26 mars 2015 p. 649, réponse publ. 9 juillet 2015 p. 1672, 14ème législature (N° Lexbase : L0667KIK). L’expression de produits, services ou travaux « sur catalogue » est également employée.
[8] Article 25 II 5° du décret de 2016, étant précisé qu’une lecture a contrario de cet article n’est bien sûr pas possible.
[9] Considérant 42 de la Directive 2014/24/UE.
[10] QE n° 4001 de Mme Agnès Firmin Le Bodo, JOANQ 19 décembre 2017, réponse publ. 6 mars 2018 p. 1911, 15ème législature (N° Lexbase : L7374LIX).
[11] TA Dijon, 19 juillet 2018, n° 1801667 (N° Lexbase : A7906X4L).
[12] Considérant 43 de la Directive 2014/24/UE.
[13] Considérants 43 et 45 de la Directive 2014/24/UE.
[14] Notamment : CJCE, 14 septembre 2004, aff. C-385/02, Commission des Communautés européennes c/ République italienne, (N° Lexbase : A3424DD8).
[15] La rapporteure publique préfère à procédure « dérogatoire » les termes de « voie particulière et soumise à des conditions légales », dont nous pensons qu’ils recouvrent une même réalité.
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