La lettre juridique n°470 du 26 janvier 2012 : Successions - Libéralités

[Jurisprudence] Legs consenti à la concubine devenue épouse : la gratifiée bénéficie du disponible spécial

Réf. : Cass. civ. 1, 26 octobre 2011, n° 10-20.217, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0617HZU)

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par Sophie Deville, Maître de Conférences en droit privé, Institut de droit privé EA 1920, Université Toulouse 1 Capitole

le 26 Janvier 2012

Instrument juridique destiné à abriter les dernières volontés, le testament comporte des spécificités certaines que la Cour de cassation se plaît à rappeler dès que l'occasion lui en est donnée. Rédigé en contemplation du "temps où l'on existera plus", l'acte n'en est pas moins affecté d'une date, celle de sa rédaction par le testateur. Cette dualité temporelle peut parfois engendrer certaines difficultés qui se concentrent sur sa validité ou sur son interprétation au jour de l'ouverture de la succession de son auteur. Dans l'affaire soumise aux juges, une personne avait, par testament olographe du 10 décembre 1993, légué à celle qui allait bientôt devenir son épouse ainsi qu'aux deux filles qu'ils avaient eu ensemble, l'usufruit de toutes les propriétés qu'il détenait à Marignana et Porto. Le mariage fut célébré en 1994 et l'époux décéda en juillet 1995, laissant encore à sa survivance deux enfants nés d'un précédent mariage. Un litige ne tarda pas à opposer les héritiers au sujet de la liquidation successorale. Alors que la légataire faisait valoir sa qualité de conjoint au jour du décès pour prétendre au disponible spécial de l'article 1094-1 du Code civil (N° Lexbase : L0260HPC), plus favorable, les descendants non communs prétendaient que seules les dispositions de l'article 913 du Code civil (N° Lexbase : L0060HPW) devaient trouver à s'appliquer parce qu'au jour de la rédaction de l'acte, la bénéficiaire n'était encore que la concubine du testateur. La quotité disponible spéciale étant destinée à l'époux, à l'exclusion de toute autre personne, elle ne pouvait s'en prévaloir. La cour d'appel fit droit aux dernières prétentions en retenant, pour la détermination de l'émolument du legs, la teneur du disponible ordinaire. Les juges se fondèrent sur la nature des liens unissant le défunt à la bénéficiaire à l'époque de la rédaction de l'acte testamentaire, sans égard pour sa qualité de conjoint survivant au jour de l'ouverture de la succession, aux motifs que la libéralité était antérieure au mariage. Un pourvoi fut formé par l'épouse et la Cour de cassation sanctionna la cour de Bastia, au visa de l'article 1094-1 du Code civil, en ces termes : "En statuant ainsi, quand le bénéfice de la libéralité ne pouvait être dévolu à l'épouse avant le décès du testateur, ce dont il résulte que les règles édictées par le texte susvisé avaient vocation à s'appliquer, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

Les Hauts magistrats censurent l'arrêt parce qu'il se concentre sur la date de rédaction de l'acte pour apprécier la nature des liens unissant le testateur et la gratifiée, de laquelle dépend le choix de la quotité disponible applicable. C'est bien davantage au jour de la prise d'effets de la libéralité, concomitant de l'ouverture de la succession, qu'il convient de se placer pour apprécier la qualité de la légataire. En tant que conjoint du défunt à cette date, cette dernière peut prétendre au bénéfice du disponible spécial. En bref, si le changement de statut de la gratifiée est sans incidence sur la validité de l'acte, acquise dès lors que la détermination des bénéficiaires est suffisante au moment de son élaboration, il est nécessaire de faire application des principes liquidatifs en tenant compte de la situation familiale au jour du décès.

I - La validité non contestée du legs consenti à la future épouse

Acte à cause de mort accueillant les dernières volontés de son auteur, le testament n'en est pas moins l'oeuvre d'un vivant qui dispose dans la perspective du trépas. La volonté du testateur suffit à lui donner naissance, mais son existence juridique est néanmoins conditionnée à la réunion de deux éléments : l'élaboration d'un écrit respectueux des prescriptions légales et le décès subséquent, à plus ou moins long terme, de l'auteur. L'expression de la volition interne dans un testament cristallise l'intention jusqu'au jour de l'ouverture de la succession, qui seul la rendra effective. Néanmoins, il est parfaitement acquis que la volonté testamentaire demeure ambulatoire en ce qu'il est toujours possible au testateur, jusqu'à son décès, de revenir sur ses dispositions par une révocation expresse ou tacite. La liberté de tester, fondamentale, ne se conçoit que par la libre révocabilité des dernières volontés, qualifiée de discrétionnaire par la Cour de cassation (1). Ceci étant, la remise en cause des dispositions antérieurement exprimées nécessite une démarche positive, active, formalisée dans le respect des exigences légales (C. civ., art. 1035 N° Lexbase : L0195HPW à 1038) ; un simple changement d'intention ne suffit pas à révoquer un testament et les libéralités qu'il peut contenir.

La dualité temporelle dans laquelle s'inscrit l'acte testamentaire est remarquable. L'expression des dernières volontés dans un écrit permet de donner une date à l'acte, qui sera particulièrement utile au cas de pluralité de testaments dont il faudra vérifier la compatibilité. A défaut, c'est le dernier testament qui sortira ses effets, et il sera appréhendé comme révocatoire des précédents. Mais la fixation temporelle est encore déterminante de l'analyse de la viabilité de l'acte. C'est en effet à l'époque de la rédaction que s'apprécie le respect des conditions nécessaires à la validité du testament. Il importe de rappeler qu'en la matière le formalisme est requis "ad validitatem". Parmi les exigences de fond, l'attention se concentre sur la capacité du testateur, mais également sur la détermination de l'objet des dispositions patrimoniales, ainsi que sur l'identification d'éventuels bénéficiaires de libéralités. Ces précautions sont essentielles pour assurer la pérennité des gratifications ; bien qu'elles n'aient pas vocation à sortir leurs effets immédiatement, elles ne se conçoivent pas sans la désignation d'un gratifié et d'un émolument (2).

Si l'on se concentre sur l'identification du bénéficiaire, il est nécessaire que le testateur ait désigné la personne à qui est destinée la libéralité. En ce sens, le legs avec faculté d'élire est nul, parce que la détermination du légataire n'est pas l'oeuvre du testateur mais d'un tiers (3). Plusieurs modes de désignation sont concevables. Elle est directe lorsque le legs est consenti à une personne dénommée, mais il est encore possible au testateur de livrer un moyen d'identifier le légataire, quand lui-même n'en connaît pas encore l'identité au jour de la rédaction. Dans ce dernier cas, c'est souvent par l'énoncé d'une qualité ou d'un statut que la personne du gratifié est désignée ; sur ce fondement, a été considérée comme valable la disposition consentie, selon les termes de l'auteur, à celle qui serait sa femme au jour de sa mort (4). Les juges s'efforcent encore de rechercher et d'identifier le bénéficiaire lorsque les dernières volontés sont ambiguës, par faveur pour la liberté de tester. Pour ce faire, ils sont admis à analyser les éléments intrinsèques de l'acte, mais également les éléments extrinsèques, tels le contexte, les circonstances dans lesquelles le testament a été élaboré...

Dans l'espèce, l'acte ne risquait pas la nullité en raison d'une absence de désignation du légataire. En effet, la disposition était réalisée à une personne déterminée et la future épouse était clairement dénommée. Ceci étant, il semble, au vu des éléments relatés dans le moyen annexe, que le testateur avait désigné la gratifiée par son nom, mais également comme "sa femme", alors même qu'à l'époque de la rédaction de l'acte, le mariage n'avait pas eu lieu. Quoi qu'il en soit, cette précision erronée ne pouvait avoir d'effets sur la validité de la stipulation pour plusieurs motifs. D'abord, la dénomination de la bénéficiaire suffisait à l'identifier, et l'adjonction de sa qualité d'épouse, bien qu'inexacte, ne pouvait neutraliser le respect de la condition. Au-delà, sanctionner la libéralité sur ce fondement apparaît difficilement concevable alors que sont admises les désignations indirectes ou prospectives, et interprétées les identifications maladroites. Quant au changement de qualité de la bénéficiaire, véritablement devenue par la suite le conjoint du disposant, il ne saurait avoir des conséquences sur la validité ou sur l'efficacité de la libéralité. Dès lors que les conditions de fond sont réunies au moment de la rédaction du testament, seules peuvent être invoquées, pour en neutraliser les effets, des causes de caducité. Or, si le décès du légataire anéantit le testament, il n'en va pas de même du simple changement de qualité ou de titre, du moment que la désignation du gratifié ne se limite pas à ces éléments. Dans l'affaire qui nous occupe, l'attribution à personne nommée suffisait à éviter la sanction de caducité, dès lors que le décès du testateur était intervenu avant celui de son épouse. Les parties ainsi que les juges ne s'y étaient d'ailleurs pas trompés et la question de la validité du testament n'avait aucunement été soulevée.

Bien davantage, la difficulté se concentrait-elle sur l'application des principes liquidatifs, dont la teneur dépendait de la date à laquelle devait être apprécié le statut -d'épouse ou de concubine- de la légataire.

II - Le bénéfice du disponible spécial octroyé à la légataire devenue épouse à l'époque du décès

A côté du jour de rédaction du testament, sa date de prise d'effets est encore d'une importance certaine. C'est à ce moment qu'il est notamment possible de déterminer l'assiette sur laquelle s'exerceront les droits conférés au légataire. La disposition n'octroie que des droits éventuels et, pour les legs d'universalité, une simple vocation dont la consistance effective ne sera connue qu'à l'époque du décès, selon la consistance du patrimoine du "de cujus".

Acte à cause de mort, l'écrit testamentaire et les libéralités qu'il contient deviennent effectifs au jour du décès du testateur, lequel constitue dans le même temps la date d'ouverture de la succession, qui commande l'application des principes liquidatifs prévus par la loi. Figurent parmi eux les règles de détermination des héritiers "ab intestat", mais encore celles permettant le contrôle d'un éventuel dépassement du disponible par les libéralités. A cet égard, les opérations protectrices de la réserve se réalisent par référence à une masse, dite masse de calcul de la quotité disponible, qui comprend les biens existants au décès, auxquels sont fictivement réunies les donations entre vifs, en respect de certaines règles spécifiques d'évaluation (C. civ., art. 922 N° Lexbase : L0071HPC). Une fois formée, cette masse se voit appliquer des taux, fixés par le législateur, représentant la quotité disponible et la réserve, désormais définie comme "la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s'ils sont appelés à la succession et s'ils l'acceptent" (C. civ., art. 912 N° Lexbase : L0059HPU, issu de la loi du 23 juin 2006). Au cas de dépassement du disponible, les libéralités excessives subissent la réduction qui sert à reconstituer, en valeur ou en nature selon les cas, la réserve des héritiers protégés (5).

Au-delà, certains types de dispositions à cause de mort peuvent avoir une influence considérable sur le déroulement des opérations liquidatives en ce qu'elles modifient la nature même de la succession. C'est le cas des legs d'universalité -gratifications universelles ou à titre universel- qui fondent une succession testamentaire ou volontaire, les règles de dévolution légale n'étant que supplétives. Face à de telles libéralités, seuls les principes impératifs et protecteurs de la réserve viennent limiter la manifestation de volonté du testateur.

Les liens unissant la libéralité testamentaire et le règlement successoral sont incontestables. C'est à ce stade que l'éventuel changement de qualité du légataire, entre la rédaction du testament et l'ouverture de la succession, peut soulever certaines difficultés. L'acquisition du statut d'époux n'est pas, bien sûr, sans conséquences en matière successorale ; lorsque la dévolution est légale, le conjoint survivant figure au nombre des héritiers appelés, en concours avec les descendants ou les ascendants privilégiés du défunt depuis la loi du 3 décembre 2001 (C. civ., art. 756 et s. N° Lexbase : L3360AB3). En présence d'une dévolution testamentaire, le conjoint peut profiter de la protection de la réserve en l'absence de descendants (C. civ., art. 914-1 N° Lexbase : L0062HPY). Mais lorsqu'il est lui-même le gratifié, il bénéficie d'une quotité disponible dite spéciale, plus étendue que le disponible ordinaire. Seule la qualité de conjoint permet l'application de ce dernier texte, qui peut considérablement modifier la physionomie du règlement successoral (6).

Dès lors, en présence d'un légataire à titre universel devenu l'époux du testateur postérieurement à la rédaction de l'acte, quelle quotité disponible retenir ? La puissance du lien unissant la libéralité testamentaire et la succession doit conduire à appréhender la première par référence à sa date de prise d'effet, puisqu'elle est celle sur laquelle se fondent les opérations liquidatives. La disposition ayant vocation à devenir effective au décès, ce sont les éléments existants à cette date qui doivent guider le règlement de l'hérédité. A cet égard, c'est le statut du légataire au jour du trépas qui dicte le choix du disponible à appliquer et l'émolument auquel il est possible de prétendre en vertu de la libéralité à titre universel. En ce sens, il est utile de rappeler que la qualité de conjoint est reconnue, au plan successoral, au profit de la personne qui était encore unie au défunt au jour de l'ouverture de la succession, selon l'article 732 du Code civil (N° Lexbase : L9832HNH) (7).

C'est ce raisonnement qui a guidé les Hauts magistrats dans la recherche de l'issue à donner au litige. En énonçant que [...] "le bénéfice de la libéralité ne pouvait être dévolu à l'épouse avant le décès du testateur" [...], la Cour de cassation se fonde sur la date d'ouverture de la succession pour apprécier les règles à retenir. En présence d'une disposition à titre universel consentie au conjoint survivant, c'est la quotité disponible spéciale qui doit être appliquée à la masse de calcul.

La décision doit, à notre sens, être approuvée, parce qu'elle est respectueuse de la spécificité temporelle qui innerve les libéralités à cause de mort. En effet, si la période de rédaction ne doit être négligée car elle sert l'analyse de la validité de l'acte, il ne faut pas perdre de vue que les dispositions testamentaires n'ont vocation à être effectives qu'au décès de leur auteur. Le jour d'ouverture de la succession doit donc servir de date de référence aux opérations liquidatives, et la situation du légataire s'apprécier à cette période, tout changement intervenu étant susceptible d'influer sur les solutions (c'est le cas du prédécès du gratifié, mais encore celui de l'acquisition de la qualité d'époux, ou de la perte de ce statut...). Au soutien de l'argumentation, on peut se risquer à avancer que le bénéfice du disponible spécial octroyé à la légataire ne déjouait certainement pas la volonté du testateur qui, seulement quelques mois après la rédaction de l'acte, épousait sa concubine. Au-delà, les dernières volontés demeurent librement révocables jusqu'au décès ; dès lors, si l'auteur de l'écrit avait entendu refuser à son épouse une plus large quotité disponible, une simple révocation aurait suffit à l'en priver. Devant son silence, il était impossible de lui prêter de telles intentions.


(1) Cass. civ. 1, 30 novembre 2004, n° 02-20.883, F-P+B (N° Lexbase : A1216DER), Bull. civ., I, n° 297 ; D., 2005, p. 1621, note J.-Y. Maréchal ; JCP éd. G, 2005, II, n° 10179, note J.-R. Binet ; RTDCiv., 2005, p. 443, obs. M. Grimaldi.
(2) Quelques adaptations tiennent compte de l'aspect prospectif de l'acte ; ainsi, admet-on une simple déterminabilité de l'objet : Cass. civ. 1, 28 novembre 1972, n° 71-13.060, (N° Lexbase : A3779CK8) ; D., 1973, p. 462 ; Cass. civ. 1, 20 janvier 2004, n° 01-17.788, F-D (N° Lexbase : A8706DAP) ; D., 2004, Somm., p. 2341, obs. M. Nicod ; Defrénois, 2005, p. 224, note Gelot. Pour le rappel du principe en matière de legs particulier : Cass. civ. 1, 16 mars 1999, n° 96-22.140 (N° Lexbase : A1277CUT) ; Rev. Dr. Famille, 1999, p. 24, n° 47, note B. Beignier ; idem JCP éd. N, 1999, p. 1015. L'affaire a donné lieu à plusieurs décisions et à d'importantes difficultés de qualification du legs ainsi consenti qui dépassent le cadre du propos. Voir, par exemple, pour la décision clôturant la discussion : Cass. civ. 1, 9 janvier 2007, n° 06-12.872, FS-P+B (N° Lexbase : A4857DT3) ; Rev. Dr. Fam. 2007., p.39, n° 45, note B. Beignier.
(3) Pour un exemple récent : Cass. civ. 1, 8 novembre 2005, n° 02-21.177, FS-P+B (N° Lexbase : A5055DLS) ; AJ Famille, 2006, p. 37, obs. F. Bicheron ; Rev. Dr. Fam., 2005, n° 277, note B. Beignier.
(4) Req., 21 février 1934, DP, 1934, I, p. 69.
(5) La loi du 23 juin 2006 a généralisé le principe de la réduction en valeur, la réduction en nature demeurant possible, mais dans des hypothèses limitées (C. civ., art. 924 et s. N° Lexbase : L0073HPE).
(6) Pour l'essentiel, les héritiers protégés risquent de ne se voir octroyer qu'une réserve en nue-propriété.
(7) La référence à l'absence de jugement de séparation de corps ayant acquis force de chose jugée a été supprimée par la loi du 23 juin 2006. Bien que l'affaire qui nous occupe obéisse au droit antérieur, les faits ne présentaient aucune ambiguïté puisqu'aucune séparation de corps n'existait à l'époque du décès.

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