La lettre juridique n°470 du 26 janvier 2012 : Éditorial

La collectivisation au service de la concurrence : Staline en a rêvé, l'Autorité l'a préconisée...

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N9802BST

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 26 Janvier 2012

Grand émoi rue de l'Echelle, en ce 11 janvier 2012 : l'Autorité de la concurrence réceptionne, après avoir rendu un premier avis le 7 décembre 2010, la "patate chaude" de l'urbanisme commercial, en l'espèce, le dossier de la situation concurrentielle dans le secteur de la distribution alimentaire à Paris. Et, elle rend un avis que d'aucuns pourront taxer de "surréaliste" sur bien des plans, et d'autres y verront certainement une nouvelle "journée des dupes" dont l'unique cible n'était pas l'enseigne sur le ban des accusés, mais toujours et encore, en la matière, la loi "Royer".

Le premier écueil de cet avis, après saisine de la mairie de Paris qui, sur la base d'un rapport de l'Apur (atelier parisien d'urbanisme), s'inquiétait d'une trop grande concentration de la distribution alimentaire dans la capitale, est sans doute la "bataille de chiffres" qui s'est engagée à la suite de sa sortie. Pour l'Autorité, il ne fait guère de doute que le groupe Casino détient une part de marché en surface supérieure à 60 %, et en chiffre d'affaires entre 54 et 66 %, soit trois fois plus que celle de son principal concurrent, le groupe Carrefour. Ce à quoi, le principal intéressé rétorque, étude Mapp ou étude Kantar à l'appui, que la part de marché cumulée du groupe Casino et de Monoprix oscille entre 33 % et 38,5 %. La différence d'appréciation varie du simple au double, et elle ne serait que le reflet d'un comptage partisan grotesque, si l'Autorité de la concurrence ne brisait pas la présomption d'innocence tout en soulignant qu'elle n'a pas constaté d'abus de la part du groupe Casino. Donc, résumons nous : sur la base d'une quantification des parts de marché de chacune des entités du groupe Casino qui souffre manifestement sinon la contrariété, du moins la contradiction, l'Autorité conclut à une situation de position dominante, soit ; mais le suspect n'aurait pas commis d'abus et ne peut donc pas être sanctionné. Par où l'on voit que l'Autorité de contrôle blanchit tout de même le principal suspect ; mieux elle lui tresse une couronne de lauriers en précisant que cette situation de position dominante peut être imputée à la stratégie et aux mérites propres du groupe.

Deuxième écueil de cet avis, "la position aujourd'hui détenue par cet opérateur sur le marché parisien de la grande distribution à dominante alimentaire constitue un obstacle à la concurrence". Et, l'Autorité de la concurrence de recommander de fluidifier le marché et d'agir sur les structures, en accentuant l'abaissement des barrières à l'installation de grandes surfaces alimentaires, en supprimant, notamment, la procédure d'autorisation administrative d'installation pour les commerces de plus de 1 000 m². C'est donc clairement le coeur de la loi d'orientation du commerce et de l'artisanat du 27 décembre 1973, dite loi "Royer" qui est, ici, visé. Pour mémoire, cette loi, mainte fois remaniée, encadre l'urbanisme commercial et charge les pouvoirs publics de veiller à ce que l'essor du commerce et de l'artisanat permette l'expansion de toutes les formes d'entreprises, indépendantes, groupées ou intégrées, en évitant qu'une croissance désordonnée des formes nouvelles de distribution ne provoque l'écrasement de la petite entreprise et le gaspillage des équipements commerciaux et ne soit préjudiciable à l'emploi (article de 1er de la loi). Pour le coup, la loi entendait régler son compte à la grande distribution et protéger au mieux les intérêts du petit commerce de proximité. Cette loi est décriée depuis de nombreuses années, et son renforcement par la loi "Raffarin" du 5 juillet 1996, imposant une demande d'autorisation d'implantation pour toute surface de vente supérieure ou égale à 300 m², afin de contenir hors les villes les hard discounters, n'aura qu'envenimé le débat sans pour autant juguler l'expansion des hypermarchés, comme des enseignes de hard discount au coeur des villes. Les dernières études de l'Insee (2006) montrent que 70 % des dépenses alimentaires se font dans les grandes surfaces d'alimentation, 40 % des dépenses d'habillement dans les petits commerces et 42 % des dépenses de biens durables en grandes surfaces spécialisées. On ne peut donc pas dire que, notamment, pour ce qui concerne le secteur alimentaire, la loi "Royer" ait freiné l'essor des grands distributeurs. Mieux, comme à Paris, ils se sont taillés la part du lion puisque, à en croire l'Autorité de la concurrence, les deux principaux acteurs, deux grands groupes de la distribution, détiendraient près de 90 % du marché de l'alimentaire dans la capitale. En terme de diversité, de protection du commerce indépendant et de libre concurrence, on aura vu mieux. Mais, ce qu'il faut relever avant tout, c'est que, si la loi "Royer" a été plutôt inefficace dans la défense du petit commerce indépendant, cela ne signifie pas que sa suppression et, par là même, la suppression des règles d'urbanisme commercial afférentes, serait un gage de plus grande ou meilleure concurrence. En effet, la même étude de l'Insee nous révèle que les Parisiens recourent plus aux petits commerces alimentaires que les autres Français. Près d'un quart des dépenses alimentaires des parisiens est réalisée dans les commerces de détail, tels que les boucheries, poissonneries, cavistes ou épiceries spécialisées ; et la part des achats discounts et surtout en hypermarchés est largement inférieure à la moyenne, "reflétant aussi bien la nature du tissu commercial que le niveau de vie des ménages parisiens, sensiblement plus élevé qu'ailleurs" -nous livre le commentaire de l'Institut-. Mieux, sur la période analysée, 2001 à 2006, la part dépensée dans les commerces de détail s'érode partout ailleurs, elle augmente légèrement à Paris. En revanche, et c'est là que le bât blesse, dans les grandes communes (hors Paris), où la densité d'hypermarchés est plus forte, les ménages y dépensent davantage, jusqu'à 36 % des dépenses alimentaires pour les ménages habitant des communes de plus de 100 000 habitants hors agglomération parisienne. Autrement dit, une chose est certaine : favoriser l'installation de grandes surfaces au coeur ou aux portes de Paris, et les Parisiens se comporteront comme tous les urbains des grandes villes et délaisseront progressivement le "petit commerce" pour se fournir majoritairement auprès des grandes enseignes. Là encore, en terme de diversité, de protection du commerce indépendant, et de floraison du tissu social et commercial, on aura vu mieux ; d'autant que le marché de la grande distribution alimentaire en France est plutôt oligopolistique. Six groupes se partagent le marché, et le groupe Casino est loin d'être en tête de gondole, sur l'ensemble du territoire. Sa prétendue position dominante à Paris ne reflète pas son positionnement sur le marché national. Le premier groupe, en terme de chiffre d'affaires hexagonal étant justement... le groupe Carrefour. Donc là encore, résumons nous : pour l'Autorité de la concurrence, la loi "Royer" n'empêche pas le développement des grandes enseignes et ne protège pas le petit commerce, et il faut libérer le marché de manière à ce que les grands groupes s'installent dans la capital pour favoriser la concurrence... une concurrence oligopolistique, si l'on en juge par le comportement d'achat des Français et par la structure du marché de la distribution. L'intention de l'Autorité est donc louable, mais il est à craindre que le premier remède préconisé ne soit contre productif pour les parisiens, qui verront les commerces de bouche de proximité disparaître pour être remplacés, comme dans les villes moyennes, par des prestataires de services, le plus souvent, financiers...

Troisième écueil de cet avis, l'Autorité constate qu'elle ne dispose pas de réels moyens d'intervention lorsque les préoccupations de concurrence identifiées résultent de la structure de marché et non des comportements des opérateurs. Ainsi, l'Autorité avoue son incapacité à remédier à la concentration élevée du marché constaté à Paris, en l'absence d'infraction caractérisée. Qu'une Autorité ne puisse pas enjoindre en l'absence de préjudice caractérisé, nous voilà rassurés. Mais, elle rappelle que des dispositions législatives permettant à une autorité nationale de concurrence d'enjoindre à des entreprises de revendre des actifs à des concurrents existent dans d'autres pays. Ce pouvoir d'injonction structurelle, qui offre des garanties procédurales similaires à celles encadrant le contrôle des concentrations, apparaît comme le moyen le plus efficace d'agir sur la structure de marché au bénéfice du consommateur. Ainsi, une injonction de cessions de magasins accroîtrait rapidement la pression concurrentielle sur les opérateurs et modifierait ainsi leurs comportements en matière de prix ou d'assortiment dans le sens souhaité par les consommateurs. Par où l'on comprend, d'abord, et une nouvelle fois, qu'il n'y a pas d'abus de position dominante préjudiciable aux consommateurs, mais que de manière préventive, il conviendrait d'obliger les opérateurs à modifier leur comportement, quitte à saper des règles de concurrence protectrices. C'est un peu comme si, parce que la digue rompt jour après jour, il convenait de la faire sauter. Et, l'on comprend, ensuite, que le rôle des pouvoirs publics serait de collectiviser les moyens de production existants, autrement dit d'exproprier le groupe Casino, pour revendre, par la suite, surfaces et biens d'équipements à d'autres enseignes ou acteurs indépendants. C'est oublier deux éléments fondamentaux : ce sont les distributeurs indépendants qui ont progressivement cédé leur place aux enseignes du groupe Casino, et surtout, rien n'interdisait les autres grandes enseignes de faire de même et de s'installer dans la capitale. Et, si elles ne l'ont pas fait, c'est que les conditions (surfaces, urbanisme, achalandage, etc.) ne leur convenaient guère. Les grandes enseignes de la distribution ne souhaitent pas dépecer "l'empire" du groupe Casino à Paris, elles souhaitent, éventuellement, et elles ne sont pas partie à la saisine, pouvoir s'installer à leurs conditions de rendement. Décidemment, nous ne voyons pas très bien en quoi la collectivisation, responsable de tant de maux et de famine, dans feu l'empire soviétique, serait un terreau favorable à la libre concurrence pure et parfaite, voire non faussée.

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