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N9125BSR
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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 08 Décembre 2011
Le droit français fait de la cause une condition de validité du contrat. Ainsi, l'article 1108 du Code civil (N° Lexbase : L1014AB8), ouvrant le chapitre II "Des conditions essentielles pour la validité des conventions" du Titre III du Livre III, subordonne-t-il la validité d'une convention à l'existence, non seulement du consentement de la partie qui s'oblige, à condition, bien entendu, qu'elle soit capable de contracter, et d'un objet certain formant la matière de l'engagement, mais aussi, d'"une cause licite dans l'obligation". Les articles 1131 (N° Lexbase : L1231AB9) et 1133 (N° Lexbase : L1233ABB) du même code reprennent cette exigence, le premier énonçant que "l'obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet", le second précisant que "la cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes moeurs ou à l'ordre public". Aussi n'est-il sans doute pas exagéré de dire que la cause apparaît comme la "pièce maîtresse" du mécanisme contractuel (1). En vérifiant que la cause existe, le juge s'assure en quelque sorte, pour chaque obligation souscrite, de l'existence d'une justification suffisante : c'est en ce sens que l'on a pu dire que la condition tenant à l'existence de la cause était posée dans un souci de protection individuelle (2) afin de permettre de contrôler la cohérence du contrat dans son ensemble (3). Et en vérifiant, en outre, que la cause soit licite et morale, le juge s'assure de la conformité de l'engagement à l'ordre public et aux bonnes moeurs : par où la condition tenant à la licéité de la cause remplit, cette fois, une fonction de protection sociale. Et, précisément sur ce terrain, l'évolution contemporaine est marquée par un recul de l'ordre public et des bonnes moeurs, propre à favoriser la liberté contractuelle. Un récent arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 4 novembre 2011, à paraître au Bulletin, en constitue d'ailleurs un nouvel exemple.
En l'espèce, une cour d'appel avait, pour annuler le contrat de courtage matrimonial conclu par un consommateur avec une société, et condamner le premier à verser des dommages et intérêts à la seconde, relevé que l'intéressé s'était présenté, lors de la signature de la convention, comme divorcé en cochant dans l'acte la case correspondante, bien qu'il ait été alors toujours engagé dans les liens du mariage puisque le jugement de divorce le concernant n'a été prononcé que le 22 avril 2008, soit près d'une année plus tard. Les premiers juges avaient au reste fait valoir que s'il avait avisé la société de sa situation, elle n'aurait pas manqué de l'informer de l'impossibilité de rechercher un nouveau conjoint en étant toujours marié. Aussi bien en avaient-ils déduit que le contrat litigieux devait être annulé pour cause illicite comme contraire à l'ordre public de protection de la personne ainsi qu'aux bonnes moeurs, "un homme encore marié ne pouvant légitimement convoler en une nouvelle union". Cette décision est cependant cassée, sous le visa de l'article 1133 du Code civil : la Haute juridiction décide, en effet, "qu'en statuant ainsi alors que le contrat proposé par un professionnel, relatif à l'offre de rencontres en vue de la réalisation d'un mariage ou d'une union stable, qui ne se confond pas avec une telle réalisation, n'est pas nul, comme ayant une cause contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs, du fait qu'il est conclu par une personne mariée, la cour d'appel a violé le texte susvisé".
Le débat ne portait naturellement pas sur la validité de principe du courtage matrimonial, du moins lorsqu'il a pour objet de permettre à des célibataires de se rencontrer. Sans doute n'ignore-t-on pas que tant que le mariage n'est pas célébré, les parties demeurent en principe libres : doit, en effet, être préservée la liberté de chacun de s'engager ou de ne pas s'engager jusqu'au jour du mariage (d'où, d'ailleurs, l'absence de force obligatoire des fiançailles). Cet impératif avait, du reste, conduit la jurisprudence, au XIXème siècle, à faire preuve d'une grande sévérité à l'égard du courtage matrimonial, la pratique selon laquelle un intermédiaire est chargé de mettre en relation deux personnes afin que celles-ci concluent un contrat ayant longtemps été considéré comme immorale. Mais une évolution s'est ensuite réalisée, un simple contrôle destiné à vérifier l'absence de pression sur les individus et le caractère proportionné de la rémunération demandée se substituant au principe de prohibition. Aujourd'hui, le courtage matrimonial est soumis à l'emprise du droit de la consommation, une loi du 23 juin 1989 (loi n° 89-421, 23 juin 1989, relative à l'information et à la protection des consommateurs ainsi qu'à diverses pratiques commerciales N° Lexbase : L7752A8M), assortie d'un décret du 16 mai 1990 (décret n° 90-422, 16 mai 1990 N° Lexbase : L6370G4P, portant application, en ce qui concerne les offres de rencontres en vue de la réalisation d'un mariage ou d'une union stable, de la loi du 23 juin 1989), étant venue réglementer le courtage lorsqu'il est le fait d'un professionnel, imposant, notamment, l'apposition de certaines mentions informatives dans le contrat dans un souci de protection des clients.
En réalité, ici, la question se posait de savoir s'il fallait s'en tenir à cette approche dans l'hypothèse dans laquelle le contrat conclu entre le professionnel et le consommateur avait pour objet de permettre à celui-ci de rencontrer l'âme soeur alors même qu'il était déjà marié. On saisit bien le problème : si on laisse de côté le cas dans lequel les rencontres offertes au consommateur par le professionnel en vertu du contrat proposé aboutiraient à la réalisation d'un nouveau mariage -ce qui, somme toute, pourrait se concevoir à condition bien entendu que le premier mariage soit dissout avant d'en contracter un autre-, il reste que, dans le cas dans lequel les rencontres en question aboutiraient à ce que l'arrêt appelle une union stable, celle-ci, sauf à ce que le mariage existant au jour de la conclusion du contrat de courtage matrimonial soit ensuite dissout, sera en réalité une union en marge d'un mariage existant, autrement dit une relation adultère, donc illicite. La Cour de cassation ne l'a cependant pas entendu ainsi au motif que le contrat litigieux, qui a certes pour objet d'offrir au consommateur des rencontres en vue de la réalisation d'un mariage ou d'une union stable, ne se confond pas avec une telle réalisation. Soit. On aura tout de même du mal à ne pas considérer que la validité d'un tel contrat, propre à favoriser dans certains cas une relation adultère, participe de la constitution d'une situation illicite parce que contraire au devoir de fidélité entre époux (C. civ., art. 212 N° Lexbase : L1362HIB). Mais faut-il s'en étonner à une époque où l'on a dépénalisé l'adultère et abandonné le caractère péremptoire de l'adultère comme faute civile susceptible de constituer une cause de divorce (4) , dissocié la question de l'attribution des torts de celle du règlement des conséquences patrimoniales du divorce (5) et, bien entendu, considéré que "n'est pas nulle comme ayant une cause contraire aux bonnes moeurs la libéralité consentie à l'occasion d'une relation adultère" (6) ?
Le pacte de préférence est un avant-contrat par lequel un promettant s'engage, dans l'hypothèse dans laquelle il se déciderait à conclure un contrat donné, à en faire prioritairement la proposition au bénéficiaire. Le plus souvent accessoire d'un autre contrat, le pacte de préférence peut ainsi, par exemple, être stipulé dans un bail au profit du locataire, ou encore dans une vente, soit au profit du vendeur afin de racheter prioritairement le bien dans le cas où l'acquéreur le revendrait, soit au profit de l'acquéreur, par exemple afin de bénéficier d'une priorité pour l'acquisition de parcelles voisines appartenant au même propriétaire. L'essence du pacte de préférence le distingue de la promesse unilatérale de vente : alors que, par celle-ci, le promettant s'engage à vendre, il n'accorde, avec celui-là, qu'une priorité au bénéficiaire. On s'est longtemps demandé si le bénéficiaire du pacte de préférence pouvait, dans l'hypothèse dans laquelle le promettant aurait finalement conclu le contrat sans avoir respecté son droit de priorité, demander l'exécution forcée du pacte et donc obtenir non seulement l'annulation de l'opération conclue avec le tiers acquéreur, mais encore la possibilité d'être substitué dans les droits de celui-ci. Un temps hostile à cette solution, la Cour de cassation a finalement opéré un revirement de jurisprudence, par un important arrêt rendu en Chambre mixte le 26 mai 2006 (7). L'arrêt de la troisième chambre civile du 3 novembre 2011, qui en constitue une application, permet de revenir sur les conditions posées par la jurisprudence auxquelles elle entend subordonner l'exécution forcée du pacte de préférence.
En l'espèce, une société exerçant une activité de marchand de biens avait conclu une promesse synallagmatique de vente portant sur un immeuble à usage commercial, et avait ensuite consenti sur le même bien un bail commercial à une société tierce, stipulant un droit de préférence au profit du locataire, et comportant une clause qui faisait remonter les effets l'opération à une date antérieure à la promesse. Le promettant reprochait aux premiers juges d'avoir prononcé la nullité de la vente consentie au bénéficiaire de la promesse synallagmatique et de lui avoir substitué le bénéficiaire du pacte de préférence alors que, selon le pourvoi : d'une part, si le bénéficiaire d'un pacte de préférence est en droit d'exiger l'annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d'obtenir sa substitution à l'acquéreur, c'est à la condition que ce tiers ait eu connaissance, et ce lorsqu'il a contracté, de l'existence du pacte de préférence et de l'intention du bénéficiaire de s'en prévaloir, connaissance dont la preuve ne serait précisément pas rapportée en l'espèce ; et, d'autre part, la connaissance du pacte de préférence et de l'intention de son bénéficiaire de s'en prévaloir s'apprécie à la date de la promesse de vente, qui vaut vente, et non à celle de sa réitération par acte authentique, en sorte que la fraude aux droits du bénéficiaires du pacte ne serait pas établie puisque la formation de la promesse lui était antérieure. La Cour de cassation rejette cependant le pourvoi au motif "qu'ayant constaté que les sociétés L. et B. [le promettant et le bénéficiaire de la promesse synallagmatique] étaient, lors des opérations litigieuses, représentées par la même personne physique et souverainement retenu que la société B. avait connaissance, lorsqu'elle a contracté le 7 novembre 2002, de l'existence du pacte de préférence consenti par la société L. à la société S. [bénéficiaire du pacte], inséré au contrat de bail signé le 11 mars 2002, et de l'intention de la bénéficiaire de s'en prévaloir, et, à bon droit, que la promesse synallagmatique de vente consentie par la société L. le 8 janvier 2002 ne pouvait priver d'effet le pacte de préférence dès lors que le contrat de bail prenait effet, en toutes ses clauses et conditions, au 1er janvier 2002, la cour d'appel a pu déduire de ces seuls motifs que la vente de l'immeuble avait été réalisée en violation du pacte de préférence et qu'elle devait être annulée".
La solution est, dans son principe, à présent parfaitement acquise : dans l'hypothèse dans laquelle le promettant aurait conclu le contrat sans avoir respecté son droit de priorité, la jurisprudence admet l'exécution forcée du pacte. On sait bien, en effet, que la Haute juridiction a, depuis 2006, abandonné la position qui avait longtemps été la sienne et qui faisait application de l'article 1142 du Code civil (N° Lexbase : L1242ABM), aux termes duquel les obligations de faire se résolvent en dommages et intérêts, pour refuser toute substitution du bénéficiaire dans les droits de l'acquéreur. Il faut dire que cette solution était critiquée par la majorité de la doctrine qui faisait valoir, d'une part, que, historiquement, la formule de l'article 1142 signifiait simplement, dans l'esprit de ses rédacteurs, qu'il n'est pas possible de contraindre le débiteur à s'exécuter en nature quand sa liberté personnelle est en jeu et, d'autre part, que le principe de la force obligatoire des conventions et du respect de la parole donnée justifiait que le débiteur s'exécute dans les termes convenus plutôt que de n'avoir à payer que des dommages et intérêts. On rappellera que le revirement, approuvé dans son principe, avait tout de même été discuté en ce qu'il exigeait, pour permettre la substitution du bénéficiaire du pacte de préférence dans les droits de l'acquéreur, que celui-ci ait eu connaissance, au moment où il a contracté, de l'intention du bénéficiaire d'utiliser son droit, refusant ainsi de considérer que la connaissance du pacte puisse suffire à constituer le tiers de mauvaise foi (8). Toujours est-il que, en dépit des critiques exprimées jugeant ces conditions excessivement rigoureuses, la Cour de cassation a entendu maintenir le cap, ce que confirme d'ailleurs l'arrêt du 3 novembre 2011.
Si l'on s'en tient ici à la double preuve de la connaissance de l'existence du pacte par le tiers ainsi que de l'intention du bénéficiaire de s'en prévaloir (9) , l'arrêt montre en tout cas que, certes difficile, cette preuve n'est pour autant pas impossible (10). Mais il est vrai qu'il faut des circonstances bien particulières et, sans doute, on le concèdera, assez rares en pratique : ici, c'est parce que l'auteur du pacte et le bénéficiaire de la promesse synallagmatique étaient des sociétés représentées par la même personne physique, et qu'une lettre émanant du bénéficiaire du pacte dans laquelle il manifestait son intention de s'en prévaloir avait pu être produite, que la double preuve requise pour permettre l'exécution forcée du pacte a pu finalement être établie.
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