Lecture: 5 min
N9087BSD
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Et, ce que les caciques de "l'opérateur historique", selon la formule consacrée, n'avaient pas réussi à arracher, une révision à la hausse du tarif réglementé, à la défaveur d'une stabilisation -toute relative- des prix du gaz, les fournisseurs alternatifs l'ont ainsi obtenu, devant les tribunaux, arguant de l'atteinte à la libre concurrence. Comme le veut l'adage populaire : "les ennemis de mes ennemis sont mes amis"...
En l'espèce, les sociétés requérantes demandaient au juge des référés du Conseil d'Etat la suspension de l'arrêté en question, qui maintenait à l'identique les tarifs réglementés applicables aux clients résidentiels et aux petits clients professionnels, et augmentait en moyenne de 4,9 % les tarifs réglementés applicables aux autres clients.
Après avoir relevé que, dans un avis du 29 septembre 2011, la Commission de régulation de l'énergie avait estimé que l'évolution des tarifs fixée par l'arrêté contesté était très insuffisante pour couvrir les coûts d'approvisionnement de "l'opérateur historique" au 1er octobre 2011, et que l'application de la formule tarifaire prévue par l'arrêté du 9 décembre 2010 conduisait en moyenne, compte tenu des hausses des coûts d'approvisionnement en gaz naturel, à une hausse des tarifs variant de 8,8 % à 10 % selon les tarifs, le Haut conseil a fait droit à cette demande de suspension. Il en profita, au passage, pour donner une leçon d'économie libérale au Gouvernement -chacun appréciera le comble de l'ironie- en précisant qu'un gel durable des tarifs réglementés est de nature à créer un phénomène de "ciseau tarifaire" selon lequel les coûts complets des opérateurs concurrents seraient supérieurs aux tarifs réglementés, affectant leurs marges et compromettant leur présence sur le marché de la distribution du gaz, ainsi que l'objectif public d'ouverture de ce marché à la concurrence.
La décision, toute emprunte des vertus juridiques et économiques qu'elle puisse être, nous laisse perplexe.
D'abord, parce qu'elle jette le trouble sur l'idée reçue, selon laquelle la préservation d'un tarif réglementé garantit une stabilité des prix, voire l'application d'un prix à l'avantage des consommateurs. Or, si l'on compare le prix du gaz réglementé à celui du gaz commercialisé dans le cadre d'offres libres, notamment dans les pays ayant opté pour une ouverture totale à la concurrence de la fourniture d'énergie, le tarif réglementé français n'est guère compétitif, sur la durée. Et pour cause, ce "prix réglementé" est un avatar vernaculaire du dirigisme jacobin français, qui n'a réellement de "réglementé" que le nom. La privatisation du fournisseur de gaz historique et l'ouverture à la concurrence ont obligé les pouvoirs publics à rabattre leurs prétentions quant à un dirigisme social effectif. D'un côté, l'intérêt social de l'entreprise commande la rentabilité et la distribution de dividendes, et la libre concurrence oblige la liberté des prix, de l'autre, l'intérêt sociétal face à l'inflation des matières premières énergétiques rend difficile, aux yeux des consommateurs/électeurs, l'abandon total de souveraineté étatique sur la distribution du gaz, comme de l'électricité. C'est toute l'ambiguïté d'une entreprise privée dont l'Etat est actionnaire prépondérant, à qui il a confié, au surplus, une mission de service public (approvisionnement, gestion du réseau de distribution de gaz), eu égard à son ancien monopole juridique, et son quasi monopole de fait actuel. Les tarifs réglementés dépendent, ainsi, de coûts de différentes natures :
- les coûts d'approvisionnement en gaz naturel indexés sur les cours des produits pétroliers (55 % du tarif) ;
- les coûts d'utilisation des réseaux de transport fixés par la Commission de régulation de l'énergie (5 % du tarif) ;
- les coûts des stockages pour répondre à la saisonnalité des consommations selon les prix proposés par les deux opérateurs de stockage (GDF Suez et TIGF, filiale de Total) (5 % du tarif) ;
- les coûts d'utilisation des réseaux de distribution fixés par la Commission de régulation de l'énergie (25 % du tarif) ;
- les coûts de commercialisation, dépendant de l'organisation du fournisseur (10 % du tarif).
En tout état de cause, si le tarif du gaz est réglementé, il l'est par le jeu de la concurrence commerciale classique et ne revêt, dans sa composition, qu'un faible soupçon de dirigisme étatique. Mais, c'est ce soupçon là qui paraît de trop aux concurrents de "l'opérateur historique".
Ensuite, si l'ouverture à la libéralisation du marché du gaz devait permettre la baisse des prix et améliorer la qualité de service, force est de constater que cette ouverture à la concurrence est un échec cuisant, en France. Plus de 90 % des consommateurs, surtout les particuliers, sont restés fidèles à l'ancien monopole ou aux entreprises locales de distribution -qui, elles aussi, bénéficient des tarifs réglementés-. Les entreprises alternatives peinent à diffuser leurs offres, mais il faut dire qu'avec une indexation sur la flambée des prix du pétrole, la période paraît peu propice à un développement de la concurrence libre. Et, le gain d'un transfert d'un contrat auprès d'un opérateur alternatif paraît des plus faibles, lorsque le prix proposé par ces entreprises concurrentes peut éventuellement être inférieur de 5 % aux prix proposés par l'opérateur historique. Alors, ce sont finalement les prix dits "libres" qui sont indexés sur les coûts de fonctionnement d'un opérateur historique qui dispose d'un monopole de l'approvisionnement et, par filiale interposée, de la gestion du réseau de distribution. Finalement, seule la commercialisation, en France, est véritablement sujette à libéralisation. Et, si l'on considère la composition du tarif réglementé à destination du grand public, ce coût ne représente que 10 % de l'ensemble...
Enfin, "Je considère la concurrence légitime, à condition qu'il y ait quelque chose en face", disait Steve Ballmer, PDG de Microsoft, grand habitué des monopoles de fait. C'est pourquoi on n'aurait pu préconiser à nos chers Hauts conseillers de "mettre de l'eau dans leur vin pour qu'il n'y ait pas d'eau dans le gaz" entre les onze millions de consommateurs de gaz et la majorité présidentielle, à la veille des élections présidentielles. Mais, c'est sans doute le spectre de la loi du maximum général, instituant le maximum décroissant du prix des grains sous "la Terreur", qui incita les juges du Palais-Royal à satisfaire aux canons libéraux. Cette loi du 4 mai 1793, plusieurs fois remaniée, avait abouti à la disette et la spéculation ; les paysans préférant cacher leur production agricole plutôt que de la vendre à perte et les spéculateurs faisant feu de tous bois pour acquérir à bas prix des grains qu'ils pourraient vendre à prix d'or, par la suite... Mais, même si depuis la dynastie des Han, dans cette Chine du Ier siècle avant J.C., on sait transporter le gaz dans de simples tiges de bambou, le stockage occulte du gaz présente de grandes difficultés, compte tenu de la volatilité et la dangerosité de l'énergie en question. On est, également, bien loin de condamner à l'échafaud les accapareurs et autres spéculateurs sur le prix des énergies, comme ce fut le cas avant la réaction thermidorienne et l'abrogation de cette loi de contrôle général des prix si peu en adéquation avec le souffle libéral de la Révolution française...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:429087