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par Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole
le 24 Novembre 2011
Depuis sa création par une loi du 6 février 1998 (loi n° 98-69, tendant à améliorer les conditions d'exercice de la profession de transporteur routier N° Lexbase : L4769GU8), l'article L. 132-8 du Code de commerce (N° Lexbase : L5640AIQ), qui instaure ce qui est convenu d'appeler l'action directe du transporteur échappe à toute tentative d'analyse. Selon le texte "la lettre de voiture forme un contrat entre l'expéditeur, le voiturier et le destinataire ou entre l'expéditeur, le destinataire, le commissionnaire et le voiturier. Le voiturier a ainsi une action directe en paiement de ses prestations à l'encontre de l'expéditeur et du destinataire, lesquels sont garants du paiement du prix du transport. Toute clause contraire est réputée non écrite". Le texte attribue ainsi une action en paiement du transporteur contre ceux avec qui il n'a pas conclu le contrat mais qui participent néanmoins à l'opération. Tel est notamment le cas du destinataire. Par de nombreux et importants arrêts, la jurisprudence est venue préciser le sens qu'il fallait donner aux termes d'expéditeur et de destinataire, employés dans l'article.
La question du fondement de l'action restait toujours posée et ceux qui espéraient que la Cour allait ici trancher seront déçus. Les faits, pourtant, s'y prêtaient bien. Un transporteur, dont l'expéditeur est soumis à une procédure collective, déclare sa créance auprès de cet expéditeur. Cependant, il n'assigne le destinataire que postérieurement, semble-t-il, à l'expiration de la prescription annale instituée par l'article L. 133-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L4810H9Z). Pour tenter d'échapper à cette prescription, il invoque l'effet interruptif de prescription de la déclaration de créance et le fait que l'article L. 132-8 du Code de commerce crée soit une solidarité soit un cautionnement entre l'expéditeur et le destinataire. La Cour devait donc se prononcer sur le fondement de l'article L. 132-8 du Code de commerce
Il est assez difficile de retenir l'existence d'une action directe. Celle-ci n'a normalement lieu qu'entre des tiers, l'auteur d'une action directe agissant à l'encontre d'une partie au contrat sans avoir lui-même cette qualité. C'est le cas de l'action du sous-traitant contre le maître de l'ouvrage ou de l'action de la victime du dommage contre l'assureur de l'auteur. Or, l'article L. 132-8 du Code de commerce est très clair sur ce point, transporteur, expéditeur et destinataire sont bien tous partie à un même contrat. La Cour de cassation a, du reste, confirmé la position de contractant du destinataire (Cass. com., 1er avril 2008, n° 07-11.093, FS-P+B sur le deuxième moyen N° Lexbase : A7694D74 ; Rev. dr. transp., 2008, comm. 94, nos obs). Pour la même raison, il convient d'exclure la qualification de caution. Celle-ci pourrait invoquer, du reste, le bénéfice de discussion et il est bien admis que le transporteur peut réclamer paiement au destinataire sans l'avoir auparavant vainement demandé à l'expéditeur.
La solidarité, en revanche, constituait une explication des plus intéressantes. Elle correspondait parfaitement à certains traits du régime de l'action du transporteur, celui-ci pouvant demander paiement de l'intégralité de la somme à l'un quelconque de ses débiteurs et le paiement effectué par l'un d'entre eux libérant les autres. De plus, la solidarité peut parfaitement être légale et exister entre cocontractants. Naturellement, la solidarité a pour conséquence que l'interruption de prescription à l'égard d'un débiteur emporte les mêmes effets à l'égard des autres, puisqu'ils sont tous tenus de la même dette (C. civ., art. 2245 N° Lexbase : L7177IA3). Refusant que l'interruption de prescription à l'égard de l'expéditeur puisse également valoir contre le destinataire, la Cour de cassation condamne l'idée de solidarité, obligeant à se résoudre à voir dans l'article L. 132-8 une nouvelle institution sui generis.
L'affaire "Frigo 7 contre Gefco" aura longtemps défrayé la chronique, tant en raison de l'importance des sommes en jeu que de son caractère symbolique des relations entre commissionnaires de transport et sous traitants. La Chambre commerciale vient ici de la clore, au détriment de Frigo 7.
Transporteur routier, Frigo 7 est le sous-traitant de Gefco, commissionnaire de transport, depuis 1972. En 2008, invoquant la loi du 5 janvier 2006 (loi n° 2006-10, relative à la sécurité et au développement des transports N° Lexbase : L6671HES) sur l'indexation du prix du transport sur le coût du carburant, Frigo 7 réclame à Gefco une somme de deux millions d'euros. Gefco met alors un terme à la relation commerciale, moyennant un préavis de six mois. Frigo 7 assigne alors Gefco sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales (C. com., art. L. 442-6, I, 5° N° Lexbase : L8640IMX) et réclame une indemnité de près de neuf millions d'euros. La cour d'appel de Versailles (CA Versailles, 12ème ch., sect. 2, 6 mai 2010, n° 09/05024 N° Lexbase : A5929E84), estimant qu'en raison de la durée des relations commerciales, le délai de préavis aurait dû être de vingt mois, accorde l'indemnité demandée. La satisfaction de Frigo 7 est de courte durée. Sur pourvoi, la Cour de cassation casse l'arrêt d'appel, retenant que la prohibition de la rupture brutale des relations commerciales ne s'applique pas lorsque le contrat type "sous-traitance" régit les relations du transporteur et du donneur d'ordre.
Le décret n° 2003-1295 du 26 décembre 2003 (N° Lexbase : L7909H3C) publie le contrat type "applicable aux transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants", appelé contrat type "sous-traitance". Ce texte a pour objectif d'organiser les relations entre les différents donneurs d'ordres professionnels du transport et leurs prestataires. Il s'applique chaque fois qu'un "opérateur de transport", commissionnaire de transport ou transporteur public principal, confie de manière "régulière et significative" l'exécution d'opérations de transport à un sous-traitant. Compte tenu de la nature des relations entre Gefco et Frigo 7, ces conditions étaient certainement remplies.
L'article 12.2 du contrat type fixe le délai de préavis à respecter en cas de rupture. Lorsque la durée de la relation est supérieure à un an, le délai est de trois mois. La rupture initiée par Gefco respectait donc bien le délai de préavis fixé par le contrat type. Toute la question était de savoir si, malgré ce respect, Gefco pouvait se voir reprocher une rupture brutale de la relation, fondée sur l'article L. 442-6 du Code de commerce.
Les contrats type constituent une réglementation supplétive du contrat de transport, applicable lorsque les parties n'en ont pas disposé autrement, par écrit. Ainsi, en l'absence dans le contrat d'une clause relative à la durée du préavis, celle fixée par le contrat type avait naturellement vocation à s'appliquer. Cependant, selon l'article 8 de la loi d'orientation des transports intérieurs du 30 décembre 1982 (loi n° 82-1153 N° Lexbase : L6771AGU dite "LOTI"), devenu l'article L. 1432-4 du Code des transports (N° Lexbase : L8085INR), les contrats types s'appliquent "sans préjudice de dispositions législatives régissant le contrat". On pouvait donc soutenir que le contrat type "sous-traitance" ne faisait pas échec à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, de sorte qu'il était possible de rechercher la responsabilité du donneur d'ordre sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales, nonobstant le respect des dispositions du contrat type. Ce raisonnement ne convainc pas les conseillers de la Cour de cassation. Ils estiment que l'article L. 442-6 institue une responsabilité délictuelle (v., déjà en ce sens, Cass. com., 6 février 2007, n° 04-13.178, F-P+B N° Lexbase : A9456DTE, Bull. civ. IV, n° 21), de sorte qu'il ne figure pas parmi les dispositions régissant le contrat dont la loi réserve l'application. Telle est probablement l'explication de la formule assez abrupte selon laquelle "l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, qui instaure une responsabilité de nature délictuelle, ne s'applique pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lorsque le contrat-type qui prévoit la durée des préavis de rupture, institué par la "LOTI", régit, faute de dispositions contractuelles, les rapports du sous-traitant et de l'opérateur de transport".
L'argument n'est toutefois pas entièrement convaincant, une responsabilité délictuelle pouvant parfaitement régir un contrat. La position de la Cour a au moins le mérite de préserver la sécurité que les contrats type doivent apporter au prestataire, en permettant au commissionnaire et, à n'en pas douter, à tous ceux qui se trouvent dans sa situation, de trouver dans le respect du contrat type une sécurité juridique.
Quant à Frigo 7, perdant les espoirs qu'il fondait sur la rupture brutale des relations commerciales, il n'aura eu guère plus de succès dans son action visant à obtenir un complément de rémunération au titre de l'indexation du prix du transport, puisque la cour d'appel de Versailles lui a accordé une somme de 122 000 euros, au lieu des deux millions réclamés.
La notion d'expéditeur est essentielle dans le mécanisme de l'action directe en paiement du transporteur instituée par l'article L. 132-8 du Code de commerce, puisque c'est notamment à celui-ci que le transporteur peut réclamer paiement du prix. Deux conceptions sont alors possibles. Une première, que l'on peut qualifier de contractuelle, où l'expéditeur est celui qui conclut le contrat de transport. Une seconde, matérielle, où prend la qualité d'expéditeur celui qui a remis les marchandises au transport, même s'il n'a pas conclu le contrat. En faveur de cette seconde conception, on peut invoquer plusieurs arguments. D'abord, un argument de texte : l'article L. 132-8 vise, outre l'expéditeur, le commissionnaire de transport. Or, c'est le commissionnaire de transport qui conclut le contrat de transport. On peut donc, selon le texte, être expéditeur même si l'on n'a pas conclu le contrat. D'autre part, la Cour de cassation adopte déjà une conception matérielle du destinataire, considérant comme tel celui qui reçoit la marchandise, même s'il n'est pas mentionné sur la lettre de voiture (cf. not. Cass. com., 15 avril 2008, n° 07-11.398, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9361D7T ; Rev. dr. transp., 2008, comm. 222, nos obs.). Il serait assez logique de retenir pareille conception pour l'expéditeur. Enfin, une telle solution serait naturellement favorable au transporteur, que le texte à vocation à protéger, puisqu'elle lui offrirait un troisième débiteur, qui viendrait s'ajouter à son contractant et au destinataire, le remettant de la marchandise.
L'espèce ayant donné lieu à l'arrêt de la Chambre commerciale du 11 octobre 2011 en témoigne, puisque le transporteur assignait le vendeur ex works, alors que son donneur d'ordre, qui était également le destinataire, était en redressement judiciaire. L'action contre le remettant serait en effet particulièrement intéressante lorsque le destinataire a lui-même conclu le contrat, la conception contractuelle de l'expéditeur privant le transporteur d'un débiteur. La Cour de cassation distingue cependant traditionnellement le remettant de l'expéditeur, excluant que l'action directe soit intentée contre le premier (Cass. com., 13 février 2007, n° 05-18.590, F-P+B N° Lexbase : A2108DUM ; Rev. dr. transp., 2007, comm. 52, nos obs.) pour une vente ex works (Cass. com., 28 octobre 2008, n° 07-20.786, F-D N° Lexbase : A0665EBA ; Rev. dr. transp., 2008, comm. 250, nos obs.). Elle confirme ici sa jurisprudence, excluant que l'action directe en paiement soit intentée contre le vendeur ex works.
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