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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public
le 24 Novembre 2011
L'arrêt n° 342642 ici commenté précise utilement les règles relatives à l'indemnisation des prestations exécutées par le cocontractant de l'administration en cas de nullité d'un marché public. Il montre que la combinaison des actions en responsabilité quasi-contractuelle et en responsabilité quasi-délictuelle peut permettre au cocontractant une réparation complète de son préjudice, lorsque la nullité du marché public est la conséquence de la seule faute de la personne publique.
En l'espèce, le SIVOM de l'agglomération verdunoise avait passé en 1992, avec la société anonyme d'économie mixte locale (SAEML) X, un marché de services portant sur la collecte, le transport et le traitement de déchets, ainsi que la mise à disposition de bacs à ordures. Alors que l'appel d'offres portait sur une capacité de 1 300 000 litres de déchets, lequel volume avait constitué la base de détermination de la rémunération du cocontractant, le marché a finalement été conclu pour un volume plus important (1 595 000 litres), sans que la rémunération du cocontractant ne soit pour autant réajustée. A ce volume révisé, s'est ajouté un volume de 206 520 litres supplémentaires, fourni sans ordre de service par la SAEML, afin de répondre à l'augmentation de la population durant la période d'exécution du contrat. Afin d'obtenir une rémunération correspondant au volume contractuel révisé et ses prestations supplémentaires, la société cocontractante a saisi le tribunal administratif, puis la cour administrative d'appel de Nancy qui a constaté la nullité du marché (1) au motif que celui-ci avait été conclu par une autorité incompétente. L'illégalité relevée était, en effet, particulièrement grave et ne laissait aucune place au doute, puisque le SIVOM avait conclu le contrat sans avoir reçu compétence de la part des communes concernées.
Selon une solution classique et implacable, la nullité (l'annulation devrait-on dire depuis l'intervention de la double jurisprudence "Tropic" (2) - "Commune de Béziers" (3)) du contrat fait normalement obstacle au règlement du litige né du contrat sur le terrain contractuel, car il n'existe plus de contrat. Seule l'action en responsabilité extracontractuelle permet, alors, au cocontractant de demander une indemnisation. C'est précisément ce qu'il a fait en saisissant à nouveau le juge administratif. On doit noter que cette nouvelle saisine du juge administratif n'était pas indispensable car la jurisprudence "Société Citécable Est" (4) permet au signataire d'un contrat de prolonger son action en responsabilité contractuelle par une action en responsabilité quasi-contractuelle en invoquant, y compris pour la première fois en appel, des moyens tirés de l'enrichissement sans cause que l'application du contrat frappé de nullité a apporté à l'un d'eux ou de la faute, consistant pour l'un d'eux, à avoir passé un contrat nul, quand bien même ces moyens, qui ne sont pas d'ordre public, reposent sur des causes juridiques nouvelles. Bien qu'elle n'ait pas saisi cette opportunité, la SAEML avait de bonnes chances de voir prospérer sa demande indemnitaire. La cour administrative d'appel de Nancy a, en effet, condamné la communauté de communes de Verdun, qui avait succédé au SIVOM, à lui verser 299 441 euros TTC.
Saisi d'un recours en cassation contre ce dernier arrêt, le Conseil d'Etat le censure pour insuffisance de motivation et erreur de droit. Cette censure était inéluctable car les juges du fond avaient prononcé une indemnisation globale, sans examiner les fautes alléguées du cocontractant pour procéder à un éventuel partage des responsabilités sur le terrain quasi-délictuel. Il faut savoir, en effet, que la jurisprudence administrative a adopté, au cours des dernières années, toute une série de décisions qui sont autant d'exigences à respecter en matière de recours indemnitaires faisant suite à la nullité d'un contrat. Cette jurisprudence repose sur plusieurs principes complémentaires.
Le premier principe réside dans le droit qu'a le cocontractant de l'administration de former un recours sur le terrain quasi-contractuel afin d'obtenir le remboursement de celles de ses dépenses prévues au contrat qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'était engagé. On reconnaît ici la théorie de l'enrichissement sans cause, que le droit romain connaissait sous le nom d'action De in rem verso, et dont le juge administratif a admis très tôt l'existence (5), avant d'en faire un principe général du droit (6). Cette théorie s'applique dans deux hypothèses principales : lorsqu'une prestation a été fournie à une personne publique en dehors de tout lien contractuel ; et lorsqu'un contrat a bien été conclu et a servi de support à l'exécution de certaines prestations avant d'être annulé par le juge. C'est précisément cette seconde hypothèse qui était en cause en l'espèce. L'objet de la théorie de l'enrichissement sans cause n'est pas de permettre la réparation du préjudice découlant d'un comportent fautif de l'administration. Il est de permettre à l'ancien cocontractant de l'administration d'obtenir, dans un souci évident d'équité, le remboursement des dépenses qui étaient prévues au contrat et qui ont été utiles à la collectivité. La notion de dépenses utiles renvoie aux sommes effectivement engagées (ce qui exclut donc l'indemnisation du manque à gagner) et qui ont, d'une manière ou d'une autre, contribué à enrichir le patrimoine de la personne publique.
Le deuxième principe, qui prolonge le premier, tient à l'absence d'incidence de la faute de l'appauvri sur son droit à indemnisation. Depuis 2008 (7), la jurisprudence considère, en effet, que les fautes éventuellement commises par le cocontractant de l'administration, antérieurement à la signature du contrat, sont sans incidence sur son droit à indemnisation au titre de l'enrichissement sans cause. Ce principe comporte toutefois une exception, rappelée par l'arrêt ici commenté. Elle vise l'hypothèse dans laquelle la faute commise par l'appauvri a eu pour effet de vicier le consentement de l'administration, notamment en cas de dol (manoeuvres dolosives et réticences dolosives) (8).
Le troisième principe réside dans le droit qu'a le cocontractant d'engager une action en responsabilité quasi-délictuelle lorsque la nullité du contrat est la conséquence d'une faute commise par l'administration. Cette faculté est essentielle, car elle lui offre la possibilité d'obtenir une indemnisation bien supérieure à celle découlant des règles strictes de l'enrichissement sans cause. Pourront, ainsi, être indemnisées les dépenses exposées pour l'exécution du contrat, indépendamment de leur utilité pour la personne publique, mais aussi le manque à gagner. Encore faut-il préciser que ce principe connaît une double limite. Il apparaît, tout d'abord, que cette indemnisation est plafonnée puisque l'ancien cocontractant ne pourra pas prétendre à une indemnité supplémentaire si l'indemnité à laquelle il a droit sur un terrain quasi-contractuel lui assure déjà une rémunération supérieure à celle que l'exécution du contrat lui aurait procurée. Il apparaît, ensuite, que le droit à indemnisation du cocontractant doit être apprécié à la lumière des fautes qu'il a pu éventuellement commettre. Ainsi a-t-il été jugé, en 2008, que la conclusion d'un contrat en violation des règles de passation (conclusion d'un marché de gré à gré alors que le respect d'une procédure de passation formalisée s'imposait) pouvait être une source d'exonération totale de responsabilité de la personne publique dans le cas où ledit cocontractant ne pouvait pas ignorer, au regard de son expérience, l'existence de l'illégalité (9).
Ces quatre principes impliquent, de toute évidence, que la part de l'indemnisation du cocontractant rattachée à l'enrichissement sans cause et celle rattachée à la faute de la personne publique soient clairement établies et définies. Il n'était donc pas légalement possible pour les juges du fond de retenir le principe d'une indemnisation globale. De la même façon, il leur appartenait, ce qu'ils n'avaient pas fait, de rechercher si le cocontractant avait commis une ou plusieurs fautes et si celles-ci pouvaient éventuellement justifier un partage de responsabilités sur le terrain quasi-délictuel. Après avoir annulé l'arrêt d'appel, le Conseil d'Etat a réglé l'affaire au fond en prenant bien soin de distinguer la question de l'indemnisation des prestations prévues au contrat et non encore rémunérées, de celle de l'indemnisation des prestations supplémentaires.
En ce qui concerne les premières (qui portaient, on le rappelle, sur les 295 000 litres supplémentaires fournis par la SAEML avec l'accord du SIVOM et alors que l'appel d'offres avait été lancé pour un volume moins important), le Conseil d'Etat se prononce en faveur d'une indemnisation intégrale du préjudice subi, indemnisation couvrant tout à la fois les dépenses utiles, les dépenses non utiles et le manque à gagner correspondant au volume de 295 000 litres prévu au contrat.
En ce qui concerne les prestations supplémentaires correspondant aux 206 520 litres supplémentaires fournis par la SAEML sans ordre de service afin de répondre à l'augmentation de la population pendant la période d'exécution du contrat, le Conseil d'Etat applique le même raisonnement en jugeant qu'elles étaient nécessaires et que la collectivité devait être regardée comme ayant donné son consentement dès lors qu'elle ne s'y était pas opposée. Ces dépenses sont donc indemnisées sur le terrain de l'enrichissement sans cause. Plus encore, la SAEML obtient sur le terrain quasi-délictuel l'indemnisation de ses dépenses non utiles et de son manque à gagner pour cette prestation, cette indemnisation étant fondée sur la circonstance qu'elle n'a pas commis de faute en mettant des bacs supplémentaires à disposition avec le consentement de la personne publique.
En conclusion, cette décision montre que le cocontractant de l'administration peut obtenir une indemnisation complète de son préjudice lorsque la nullité du marché public est la conséquence de la seule faute commise par l'administration et ne peut donc en aucun cas lui être imputée, même partiellement.
Sous des abords très classiques, la décision du Tribunal des conflits du 17 octobre 2011 montre, une nouvelle fois, que l'administrativité de certains contrats, qui baignent dans une ambiance naturelle de droit privé, est très difficile à établir. C'est dire que les critères jurisprudentiels du contrat administratif ne sont pas appréciés de la même façon selon le contrat auquel ils s'appliquent.
En l'espèce, des propriétaires avaient accepté de louer leur immeuble à un centre hospitalier en vue de permettre à ce dernier d'exercer son activité de soins et d'hospitalisation de jour. A la suite de dommages causés à cet immeuble, la question de la nature juridique de ce contrat s'est posée, et le juge des conflits a retenu, dans la présente décision, la thèse de la qualification de droit privé. Un tel contrat n'étant pas qualifié par les textes, le Tribunal des conflits a logiquement appliqué les critères jurisprudentiels du contrat administratif, ce qui montre au passage qu'ils n'ont pas perdu leur utilité, contrairement à ce que l'on soutient parfois.
L'objet du contrat ne pouvait pas justifier son administrativité. Le contrat de bail n'est, en effet, pas un contrat ayant pour objet l'exécution même du service public (10), ni même un contrat constituant une modalité d'exécution du service public (11). Pouvait-il être considéré comme un contrat faisant participer les propriétaires à l'exécution du service public hospitalier ? Certainement pas. Comme le relève la décision du 17 octobre 2011, un tel contrat avait seulement été conclu pour les besoins du service public et n'impliquait, en aucune manière, une participation effective des propriétaires à l'exécution du service public hospitalier. Plus délicate était la question de savoir si le contrat litigieux pouvait être considéré comme administratif au regard de ses clauses (12). Le doute était permis car le contrat de location comportait une stipulation attribuant à l'établissement locataire le pouvoir de résilier le contrat à tout moment à condition de justifier de raisons financières ou tenant à l'intérêt du service. Une telle clause pouvait, en effet, être regardée comme exorbitante du droit privé, non pas dans sa dimension financière (un locataire de droit privé pouvant, sans aucun doute, résilier un contrat de bail en invoquant de telles raisons financières), mais dans son volet lié à l'intérêt du service. Cette stipulation pouvait être regardée comme reproduisant le pouvoir de résiliation unilatérale pour motif d'intérêt général qui est octroyé aux personnes publiques dans le cadre des contrats administratifs (13).
Une jurisprudence abondante considère, en effet, que le motif d'intérêt général justifiant la résiliation unilatérale peut être lié aux besoins du service public (réorganisation, changement de politique, etc.) (14). Malgré cela, le Tribunal des conflits a considéré qu'une telle clause ne conférait pas au preneur des droits étrangers par leur nature à ceux qui sont normalement susceptibles d'être consentis dans les rapports de droit privé. Cette solution appelle deux séries de remarques. Il apparaît, tout d'abord, que la définition de la clause exorbitante du droit privé donnée par le Tribunal des conflits est aujourd'hui datée, pour ne pas dire dépassée. Cette définition, qui remonte à l'arrêt "Stein" de 1950 (15), ne correspond plus à la réalité. La clause exorbitante est aujourd'hui bien davantage celle qui est inusuelle, inhabituelle ou anormale en droit privé que celle qui est totalement étrangère au droit privé. Comme cela a déjà été relevé par certains rapporteurs publics, cette définition est "réductrice, ou trompeuse" (16). Il apparaît, ensuite, que l'identification de la clause exorbitante du droit privé dépend avant tout du contexte dans lequel elle s'inscrit. L'exorbitance est à géométrie variable, de sorte que deux clauses identiques peuvent être qualifiées différemment selon qu'elles sont inscrites dans un contrat qui baigne dans une ambiance de droit public ou de droit privé (17).
(1) CAA Nancy, 4ème ch., 21 juin 2010, n° 08NC01057 (N° Lexbase : A2933E4E).
(2) CE, Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW).
(3) CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC).
(4) CE, S., 20 octobre 2000, n° 196553, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9119AH9), Rec. CE, p. 457, RFDA, 2001, p.,359, concl. H. Savoie.
(5) CE, 15 février 1889, Lemaire c/ Fabrique de l'église du Rincq, Rec. CE, p. 226. En vérité, ce n'est qu'au début des années 1960 que le régime juridique de l'enrichissement sans cause, tel qu'on le connaît aujourd'hui, a été construit et finalisé par la jurisprudence (CE, S., 14 avril 1961, Ministre de la Reconstruction et du Logement c/Sté Sud-Aviation, Rec. CE, p. 236).
(6) CE 1° et 4° s-s-r., 14 octobre 1966, n° 64076, publié au recueil Lebon, Rec. CE, p. 537 (N° Lexbase : A0264B8B).
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 22 février 2008, n° 266755, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3440D7K) ; CE, S., 10 avril 2008, n° 244950, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8665D73).
(8) Par exemple, CE 2° et 7° s-s-r., 19 décembre 2007, n° 268918 (N° Lexbase : A1460D3H), Rec. CE, p. 507.
(9) CE, S., 10 avril 2008, n° 244950, publié au recueil Lebon, préc. : "[...] en revanche, si le département a eu irrégulièrement recours à une procédure de marché négocié, ce qui a entraîné l'annulation du contrat, la [société] a elle-même commis une grave faute en se prêtant à la conclusion d'un marché dont, compte tenu de son expérience, elle ne pouvait ignorer l'illégalité [...] cette faute constitue la seule cause directe du préjudice subi par la société [...] à raison de la perte du bénéfice attendu du contrat ; que cette société n'est ainsi pas fondée à demander l'indemnisation d'un tel préjudice, nonobstant la faute de la collectivité".
(10) CE, S., 20 avril 1956, n° 98637, publié au recueil Lebon ([LXB=A8010AYC ]), Rec. CE, p. 167, AJDA, 1956, II, 272, concl. M. Long et GAJA n° 71, p. 221, chron. J. Fournier et G. Braibant.
(11) CE, S., 20 avril 1956, n° 33961, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8023AYS), Rec. CE, p.168, AJDA, 1956, II, 272, concl. M. Long et GAJA n° 71, p.221, chron. J. Fournier et G. Braibant.
(12) CE, 31 juillet 1912, n° 30701, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6681A7L), Rec. CE, 1912, p. 909, concl. L. Blum, RDP, 1914, p. 145, note G. Jèze.
(13) CE, Ass., 2 mai 1958, Distilleries de Magnac-Laval, AJDA, 1958, II, 282, concl. J. Kahn ; CE, Ass., 2 février 1987, n° 81131, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3244APT), Rec. CE, p. 29.
(14) CE, 11 juillet 1913, Compagnie des chemins de fer du sud de la France, Rec. CE, p. 854 ; CE, 30 juin 1933, Société le Centre électrique, Rec. CE, p. 707.
(15) L'on reconnaît ici la définition de la clause exorbitante donnée par l'arrêt CE, S., 20 octobre 1950, Stein, Rec. CE, p. 505.
(16) B. Dacosta, conclusions sous CE 2° et 7° s-s-r., 19 novembre 2010, n° 331837, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4278GKN).
(17) Est symptomatique, à cet égard, le contentieux de la qualification des contrats portant sur la gestion du domaine privé des personnes publiques ou des contrats à objet financier. L'exorbitance est, en effet, très difficile à établir dans ce type de contrat (voir, toutefois, CE 2° et 7° s-s-r., 19 novembre 2010, n° 331837, publié au recueil Lebon, préc.).
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