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par Pierre Doitrand, Avocat et Isabelle Amy, Ingénieur financier
le 18 Septembre 2019
Mots-clefs : Justice prédictive • Droit économique • Avocats
La saturation de communication sur la justice prédictive appelle une tentative de clarification. Rares sont en effet les auteurs s’exprimant sur cette question sans un biais commercial, politique, éthique voire corporatiste. On aboutit ainsi à un curieux paradoxe selon lequel une technologie censée augmenter la fiabilité des analyses juridiques les plus fines, fait l’objet d’un discours manquant le plus souvent cruellement de rigueur scientifique.
Il nous est apparu que les principes méthodologiques du droit économique, au premier rang desquels l’analyse en termes de risque, pourraient sans doute permettre d’y voir plus clair.
Ainsi, au-delà des nombreuses interrogations récurrentes suscitées par la justice prédictive, la question principale n’est-elle pas la qualité des outils proposés, autrement dit leur fiabilité ?
Ces technologies visant à «augmenter» la pertinence et la précision des prévisions du juriste, leur intérêt ne doit-il pas être mesuré à l’aune de leur apport marginal ?
Pour pouvoir mesurer cet apport, n’est-il pas nécessaire de faire préalablement un bilan de la situation au moment de leur apparition ?
L’état de l’art de la science juridique (I) montre que la loi, la jurisprudence, la doctrine et les analyses des meilleurs praticiens (A), grâce à l’étude en termes de risque et autres principes méthodologiques du droit économique (B), ont toujours offert une prévisibilité extrêmement fine de l’issue des dossiers.
On doit donc s’interroger sur l’apport marginal de la justice prédictive (II) en osant aborder son éventuelle dimension négative résidant dans un risque de baisse de qualité des prévisions (A), avant de rechercher les conditions de son apport positif visant à en augmenter la fiabilité et la précision (B).
I - L’état de l’art avant la «justice predictive»
A - La consultation juridique
Le juriste manie depuis toujours l’art de la consultation juridique, qui repose notamment sur le concept de «la question de droit». La question de droit posée par «le cas d’espèce» est celle dont la réponse permet de prévoir dans quel sens tranchera le juge.
Souvent, la loi apporte la réponse. Lorsque la loi ne tranche pas la question posée, la jurisprudence de la Cour de cassation permet le plus souvent de savoir comment répondra le Juge. Lorsque ladite question n’a jamais été tranchée en jurisprudence, la «doctrine la plus autorisée [1]» apporte alors le plus souvent la réponse que devrait probablement adopter le Juge, en se fondant sur l’articulation des différents principes et règles applicables, avec une grande fiabilité proportionnelle à son degré d’expertise.
Enfin, les meilleurs praticiens, fins connaisseurs de la loi, de la jurisprudence et de la doctrine propres à un type de contentieux, savent, grâce à leurs connaissances associées au besoin à des recherches approfondies et un examen des éléments d’un dossier, prévoir au plus près ce que dirait le juge s’il en était saisi.
Tel est précisément depuis toujours l’objet de la consultation juridique qui est au cœur du métier du juriste, parfaitement illustré par la formule consacrée suivante : «Law is the prophecies of what the Courts will do in fact».
B - Affinée par les principes méthodologiques du droit économique
Le concept d’école de Droit Economique est né en France dans les années 70 sous l’impulsion du Professeur Farjat, caractérisé notamment par les trois principes méthodologiques suivants, particulièrement adaptés au droit des affaires :
L’analyse en termes de risques vise à traduire toute situation juridique par une probabilité de réalisation du risque associée à ses conséquences de réalisation. Pour ce qui nous intéresse, il s’agit pour un dossier donné de se prononcer sur le risque de condamnation ou les chances de succès d’une part, et sur le quantum prévisible d’autre part.
Au-delà de sa puissance méthodologique, cette approche est celle dictée depuis longtemps par le marché en droit des affaires, l’entreprise étant une entité économique dans laquelle les décisions sont prises en considération de balances coûts/avantages nécessitant une telle approche.
L’analyse substantielle s’oppose à l’analyse formelle, laquelle désigne le syllogisme juridique le plus rigide, qui tire conséquence de l’appartenance de faits à une catégorie juridique en excluant toute considération factuelle «qui ne rentre pas dans les cases». L’analyse substantielle est au contraire une démarche intellectuelle résolument critique qui privilégie la réalité sur les apparences formelles. Elle procède à une recherche pluridisciplinaire des faits pour en extraire les éléments déterminants.
L’analyse substantielle permet ainsi de tenir compte de paramètres qui dépassent l’analyse formelle. L’exemple pour notre sujet est celui de la prise en considération par le juge de paramètres non expressément visés dans les motifs de sa décision, pour trancher dans tel sens ou fixer tel quantum [2]. L’analyse substantielle autorise ainsi le juriste qui tente de prévoir ce que dira le juge, à prendre en considération l’ensemble des paramètres pertinents, y compris ceux qui pourraient paraître non juridiques.
L’approche pluridisciplinaire est enfin le corolaire de l’analyse en termes de risques et de l’analyse substantielle : en droit des affaires, la recherche de la substance des faits et de leurs éléments déterminants exige naturellement une bonne connaissance de l’économie et de l’entreprise. Par ailleurs, l’analyse en termes de risques qui ramène toute réalité à sa dimension financière ou mathématique, exige une aisance avec la pratique des probabilités et des statistiques, et conduit naturellement à leur utilisation à des fins prédictives [3].
Il apparaît ainsi que l’art de la consultation propre au juriste, associée aux principes méthodologiques du droit économique, permettent depuis longtemps aux meilleurs praticiens du droit des affaires, de se prononcer avec une extrême finesse sur les risques ou chances de succès d’un dossier [4], poussés en ce sens par les exigences de leurs clients.
Voici donc posé le socle initial à l’aune duquel doit être mesuré l’apport marginal de la justice prédictive [5].
II - L’apport marginal de la «justice predictive»
Depuis début 2019, les termes de «justice prédictive» sont de plus en plus décriés par les initiés, relevant à juste titre qu’ils proviennent d’une mauvaise traduction de l’anglais «to predict», qui ne signifie pas prédire mais prévoir. Sans doute est-il ainsi préférable de parler de «justice prévisible».
On peut tout autant s’interroger sur la pertinence du premier terme «justice», laissant entendre que prévaudrait la fonction juridictionnelle, qui servirait à aider ou remplacer le juge. Or, dans l’acception qui intéresse le juriste de droit des affaires et qui semble aujourd’hui s’imposer, sa fonction est plutôt celle d’une aide à la décision pour les conseils, aux fins d’une augmentation de la fiabilité et de la précision des prévisions.
Aujourd’hui, les principaux outils proposés sur le marché français sont Case Law Analytics, Legalmetrics, Predictice et Jurisdata Analytics. Ils ont pour point commun de faire analyser un très grand nombre de décisions de justice par des algorithmes, pour en tirer des statistiques ou des hypothèses probabilistes par types de contentieux, avec certaines différences méthodologiques, techniques ou éthiques.
Fort du constat réalisé sur l’état de l’art hors justice prédictive, on doit s’interroger sur le risque de baisse de la qualité des prévisions (A) et sur les conditions de son amélioration (B).
A - Risque d’apport négatif : confusion avec la prévisibilité «du dossier»
La prévisibilité «du dossier» résulte non seulement d’une analyse très fine des questions de droit posées, mais surtout des faits ou plus précisément des pièces [6].
Elle résulte encore de l’imagination des différentes stratégies possibles pour prévoir les différentes hypothèses de dénouement, et leur associer différentes probabilités de réalisation.
La prévisibilité du dossier dépend encore de la façon dont l’avocat évaluateur et son futur contradicteur "joueront la partie" ou mieux encore, de la façon dont l’avocat participe lui-même à la formation du dossier lorsqu’il est consulté suffisamment en amont et en rédige ainsi certaines futures pièces essentielles du dossier.
On l’aura ainsi compris, la prévisibilité «du dossier», qui seule intéresse le client, ne peut être confondue avec la prévisibilité d’un type de contentieux, au risque d’une grande méprise. La prévisibilité d’un type de contentieux ne peut être tout au plus qu’un paramètre mineur de la prévisibilité «d’un dossier donné».
Le taux de succès de tel type de contentieux n’a strictement aucun lien mathématique avec les chances de succès de «tel dossier» traité et analysé le plus finement au regard du droit positif et des pièces par tel avocat expert.
Il apparaît donc que la justice prédictive peut présenter un risque de baisse de la qualité des prévisions, en laissant croire aux praticiens ou aux justiciables qu’ils pourraient faire l’économie des plus fines analyses, en confondant les chances de succès de tel type de contentieux avec les chances de succès «du dossier».
Il s’agirait paradoxalement d’un recul par rapport aux pratiques actuelles les plus exigeantes des meilleurs experts.
Ainsi, dans la mesure où en l’état, la justice prédictive fait l’économie de l’étude des pièces et autres paramètres tactiques, il nous apparaît qu’elle ne peut qu’être en deçà de la performance du «bon praticien» pour prévoir les chances de succès d’un dossier, et risque même de polluer son analyse.
Reste à examiner la question du quantum, où les mathématiques doivent par nature pouvoir apporter une valeur marginale.
B - L’apport positif : une meilleure prévisibilité du quantum
Il convient de revenir ici à l’idée essentielle selon laquelle l’apport doit être mesuré au regard de l’état de l’art au moment de l’introduction de l’innovation.
Or, en matière de prévisibilité du quantum, le niveau initial est certes moins élevé qu’en matière d’évaluation des chances de succès, notamment pour les rasions suivantes :
C’est ainsi sur la prévisibilité du quantum, par l’analyse en masse de décisions du juge du fond, que les mathématiques, statistiques et probabilités peuvent sans doute jouer tout leur rôle, en nous donnant des informations sur des moyennes, des tendances, ou plus finement, des distributions en fonction de critères précis identifiés par des experts.
Parions que c’est ici que la justice prédictive sera vraiment efficiente, non pour nous permettre de calculer les chances de succès «du dossier», mais pour nous aider à «pricer» la deuxième composante de la valeur d’une action de la façon suivante :
En modélisant d’abord la fixation du quantum le plus probable en fonction des paramètres déterminants et leur poids, qu’il conviendrait d’affiner ensuite par la loi probabilitaire de distribution qui lui serait associé.
*****
La notion d’avocat augmenté traduit bien l’idée selon laquelle la justice prédictive doit permettre d’être encore plus clairvoyant pour se prononcer sur la prévisibilité d’un dossier.
Si l’on part de l’hypothèse d’un haut niveau initial qui doit être ici retenue, la justice prédictive doit donner les garanties de la plus grande rigueur scientifique pour réellement élever le niveau des prévisions.
A défaut, elle risque de faire illusion et paradoxalement détériorer leur qualité.
Or, lorsqu’on teste les outils souvent inachevés et que l’on connaît le modèle économique de nombre de start-up dont l’objectif principal est d’acquérir le plus rapidement une notoriété pour se positionner sur le marché et lever des fonds [7], il convient de rester critique et vigilant.
Fidèles à l’analyse en termes de risques, les avocats en droit des affaires doivent donc aujourd’hui s’emparer de la conception des outils en apportant leur rigueur juridique et leur expertise, pour permettre d’augmenter réellement la prévisibilité des dossiers, essentiellement dans leur quantum.
[1] Cette formule consacrée désigne généralement les meilleurs auteurs qui font autorité dans un domaine du droit donné.
[2] Laissons parler C. Atias : «Les arrêts ne deviennent généralement de principe que parce que leurs lecteurs font abstraction des multiples nuances qui les sous-tendent… La motivation généralement réduite masque les considérations de faits qui ont pu influencer le magistrat. Le juriste doit réintroduire… toutes les précisions de circonstance qui donne au principe sa véritable signification et ses limites» C. Atias, L’ambiguïté des arrêts de principe, JCP, éd. G, 1984, I. 3145.
[3] Nous écrivions en 1998 en conclusion d’une thèse sur les montages LBO, «qu’une parfaite maitrise des risques… nécessiterait des analyses… prospectives qui dépassent les possibilités humaines en matière de connaissance des évènements futurs», et que «l’utilisation des Loi Binomiale, Loi de GAUSS, et Loi de POISSON, devrait permettre à une équipe composée d’informaticiens, de mathématiciens, financiers et juristes spécialisés… de concevoir un logiciel permettant…» d’optimiser les montages. P. Doitrand, Les mécanismes de levier juridico-financier dans les montages LBO, CREDECO, p. 318.
[4] Il convient de relever que le juriste, souvent homme de lettres, est conduit par sa déontologie et la prudence qui s’imposent, à se prononcer sur les chances de succès d’un dossier avec des mots plutôt qu’avec des chiffres exprimant une probabilité. Concernant le quantum, les plus audacieux osent évoquer des fourchettes ou mieux encore, différentes options auxquelles sont associés différents coefficients.
[5] Cette approche nécessaire à toute évaluation d’une innovation est ici particulièrement importante en raison des politiques de communication de certains acteurs de la justice prédictive qui, pour survaloriser l’intérêt de leurs outils, n’hésitent pas à dresser un tableau extrêmement dévalorisant de la capacité des avocats à prévoir l’issue d’un dossier, niant ainsi leur aptitude à assumer l’essence de leur métier.
[6] Il convient de noter qu’au moment de l’évaluation, certaines d’entre elles sont souvent inconnues car détenues exclusivement par l’autre partie.
[7] Ce modèle économique, en contradiction avec la promesse de sécurité juridique chère aux juristes de droit des affaires, s’illustre par la maxime suivante en vogue dans le milieu des start-up : «si tu es satisfait de ta solution au moment de sa mise sur le marché, c’est que tu l’as lancée trop tard»…
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